Dragan Kovačević c. Croatie – 49281/15 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 262
Mai 2022

Dragan Kovačević c. Croatie – 49281/15

Arrêt 12.5.2022 [Section I]

Article 6
Procédure constitutionnelle
Article 6-1
Accès à un tribunal

Rejet disproportionné d’une demande de remboursement des dépens dans un recours devant la Cour constitutionnelle concernant une privation de capacité juridique : violation

En fait – Le requérant, souffrant d’un handicap mental, fut privé de sa capacité juridique après l’introduction par les autorités compétentes d’une procédure devant les juridictions civiles internes. Il saisit d’un recours la Cour constitutionnelle qui annula les décisions des juridictions civiles mais rejeta sa demande de remboursement des dépens. Cette décision relative aux dépens était fondée sur une disposition du droit interne en vertu de laquelle chaque partie à une procédure devant la Cour constitutionnelle était tenue de supporter ses propres frais, sauf si la juridiction en décidait autrement.

En droit – Article 6 § 1 :

a) Sur l’existence d’une restriction au droit d’accès du requérant à un tribunal

Une règle imposant à chaque partie à une procédure devant un tribunal de supporter ses propres frais, sauf décision contraire de celui-ci, ne saurait être considérée comme incompatible en soi avec l’article 6 § 1. La Cour doit en l’espèce rechercher si les conséquences de l’application de la règle en question étaient compatibles avec l’article 6 § 1.

Le coût de la rédaction d’un recours constitutionnel (équivalent à 815 EUR) était supérieur au salaire moyen en Croatie à l’époque des faits. La charge financière qu’il représentait était déjà importante pour un citoyen moyen, mais elle l’était plus encore pour le requérant dont les revenus mensuels s’élevaient à l’équivalent de 164 EUR de pensions d’invalidité.

Eu égard à la jurisprudence de la Cour et à la situation particulière du requérant, le refus de la Cour constitutionnelle d’accorder à l’intéressé le remboursement des frais afférents à son recours constitutionnel a donc constitué une restriction à son droit d’accès à un tribunal.

b) Sur le point de savoir si la restriction poursuivait un but légitime

Bien que les droits constitutionnels soient ceux dont les individus et les personnes morales privées disposent contre l’État et d’autres entités publiques, la procédure devant la Cour constitutionnelle croate introduite par un recours constitutionnel est formellement une procédure à partie unique. Les personnes qui entendent introduire un recours constitutionnel ne courent donc pas le risque, normalement présent dans les procédures civiles, de devoir supporter, en cas d’échec, non seulement leurs propres dépens, mais aussi ceux de la partie adverse. L’absence d’un tel risque, combinée avec l’absence d’obligation de payer les frais afférents à la procédure devant la Cour constitutionnelle, pourrait ainsi entraîner pour cette juridiction un engorgement excessif par un grand nombre de recours constitutionnels non fondés, et compromettre son bon fonctionnement.

La Cour est donc disposée à admettre que le but de la règle, sur laquelle la décision litigieuse a été fondée en l’espèce, était d’assurer le bon fonctionnement de la Cour constitutionnelle et de protéger le budget de l’État.

La disposition en question autorisait néanmoins la juridiction à faire une exception. Non seulement cette exception permettait une certaine souplesse, mais elle indiquait aussi que, dans certains cas, l’application de la règle par défaut pouvait ne pas être justifiée par les buts légitimes poursuivis.

c) Sur la proportionnalité de la restriction

La procédure devant la Cour constitutionnelle revêtait une importance cruciale pour le requérant puisque les décisions litigieuses des juridictions civiles l’avaient privé de sa capacité juridique. À cet égard, compte tenu du handicap mental dont il souffrait, l’intéressé devait être représenté par un avocat pour protéger efficacement ses droits, étant entendu que l’assistance d’un avocat devant la Cour constitutionnelle ne peut être considérée comme inutile même pour les personnes non vulnérables, car cette juridiction se prononce sur des questions complexes qui, pour tout profane, peuvent être difficiles à saisir (Bibić c. Croatie).

La Cour renvoie également à son constat selon lequel si la charge financière que représentaient les frais afférents au recours constitutionnel était déjà importante pour un citoyen moyen, elle l’était plus encore pour une personne à faible revenu comme le requérant.

De plus, le droit interne ne prévoyait pas la possibilité d’obtenir l’assistance judiciaire devant la Cour constitutionnelle. En tout état de cause, l’assistance judiciaire n’est ni un droit individuel ni une obligation à exercer, et elle ne devrait pas empêcher les requérants de choisir d’être représentés par un avocat (Černius et Rinkevičius c. Lituanie). Enfin, eu égard aux buts légitimes poursuivis, le fait que l’État avance les frais de représentation du requérant au titre de l’assistance judiciaire ou qu’il les rembourse par la suite ne fait aucune différence puisque le recours constitutionnel introduit par l’intéressé a été couronné de succès.

La Cour n’oublie pas que les services sociaux sont souvent confrontés à des décisions difficiles et délicates, surtout lorsque, comme en l’espèce, ils doivent décider d’engager ou non la procédure pertinente pour priver de sa capacité d’agir une personne souffrant d’un handicap mental. Ils pourraient adopter une approche plus défensive dans l’exercice de leurs fonctions si, à chaque fois que les autorités judiciaires n’approuvent pas leur initiative, ils doivent payer les frais de la procédure à la partie adverse. Toutefois, comme cela est mentionné ci-dessus, la procédure devant la Cour constitutionnelle croate introduite par un recours constitutionnel est formellement une procédure à partie unique. La somme éventuellement allouée au titre des dépens n’a donc pas à être versée par les services sociaux, puisqu’ils ne sont pas partie à la procédure. En l’espèce, il n’y avait donc aucun risque que l’octroi d’une somme au titre des dépens puisse avoir un effet dissuasif sur les services sociaux dans l’exercice de leurs fonctions.

Enfin, dans les circonstances de l’espèce, la Cour constitutionnelle était tenue de motiver sa décision sur les dépens et ne pouvait se borner à employer les mêmes termes que ceux utilisés dans la disposition pertinente du droit interne. Elle n’a toutefois pas donné de raisons valables à l’appui de sa décision.

Dans l’ensemble, dans les circonstances particulières de l’espèce, la restriction apportée au droit d’accès du requérant à un tribunal n’était pas justifiée par les buts légitimes poursuivis.

Conclusion : violation (cinq voix contre deux).

Article 41 : 815 EUR pour dommage matériel ; 3 000 EUR pour dommage moral.

(Voir aussi Bibić c. Croatie (déc.), 1620/10, 28 janvier 2014 ; Černius et Rinkevičius c. Lituanie, 73579/17 et 14620/18, 18 février 2020)

Dernière mise à jour le mai 12, 2022 par loisdumonde

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