AFFAIRE DÂMBEAN c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) 22957/19

La requête concerne les obligations procédurales qui pesaient sur l’État en vertu de l’article 2 de la Convention dans le cadre de l’enquête sur le décès de la fille de la requérante.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE DÂMBEAN c. ROUMANIE
(Requête no 22957/19)
ARRÊT
STRASBOURG
3 mai 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dâmbean c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,

Vu la requête (no 22957/19) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Maria Dâmbean (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 avril 2019,

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 mars 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne les obligations procédurales qui pesaient sur l’État en vertu de l’article 2 de la Convention dans le cadre de l’enquête sur le décès de la fille de la requérante.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1956 et réside à Deva. Elle a été représentée par Me C. Bulgarea, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. Le matin du 12 septembre 2011, G.M. appela les secours au motif que sa compagne, D.L.V., la fille de la requérante, avait fait un malaise à leur domicile. Le personnel médical de l’ambulance dépêchée sur place à 7h15 estima que l’état de D.L.V. ne nécessitait pas d’hospitalisation et lui administra un calmant. Après le départ de l’ambulance, l’état de D.L.V. se détériora. Son compagnon, aidé par le frère de D.L.V., arrivé entre-temps, transportèrent celle-ci à l’hôpital de Deva. À 9h15, D.L.V. fut admise dans le service de réanimation où elle décéda à 10h30.

I. Les documents médicaux

5. Le jour du décès, un rapport d’autopsie constata que D.L.V. avait été victime d’un traumatisme crânio-cérébral qui avait provoqué une fracture des os du crâne et une luxation des vertèbres. Le médecin légiste estima que la mort avait été violente et qu’elle était due à une insuffisance cardiorespiratoire provoquée par la paralysie des nerfs crâniens. Il émit l’hypothèse que la requérante avait été projetée contre un corps dur, qu’elle avait heurté de la tête. Il précisa que le traumatisme avait été occasionné entre quatre et six heures avant le décès. Il transmit le rapport d’autopsie au parquet et fit un signalement pour « décès survenu dans des conditions suspectes ».

6. À la demande du parquet, une expertise médicolégale fut effectuée en mai 2015 par le laboratoire de médecine légale de Deva, qui confirma les conclusions du rapport d’autopsie.

7. Un deuxième rapport d’expertise médicolégale fut dressé en novembre 2015 par l’institut de médecine légale de Timisoara à la demande du parquet. Il confirma les conclusions des précédents rapports. La commission de contrôle de cet institut valida le rapport.

8. En août 2017, le parquet ordonna l’exhumation du corps (voir paragraphe 13 ci-dessous) en vue d’une troisième expertise médicolégale dont fut chargé l’institut de médecine légale de Bucarest. Sur la base de l’examen des tissus prélevés, le rapport conclut à une mort non-violente provoquée par une embolie pulmonaire favorisée par des facteurs de risque comme la prise de moyens de contraception et l’usage de tabac. Aucune mention n’y fut faite de la fracture des os du crâne. La commission de contrôle de l’institut de médecine légale de Bucarest valida le rapport, restant muette sur le traumatisme crânien et sur les contradictions entre ce rapport et les précédents.

II. L’enquête sur les causes du décès

9. À la suite du signalement du médecin légiste ayant effectué l’autopsie (paragraphe 5 ci-dessus), le parquet près le tribunal de Deva ouvrit d’office une enquête criminelle pour négligence médicale ou des coups et des blessures ayant entraîné la mort. La requérante déposa également une plainte pénale, qui fut jointe au dossier de l’enquête.

10. Le 22 février 2012, le parquet, après avoir entendu une partie du personnel médical des secours et de l’hôpital, rendit un non-lieu estimant qu’aucune faute ne saurait être retenue à leur charge. La plainte de la requérante sur ce terrain fut rejetée par le tribunal de première instance de Deva.

11. Quant au volet concernant d’éventuels coups et blessures ayant entrainé la mort, le parquet, après avoir entendu G.M. et l’avoir soumis au test du polygraphe, classa l’affaire sans suite. La plainte de la requérante fut accueillie par le tribunal de Deva qui estima que l’enquête était incomplète.

12. Le parquet rouvrit l’enquête, y compris à l’égard du médecin de l’ambulance qui s’était rendu au domicile de D.L.V. (paragraphe 4 ci-dessus), sous l’angle des coups et blessures ayant entraîné la mort et d’homicide involontaire. Le 1er mars 2016, après avoir interrogé à nouveau une partie du personnel médical, le parquet rendit une seconde décision de classement sans suite. Cette décision fut de nouveau infirmée par le tribunal qui estima que l’enquête était incomplète.

13. Le parquet rouvrit l’enquête. Avant l’exhumation du corps et la réalisation d’une troisième expertise (paragraphe 8 ci-dessus), le compagnon et le frère de D.L.V. furent interrogés et passèrent le test du polygraphe. Il fut également procédé à une reconstitution des faits.

14. Soulignant les conclusions diamétralement opposées des rapports médicolégaux, la requérante demanda au parquet de saisir la Commission supérieure de médecine légale, compétente pour se prononcer sur ces contradictions et décider de l’opportunité d’une nouvelle expertise (voir paragraphe 17 ci-dessous).

15. Le 22 février 2018, sur la base des conclusions de la troisième expertise médicolégale, le parquet classa l’affaire sans suite, au motif que D.L.V. était décédée des suites d’une embolie pulmonaire, sans que personne d’autre ne fût responsable de son décès. Il rejeta la demande de la requérante au motif que la saisie de la Commission supérieure de médecine légale n’était pas nécessaire dès lors que ce dernier rapport était amplement motivé et qu’il avait été validé par la commission de contrôle de l’institut de Bucarest.

16. Sur contestation de la requérante, le tribunal de Deva confirma le non‑lieu du 22 février 2018 par un jugement définitif du 3 juillet 2018, qui reprenait les motifs de la décision de non-lieu.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

17. L’article 24 de l’ordonnance du Gouvernement no 1/2000 concernant l’exercice de la médecine légale était libellé comme suit à l’époque des faits :

« La Commission supérieure de médecine légale vérifie et analyse à la demande des organes judiciaires les conclusions figurant dans les actes médico-légaux soumis à son contrôle scientifique et rend son avis concernant d’éventuelles contradictions entre une première expertise et une autre réalisée ultérieurement ou d’autres actes médicolégaux.

Si elle infirme les conclusions des actes médicolégaux soumis à son contrôle, elle peut recommander la réitération totale ou partielle des travaux d’expertise et émettre des propositions ou des conclusions à cet effet (…) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

18. La requérante se plaint que les autorités internes ont failli à leur devoir d’enquêter sur les circonstances du décès de sa fille. Elle invoque l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (…) »

A. Sur la recevabilité

19. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes, estimant que la requérante aurait pu introduire une action en responsabilité civile délictuelle contre les personnes qu’elle considérait comme responsables du décès de sa fille.

20. La requérante affirme qu’il aurait été excessif de lui demander d’introduire une nouvelle action plusieurs années après les faits.

21. La Cour rappelle avoir déjà jugé, dans plusieurs affaires dirigées contre la Roumanie, que l’action indiquée par le Gouvernement ne constituait pas un recours effectif (voir, par exemple, Mircea Pop c. Roumanie, no 43885/13, §§ 58 et 60, 19 juillet 2016 et Ioniță c. Roumanie, no 81270/12, §§ 93-95, 10 janvier 2017).

22. Les arguments du Gouvernement ne sauraient mener en l’espèce à une conclusion différente. Compte tenu du délai de sept ans qui s’est écoulé entre les faits dénoncés par la requérante et la clôture définitive de l’enquête (paragraphes 4 et 16 ci-dessus), la Cour estime qu’il aurait été excessif de lui demander d’intenter un nouveau recours pour obtenir l’établissement de la responsabilité civile des tiers éventuellement responsables du décès de sa fille (voir mutatis mutandis, Petrella c. Italie, no 24340/07, § 53, 18 mars 2021). Par ailleurs, compte tenu de la conclusion à laquelle est parvenue la juridiction pénale (paragraphe 16 ci-dessus), une action civile était sinon vouée à l’échec, du moins très aléatoire.

23. Partant, il convient de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

24. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

25. La requérante estime qu’au regard des conclusions contradictoires entre les rapports d’expertise, l’avis de la Commission supérieure de médecine légale était indispensable.

26. Le Gouvernement soutient que le dernier rapport d’expertise a clairement déterminé la cause du décès et que l’avis de la Commission supérieure de médecine légale ou une nouvelle expertise n’étaient pas nécessaires.

27. La Cour rappelle que les principes généraux développés par elle en matière d’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention ont été résumés dans l’affaire Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie ([GC], no 41720/13, §§ 157-171, 25 juin 2019).

28. Dans les cas de décès, lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, ces principes impliquent qu’une enquête répondant aux critères minimums d’effectivité soit menée en vue de faire la lumière sur les circonstances du décès (ibidem, § 161).

29. En l’espèce, une enquête criminelle a été ouverte rapidement après le signalement au parquet du décès survenu dans des conditions suspectes (paragraphe 5 ci-dessus).

30. Il reste à déterminer si des mesures effectives ont été prises pour permettre l’établissement des circonstances ayant entouré le décès de la fille de la requérante, et à l’identification et la sanction des éventuels responsables.

31. La Cour relève que la troisième expertise, réalisée six ans après le décès, sur la base de l’examen de tissus prélevés après exhumation du corps, est parvenue à des conclusions diamétralement opposées aux conclusions cohérentes de l’autopsie et des deux autres rapports d’expertise quant à la cause du décès (paragraphes 6, 7 et 8 ci-dessus).

32. Cette troisième expertise a été décisive pour l’issue de l’enquête, alors qu’elle ne contenait aucun élément permettant de répondre aux contradictions flagrantes entre ses conclusions et celles des rapports précédents et qu’elle passait complètement sous silence le constat de l’autopsie de fracture des os du crâne de la victime (paragraphes 5 et 8 ci-dessus). De surcroît, du fait du passage du temps, cette expertise, effectuée six ans après le décès, ne pouvait avoir qu’une fiabilité bien moindre que celle du rapport d’autopsie, réalisé le jour même du décès.

33. Or, au vu de ces éléments, la requérante pouvait raisonnablement espérer qu’un avis de la part de la Commission supérieure de médecine légale fût exigé par les organes judiciaires (paragraphe 17 ci-dessus).

34. Par ailleurs, seul un avis approfondi scientifiquement étayé, comportant une solution motivée par rapport à ces contradictions, aurait été de nature à inspirer aux justiciables confiance dans l’action de la justice et à assister les organes judiciaires dans l’exercice de leurs fonctions (voir, mutatis mutandis, Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, § 83, 16 février 2010).

35. Cependant, les autorités internes ont refusé de saisir la Commission supérieure de médecine légale (paragraphe 14 ci-dessus). Elle se sont fondées uniquement sur la dernière expertise, sans pour autant répondre aux arguments tirés par requérante des constats du rapport d’autopsie et des deux autres expertises et qui pointaient vers une possible mort violente. En procédant de la sorte, les autorités internes n’ont pas agi pour faire toute la lumière sur des éléments essentiels à l’enquête, notamment sur les circonstances dans lesquelles s’était produit le traumatisme crânien révélé par l’autopsie et sur son éventuel rôle dans l’embolie retenue comme cause du décès par la dernière expertise.

36. Dès lors, on ne saurait considérer que les autorités internes ont mené une enquête effective dans les circonstances entourant le décès de la fille de la requérante.

37. La Cour conclut donc qu’il y a eu, en l’espèce, violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

39. La requérante demande au titre du préjudice matériel la somme de 39 900 RON, soit l’équivalent d’environ 8 000 EUR, qui correspond aux dépenses pour l’organisation des funérailles. Elle sollicite également 800 000 EUR pour dommage moral.

40. Elle demande pour les frais et dépens dans la procédure devant la Cour la somme de 11 780 RON, soit environ 2 500 EUR, qui correspond, selon les justificatifs fournis, aux honoraires d’avocat, aux frais postaux et de traduction.

41. Le Gouvernement estime que les sommes réclamées sont excessives.

42. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande y relative. En revanche, elle estime que la requérante a subi un préjudice moral que le simple constat de violation ne saurait suffisamment compenser. Considérant la nature de la violation constatée et les circonstances en l’espèce et statuant en équité, elle décide d’octroyer à la requérante 20 000 EUR pour dommage moral.

43. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable la somme de 2 500 EUR pour les frais et dépens dans la procédure devant la Cour et l’accorde à la requérante.

44. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Crina Kaufman                         Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe f.f.                             Président

Dernière mise à jour le mai 3, 2022 par loisdumonde

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