AFFAIRE Y.P. c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) 23614/20

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE Y.P. c. BULGARIE
(Requête no 23614/20)
ARRÊT
STRASBOURG
17 mai 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Y.P. c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Tim Eicke, président,
Faris Vehabović,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 23614/20) contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante de cet État, Mme Y.P. (« la requérante »), née en 2001 et résidant à Botevgrad, représentée par Me I. Savova, avocate à Sofia, a saisi la Cour le 5 juin 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »), représenté par son agent, Mme B. Simeonova, du ministère de la Justice,

la décision de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,

les observations des parties,

les observations communiquées par European Roma Rights Centre, dont le vice-président de la section avait autorisé la tierce intervention,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 avril 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne, sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention, le caractère effectif de l’enquête menée sur les allégations de viol formulées par la requérante.

2. La requérante est d’origine Rom. Le 20 mai 2015, alors qu’elle était âgée de treize ans et onze mois, sa mère déposa plainte auprès de la police, soutenant que la jeune fille avait été victime, à trois reprises dans les jours et semaines précédant, de viols commis par quatre hommes de son quartier. Le jour même, les individus désignés par la requérante furent interrogés par la police, leurs domiciles furent perquisitionnés et des éléments de preuves furent recueillis. Le 21 mai 2015, le procureur régional de Sofia constata que les premières investigations ne permettaient pas de considérer qu’il y avait eu contrainte et que les faits ne pouvaient dès lors être qualifiés de viol (article 152 du code pénal) mais d’atteinte sexuelle sur mineure de quatorze ans (article 151 du code pénal). Il transmit le dossier au parquet de district de Botevgrad, compétent pour ce type d’infraction.

3. Le 10 juillet 2015, après avoir effectué des auditions de témoins complémentaires, le parquet de district renvoya le dossier au parquet régional, estimant qu’il y avait eu contrainte ou abus de faiblesse et donc viol.

4. De nombreux actes d’investigation furent réalisés par la suite, notamment de nouvelles auditions de tous les protagonistes et de plusieurs témoins, des expertises médicales et psychiatriques de la requérante et des quatre suspects, des analyses biologiques comparatives et une expertise d’ADN. La requérante fut interrogée à plusieurs reprises en présence d’un pédagogue du service de justice des mineurs. Les quatre suspects nièrent les accusations de viol mais l’un d’entre eux admit avoir eu des relations sexuelles consensuelles avec la requérante vers la fin du mois d’avril 2015.

5. Le 25 septembre 2017, le procureur régional constata que les témoignages recueillis étaient contradictoires et que les expertises réalisées ne permettaient pas de conclure avec certitude qu’il y avait eu un rapport sexuel, encore moins non consensuel, aux dates indiquées par la requérante. Il releva notamment que, selon les rapports d’expertises psychologiques, la requérante était capable de discerner un comportement répréhensible et de faire preuve de résistance ; elle était par ailleurs susceptible d’être influencée et de modifier ses réponses en fonction de l’interlocuteur. Le procureur nota qu’il ressortait de l’enquête que la jeune fille avait eu des rapports sexuels en avril ou mai 2015, ce qui pouvait constituer une infraction d’atteinte sexuelle sur mineure de quatorze ans, et transmit le dossier au parquet de district, compétent pour poursuivre ce type d’infraction.

6. Le 15 décembre 2017, l’enquêteur procéda à la notification du dossier d’enquête à la requérante et son avocate demanda que de nouveaux témoins soient recherchés. Le 16 février 2018, l’enquêteur constata qu’aucun nouveau témoin n’avait été identifié et leur notifia de nouveau le dossier. L’avocate de la requérante demanda que les quatre suspects soient mis en examen pour viol ou, alternativement, pour atteinte sexuelle.

7. Le 26 juin 2018, le procureur de district constata que, malgré l’enquête effectuée, les responsables de l’infraction de viol n’avaient pas été identifiés et décida de suspendre la procédure pour ce motif. Cette décision fut confirmée par le tribunal de district le 8 octobre 2019, qui confirma que les faits de viol n’avaient pas été établis malgré le caractère complet de l’enquête menée et qu’il convenait de poursuivre les recherches pour identifier les responsables. Il nota par ailleurs que l’enquête avait révélé des faits d’atteinte sexuelle sur mineure de quatorze ans.

8. À la suite d’un recours ultérieur introduit par la requérante, le 19 juin 2020, le parquet de district refusa de rouvrir l’enquête, constatant qu’aucun nouveau suspect ou témoin n’avait été identifié.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 et 8 DE LA CONVENTION

A. Sur la recevabilité

9. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes en quatre branches. Pour autant qu’il soutient, premièrement, que la procédure interne est toujours pendante et que la requête est dès lors prématurée et, deuxièmement, que la requérante aurait dû introduire un recours contre le refus du parquet de rouvrir l’enquête, la Cour estime que ces questions sont liées au fond du grief relatif au caractère effectif de l’enquête et doivent être jointes à l’examen au fond de ce grief (voir, mutatis mutandis, S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 37, 3 mars 2015).

10. Il y a lieu de rejeter les deux autres branches de l’exception de non-épuisement du Gouvernement. Concernant la possibilité pour la requérante de demander une indemnité pour la durée excessive de la procédure en application de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, la Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que cette voie de recours ne présentait pas un caractère adéquat et effectif pour des griefs portant sur le respect des obligations procédurales découlant des articles 3 et 8 de la Convention (S.Z. c. Bulgarie, précité, §§ 31-35) et ne voit pas de raison d’arriver à une autre conclusion en l’espèce. Quant à la question de savoir si la requérante a porté les griefs qu’elle invoque dans sa requête devant les autorités internes, la Cour constate que l’intéressée s’est plainte du caractère inefficace de l’enquête et a ainsi soulevé en substance ses griefs dans la procédure interne.

11. Pour ce qui est de l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois, la Cour rappelle qu’elle a récemment jugé que, eu égard à la pandémie de Covid‑19 survenue au printemps 2020 et aux mesures exceptionnelles de restrictions prises par une majorité d’États membres, il convenait, dans l’hypothèse où le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention devait commencer à courir ou expirer dans la période du 16 mars 2020 au 15 juin 2020, de considérer que le cours de ce délai avait été suspendu à titre exceptionnel pour une période de trois mois calendaires (Saakashvili c. Géorgie (déc.), nos 6232/20 et 22394/20, §§ 52-58, 1er mars 2022). Dès lors, en admettant, en l’espèce, que l’ordonnance du tribunal de district du 8 octobre 2019 doit être prise en compte comme début du délai de six mois, la requête, introduite le 5 juin 2020, l’a été dans le respect du délai prescrit par la Convention. Il y a donc lieu de rejeter l’exception soulevée.

12. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

13. La Cour renvoie aux principes généraux de sa jurisprudence concernant l’obligation procédurale découlant des articles 3 et 8 de la Convention tels qu’exposés dans les arrêts X et autres c. Bulgarie ([GC], no 22457/16, §§ 184-190, 2 février 2021), Y c. Bulgarie (no 41990/18, §§ 80‑83, 20 février 2020), et Z c. Bulgarie (no 39257/17, §§ 65-69, 28 mai 2020).

14. En l’espèce, il n’est pas contesté que la requérante a saisi les autorités d’allégations « défendables » qu’elle avait été victime de viol, au sujet desquelles des autorités avaient l’obligation de mener une enquête effective. La Cour constate qu’une enquête a été immédiatement engagée et que de nombreux actes d’investigation ont été accomplis (paragraphes 2‑4 ci‑dessus), de sorte que l’enquête menée apparaît comme suffisamment approfondie.

15. Par ailleurs, contrairement à ce que soutient la requérante, il ne ressort pas des éléments présentés devant la Cour que les autorités se seraient limitées à rechercher des preuves directes de contrainte physique ou auraient formulé leurs questions de manière tendancieuse. Il apparaît au contraire, au vu de la formulation de leurs questions et des nombreuses expertises réalisées, que les enquêteurs ont cherché à établir l’ensemble des circonstances pertinentes relatives au consentement de la victime, notamment le profil psychologique de celle-ci et celui des agresseurs présumés (voir, a contrario, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 178-183, CEDH 2003‑XII, et Z c. Bulgarie, précité, §§ 74-80). La Cour observe en outre, au regard des considérations développées par le tiers intervenant, que la requérante n’a pas soutenu, ni dans sa requête, ni dans le cadre de la procédure interne, que les défauts allégués de l’enquête étaient dus à un préjugé relatif à son ethnicité Rom.

16. La Cour relève cependant que, si la conduite de l’enquête n’apparait pas critiquable jusqu’en septembre 2017 (paragraphes 2-4 ci-dessus), des retards importants sont intervenus par la suite. Ainsi, alors que le procureur régional avait considéré dans son ordonnance du 25 septembre 2017 que l’enquête était complète, neuf mois se sont écoulés, sans qu’aucun acte d’enquête supplémentaire ne soit réalisé, avant que le procureur de district ne prenne une décision sur l’affaire (paragraphe 7 ci-dessus). Ensuite, plus de quinze mois sont passés avant que le tribunal de district ne statue sur le recours de la requérante contre la décision de suspendre la procédure (ibidem). De tels retards sont manifestement susceptibles de nuire au caractère effectif de l’enquête.

17. La Cour relève par ailleurs que l’ordonnance du parquet régional du 25 septembre 2017 concluait à l’absence d’éléments suffisants pour corroborer les allégations de viol et décidait de transmettre l’affaire au parquet de district en vue de la poursuite de faits d’atteinte sexuelle sur mineure de quatorze ans, se référant apparemment aux déclarations d’un des suspects et à l’examen médical de la jeune fille qui révélaient des rapports sexuels antérieurs (paragraphes 4-5 ci-dessus). Dans ces circonstances, il est paradoxal que le procureur de district ait considéré dans son ordonnance du 26 juin 2018 (paragraphe 7 ci-dessus), sans qu’aucun nouvel élément de preuve n’ait été recueilli, qu’il y avait lieu de suspendre la procédure et de rechercher les responsables des faits de viol. De plus, malgré les éléments rassemblés au cours de l’enquête révélant une atteinte sexuelle sur mineure, les directives données par le procureur régional et les observations formulées par l’avocate de la requérante (paragraphes 4-6 ci-dessus), aucune conclusion ne fut faite concernant cette infraction, aucune poursuite ne fut engagée ni aucune mesure d’instruction ordonnée.

18. Au vu de ces observations, cette décision du procureur de district, qui fut confirmée par le tribunal, ne paraît pas fondée sur une analyse méticuleuse et objective des éléments rassemblés et semble avoir mis à l’écart une piste d’investigation qui s’imposait de toute évidence, compromettant ainsi l’efficacité de l’enquête (comparer avec M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 48, 27 novembre 2012, et Y c. Bulgarie, précité, § 93). La procédure pénale engagée a ainsi abouti à une impasse, la requérante n’ayant pas obtenu de décision sur le bien-fondé de sa plainte, qu’elle aurait pu, le cas échéant, contester devant un tribunal en application de l’article 243 du code de procédure pénale, et ne pouvant pas non plus espérer une reprise de l’enquête en l’absence d’éléments nouveaux (paragraphe 8 ci-dessus). Cette procédure s’est donc révélée incapable d’amener à l’établissement des faits et à l’identification et la punition des responsables.

19. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que l’enquête menée en l’espèce ne présentait pas l’effectivité requise par les articles 3 et 8 de la Convention. En ce qui concerne la possibilité pour la requérante de recourir, comme le suggère le Gouvernement, contre le refus de réouverture de l’enquête du 19 juin 2020, la Cour considère, eu égard au motif invoqué par le parquet pour refuser une telle réouverture, à savoir que les perpétrateurs de l’infraction n’avaient pas été identifiés (paragraphe 8 ci-dessus), et en l’absence de tout changement de circonstances, qu’un tel recours ne présentait pas de perspectives de succès, de sorte que la requérante n’était pas tenue de s’en prévaloir. De même, la possibilité théorique pour les autorités de rouvrir l’enquête dans l’hypothèse où un responsable serait identifié ne permet pas de considérer que celle-ci était encore pendante et que la requête introduite devant la Cour était prématurée (Y c. Bulgarie, précité, § 68).

20. Partant, la Cour rejette les deux premières branches de l’exception de non-épuisement du Gouvernement et conclut à la violation des articles 3 et 8 de la Convention.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

21. La requérante demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi et 4 428 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure interne et de celle menée devant la Cour.

22. Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.

23. La Cour octroie à la requérante 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

24. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, elle juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 3 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt. Ce montant sera à verser sur le compte désigné par l’avocate de la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement en ses première et deuxième branches et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte désigné par l’avocate de la requérante ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                           Tim Eicke
Greffière adjointe                     Président

Dernière mise à jour le mai 17, 2022 par loisdumonde

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