Oganezova c. Arménie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 262
Mai 2022

Oganezova c. Arménie71367/12 et 72961/12

Arrêt 17.5.2022 [Section IV]

Article 3
Enquête effective
Obligations positives

Absence de protection de la propriétaire d’un bar militante LGBT contre un incendie criminel et des agressions physiques et verbales homophobes, et absence d’enquête effective : violation

Article 14
Discrimination

Absence de protection de la propriétaire d’un bar militante LGBT contre un incendie criminel et des agressions physiques et verbales homophobes, et absence d’enquête effective : violation

En fait – La requérante est un membre bien connu de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transgenre (LGBT) en Arménie et s’est engagée dans la promotion des droits des personnes LGBT tant dans son pays qu’au niveau international. Elle était copropriétaire et gérante dans le centre d’Erevan d’un bar où les membres de la communauté LGBT se réunissaient pour sociabiliser. À la suite de la diffusion d’une interview dans laquelle elle avait mentionné sa participation à une marche des fiertés homosexuelles, elle fit l’objet, en raison de son orientation sexuelle, d’une campagne en ligne de haine, d’intimidation et de menaces qui atteignit son paroxysme en mai 2012, lorsqu’un incendie criminel causa d’importants dommages au bar qu’elle gérait. Après cette attaque, au cours du même mois, le bar en général et la requérante en particulier devinrent la cible d’agressions continues, perpétrées presque chaque jour pendant plus de deux semaines par plusieurs individus. La requérante fit l’objet de menaces de mort, de harcèlement physique et de discours de haine, notamment en ligne. En juin 2012, elle quitta l’Arménie pour la Suède, où elle demanda l’asile au motif qu’elle était persécutée en raison de son orientation sexuelle. Deux des auteurs de l’incendie criminel furent reconnus coupables d’avoir causé intentionnellement des dommages matériels et se virent infliger une peine d’emprisonnement avec sursis, que la requérante contesta en vain.

En droit – Article 3 combiné avec l’article 14 :

a) Seuil de gravité – Le fait que la requérante n’a pas été physiquement blessée par les auteurs de l’incendie ou par toute autre personne impliquée dans les événements ultérieurs n’est pas déterminant. L’intéressée est devenue la cible d’une campagne homophobe soutenue et agressive qui l’a finalement conduite à quitter définitivement le pays où elle avait vécu toute sa vie et avait des liens familiaux et sociaux. Dans son appréciation des faits de l’espèce, la Cour tient compte de la situation précaire dans laquelle se trouve la communauté LGBT dans l’État défendeur, telle qu’elle ressort des différents rapports sur le sentiment général à l’égard de cette communauté. Dans ce contexte, le caractère discriminatoire des événements et le degré de vulnérabilité de la requérante, qui s’était publiquement positionnée comme appartenant au groupe cible des préjugés sexuels, sont particulièrement évidents. Les attaques en question poursuivaient à l’évidence le but d’effrayer la requérante afin qu’elle cesse de manifester publiquement son soutien à la communauté LGBT, et notamment de militer pour la communauté en gérant le bar comme un projet collectif. Elles ont également eu pour conséquence de priver la requérante de ses moyens d’existence puisque la destruction de son entreprise a entraîné la perte de sa source de revenus. Il est clair que le comportement des auteurs de l’incendie et des personnes impliquées dans le harcèlement dont la requérante a ultérieurement fait l’objet était prémédité, motivé par des préjugés homophobes et visait à dissuader l’intéressée de rouvrir le bar. De plus, à un certain moment, la requérante dut affronter physiquement des inconnus qui l’avaient directement menacée et gravement humiliée.

La détresse émotionnelle de l’intéressée a dû être exacerbée par le fait que la police n’a pas réagi correctement et promptement. Celle-ci s’est bornée à mettre en place des mesures de protection à l’égard de la requérante et de ses proches plus d’une semaine après la première demande de protection, et ces mesures ont été levées cinq jours plus tard, sans qu’aucun élément n’indiquât que la requérante et ses proches ne risquaient plus d’être maltraités. La situation dans laquelle la requérante s’est ainsi trouvée à la suite de toutes les atteintes à sa personne motivées par la haine homophobe a nécessairement suscité chez elle des sentiments de peur, d’angoisse et d’insécurité incompatibles avec le respect de sa dignité humaine et, partant, elle a atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 combiné avec l’article 14.

b) Sur l’enquête, selon la requérante ineffective, menée sur l’incendie criminel – Bien qu’elle ait mené une enquête rapide et raisonnablement diligente sur l’incendie criminel, la police n’a adopté aucune mesure d’enquête sur les lieux. Ce sont les efforts déployés par les employés d’une entreprise voisine, ainsi que par la requérante et ses associés, qui ont permis aux autorités d’identifier deux des auteurs de l’infraction puis de les appréhender, et donc de résoudre l’affaire sans difficulté. Bien que le mobile haineux ait été manifeste dès le début et malgré des preuves directes et sans équivoque que l’incendie du bar avait été motivé par l’orientation sexuelle de la requérante et par les préjugés à l’égard de la communauté LGBT en général, les autorités d’enquête puis les tribunaux ont traité cette affaire comme s’il s’agissait d’une infraction ordinaire d’incendie volontaire, ignorant en pratique le caractère haineux de l’infraction en termes de conséquences juridiques. Cet aspect fondamental de l’infraction a en réalité été rendu invisible et privé de toute signification pénale.

Les preuves disponibles en l’espèce commandaient l’application effective de mécanismes pénaux internes susceptibles de mettre en lumière le mobile haineux à connotation homophobe qui sous-tendait l’incident violent en question et d’identifier et, le cas échéant, de sanctionner de manière adéquate les responsables. Or il n’existait pas de mécanismes de ce type en droit pénal interne, celui-ci ne prévoyant pas que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre doive être considérée comme une cause de préjugé et une circonstance aggravante dans la commission d’une infraction. En outre, l’article 226 du code pénal, qui incriminait l’incitation à la haine, ne faisait pas référence à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre. La recommandation pertinente de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance n’a pas été suivie à cet égard.

Compte tenu du mobile clairement haineux de l’incendie criminel du bar et de la précarité de la situation de la communauté LGBT dans l’État défendeur, il aurait été essentiel pour les autorités internes compétentes de traiter de manière adéquate la question de la discrimination ayant motivé l’incendie volontaire du bar. Sans une approche aussi rigoureuse de la part des forces de l’ordre, les crimes motivés par des préjugés sont inévitablement traités de la même manière que les affaires n’ayant aucune connotation de ce type, et l’indifférence qui en résulte peut être assimilable à une approbation officielle, voire à une connivence de la part des autorités pour les crimes de haine. De plus, l’absence de distinction dans la façon dont des situations qui sont essentiellement différentes sont gérées peut constituer un traitement injustifié inconciliable avec l’article 14.

Les autorités ont ainsi manqué à leur obligation positive d’enquêter de manière effective sur le point de savoir si l’incendie volontaire motivé par l’orientation sexuelle de la requérante constituait une infraction pénale motivée par un mobile homophobe. Néanmoins, rien ne permet de conclure que c’est un état d’esprit discriminatoire qui est au cœur de ce manquement.

c) Sur la réaction des autorités et les suites données aux plaintes de la requérante concernant les agressions et le discours de haine ayant suivi l’incendie criminel

i) Les agressions après l’incendie – Aucune mesure d’enquête n’a été prise, et les mesures de protection ont été mises en place tardivement et abandonnées au bout de cinq jours pour des raisons qui demeurent obscures. Étant donné que la police avait décidé de mettre en place de telles mesures parce qu’elle avait estimé qu’il existait « un danger réel menaçant la vie, la santé et les biens de la requérante », la décision de les lever supposait une réévaluation minutieuse de la persistance de ces risques. De plus, rien n’indique qu’il y ait eu une quelconque suite aux plaintes de la requérante et aucun des incidents violents n’a été mentionné dans l’acte d’accusation ou dans les décisions judiciaires ultérieures. Quoi qu’il en soit, les autorités répressives n’auraient eu aucune possibilité juridique de réagir de manière appropriée à ces incidents, notamment en soumettant leur motivation homophobe à une évaluation appropriée au regard du droit interne, conformément aux exigences de la Convention. Les autorités n’ont donc pas assuré à la requérante une protection adéquate contre les agressions motivées par des préjugés dont elle a fait l’objet de la part de particuliers à la suite de l’incendie volontaire, ni mené une enquête appropriée sur les allégations formulées par l’intéressée concernant des mauvais traitements motivés par l’homophobie.

ii) Discours de haine – Rien n’indique que les plaintes de la requérante aient donné lieu à un suivi sérieux malgré les preuves qu’elle avait fournies à la police. Comme dans l’affaire Beizaras et Levickas c. Lituanie, les commentaires haineux formulés en l’espèce contenaient des appels non dissimulés à la violence contre la requérante, qui devait dès lors se voir offrir la protection du droit pénal interne. Or celui-ci ne permettait aucune protection. De plus, eu égard aux actes de violence qui ont précédé les insultes en ligne, les autorités auraient dû prendre plus au sérieux les commentaires haineux publiés sur les plateformes de médias sociaux. Au lieu de cela, des parlementaires et des responsables politiques de haut rang ont eux-mêmes fait des déclarations intolérantes en approuvant publiquement les actes des auteurs de l’incendie. Bien que le droit interne ait depuis évolué pour interdire les discours de haine, l’orientation sexuelle et l’identité de genre ne figurent toujours pas parmi les caractéristiques des victimes de l’infraction de discours de haine, malgré les recommandations des organes internationaux compétents en la matière. En conséquence, les autorités n’ont pas non plus réagi de manière adéquate au discours de haine homophobe dont la requérante a été la cible directe en raison de son orientation sexuelle.

Conclusion : violation (unanimité)

Article 41 : 12 000 EUR pour dommage moral.

(Voir aussi Identoba et autres c. Géorgie, 73235/12, 12 mai 2015, Résumé juridique ; M.C. et A.C. c. Roumanie, 12060/12, 12 avril 2016, Résumé juridique ; Beizaras et Levickas c. Lituanie, 41288/15, 14 janvier 2020, Résumé juridique ; Aghdgomelashvili et Japaridze c. Géorgie, 7224/11, 8 octobre 2020, Résumé juridique ; Association ACCEPT et autres c. Roumanie, 19237/16, 1er juin 2021, Résumé juridique ; Groupe d’appui aux initiatives de femmes et autres c. Géorgie, 73204/13 et 74959/13, 16 décembre 2021)

Dernière mise à jour le mai 17, 2022 par loisdumonde

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