AFFAIRE BARBOTIN c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 25338/16

CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE BARBOTIN c. FRANCE
(Requête no 25338/16)
ARRÊT

Art 13+3 • Recours compensatoire inefficace, vu le faible montant alloué pour les conditions indignes de détention et la mise à la charge du détenu des frais d’expertise, le rendant débiteur de l’État • Recours efficace dans son principe au regard de la portée du contrôle juridictionnel exercé par les juridictions internes et du droit à une indemnisation des conditions indignes de détention • Montant de l’indemnité extrêmement modeste ne représentant qu’un faible pourcentage de celle pouvant être octroyée par la Cour, et inférieur à celui accordé par le Conseil d’État depuis décembre 2018 • Mise à la charge du requérant des frais d’expertise faisant peser sur lui un fardeau excessif alors que son action est fondée

STRASBOURG
19 novembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Barbotin c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Ganna Yudkivska,
Latif Hüseynov,
Jovan Ilievski,
Ivana Jelić,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 25338/16) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Jean-Claude Barbotin (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 mai 2016,

la décision du 30 août 2018 de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’effectivité du recours indemnitaire concernant ses conditions de détention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les commentaires reçus de l’Observatoire international des prisons (OIP), que la présidente de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 octobre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

inTRODUCTION

1. La requête concerne l’indemnisation octroyée par les juridictions internes au requérant au regard de ses conditions de détention dans la maison d’arrêt de Caen. Invoquant l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de l’ineffectivité du recours indemnitaire qu’il a engagé, compte tenu de l’insuffisance de la réparation obtenue résultant du faible montant alloué (500 euros (EUR) pour quatre mois de détention dans des conditions jugées indignes) et de la mise à sa charge des frais d’expertise (773,57 EUR) engagés pour constater l’état des cellules qu’il a occupées.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1951 et réside à Saint-Brieuc. Il est représenté par Me D. Gaschignard, avocat à Paris.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Le requérant a été détenu à la maison d’arrêt de Caen du 28 août au 1er septembre 2008, puis du 4 novembre 2008 au 27 juillet 2010.

5. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) a effectué une visite à la maison d’arrêt de Caen du 1er au 4 décembre 2008. À cette date, le taux d’occupation de l’établissement était de 179,5 %. Le CGLPL a relevé que les bâtiments étaient anciens et surpeuplés et que l’humidité, omniprésente, rendait certaines cellules quasiment insalubres, comme celles du quartier disciplinaire. Il a noté cependant qu’à de rares exceptions, la majorité des cellules visitées étaient propres. Toutes les salles de douches visitées, même celles qui présentaient des moisissures, étaient propres. Il a observé par ailleurs que des immondices provenant de projections jonchaient le sol au pied des bâtiments. Il a conclu que « l’insalubrité de la Maison d’arrêt [impliquait] le strict respect de la réalisation des travaux programmés. »

6. Le 15 juin 2010, le requérant demanda au juge des référés du tribunal administratif (ci-après TA) de Caen, sur le fondement de l’article R.531-1 du code de justice administrative (ci-après CJA, paragraphe 19 dessous), de de désigner un expert pour constater sans délai l’état de chacune des cellules qu’il avait occupées au sein de cette maison d’arrêt. À ce titre, le requérant bénéficia de l’aide juridictionnelle totale.

7. Par une ordonnance du 16 juin 2010, le juge des référés fit droit à cette demande et désigna un expert. Le 4 août 2010, ce dernier rendit son rapport.

8. Dans son rapport, l’expert constata que quatre des six cellules occupées par le requérant étaient en bon état général et que la cinquième avait été entièrement rénovée. S’agissant de la sixième cellule, son constat fut différent. Il releva ainsi que le requérant avait partagé la cellule NQ 120 de 16 m² environ avec quatre codétenus, qu’elle était en mauvais état et vétuste, mal éclairée et avec un volume d’air insuffisant pour cinq adultes. Il précisa que l’aération des cellules se faisait par les fenêtres. Il nota par ailleurs que les toilettes, qui ne possédaient pas de bouche d’aspiration, communiquaient directement avec le volume d’air de la cellule au-dessus de la cloison et autour des rideaux souples qui les fermaient. L’expert constata également que la température ne pouvait pas être réglée dans les cellules et, enfin, qu’avant la rénovation des sanitaires communs en 2009, ces derniers étaient dégradés et en mauvais état général.

9. Par une ordonnance du 6 septembre 2010, le TA évalua les frais d’expertise à hauteur de 773,57 EUR. Ce montant fut mis à la charge de l’État, déclaré débiteur de l’avance au titre de l’aide juridictionnelle selon les dispositions du droit interne pertinentes (paragraphe 21 ci-dessous).

10. Parallèlement, la Ministre de la Justice forma tierce opposition à l’ordonnance du 16 juin 2010, au motif que l’expertise ordonnée n’était pas utile, les conditions de détention à la maison d’arrêt de Caen ayant déjà fait l’objet d’un autre rapport d’expertise.

11. Par une ordonnance du 28 juillet 2010, le juge des référés du TA de Caen rejeta la requête.

12. La ministre de la Justice interjeta appel de cette ordonnance, qui fut annulée par un arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 27 janvier 2011. Cette dernière releva que deux des six cellules occupées par le requérant avaient déjà fait l’objet d’un constat en août 2009 par un expert désigné par le même juge des référés aux mêmes fins que la demande présentée par le requérant et que des cellules similaires et voisines aux quatre autres cellules qu’il avait occupées avaient également été examinées par un expert. Elle en conclut que la demande de constat du requérant ne présentait pas de caractère utile et déclara non avenue l’ordonnance du 16 juin 2010.

13. Le 26 janvier 2012, le Conseil d’État rejeta le pourvoi en cassation du requérant dirigé contre l’arrêt du 27 janvier 2011.

14. Le 31 août 2012, le requérant forma un recours en responsabilité contre l’État (paragraphes 25 et suivants ci-dessous) aux fins d’obtenir réparation du préjudice résultant de ses conditions de détention à la maison d’arrêt de Caen.

15. Par un jugement du 28 mai 2013, le TA de Caen estima que, durant la période de détention du requérant, qui avait duré environ vingt‑quatre mois, celui-ci avait subi durant un peu plus de quatre mois, du 27 janvier 2010 au 2 juin 2010, des conditions de détention ne permettant pas d’assurer le respect de la dignité humaine et condamna l’État à lui verser 500 EUR en réparation de son préjudice moral. Le tribunal motiva sa décision comme suit :

« Considérant qu’aux termes de l’article 22 de la loi [pénitentiaire] du 24 novembre 2009 (…) ; qu’aux termes [des articles D.189, D.349, D.350 et D.351 du code de procédure pénale, ci-après CPP, paragraphes 23 et 24 ci-dessous] (…) ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que [le requérant], qui a été incarcéré à la maison d’arrêt de Caen du 28 août 2008 au 1er septembre 2008 et du 4 novembre 2008 au 27 juillet 2010, a occupé seul ou en compagnie d’un codétenu, des cellules d’environ 10 m2, à l’exception de la cellule NQ 120, d’environ 16 m2, qu’il a partagée de manière régulière avec trois ou quatre détenus ; qu’il a ainsi successivement occupé la cellule NQ 105 pendant 3 jours, la cellule NQ 106 pendant une journée, la cellule NQ 204 du 5 novembre 2008 au 20 octobre 2009, la cellule NQ 210 du 20 octobre 2009 au 27 janvier 2010, la cellule NQ 120 du 27 janvier 2010 au 2 juin 2010, la cellule GG 308 du 2 juin 2010 au 27 juillet 2010 ; qu’ainsi qu’il ressort des pièces produites, les cellules NQ 105, NQ 106, NQ 204, NQ 210 et GG 308 sont dans un bon état, alors que la cellule NQ 120 est dans une mauvais état ;

(…) eu égard à l’insalubrité et à la vétusté de la cellule NQ 120 dans laquelle il a résidé durant quatre mois en compagnie de trois ou quatre détenus et qui se caractérise notamment par une luminosité moyenne, un volume d’air insuffisant, et un mauvais état général de la cellule tant au niveau des sols, murs, lavabos et plafonds, le requérant est fondé à soutenir qu’il a été incarcéré dans des conditions n’assurant pas le respect de la dignité humaine en méconnaissance des dispositions précitées du code de procédure pénale ; que cette méconnaissance constitue, malgré les contraintes inhérentes à l’exercice des missions qui sont confiées à l’administration pénitentiaire dans le cadre du fonctionnement du service public pénitentiaire, une faute de nature à engager la responsabilité de l’État à l’égard [du requérant], alors même [qu’il] n’aurait pas demandé son transfert dans une autre maison d’arrêt pour bénéficier notamment d’une cellule individuelle».

16. Le TA mit également à la charge du requérant les frais de l’expertise de 773,57 EUR, dès lors que l’ordonnance du 16 juin 2010 ordonnant l’expertise avait été déclarée non avenue.

17. Par une décision du 2 décembre 2015 rendue au visa de l’article 3 de la Convention, le Conseil d’État rejeta, comme suit, le pourvoi principal formé par le requérant et le pourvoi incident présenté par la ministre de la Justice :

« (…) 2. Considérant qu’en raison de la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et des motifs susceptibles de justifier ces manquements eu égard aux exigences qu’impliquent le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires, la prévention de la récidive et la protection de l’intérêt des victimes ; que seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l’aune de ces critères et à la lumière des dispositions du code de procédure pénale, notamment des articles D. 349 à D. 351, révèlent l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique ; qu’une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime (…) ;

Sur le pourvoi incident :

3. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges de fond que M. Barbotin a été incarcéré à la maison d’arrêt de Caen du 28 août au 1er septembre 2008 puis du 4 novembre 2008 au 27 juillet 2010 ; que, pour engager la responsabilité pour faute de l’État à raison des conditions indignes de sa détention dans cet établissement, le tribunal administratif de Caen a relevé que, pendant quatre mois, il avait occupé une cellule d’environ 16 m2 en compagnie de trois ou quatre codétenus et se caractérisant par une luminosité moyenne, un volume d’air insuffisant et un mauvais état général des sols, murs, lavabos et plafonds ; que la responsabilité pour faute de l’État n’a été engagée que dans cette seule mesure, le jugement relevant également que, pendant vingt mois, M. Barbotin avait été détenu dans des conditions ne caractérisant pas une atteinte à la dignité humaine, dans des cellules d’environ 10 m2 et en bon état, qu’il occupait seul ou avec un codétenu ;

4. Considérant qu’il résulte de ce qui a été dit au point 2 que l’atteinte à la dignité humaine, caractérisée par le jugement attaqué, était de nature à engendrer, par elle‑même, un préjudice moral indemnisable sans qu’il appartienne [au requérant] d’en établir l’existence ; qu’ainsi, le garde des sceaux, ministre de la justice, n’est pas fondé à soutenir que le tribunal aurait méconnu l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et l’article D.189 du code de procédure pénale et ainsi commis une erreur de droit ;

Sur le pourvoi principal :

5. Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de ce qui a été dit au point 3 que le jugement attaqué a, compte tenu de l’argumentation dont il était saisi, suffisamment répondu au moyen tiré de ce que les conditions de détention de M. Barbotin à la maison d’arrêt de Caen étaient constitutives d’une atteinte à la dignité humaine, sans que la circonstance qu’il n’ait pas répondu aux arguments, venant au soutien du même chef de préjudice, tirés de la surpopulation des cours de promenade et du défaut d’activité des détenus, soit de nature à entacher son jugement d’une insuffisance de motivation ;

6. Considérant, en deuxième lieu, qu’en accordant [au requérant] une somme de 500 euros en réparation du préjudice subi à raison des seules conditions de sa détention constitutives d’une atteinte à la dignité humaine, rappelées au point 3, le tribunal administratif de Caen a porté sur les faits qui lui étaient soumis une appréciation souveraine qui, en l’absence de dénaturation, ne saurait être discutée devant le juge de cassation ; (…)

8. Considérant que lorsqu’une expertise ou un constat effectué en application d’une décision du juge des référés se rattache à la détermination d’un préjudice dont l’indemnisation est demandée dans le cadre d’un recours au fond, les frais et honoraires y afférents sont compris dans les dépens de cette instance principale ; que si, en vertu de l’article R. 761-1 du code de justice administrative, ces frais sont en principe mis à la charge de la partie perdante, il est loisible à la formation de jugement statuant sur cette instance, au regard des circonstances particulières de l’affaire, de les mettre à charge d’une autre partie ou de les partager entre les parties ; qu’il en va notamment ainsi lorsque la décision du juge des référés ayant ordonné l’expertise a été annulée ou déclarée non avenue ;

9. qu’il résulte de ce qui a été dit au point précédent que, contrairement à ce qui est soutenu, le tribunal a pu, sans commettre d’erreur de droit ni entacher son jugement d’une contradiction de motifs, statuer sur la charge définitive de ces frais dans le cadre du recours indemnitaire introduit par [le requérant] en décidant, compte tenu de l’annulation de la mesure d’expertise par la cour administrative d’appel, qu’il y avait lieu de mettre ces frais à la charge du requérant ».

18. Dans ses conclusions sur cette affaire, la rapporteure publique consacra les développements suivants à la question du montant de l’indemnisation afin de répondre au moyen tiré de la dénaturation dans l’évaluation du préjudice moral :

« […] Il est vrai que 500 […] euros, ce n’est apparemment pas grand-chose pour indemniser le préjudice subi du fait de conditions de détention contraires à la dignité humaine. L’indemnité de 500 euros versée à M. B. couvre les 4 mois de détention qu’il a subis dans de telles conditions […] Ce montant est faible. Il est cependant assez cohérent avec ceux retenus par d’autres juges du fond […] Vous pourriez vouloir fixer une ligne directrice. Mais vous n’êtes saisis qu’en cassation de l’évaluation de ce préjudice. C’est-à-dire que seule une dénaturation pourrait vous conduire à rectifier l’évaluation retenue par les juges du fond. Or, si le préjudice moral n’a pas à être démontré et si son importance doit certainement être reconnue, compte tenu de la gravité du manquement commis, puisqu’on est en présence d’atteinte à la dignité humaine, il est par hypothèse difficile de chiffrer le préjudice moral. Aucune grille n’existe en la matière. Une évaluation serait plus simple pour le préjudice matériel qui pourrait, par ailleurs, être subi, par exemple dans l’hypothèse où le détenu contracterait une maladie en prison du fait des conditions de sa détention ».

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. LE CODE DE JUSTICE ADMINISTRATIVE (cja)

19. L’article R.531-1 du CJA dispose que :

« S’il n’est rien demandé de plus que la constatation de faits, le juge des référés peut, sur simple requête qui peut être présentée sans ministère d’avocat et même en l’absence d’une décision administrative préalable, désigner un expert pour constater sans délai les faits qui seraient susceptibles de donner lieu à un litige devant la juridiction (…). »

20. L’article R.761-1 du CJA dispose que :

« Les dépens comprennent les frais d’expertise, d’enquête et de toute autre mesure d’instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l’Etat./ Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l’affaire justifient qu’ils soient mis à la charge d’une autre partie ou partagés entre les parties./ (…) ».

II. l’aide juridique

21. Le premier alinéa de l’article 24 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique dispose que :

« Les dépenses qui incomberaient au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle s’il n’avait pas cette aide sont à la charge de l’État ».

22. Selon une décision du Conseil d’État du 30 décembre 2016 (no 387354), il résulte de l’article 24 alinéa 1 précité et de l’article R.761-1 du CJA (paragraphe 20 ci-dessus) que les frais d’expertise incombent à l’État lorsque la partie perdante bénéficie de l’aide juridictionnelle totale, sauf si le juge décide, en présence de circonstances particulières, de mettre les dépens à la charge d’une autre partie.

III. la loi pénitentiaire

23. L’article 22 de la loi no 2009-1436 du 24 novembre 2009 dispose que :

« L’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits. L’exercice de ceux-ci ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles résultant des contraintes inhérentes à la détention, du maintien de la sécurité et du bon ordre des établissements, de la prévention de la récidive et de la protection de l’intérêt des victimes. Ces restrictions tiennent compte de l’âge, de l’état de santé, du handicap et de la personnalité de la personne détenue »

IV. LE cODE DE PROCÉDURE PÉNALE

24. Les articles D.189, D.349, D.350 et D.351 du CPP disposent que :

Article D.189 (à l’époque des faits)

« À l’égard de toutes les personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire, à quelque titre que ce soit, le service public pénitentiaire assure le respect de la dignité inhérente à la personne humaine et prend toutes les mesures destinées à faciliter leur réinsertion sociale. »

Article D.349

« L’incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d’hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l’aménagement et l’entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l’organisation du travail, que l’application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques. »

Article D.350

« Les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l’hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d’air, l’éclairage, le chauffage et l’aération. »

Article D.351

« Dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L’agencement de ces fenêtres doit permettre l’entrée d’air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue.

Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d’une façon convenable et leur nombre proportionné à l’effectif des détenus. »

V. La responsabilité de l’état du fait du caractère indigne des conditions de détention

25. En vertu d’une jurisprudence du Conseil d’État bien établie, la responsabilité de l’État peut être engagée du fait de conditions de détention qui portent atteinte à la dignité humaine. Les premières décisions rendues par les juges du fond et octroyant une indemnité aux personnes ayant subi de telles conditions remontent à 2008 et sont résumées dans la décision Lienhardt c. France ((déc)., no12139/10, 13 septembre 2011). S’agissant du Conseil d’Etat, c’est dans le cadre du référé provision prévu par l’article R.541-1 du CJA qu’il a été jugé, pour la première fois, que des conditions de détention qui portent atteinte à la dignité humaine révèlent l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. La même décision précise qu’une personne détenue peut obtenir du juge des référés l’octroi d’une provision au titre du préjudice subi du fait de telles conditions de détention lorsque l’obligation de l’administration à ce titre n’est pas sérieusement contestable (CE, Section no 363290, 6 décembre 2013). Cette solution a été réaffirmée dans le cadre d’une action en responsabilité (CE no 370896, 5 juin 2015 ; voir également CE no 389711, 13 janvier 2017). Ces décisions, rendues au visa de l’article 3 de la Convention et des dispositions de la loi pénitentiaire et du CPP précitées, apportent plusieurs précisions. D’une part, seules des conditions de détention qui portent atteinte à la dignité humaine révèlent l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. D’autre part, une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime. Enfin, on ne saurait exclure tout préjudice subi du fait de la seule brièveté de la durée d’incarcération dans ces conditions attentatoires à la dignité humaine.

26. A la date du présent litige, les critères d’appréciation des conditions de détention étaient définis de la manière suivante :

« En raison de la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et des motifs susceptibles de justifier ces manquements eu égard aux exigences qu’impliquent le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires ainsi que la prévention de la récidive. »

27. Par une décision postérieure au présent litige (CE, Section, no 412010, 3 décembre 2018), le Conseil d’État a précisé les conditions d’indemnisation du préjudice moral subi du fait de conditions de détention indignes. La section du contentieux a réaffirmé, tout en apportant quelques modifications et précisions à la jurisprudence antérieure, les critères d’appréciation du caractère indigne des conditions de détention :

« 3. En raison de la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu’implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s’apprécient au regard de l’espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l’intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l’accès à la lumière, de l’hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l’aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu’il incombe à l’État de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l’intensité du préjudice subi. »

28. La circonstance que l’intensité du préjudice subi par une personne détenue dans des conditions de détention indignes augmente avec l’écoulement du temps implique que le montant de l’indemnisation accordée par mois de détention dans de telles conditions augmente également. Dans ses conclusions, la rapporteure publique devant le Conseil d’État a souligné, en vue de « guider les juges du fond quant aux principes à mettre en œuvre pour computer ces montants », qu’il s’agirait « alors même que le préjudice moral revêt, à conditions de détention constantes, un caractère globalement forfaitaire, d’accorder un montant d’indemnisation par séquence temporelle de plus en plus élevé à mesure que se prolonge la détention indigne ». Elle y a indiqué qu’« on pourrait par exemple retenir que le préjudice moral découlant d’une deuxième année de détention dans des conditions indignes vaut 1,5 fois plus que le préjudice moral au titre d’une première année dans de telles conditions, et qu’une troisième année pèse à son tour 1,5 fois plus que la précédente. »

Réglant l’affaire au fond après cassation, le Conseil d’État a suivi les préconisations de sa rapporteure publique et a fait application d’un barème progressif. L’État a été condamné à verser une somme de 5 500 EUR à une personne détenue pendant dix-neuf mois dans des conditions de détention indignes :

« Il résulte de l’instruction que M.A. a été détenu, pendant plus de dix-neuf mois, dans des cellules collectives sous-dimensionnées pour le nombre d’occupants, dépourvues d’un apport de lumière naturelle suffisant, privées d’un système d’aération adapté au climat de la Guyane et dans des conditions d’intimité et d’hygiène notablement insuffisantes. Les effets cumulés de ces éléments, dont il ne résulte pas de l’instruction qu’ils seraient liés aux exigences qu’implique le maintien de la sécurité et du bon ordre, constituent, eu égard à leur nature et à leur durée, une épreuve qui excède les conséquences inhérentes à la détention. Ils caractérisent, par suite, des conditions de détention attentatoires à la dignité humaine constitutives d’une faute engendrant, par elle-même, un préjudice moral qu’il incombe à l’État de réparer. Il suit de là que l’obligation dont se prévaut M.A. à l’encontre de l’État, au titre de la période allant du 1er janvier 2012 au 6 août 2013, n’est pas sérieusement contestable.

Compte-tenu, d’une part, de la nature de ces manquements et de leur durée et, d’autre part, de la circonstance qu’ils ont été précédés de plus de sept mois de détention dans des conditions analogues [période de détention non indemnisée en raison de l’application des règles de la prescription], il y a lieu, eu égard à l’aggravation de l’intensité du préjudice subi au fil du temps, de fixer le montant de la provision au versement de laquelle l’État doit être condamné à 1 000 euros au titre de la période courant du 1er janvier au 31 mai 2012, à 3 600 euros au titre de la période courant du 1er juin 2012 au 31 mai 2013, et à 900 euros pour la période courant du 1er juin 2013 au 6 août 2013, soit au total 5 500 euros tous intérêts compris au jour de la présente décision ».

29. S’agissant de la jurisprudence et des pratiques en vigueur jusqu’à l’intervention de la décision du 3 décembre 2018 précitée, il ressort des conclusions précitées de la rapporteure publique ainsi que des observations du Gouvernement et de la tierce partie que le montant des indemnisations octroyées par les juridictions administratives entre 2012 et 2018 se situe entre 50 et 200 euros environ par mois de détention dans des conditions indignes. Les décisions citées sont les suivantes :

– autour de 200 EUR par mois (Cour administrative d’appel (CAA) Nantes, 27 avril 2018, no 16NT03752, 3500 EUR pour 17 mois ; CAA Douai, 28 mars 2017, no 15DA01550, 2000 EUR pour 10 mois ; CAA Bordeaux, 28 février 2017, no 16BX00067, 1500 EUR pour 7 mois) ; CAA Bordeaux, 17 février 2015, no 14BX01991, 2000 EUR pour 10 mois) ;

– autour de 150 EUR par mois : CAA Nancy, 10 mars 2016, no 15NC00972 (500 EUR pour 3 mois) ; TA Rouen, 27 janv. 2015, no 1301376 ; CAA Marseille, 20 juin 2013, no 13MA00027 (450 EUR pour 3 mois) ; CAA Douai, 10 juin. 2012, no 11DA1405 (3000 EUR pour 23 mois) ;

– autour de 100 EUR par mois : CE 13 janvier 2017, no 389712 (1 000 EUR pour 10 mois) ; CAA Douai, 24 mai 2016, no 15DA00497 (3 000 EUR pour 33 mois) ; CAA Lyon, 31 mars 2011, no 10LY01580 (1 200 EUR pour 12 mois) ; CAA Lyon, 31 mars 2011, no 10LY01579 (1 000 EUR pour 10 mois) ; CAA Lyon, 8 avril 2010, no 09LY02917 (1 000 EUR pour 10 mois) ; CAA Douai, 12 novembre 2009, no 09DA00782 ;

– inférieur à 100 EUR par mois : CAA Paris, 8 février 2018, no 17PA00472 ; CAA Bordeaux, 28 mai 2013, no 13NT00635 (2000 EUR pour 29 mois) ; CAA Douai, 8 mars 2013, no 12DA01472 (500 EUR pour 7 mois) ; CAA Paris, 12 janvier 2012, no 11PA02704 (1500 EUR pour 18 mois) ; CAA Nantes (ordonnance), 25 septembre 2012, no 12NT01865 ; CAA Lyon, 8 avril 2010, no 09LY02916 (800 EUR pour 9 mois).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 3

30. Le requérant se plaint de l’ineffectivité du recours indemnitaire qu’il a exercé devant les juridictions internes dans la mesure où, d’une part, le montant de l’indemnisation obtenue (500 EUR) lui paraît insuffisant au regard des conditions de détention subies et, d’autre part, la mise à sa charge des frais d’expertise (773,57 EUR) le rend in fine débiteur de l’État français à hauteur de 273,57 EUR. Il invoque l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3. Ces articles sont ainsi libellés :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

31. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du défaut manifeste de fondement. Il soutient que le requérant a bénéficié d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention dès lors que la somme de 500 EUR qui lui a été octroyée par les juridictions administratives est adéquate et suffisante au regard des conditions de détention subies et que les frais d’expertise mis à sa charge n’ont pas été recouvrés.

32. En premier lieu, et eu égard à la reconnaissance par le juge interne du caractère indigne des conditions de détention subies par le requérant dans la cellule NQ 120, la Cour considère que ce dernier a soulevé un grief défendable au regard de l’article 13 de la Convention, qui trouve par conséquent à s’appliquer (mutatis mutandis, MacKay et BBC Scotland c. Royaume-Uni, no 10734/05, § 27, 7 décembre 2010, Stelian Roşca c. Roumanie, no 5543/06, §§ 93-95, 4 juin 2013, Yengo c. France, no 50494/12, § 64, 21 mai 2015, Hiernaux c. Belgique, no 28022/15, § 44, 24 janvier 2017, J.M.B. et autres c. France, nos 9671/15 et 31 autres, § 175, 30 janvier 2020).

33. En second lieu, la Cour estime que la requête soulève des questions appelant un examen au fond de la violation alléguée de l’article 13 de la Convention et non un examen de recevabilité. Constatant qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

(a) Le requérant

34. Le requérant reconnaît tout d’abord, comme l’indique le Gouvernement (paragraphe 37 ci-dessous), que la somme de 773,57 EUR correspondant aux frais d’expertise n’a pas été recouvrée. Il fait néanmoins valoir que ces frais ont été mis à sa charge et que le non recouvrement des 773,57 EUR ne relève que du bon vouloir de l’administration.

35. Il soutient ensuite que l’insuffisance du montant alloué par les juridictions administratives, 500 EUR pour quatre mois de détention dans des conditions attentatoires à la dignité humaine, l’a privé d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention. Il affirme que cette somme est sans proportion aussi bien avec la juste indemnisation requise dans des affaires similaires qu’avec les standards habituellement pratiqués par la Cour. L’exemple cité par le Gouvernement de l’affaire Torreggiani et autres c. Italie (nos 43517/09 et 6 autres, 8 janvier 2013) dans lequel le requérant a obtenu 200 EUR par mois n’est, selon lui, pas significatif dès lors que cette somme correspond à ce que ce dernier a demandé à la Cour (les autres requérants dans cette affaire ont obtenu respectivement 625 et 735 EUR par mois). Le requérant souligne que les standards d’indemnisation de la Cour sont bien supérieurs à ceux que le Conseil d’État retenait et qu’ils tiennent compte du niveau de vie des pays dont sont ressortissants les requérants. Il cite, parmi les exemples récents, l’arrêt Nikitin et autres c. Estonie (nos 23226/16 et 6 autres, 29 janvier 2019 prenant le cas du requérant M. Jeret) dans lequel la Cour a alloué, à son avis, 24 EUR par jour de détention soit environ 3 000 EUR pour quatre mois, l’arrêt Varga et autres c. Hongrie (nos 14097/12 et 5 autres, §§ 118 à 121, 10 mars 2015) dans lequel elle a alloué 5 000 EUR pour huit mois de détention, montant qui doit être relativisé en outre au regard du niveau de vie du pays d’origine du requérant et l’arrêt Canali c. France (no 40119/09, 25 avril 2013) dans lequel le requérant a obtenu 10 000 EUR pour six mois de détention.

36. Le requérant en déduit que le montant de l’indemnisation qui lui a été allouée est largement insuffisant. Il demande à la Cour d’adresser un signal fort aux autorités françaises, alors que la situation des prisons est préoccupante. Selon le requérant, il s’agit d’obliger l’État à comprendre qu’il est finalement moins ruineux d’adapter des locaux de détention voire la politique répressive dans son ensemble que de devoir indemniser des centaines de personnes ayant subi des conditions de détention indignes.

(b) Le Gouvernement

37. En premier lieu, le Gouvernement soutient que la mise à la charge du requérant des frais d’expertise, dans la configuration du litige, a pu avoir pour objectif, au titre de la bonne administration de la justice, de souligner que l’utilisation de la procédure de référé constat doit être circonscrite à des mesures effectivement utiles au litige. Néanmoins, il informe la Cour que le requérant a bénéficié de l’aide juridictionnelle totale à tous les stades de la procédure, ce qui a fait obstacle au recouvrement des frais d’expertise. Il s’ensuit qu’aucun titre exécutoire n’a été émis à son encontre.

38. En second lieu, le Gouvernement indique que la somme de 500 EUR allouée au requérant par les juridictions administratives lui a été versée le 18 septembre 2013. Il produit la pièce comptable qui atteste de ce versement qui n’est contesté par le requérant. Il soutient qu’un tel montant, accordé en réparation du préjudice moral résultant d’environ quatre mois de détention dans des conditions de détention indignes, est cohérent avec la pratique habituelle des juridictions administratives françaises (paragraphe 29 ci‑dessus). Il affirme que contrairement à ce qu’avance le requérant, les montants alloués par la Cour dépendent des circonstances de chaque espèce. Le Gouvernement donne l’exemple de l’affaire Torreggiani précité, dans laquelle la Cour a alloué aux requérants une somme représentant environ 200 EUR par mois passés dans des conditions de détention indignes.

39. En l’espèce, le Gouvernement rappelle que seule la période de détention du requérant dans une cellule d’environ 16 m2 avec trois ou quatre détenus a été considérée comme attentatoire à la dignité humaine, conformément à la jurisprudence de la Cour relative à l’espace individuel accordé au détenu en dessous duquel l’article 3 se trouve violé. S’agissant par ailleurs des conditions d’hygiène et de salubrité, le Gouvernement soutient que les pièces du dossier ont démontré que des travaux étaient régulièrement réalisés dans l’établissement, que les salles de douches étaient propres et les cours de promenade rénovées en 2008. Le Gouvernement en déduit ainsi que la somme octroyée au requérant est adéquate et suffisante.

40. En conclusion le Gouvernement affirme que le requérant a disposé d’un recours interne effectif conforme aux exigences de l’article 13 de la Convention.

2. Observation de la tierce partie

41. L’OIP observe que le contentieux indemnitaire est récent et peu développé. Il fait valoir que la responsabilité de l’État n’avait été engagée à raison des conditions de détention qu’en ce qui concerne, à la date des observations, trente-quatre établissements pénitentiaires, sur cent quatre‑vingt-cinq que compte le parc carcéral en dépit de la surpopulation carcérale et de la vétusté qui affectent un grand nombre d’entre eux. Il souligne également qu’il s’agit d’un contentieux qui est très disparate sur le plan géographique.

42. L’OIP rappelle que les personnes détenues peuvent saisir le juge du fond mais aussi le juge du référé provision pour obtenir une réparation de leur préjudice causé par des conditions de détention indignes. Il souligne que le Conseil d’État a fixé un cadre d’indemnisation conforme aux critères dégagés par la Cour pour l’analyse des conditions de détention au regard de l’article 3 de la Convention. Il déplore cependant que cette juridiction considère que des circonstances tenant « aux exigences qu’impliquent le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires ou la prévention de la récidive et la protection de l’intérêt des victimes » puissent justifier la soumission à des conditions de détention attentatoires à la dignité humaine (paragraphes 26 et 27 ci-dessus). Il soutient également que les juridictions nationales semblent désormais restreindre le champ des comportements fautifs de l’administration aux seules conditions de détention portant atteinte à la dignité humaine (paragraphe 27 ci-dessus), ce qui exclut que les dysfonctionnements matériels affectant les conditions de détention d’une personne, mais dont les conséquences n’atteignent pas le seuil de gravité prohibé par l’article 3, donnent lieu à indemnisation.

43. L’OIP indique que les juridictions allouent des indemnités comprises dans une fourchette, très basse, allant de 50 à 200 EUR par mois. Il considère que jusqu’à la décision du 3 décembre 2018 (paragraphe 27 ci-dessus), il n’existait pas de lignes directrices auxquelles se référer pour l’évaluation du préjudice moral. Cette décision définit désormais une grille d’indemnisation forfaitaire et évolutive et peut s’analyser de la manière suivante : la personne qui a subi des conditions de détention indignes pourra prétendre à un forfait mensuel de 200 EUR pour la première année de détention, puis 300 EUR par mois pour la deuxième année puis un forfait mensuel de 450 EUR pour la troisième année. L’OIP ajoute que ce forfait peut être augmenté si s’ajoute au préjudice moral un autre type de préjudice ou si des circonstances particulières le justifient (état de santé ou handicap par exemple). S’il accueille favorablement cette grille dans la mesure où elle permettra de faire cesser les divergences entre les différentes juridictions, il déplore cependant l’insuffisance des montants retenus.

44. L’OIP souligne enfin les limites du référé constat (et du référé expertise) en raison de l’appréciation jurisprudentielle très restrictive de la condition d’utilité du constat, comme cela a été le cas en l’espèce. Les détenus se voient souvent opposés l’inutilité d’une expertise alors qu’ils souhaitent réunir les éléments de preuve nécessaires à la formation d’un recours indemnitaire. Ils n’ont pas toujours la possibilité d’avoir accès à une expertise précédente, et le juge se prononce souvent au vu des seuls éléments fournis par l’administration, ce qui est contraire au principe de l’égalité des armes. Enfin, les détenus sont exposés au risque de voir peser sur eux la charge des frais du constat.

3. Appréciation de la Cour

(a) Principes généraux

45. Ainsi que la Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition implique l’existence d’un recours interne de nature à permettre l’examen au fond d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir au requérant le redressement approprié. Ce recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, étant entendu que cette effectivité n’est pas subordonnée à la certitude qu’une issue favorable soit réservée à la requête (Neshkov et autres c. Bulgarie, nos 36925/10 et 5 autres, § 180, 27 janvier 2015).

46. Selon la jurisprudence de la Cour en matière de conditions de détention, les exigences combinées des articles 13 et 3 impliquent l’existence de remèdes préventifs et compensatoires qui doivent coexister de façon complémentaire (paragraphe 47 ci-dessous).

47. En ce qui concerne le remède compensatoire, les principes relatifs au recours indemnitaire ont été précisés par la Cour dans l’arrêt Neshkov et autres précité (voir, également, récemment, Shmelev et autres contre Russie (déc.), nos 41743/17, §§ 89 à 96, 17 mars 2020) :

« (…) 181. La portée de l’obligation résultant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que la personne lésée fonde sur la Convention. Pour ce qui est des griefs tirés de conditions de détention inhumaines ou dégradantes contraires à l’article 3, deux types de redressement sont possibles : l’amélioration des conditions en cause ou la réparation de tout dommage subi du fait de ces conditions. Pour une personne détenue dans de telles conditions, un recours susceptible de mettre rapidement un terme à la violation en cours est donc des plus utiles, voire indispensable au regard de l’importance spéciale attachée au droit découlant de l’article 3. Dès lors que la situation incriminée a pris fin à raison de la libération de la personne concernée ou de son placement dans des conditions conformes aux exigences de l’article 3, celle-ci devrait toutefois avoir droit à réparation de toute violation qui a déjà eu lieu. En d’autres termes, dans ce domaine, les remèdes préventifs et compensatoires doivent coexister de façon complémentaire pour être jugés effectifs (Ananyev et autres [c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08], §§ 96-98 et 214 [, 10 janvier 2012]). (…)

184. En ce qui concerne les recours compensatoires, qu’ils soient judiciaires ou administratifs, permettant de se plaindre de conditions de détention, la charge de la preuve incombant au plaignant ne doit pas être excessive. Si un détenu peut être tenu d’apporter un commencement de preuve et de produire des éléments qui sont facilement accessibles – par exemple, une description précise des conditions incriminées, des témoignages, des plaintes adressées aux autorités pénitentiaires ou organes de surveillance ou les réponses de ces autorités ou organes –, il appartient ensuite aux autorités de réfuter les allégations en question. En outre, les règles procédurales régissant l’examen des demandes d’indemnisation doivent être conformes aux principes d’équité tels que garantis par l’article 6 § 1 de la Convention, notamment à l’exigence du délai raisonnable, et les règles en matière de frais ne doivent pas faire peser un fardeau excessif sur le détenu dont l’action est fondée. Enfin, les plaignants ne devraient pas être tenus d’établir que des agents déterminés ont adopté un comportement irrégulier. Les mauvaises conditions de détention ne sont pas nécessairement le fait de défaillances d’un agent en particulier, mais elles sont souvent le fruit d’un large éventail de facteurs (Ananyev et autres, précité, §§ 228‑229). (…)

187. Ainsi, pour qu’un recours interne permettant de se plaindre de conditions de détention soit effectif, l’autorité ou le tribunal chargé du dossier doit l’examiner conformément aux principes pertinents établis par la jurisprudence de la Cour sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Ces principes sont exposés de manière détaillée dans les paragraphes 225-243 ci-dessous. Dans la mesure où la réalité de la situation compte plus que les apparences, une simple référence à cette disposition dans les décisions des autorités internes n’est pas suffisante. L’affaire doit avoir été effectivement examinée conformément aux principes découlant de la jurisprudence de la Cour.

188. Si l’autorité ou le tribunal interne en charge de l’affaire constate, expressément ou en substance, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions dans lesquelles la personne concernée est ou a été détenue, il lui incombe d’ordonner le redressement approprié. (…)

190. Dans le contexte du recours compensatoire, une réparation pécuniaire devrait être accessible à toute personne incarcérée dans des conditions inhumaines ou dégradantes, ou qui l’a été, et qui a fait une demande dans ce sens. Un constat de non‑respect de l’article 3 de la Convention du fait des conditions de détention subies provoque une présomption forte qu’un préjudice moral a été causé à l’intéressé. Le droit et la pratique internes sur la réparation doivent refléter l’existence de cette présomption plutôt que de rendre l’attribution de l’indemnisation subordonnée à la capacité du plaignant de prouver, par une preuve extrinsèque, l’existence de dégâts non pécuniaires sous forme de détresse émotionnelle (Ananyev et autres, précité, § 229 ; voir aussi Iovtchev [c. Bulgarie, no 41211/98], § 146[, 2 février 2006]). (…)

285. Dans les cas où une atteinte à l’article 3 de la Convention a déjà eu lieu, l’État doit être prêt à reconnaître cette violation et à y apporter une forme de réparation. L’introduction d’un recours seulement préventif ne suffirait pas en ce qu’un recours permettant de prévenir ou de faire cesser une violation de cette disposition ne saurait remédier aux traitements inhumains ou dégradants qui ont déjà été subis. L’État défendeur doit donc mettre en place une voie de recours permettant de remédier aux violations passées. Un tel recours est particulièrement important au regard du principe de subsidiarité, afin que les personnes lésées ne soient pas contraintes de saisir la Cour de griefs qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Ananyev et autres, précité, § 221, et les références qui y sont citées).

288. Une autre forme de redressement – la seule option possible pour les personnes qui ne sont plus en détention – consiste en une réparation pécuniaire. Pareil redressement devrait pleinement respecter les exigences établies aux paragraphes 184‑188 et 190 ci-dessus. Par ailleurs, le montant des indemnités susceptibles d’être accordées au titre du dommage moral ne doit pas être insuffisant par rapport aux sommes octroyées par la Cour dans des affaires similaires au titre de la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention. Les principes énoncés par la Cour au paragraphe 299 ci-dessous peuvent donner des indications sur ce point. Il convient de souligner à cet égard que le droit de ne pas être soumis à un traitement inhumain ou dégradant revêt un caractère si fondamental que l’autorité ou le tribunal interne compétent devra avancer des raisons exceptionnellement impérieuses pour justifier une décision d’octroyer une indemnité inférieure ou de n’en accorder aucune au titre du dommage moral (Ananyev et autres, précité, §§ 228‑230). (…)

299. La Cour estime que la souffrance causée à un individu détenu dans des conditions si mauvaises qu’elles sont constitutives d’un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention ne peut être réparée par le simple constat d’une violation mais appelle le versement d’une indemnité. La durée pendant laquelle le requérant a été soumis à de telles conditions est un facteur important d’appréciation de l’ampleur du dommage moral subi par l’intéressé (Ananyev et autres, [précité,] § 172, et Torreggiani et autres [c. Italie, nos 43517/09 et 6 autres], § 105 [, 8 janvier 2013]). Il est également établi qu’une période initiale d’adaptation à de mauvaises conditions de détention fait payer à la personne concernée un lourd tribut physique et moral (Ananyev et autres, précité, § 172). En revanche, un constat de violation peut en soi constituer une satisfaction équitable suffisante sur le terrain de l’article 13 de la Convention lorsque l’atteinte établie découle de l’absence de recours internes effectifs permettant de se plaindre de conditions de détention inadéquates (ibidem, § 173). »

48. En matière de recours compensatoire, le montant de la réparation susceptible d’être accordée est un élément constitutif de l’effectivité du recours au sens de l’article 13 de la Convention (Neshkov et autres, précité, § 288, Angel Dimitrov Atanasov et Aleksandar Atanasov Apostolov c. Bulgarie (déc.), nos 65540/16 et 22368/17, § 64, 27 juin 2017 et Draniceru c. la République de Moldova (déc.), no 31975/15, §§ 32-34, 12 février 2019) et, dès lors, son insuffisance peut conduire à une violation de la règle de droit prévue par cette disposition (mutatis mutandis, Karim Rhazali et autres contre France (déc.), no 37568/09, 10 avril 2012).

49. En ce qui concerne le montant de l’indemnisation, la Cour a jugé, que le fait que la demande de réparation du requérant n’ait été que partiellement satisfaite n’est pas suffisant en soi pour remettre en cause l’effectivité du recours compensatoire prévu par le droit estonien (Nikitin et autres c. Estonie, nos 23226/16 et 6 autres, § 216, 29 janvier 2019). Dans la décision Shmelev et autres précitée, elle a rappelé qu’en vertu du principe de subsidiarité, une large marge d’appréciation doit être laissée aux autorités nationales en ce qui concerne l’évaluation du montant de l’indemnisation. Elle a précisé que cette évaluation doit être effectuée de façon cohérente avec leur propre système juridique et traditions et compte tenu du niveau de vie du pays même si cela aboutit à l’octroi de sommes inférieures à celles fixées par la Cour dans des affaires similaires (§§ 91 à 94).

(b) Application de ces principes au cas d’espèce

50. À titre liminaire, la Cour rappelle que l’action en responsabilité exercée par le requérant devant les juridictions administratives est une voie de recours indemnitaire qu’elle a qualifié de disponible et adéquate, c’est‑à‑dire comme présentant des perspectives raisonnables de succès, pour des requérants ayant subi des conditions de détention indignes (Lienhardt, précité, Karim Rhazali et autres, précité). Dans une telle hypothèse, elle exige en principe des requérants, une fois libérés ou transférés dans une autre cellule, qu’ils fassent usage de ce recours indemnitaire afin de satisfaire à la règle de l’épuisement des voies de recours internes prévue à l’article 35 § 1 de la Convention (idem, Yengo, précité, § 54, J.M.B. et autres, précité, §§ 134 et 158). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif permettant au requérant de faire valoir le bien-fondé de tout grief défendable et d’obtenir le redressement approprié (Ananyev et autres, précité, § 93).

51. Au cas d’espèce, le requérant soutient qu’il n’a pas bénéficié d’un recours effectif du fait de l’insuffisance de l’indemnisation qui lui a été allouée. Il revient à la Cour, d’une part, d’examiner le régime de responsabilité mis en place et de se prononcer, pour la première fois, sur l’effectivité du recours compensatoire au regard de l’article 13 et, d’autre part, de rechercher si, dans la présente affaire, le requérant dont les juridictions internes ont reconnu la qualité de victime d’une violation de l’article 3 a obtenu un redressement approprié.

52. En premier lieu, la Cour constate qu’il ressort des décisions rendues dans la présente affaire que les juridictions administratives ont statué dans le respect des principes généraux consacrés par la jurisprudence du Conseil d’État s’agissant de la méconnaissance, à raison des conditions de détention, de l’article 3 de la Convention. Il revient à la Cour de vérifier si ces principes sont cohérents avec les exigences posées par sa propre jurisprudence en la matière. Elle observe que le tribunal administratif s’est fondé sur le rappel, par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 (paragraphe 23 ci-dessus), de l’obligation de respecter la dignité des personnes détenues qui se traduit en particulier par l’interdiction de leur infliger des traitements inhumains ou dégradants. Il a relevé le caractère indigne des conditions de détention du requérant en tenant compte cumulativement de l’état de surpeuplement de la maison d’arrêt, notant qu’il avait été détenu dans une cellule de 16m2 avec trois ou quatre détenus pendant quatre mois, et des problèmes tenant au mauvais état général de cette cellule « tant au niveau des sols, murs, lavabos et plafonds », de sa faible luminosité et de l’absence d’aération. Il a en conséquence engagé la responsabilité de l’État pour faute et a condamné ce dernier à lui verser une indemnisation en réparation du préjudice moral subi de ce fait.

53. Saisi d’un pourvoi contre le jugement rendu en premier et dernier ressort, le Conseil d’État a exercé le contrôle du juge de cassation conformément aux lignes dégagées par sa jurisprudence. Garant de l’application du droit, le juge de cassation contrôle, sous le timbre de l’erreur de droit, le respect, par les juges du fond, des critères retenus pour apprécier le caractère indigne ou non des conditions de détention (paragraphe 26 ci-dessus). Au visa de l’article 3 de la Convention, il a jugé que ces critères avaient été correctement appliqués au cas d’espèce. S’agissant de la caractérisation d’une violation de l’article 3, le juge de cassation exerce ensuite le contrôle de la qualification juridique des faits afin de garantir le plein respect des exigences attachées à l’article 3 de la Convention. Sur ce point, le Conseil d’État a également confirmé la solution retenue par les premiers juges en estimant que le requérant avait été détenu, pendant environ quatre mois, dans des conditions attentatoires à la dignité humaine. Il a ensuite rappelé que les conditions de détention indignes subies par le requérant ont révélé l’existence d’une faute de l’État et engendré par elles-mêmes un préjudice moral indemnisable dont il n’a pas à démontrer l’existence. La Cour relève que, ce faisant, les juridictions internes ont statué selon des standards qui coïncident avec les siens en matière de conditions de détention et tiennent compte de la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, de leur vulnérabilité et des conditions matérielles de leur détention. Elle note en outre que, conformément à sa jurisprudence, les juridictions internes ont engagé la responsabilité de l’État dès lors qu’était caractérisé un manquement objectif aux obligations de l’administration pénitentiaire qui découlent du respect de l’article 3.

54. En deuxième lieu, la Cour note que le jugement du tribunal administratif dont le dispositif octroie une somme au requérant en réparation du préjudice moral résultant de la violation de l’article 3 de la Convention, confirmé par le Conseil d’État, a été mis à exécution et que le requérant a été effectivement indemnisé. Au vu de ce qui précède, la Cour constate que l’économie générale du recours indemnitaire ouvert devant le juge administratif répond, en offrant la perspective d’une réparation adéquate du préjudice subi tant en ce qui concerne l’évaluation de l’indemnisation que le versement effectif des sommes allouées, aux exigences de l’article 13.

55. Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, et compte tenu de la portée du contrôle juridictionnel exercé par les juridictions administratives respectivement sur les faits de l’espèce, le bien-fondé du « grief défendable » au regard de la Convention ainsi que du droit à une indemnisation des conditions de détention attentatoires à la dignité humaine, la Cour estime que le requérant a bénéficié d’un recours approprié lui permettant d’obtenir une décision exécutoire lui allouant une indemnité en réparation du dommage subi (mutatis mutandis, Nikitin et autres précité, § 214). Elle en déduit que le recours indemnitaire ouvert devant le juge administratif revêt, dans son principe, un caractère effectif. Il reste à la Cour à examiner, dans un second temps, l’effectivité de ce recours, au cas d’espèce, compte tenu du montant qui a été alloué au requérant.

56. Le requérant soutient que le caractère effectif du recours indemnitaire qu’il a exercé a été affecté par la décision des juridictions internes de mettre à sa charge les frais d’expertise. La Cour relève, à la lumière des indications apportées par les parties (paragraphes 34 et 37 ci-dessus), que la somme de 773,57 EUR correspondant à ces frais d’expertise n’a pas fait l’objet d’un recouvrement. Pour autant, elle ne peut que constater que les juridictions internes, amenées à statuer sur la charge définitive des frais d’expertise dans le cadre du recours indemnitaire introduit par le requérant, ont décidé de les mettre à la charge de ce dernier au motif que la mesure d’expertise ordonnée en première instance avait été, après avoir été effectuée, annulée en appel. La Cour considère que l’effectivité du recours exercé par le requérant qu’il lui revient d’examiner, au regard de l’article 13, doit être appréciée, en l’espèce, compte tenu du montant net des sommes allouées par les juridictions internes. Il convient dès lors de soustraire de la somme de 500 EUR accordée au requérant en réparation du préjudice moral subi à raison des conditions de sa détention constitutives d’une atteinte à la dignité humaine celle de 773,57 EUR mise à sa charge au titre des dépens. La Cour constate, avec le requérant, qu’à l’issue du recours indemnitaire qu’il a introduit devant la juridiction administrative, il s’est retrouvé, alors même que la responsabilité de l’État avait été engagée pour réparer le préjudice moral dont il avait été reconnu victime, débiteur de l’État à hauteur de 273,57 EUR.

57. Il résulte ce qui précède que la Cour doit apprécier l’effectivité du recours exercé au cas d’espèce en tenant compte à la fois du montant de la réparation accordée et de l’impact de la mise à la charge du requérant des frais d’expertise. S’agissant, d’une part, de l’indemnisation allouée au requérant en réparation du préjudice moral subi à raison de quatre mois de détention dans des conditions indignes, le tribunal administratif en a fixé le montant à 500 EUR. Compte tenu de la nature de son contrôle de cassation qui laisse, « en l’absence de dénaturation », cette question de fait à l’appréciation souveraine des juges du fond, le Conseil d’État n’a pas remis en cause le montant de l’indemnité fixé par le tribunal administratif qui, en dépit de sa faiblesse, ne s’éloignait pas suffisamment des standards d’indemnisation d’un préjudice moral alors en vigueur devant la juridiction administrative pour caractériser une dénaturation de nature à entraîner la cassation, sur ce point, du jugement de première instance. La Cour constate que ce montant se situe dans la moyenne de ce qu’octroyaient habituellement les juridictions administratives françaises à l’époque des faits (paragraphe 29 ci-dessus). Elle relève l’extrême modicité de cette somme, ainsi d’ailleurs que la rapporteure publique dans les conclusions devant le Conseil d’État (paragraphe 18 ci-dessus), qui est inférieure à celle qui serait accordée aujourd’hui dans le cadre du barème progressif consacré par la décision du Conseil d’État du 3 décembre 2018 (paragraphe 27 ci-dessus), et la circonstance qu’elle ne représente qu’un très faible pourcentage de celle qu’elle aurait pu octroyer dans des circonstances similaires. S’agissant, d’autre part, de la mise à la charge du requérant des frais d’expertise, la Cour rappelle le principe selon lequel les règles en matière de frais de procédure ne doivent pas faire peser un fardeau excessif sur le détenu dont l’action est fondée (Neshkov et autres précité, § 184; Ulemek c. Croatie, no 21613/16, §§ 107‑108, 31 octobre 2019, Sukachov c. Ukraine, no 14057/17, § 115, 30 janvier 2020 et, par exemple, Slavtcho Kostov c. Bulgarie, no 28674/03, § 62, 27 novembre 2008) et considère que tel a été le cas en l’espèce. La Cour note à cet égard que, postérieurement à la décision du 2 décembre 2015, le Conseil d’État a jugé qu’il résulte de l’article 24 de la loi du 10 juillet 1991 et de l’article R.761-1 du code de justice administrative précités que, lorsque la partie perdante bénéficie de l’aide juridictionnelle totale, ce qui était le cas du requérant, et hors le cas où le juge décide de faire usage de la faculté que lui ouvre l’article R.761-1 du code de justice administrative, en présence de circonstances particulières, de mettre les dépens à la charge d’une autre partie, les frais d’expertise incombent à l’État (paragraphe 22 ci-dessus).

58. Dans ces conditions et alors même qu’au regard du principe de subsidiarité, les juridictions nationales sont les mieux placées pour apprécier concrètement les conditions de détention des personnes détenues et pour fixer le montant de l’indemnité octroyée pour réparer le préjudice moral résultant de conditions attentatoires à la dignité humaine (Shmelev et autres, précité, § 91 ; voir, également, mutatis mutandis, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no36813/97, § 189, CEDH 2006‑V), la Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le résultat auquel a abouti l’action engagée par le requérant qui l’a placé en situation, compte tenu tant de la faiblesse du montant de l’indemnisation allouée que de la mise à sa charge des frais d’expertise, de devoir à l’État une somme de 273,57 EUR après qu’eut été caractérisée l’existence d’un préjudice moral subi du fait de conditions de détention attentatoires à sa dignité a privé le recours qu’il a exercé de son effectivité. Pour autant, la Cour ne perd pas de vue que le développement de la jurisprudence du juge administratif sur le recours indemnitaire s’inscrit dans un ensemble de réformes que l’État défendeur doit mettre en place pour faire face au problème de la surpopulation carcérale (J.M.B. et autres précité, § 315) et pour résoudre les nombreuses affaires individuelles nées de ce problème, donnant ainsi effet au principe de subsidiarité qui est à la base du système de la Convention (Stella et autres contre Italie, no 49169/09, §, 62, 16 septembre 2014).

59. Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

61. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

62. Le Gouvernement indique que les sommes accordées dans des affaires similaires varient de 1 000 à 2 000 EUR. Il considère que la somme de 1 500 EUR pourrait être allouée au requérant.

63. La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain. Statuant en équité, elle lui accorde 2 000 EUR à ce titre (Pilalis et autres c. Grèce, no 5574/16, § 70, 17 mai 2018, Dikaiou et autres c. Grèce, no 77457/13, § 88, 16 juillet 2020.

B. Frais et dépens

64. Le requérant demande également 1 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il indique qu’il a convenu avec son représentant que des honoraires pourraient être dus à hauteur de cette somme en cas de succès et produit une facture à ce titre.

65. Le Gouvernement considère que cette somme, dûment justifiée, peut être octroyée au requérant.

66. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik                             Síofra O’Leary
Greffier                                              Présidente

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

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