Bumbeș c. Roumanie – 18079/15 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 262
Mai 2022

Bumbeș c. Roumanie – 18079/15

Arrêt 3.5.2022 [Section IV]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Activiste condamné à une amende pour avoir organisé un bref rassemblement pacifique sans déclaration préalable et s’être menotté, ainsi que trois autres personnes, à la barrière du parking d’un bâtiment public pour protester contre un projet minier : violation

En fait – Le requérant, un activiste notoire impliqué dans diverses actions citoyennes, ainsi que trois autres personnes furent condamnés à une amende pour s’être menottés à une barrière du parking bloquant l’accès au siège du gouvernement et avoir brandi des panneaux, alors qu’ils n’avaient pas préalablement déclaré cette manifestation de protestation contre un projet minier controversé. Le requérant contesta ensuite en vain cette amende devant les juridictions internes.

En droit –

Article 10 à la lumière de l’article 11 :

a) Applicabilité – Les articles 10 et 11 trouvent à s’appliquer. En particulier, dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne saurait admettre que l’amende infligée au requérant puisse être dissociée des vues que l’intéressé a exprimées par ses actions, ni approuver l’argument avancé par le Gouvernement selon lequel le requérant a été sanctionné uniquement pour avoir commis des actes constitutifs de troubles à l’ordre public. À cet égard, la Cour note qu’elle a toujours considéré que l’article 10 trouvait à s’appliquer à l’expression de vues ou d’opinions passant par le comportement. Pour ce qui est de l’article 11, il ressort des éléments à disposition que personne n’a été blessé lors de la manifestation et que le requérant n’a pas été reconnu responsable du moindre dommage, de sorte que son comportement ne peut être assimilé à de la violence ou à une incitation à la violence.

b) Portée de l’appréciation de la Cour – étant donné que le requérant se plaignait essentiellement d’avoir été sanctionné pour avoir protesté, aux côtés d’autres participants à l’action directe non violente, contre la politique du Gouvernement, la Cour estime que cette manifestation était principalement constitutive d’une expression, d’autant plus qu’elle n’a rassemblé que quatre personnes et qu’elle a été très brève. De surcroît, cette manifestation étant le fruit d’une décision plutôt spontanée et n’ayant pas fait l’objet d’une publicité préalable, il est difficile d’imaginer qu’elle aurait pu attirer d’autres participants ou susciter l’afflux d’une foule nombreuse imposant aux autorités de prendre des mesures spécifiques. La Cour juge par conséquent approprié d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 10, interprété à la lumière de l’article 11.

c) Fond– La sanction infligée au requérant a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression qui reposait sur une base légale en droit interne. La Cour admet également que la sanction en question a pu avoir été motivée par les buts de la défense de l’ordre et de la protection des droits et libertés d’autrui ; elle part donc du principe que l’ingérence en cause a poursuivi ces buts légitimes.

Sur le point de savoir si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique, la Cour observe que le requérant et les autres participants à la manifestation ont voulu attirer l’attention de leurs concitoyens et des gouvernants sur leur réprobation à l’égard de la politique du Gouvernement concernant le projet minier en question. Il s’agissait d’un sujet d’intérêt général et cette action a contribué au débat en cours dans la société sur l’impact de ce projet et l’exercice des pouvoirs gouvernementaux et politiques qui lui donnaient leur feu vert. Sur ce point, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions au discours politique ou aux débats sur des questions d’intérêt général et que seules des raisons impérieuses peuvent justifier pareilles restrictions.

En l’espèce, l’action de protestation se déroula sur une place librement accessible au public. Les forces de l’ordre y mirent promptement un terme et le requérant ainsi que les autres participants furent conduits au poste de police où une amende leur fut infligée alors qu’on ne leur avait pratiquement pas laissé le temps d’exprimer leurs vues. Il semble que les juridictions internes ont traité la situation engendrée par cette manifestation comme une question relevant principalement de la réglementation relative aux manifestations publiques nécessitant une déclaration préalable et à l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique. La Cour renvoie par conséquent aux principes établis dans sa jurisprudence dans le contexte de l’article 11 au sujet, en particulier, des règles régissant les réunions publiques telles que le système de déclaration préalable et le degré de tolérance dont les autorités publiques doivent faire preuve à l’égard des rassemblements pacifiques.

Lorsqu’elles ont rejeté le recours formé par le requérant contre le procès-verbal de police et l’amende qui lui avait été infligée, les juridictions nationales n’ont pas évalué le degré de perturbation que les actes de l’intéressé avaient éventuellement causé. Elles n’ont pas cherché à ménager un équilibre entre les impératifs découlant des objectifs énumérés à l’article 11 § 2, d’un côté, et ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics, d’un autre côté, accordant ainsi un poids prépondérant à l’illégalité formelle de la manifestation en question. Lorsque les juridictions internes ont considéré que la manifestation organisée par le requérant aurait dû faire l’objet d’une déclaration préalable, elles n’ont visiblement pas cherché à déterminer si, compte tenu du nombre de participants, pareille déclaration aurait servi l’objectif de permettre aux autorités de prendre les mesures nécessaires pour en garantir le bon déroulement. De plus, l’application de cette règle à des moyens d’expression – plutôt qu’aux seules réunions – crée une restriction préalable incompatible avec la libre diffusion des idées et risque de nuire à la liberté d’expression.

Les actes litigieux des autorités n’ont tenu aucun compte de ce que la Cour avait répété à maintes reprises, à savoir que le respect des règles régissant les réunions publiques ne doit pas devenir une fin en soi. L’absence de déclaration préalable et l’« illégalité » qui en est résultée pour cette manifestation, que les autorités ont considérée comme un rassemblement, ne donnaient aucunement carte blanche aux autorités, dont la réaction à une manifestation publique demeurait limitée par les exigences de proportionnalité et de nécessité découlant de l’article 11.

Enfin, même si l’amende qui a été infligée correspondait au montant légal minimum prévu pour la contravention litigieuse et si le requérant n’a ni déclaré ni produit de preuve indiquant que ses moyens financiers ne lui auraient pas permis de régler cette amende, l’imposition d’une sanction, administrative ou autre, toute clémente qu’elle soit, à l’auteur d’une expression pouvant être qualifiée de politique est susceptible de produire un effet dissuasif sur le discours public.

Compte tenu de ce qui précède, la décision de restreindre la liberté d’expression du requérant n’a pas été étayée par des motifs pertinents et suffisants aux fins du critère de « nécessité » découlant de l’article 10 § 2. Cette ingérence n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10.

Conclusion : violation (unanimité)

Article 41 : 117 euros (EUR) pour le dommage matériel correspondant à l’amende imposée au requérant et 5 000 EUR pour préjudice moral.

(Voir aussi Tatár et Fáber c. Hongrie, 26005/08 et 26160/08, 12 juin 2012, Résumé juridique ; Primov et autres c. Russie, 17391/06, 12 juin 2014, Résumé juridique ; Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], 37553/05, 15 octobre 2015, Résumé juridique ; Novikova et autres c. Russie, 25501/07 et autres, 26 avril 2016, Résumé juridique ; Obote c. Russie, 58954/09, 19 novembre 2019)

Dernière mise à jour le mai 3, 2022 par loisdumonde

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