L’affaire concerne le policier Mehmet Tutakbala (M.T.), fatalement blessé par balle, le 18 mars 2006, dans les locaux de la section anti-émeute de Bozkaya. Ce jour-là, à la suite d’une dispute, l’agent M.S.G. vida son chargeur sur un collègue. Nombre de policiers se précipitèrent vers le vacarme – avec armes dégainées, comme H.K., ou engagées, comme H.A. – anticipant une attaque terroriste. Ceux qui atteignirent les toilettes virent M.S.G. leur pointer son pistolet et, pris de panique, firent demi-tour provoquant ainsi une cohue ; M.T. se trouvait près de H.A. et H.K., lesquels trébuchèrent et laissèrent tomber leurs armes, alors que l’on entendait le retentissement de quelques tirs de plus ; T.Ö., qui était derrière ce groupe, vit M.T. chuter et tenta en vain de le redresser ; gisant, sur le ventre, M.T. était touché d’une balle derrière la tête ; il décéda à l’hôpital le 5 mai suivant.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TUTAKBALA c. TURQUIE
(Requête no 38059/12)
ARRÊT
(Fond)
STRASBOURG
17 mai 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tutakbala c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comitécomposé de :
Egidijus Kūris, président,
Pauliine Koskelo,
Gilberto Felici, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête (no 38059/12) contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État (la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe) (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 avril 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. H.A. Açıkgül, chef de service au ministère de la Justice,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 avril 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. L’affaire concerne le policier Mehmet Tutakbala (M.T.), fatalement blessé par balle, le 18 mars 2006, dans les locaux de la section anti-émeute de Bozkaya. Ce jour-là, à la suite d’une dispute, l’agent M.S.G. vida son chargeur sur un collègue. Nombre de policiers se précipitèrent vers le vacarme – avec armes dégainées, comme H.K., ou engagées, comme H.A. – anticipant une attaque terroriste. Ceux qui atteignirent les toilettes virent M.S.G. leur pointer son pistolet et, pris de panique, firent demi-tour provoquant ainsi une cohue ; M.T. se trouvait près de H.A. et H.K., lesquels trébuchèrent et laissèrent tomber leurs armes, alors que l’on entendait le retentissement de quelques tirs de plus ; T.Ö., qui était derrière ce groupe, vit M.T. chuter et tenta en vain de le redresser ; gisant, sur le ventre, M.T. était touché d’une balle derrière la tête ; il décéda à l’hôpital le 5 mai suivant.
APPRÉCIATION DE LA COUR
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
2. Invoquant les articles 2, 6 et 13 de la Convention, les requérants accusent les autorités d’enquête d’avoir omis certaines mesures cruciales pour élucider ce décès, sinon d’avoir sciemment dissimulé la vérité.
3. Vu la teneur de ces griefs, il convient de se placer sur le seul terrain de l’article 2.
4. Selon le Gouvernement, la requête est incompatible ratione materiae avec cette disposition, d’autant que l’incident n’a pas résulté d’un acte intentionnel et qu’en conséquence seule la procédure administrative de réparation devrait être examinée.
D’ailleurs, vu la somme de 19 274,41 livres turques (TRY), versée le 6 octobre 2016 aux parents de M.T au titre de la réparation matérielle et morale octroyée par le tribunal administratif d’İzmir, et les 6 500 TRY « d’aide pour décès » versé à son père par le ministère de l’Intérieur (environ 57 900 euros (EUR) au total), les intéressés ne sauraient se prétendre victimes d’une violation quelconque.
Du reste, la requête serait prématurée, car l’appel relatif à cette procédure de pleine juridiction est toujours pendant devant le Conseil d’État.
5. Ces exceptions étant inextricablement liées à la substance des griefs, il y a lieu de les joindre au fond ; au demeurant, constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
6. Les principes pertinents pour le cas présent sont résumés dans l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 130, 131, 169 à 182, 14 avril 2015) ; il convient aussi de rappeler l’affaire Beker c. Turquie (no 27866/03, §§ 41 et 42, 24 mars 2009) qui relève d’une situation comparable.
7. Le Gouvernement explique que les enquêtes ont été dirigées par un parquet impartial et indépendant ; à sa demande, des équipes d’investigation se sont mobilisées cinq minutes après l’incident ; elles ont gelé la scène du crime et sécurisé toutes les armes et munitions qui y étaient découvertes. Ces équipes relevaient de la direction des investigations de scènes de crimes et de contrôles d’identités, sans aucun lien avec la section anti-émeute dont relevaient les policiers et les victimes.
Rien ne permettrait donc de se départir de la conclusion des autorités d’enquête : parmi les objets retrouvés sur les lieux, « une douille et une ogive » provenait du Beretta semi-automatique, no X38777A-02 de M.T. (expertise balistique du 21 mars 2006) ; il avait donc malencontreusement tiré sur lui-même pendant la cohue.
8. La Cour note avec regret que les observations du Gouvernement n’ont pas permis de dissiper ses préoccupations sur le déroulement de l’incident ni d’éliminer les sérieux soupçons pesant sur la thèse officielle d’une blessure auto-infligée. Sans devoir s’attarder sur chacune des carences dénoncées par les requérants, il suffit de rappeler les constatations du criminaliste G.U., à savoir l’unique expert qui était intervenu sans l’immixtion de l’administration policière.
Ses conclusions accablantes n’ont jamais été contestées ou réfutées, ni au niveau interne ni devant la Cour ; elles ont juste été occultées, sauf par la cour d’assises no 7 d’İzmir qui, dans son jugement définitif du 29 mars 2007, concluait ainsi : aucun lien ne pouvant être établi entre les tirs de M.S.G. et le décès de M.T. survenu dans un local inaccessible à ceux-ci, « Mehmet Tutakbala a bien pu être ‘tué’ en plein bousculade par les agents qui étaient entrés dans la salle d’eau » ; aussi fallait-il « dénoncer le crime » commis sur M.T au parquet.
9. Les conclusions de G.U. se résument comme suit : suivant le meurtre d’Ö.D., les policiers disent avoir entendu un à trois – pour la plupart, deux – nouveaux retentissements de tirs. L’arme de M.T. a été retrouvée avec son chargeur enclenché et rempli de 15 cartouches ; son canon était vide ; l’une des douilles et l’une des ogives récupérées proviendraient de cette arme.
Or, les armes de ce modèle ont une capacité de 15 cartouches. Dans l’hypothèse où l’on insère une l6e cartouche dans le canon, si la 16e balle est tirée avec un chargeur bien enclenché, la 15e se logera automatiquement dans le canon et il ne restera que 14 cartouches dans le chargeur. La thèse d’un tir provenant d’une arme avec un chargeur complètement rempli et un canon vide n’est envisageable que si on y a inséré une 16e cartouche et si le chargeur était mal enclenché ; or il est dit que l’arme de M.T. « ne présentait aucun dysfonctionnement mécanique ». Selon l’institut médicolégal, le projectile mortel était entré par le côté supérieur gauche de la zone occipitale et avait suivi un trajet allant de l’arrière vers l’avant, du bas vers le haut. Nonobstant les difficultés liées à la détermination de la distance du tir, « une plaie présentant ces caractéristiques ne peut en aucun cas être provoquée par une arme mise à feu par le défunt-même qu’elle que soit la main qu’il ait pu utiliser. »
10. L’insistance du procureur de conclure que M.T. s’était malgré tout tiré une balle derrière sa tête avec une arme apparemment non-utilisée défie donc toute logique, d’autant que le projectile ayant traversé la tête de M.T. n’a jamais été retrouvé sur les lieux ; nul n’a expliqué comment cela a pu être possible dans un local confiné. De surcroît, l’absence de ce projectile met en évidence une ultime invraisemblance : si l’une des douilles et l’une des ogives découvertes sur les lieux provenaient bien de l’arme de M.T. – comme cela a été affirmé par les experts balistiques –, les autorités d’enquête n’ont jamais cherché à expliquer l’origine de la seconde ogive introuvable qui l’avait blessé ? Si l’on devait accepter les conclusions du parquet, il aurait donc fallu admettre que M.T. avait tiré, non pas une balle, mais deux – l’une dans le vide, l’autre derrière sa tête – et que, pour ce faire, il disposait d’une arme hors norme capable de contenir 17 cartouches.
11. Confrontés à un scénario aussi improbable, les requérants étaient en droit de penser que l’enquête pourrait dissimuler une explication plus sinistre, soit celle d’une concertation des hauts gradés du service pour couvrir un méfait commis, soit-il par inadvertance, par un autre policier qui se trouvait près de M.T. au moment des bousculades, comme cela avait été expressément évoqué par la cour d’assises.
12. En effet, dans leur opposition du 28 janvier 2011 contre l’ordonnance de non-lieu du parquet faisant fi de la dénonciation de la cour d’assises, les requérants avaient soutenu avoir entendu des policiers raconter que M.T. avait été accidentellement blessé par H.A. en pleine panique. H.A. aurait dit à son supérieur A.G. « je crois que c’est moi qui l’ai touché », mais A.G. aurait répondu « ne le dis pas ailleurs, il s’est tiré dessus », parce que H.A. était marié et avait des enfants ; le directeur M.K. aurait aussi été mis au courant.
Les juges accordèrent poids à cette allégation. Ils ordonnèrent l’ouverture d’une enquête à l’encontre de H.A., pour homicide involontaire, ainsi que de A.G. et M.K. pour destruction de preuves, et ce, après ré-interrogation approfondie de H.K. et T.Ö.
13. Or, aucun des protagonistes n’a été inquiété par le procureur, qui n’a fait que siens leurs dires consistant à nier, malgré le fait incontesté que, pendant le chaos, H.A. et H.K. avaient trébuché et laissé tomber leurs armes, et que l’arme de H.A. se trouvait engagée.
Premièrement, il aurait fallu demander à T.Ö. pourquoi il avait souillé la scène du crime, en s’obstinant à récupérer les armes de H.A. et H.K., pour les livrer au supérieur V.A., ensuite aux signataires de l’expertise officielle du 18 mars 2006 comment ces deux armes manipulées entre autant de mains ne présentaient aucune trace d’empreinte quelconque.
Deuxièmement et plus important encore, dès lors qu’il avait eu quelques tirs subséquents à ceux de M.S.G., il aurait fallu demander à H.A. et H.K. de quel endroit et pourquoi ils avaient fait feu, au minimum une et trois fois respectivement, car d’après le même rapport d’expertise (ibidem), au terme de l’incident, leurs chargeurs ne contenaient que 14 et 12 cartouches respectivement, et non 15.
14. Partant, comme déjà dans l’affaire Beker (mutatis mutandis, arrêt précité, §§ 51 et 52), les enquêtes en cause ont été manifestement défaillantes et ont laissé tant de questions sans réponse que l’on ne saurait admettre que M.T. se soit blessé lui-même. Prétendre le contraire reviendrait à fabuler que, sans même faire feu avec son arme hors norme d’une capacité de plus de 16 balles, M.T. aurait néanmoins procédé à deux tirs, dont l’un derrière sa tête.
15. Dès le départ, il n’était donc pas établi d’emblée et de manière claire que M.T. s’était accidentellement blessé et la thèse de l’homicide, que ce soit involontaire ou non, demeurait défendable ; aussi l’État avait-il le devoir inéluctable de fournir une explication plausible de la blessure qui a été fatale à M.T., d’autant que celle-ci avait eu lieu dans une zone sous le contrôle exclusif de la police, dans des circonstances qui relevaient de la connaissance exclusive des policiers (Beker, précité, § 42). À cette fin, l’article 2 exigeait une enquête propre à faire la lumière sur les circonstances à l’origine du décès déploré, sachant que la portée de la thèse officielle que les autorités retiennent finalement n’a aucune incidence sur cette question puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 130 à 133).
16. En l’espèce, l’État a manqué à ce devoir, sans qu’il puisse s’en estimer dispensé en raison de l’indemnité versée aux deux requérants (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 134, et Erkan c. Turquie (déc.), no 41792/10, §§ 54 à 62, 28 janvier 2014).
17. Par conséquent, la Cour rejette l’exception du Gouvernement en toutes ses branches et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.
II. APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
18. Les requérants demandent, chacun, 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral (150 000 EUR au total).
19. Le Gouvernement estime cette somme exorbitante.
20. Si nul doute que les requérants ont subi des souffrances du fait de la violation constatée, il faut à cet égard tenir compte de la somme de 60 000 livres turques (TRY) (environ 18 750 EUR à la date pertinente), versée pour préjudice moral aux requérants Ayşegül et Selahattin Tutakbala, en vertu du jugement du 6 avril 2016 du tribunal administratif no 2 d’İzmir. Cependant, la procédure d’appel y afférente serait toujours pendante devant le Conseil d’État et l’on ne saurait exclure que Ayşegül et Selahattin Tutakbala soient obligés de rembourser cette somme, fût-il en partie.
La question de l’application de l’article 41 ne se trouve donc pas en état et doit être réservée – de même que la procédure ultérieure – dans le chef de ces requérants (Saçılık et autres c. Turquie, nos 43044/05 et 45001/05, § 112, 5 juillet 2011).
21. En revanche, statuant en équité à la lumière de sa jurisprudence (Beker, précité, § 64), la Cour alloue au requérant Murat Tutukbala, frère du défunt, 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette les exceptions du Gouvernement et déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant Murat Tutukbala, dans un délai de trois mois, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, et rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable quant à ce requérant ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Dit, que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage moral subi par les requérants Ayşegül Tutakbala et Selahattin Tutakbala ; en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui soumettre, dans un délai de douze mois à compter de la date de la notification du présent arrêt, leurs observations écrites sur la question et, en particulier, à la tenir informée de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le pouvoir de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Egidijus Kūris
Greffier adjoint Président
__________
Appendix
Liste des requérants
Requête no 38059/12
Noo | Prénom
NOM |
Année de naissance/
d’enregistrement |
Nationalité | Lieu de résidence |
1. | Ayşegül TUTAKBALA | 1956 | Turque | Mardin |
2. | Murat TUTAKBALA | 1984 | Turque | Mardin |
3. | Selahattin TUTAKBALA | 1951 | Turque | Mardin |
Dernière mise à jour le mai 17, 2022 par loisdumonde
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