AFFAIRE BRIGANTI ET AUTRES c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme) 48820/19

La requête concerne les émissions polluantes produites par l’usine sidérurgique « Ilva », opérant dans la ville de Tarente, et leurs effets sur la santé de la population locale.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE BRIGANTI ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 48820/19)
ARRÊT
STRASBOURG
5 mai 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Briganti et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :

Péter Paczolay, président,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 48820/19) contre la République italienne et dont 3 ressortissants de cet État (la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe) (« les requérants »), représentés par Mes I. De Francesco et B. De Francesco, ont saisi la Cour le 11 septembre 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. L. D’Ascia, les griefs tirés des articles 3, 8 (droit au respect de la vie privée) et 13 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 avril 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne les émissions polluantes produites par l’usine sidérurgique « Ilva », opérant dans la ville de Tarente, et leurs effets sur la santé de la population locale.

2. Quant aux détails des faits de l’affaire, la Cour renvoie à l’arrêt Cordella et autres c. Italie (nos 54414/13 et 54264/15, §§ 8-91, 24 janvier 2019). Les requérants, résidant à Tarente, sont ou ont été employés auprès de ladite usine. Les deux premiers requérants ont développé une pathologie cancéreuse. Le troisième requérant indique être à risque de développer un cancer compte tenu des émissions polluantes auxquelles il a été exposé pendant son travail.

3. Le premier requérant entama une procédure à l’encontre de l’Inail (Institut national d’assurance pour les accidents de travail) tenant à des questions de sécurité sociale (procedura previdenziale), afin d’obtenir une allocation en raison du dommage biologique résultant de sa maladie, qu’il alléguait être une maladie professionnelle.

4. Par un arrêt du 18 février 2020, la cour d’appel de Lecce reconnut la nature professionnelle de la maladie du premier requérant selon la législation en matière de sécurité sociale. Cet arrêt se basait sur une expertise selon laquelle, par admission même de la partie défenderesse, le requérant avait été exposé à l’amiante et, en tout cas, aux dioxines résultant des procès thermiques propres à l’industrie métallurgique, ce qui constituait une des causes de l’apparition de sa pathologie.

5. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, les requérants reprochent à l’État de ne pas avoir adopté les mesures juridiques et réglementaires visant à protéger leur santé et l’environnement, et d’avoir omis de leur fournir des informations concernant la pollution et les risques corrélatifs pour leur santé. Ils dénoncent aussi avoir été soumis à des traitements inhumains et dégradants, en violation de l’article 3 de la Convention, compte tenu de leurs conditions de travail, de leur exposition à des agents polluants et des pathologies cancéreuses qui en ont suivi pour une partie d’entre eux.

6. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants soutiennent enfin avoir subi une violation de leur droit à un recours effectif.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA RECEVABILITé de la requête

7. Le Gouvernement excipe que les requérants n’ont pas dûment épuisé les voies de recours qui leur étaient ouvertes en droit interne. Entre autres, il soutient que les requérants ont omis d’introduire une procédure civile en réparation des dommages qu’ils estiment avoir subis. Le Gouvernement conteste aussi la qualité de victime des requérants et estime que leurs doléances n’ont qu’un caractère général. Il excipe enfin du dépassement du délai de six mois.

8. En ce qui concerne l’exception du Gouvernement portant sur le non‑épuisement des voies de recours internes relativement au grief tiré de l’article 3 de la Convention, la Cour relève que les requérants auraient pu introduire une procédure civile en dédommagement au sens de l’article 2043 du code civil afin d’obtenir la réparation des dommages résultant de leur exposition à des agents polluants et des pathologies cancéreuses qui en ont suivi pour une partie d’entre eux. Il y a lieu de noter que cette procédure se différentie par sa nature de celle, introduite par le premier requérant à l’encontre de l’Inail (voir le paragraphe 3 ci-dessus), qui tient notamment à des questions de sécurité sociale. Elle conclut donc que cette partie de la requête devrait être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

9. Quant au restant des arguments du Gouvernement, la Cour remarque que ceux-ci sont les mêmes que ceux soulevés dans le cadre de l’affaire Cordella (précitée, §§ 110-113), dans laquelle la Cour avait rejeté les exceptions y relatives. Dans le cas d’espèce, la Cour ne décèle aucun argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente et estime donc qu’il y a lieu de rejeter les exceptions du Gouvernement (voir Cordella, précité, §§ 121-127).

10. La Cour constate aussi que la partie de la requête, portant sur les articles 8 et 13 de la Convention, n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 13 DE LA CONVENTION

11. Les principes généraux concernant des atteintes à l’environnement pouvant affecter le bien-être des personnes ont été résumés dans l’arrêt Cordella (précité, §§ 157-160).

12. Dans cet arrêt de principe, la Cour a conclu que la gestion de la part des autorités nationales des questions environnementales tenant à l’activité de production de la société Ilva de Tarente était dans l’impasse. Elle a constaté aussi la prolongation d’une situation de pollution environnementale mettant en danger la santé des requérants et, plus généralement, celle de l’ensemble de la population résidant dans les zones à risque.

13. De plus, la Cour a considéré que les autorités nationales avaient omis de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection effective du droit des intéressés au respect de leur vie privée et que le juste équilibre à ménager entre, d’une part, l’intérêt des requérants de ne pas subir des atteintes graves à l’environnement pouvant affecter leur bien-être et leur vie privée et, d’autre part, l’intérêt de la société dans son ensemble n’avait pas été respecté. Ainsi, la Cour avait conclu que l’article 8 de la Convention avait été violé.

14. La Cour a aussi considéré qu’aucune démarche de nature pénale, civile ou administrative ne saurait répondre à l’objectif des personnes intéressées d’obtenir l’assainissement de la zone touchée et que l’article 13 de la Convention avait été également méconnu.

15. Venant au cas d’espèce, après examen de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne décèle aucun fait ou argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente quant au bien-fondé des griefs des requérants.

16. La Cour note aussi que la procédure d’exécution de l’arrêt Cordella (précité) est pendante devant le Comité des Ministres. Il ressort du compte rendu de sa 1398e réunion (DH 9-11 mars 2021) que les autorités nationales ont manqué de fournir des informations précises concernant la mise en œuvre effective du plan environnemental, élément essentiel pour que le fonctionnement de l’aciérie ne continue pas de présenter des risques pour la santé.

17. À cet égard la Cour tient à réitérer que les travaux d’assainissement de l’usine et du territoire touché par la pollution environnementale occupent une place primordiale et urgente et que le plan environnemental approuvé par les autorités nationales contenant l’indication des mesures et des actions nécessaires à assurer la protection environnementale et sanitaire de la population doit être mis en exécution dans les plus brefs délais (voir Cordella, précité, § 182).

18. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime donc que le droit des requérants au respect de leur vie privée et leur droit à un recours effectif, protégés par les articles 8 et 13 de la Convention ont été méconnus en l’espèce. Par ailleurs, le degré de l’impact des omissions des autorités relevant des articles 8 et 13 de la Convention sur la vie privée du premier requérant, M. Briganti, a été particulièrement grave, tel que les documents de la procédure interne l’attestent (voir le paragraphe 4 ci-dessus ; voir aussi Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009). Il y a partant eu violation de ces dispositions.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

19. Les requérants demandent 200 000 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi et 35 733,49 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

20. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

21. Quant au dommage moral, la Cour estime que concernant les deuxième et troisième requérants les constats de violation de la Convention auxquels elle est parvenue constituent une réparation suffisante pour le dommage moral subi par ceux-ci.

22. En ce qui concerne la demande de dédommagement moral formulée par le premier requérant, M. Briganti, la Cour relève que celui-ci a souffert un dommage moral qui ne saurait être réparé par un simple constat de violation (voir le paragraphe 18 ci-dessus ; voir aussi Varnava, précité, § 224).

23. Elle estime partant qu’il y lieu de lui octroyer 12 000 EUR à ce titre.

24. Pour ce qui est de la demande de frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs tirés des articles 8 et 13 de la Convention recevables et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les deuxième et troisième requérants ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :

i. concernant le premier requérant, M. Briganti : 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. aux requérants conjointement, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour les frais et dépens engagés devant la Cour ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                         Péter Paczolay
Greffière adjointe                      Président

_____________

ANNEXE

No Prénom NOM Année de naissance
1. Cosimo BRIGANTI 1968
2. Antonio MUTO 1965
3. Antonio PARENTE 1984

Dernière mise à jour le mai 5, 2022 par loisdumonde

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