Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 261
Avril 2022
Avis consultatif demandé par la Cour administrative suprême lituanienne
Demande n° P16-2020-002
8.4.2022 [GC]
Résumé juridique
Article 3 du Protocole n° 1
Se porter candidat aux élections
Avis consultatif concernant l’appréciation de la proportionnalité d’une interdiction générale pour une personne de se porter candidate à une élection après une destitution dans le cadre d’une procédure d’impeachment
Contexte et questions – La demande d’avis consultatif formulée par la Cour administrative suprême lituanienne tire son origine d’une procédure par laquelle Mme N.V. a contesté le refus que lui avait opposé la Commission électorale centrale d’enregistrer sa candidature aux élections du Seimas d’octobre 2020, au motif qu’en 2014 elle avait vu son mandat au Seimas révoqué dans le cadre d’une procédure d’impeachment, parce qu’elle était restée en défaut, sans raison valable, d’assister aux séances du Seimas du fait de sa fuite de Lituanie pour échapper aux poursuites pénales dirigées contre elle. En vertu du droit interne, cela signifiait qu’elle ne pouvait plus exercer de mandat parlementaire. L’interdiction légale qui empêchait l’enregistrement de sa candidature était la conséquence directe des dispositions constitutionnelles et législatives relatives à l’impeachment, dont la Cour a conclu, dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre le 6 janvier 2011 dans l’affaire Paksas c. Lituanie, qu’elles étaient contraires à l’article 3 du Protocole no 1 au motif que le caractère définitif et irréversible de l’inéligibilité prévue par ces dispositions constituait une sanction disproportionnée. Dans cette affaire, la loi relative à la procédure d’impeachment avait été appliquée à M. Paksas, ancien président de la République. À la date de l’adoption du présent avis consultatif, l’exécution de cet arrêt est toujours pendante devant le Comité des Ministres.
Les questions posées par la Cour administrative suprême dans sa demande d’avis consultatif étaient formulées comme suit :
« 1) Un État contractant outrepasse-t-il la marge d’appréciation que lui confère l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention s’il ne garantit pas la compatibilité de son droit interne avec les obligations internationales qui découlent des dispositions de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, et empêche en conséquence une personne démise de ses fonctions de membre du Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment d’exercer l’aspect « passif » de son droit à des élections pendant une période de six ans ?
Dans l’affirmative, une telle situation pourrait-elle se justifier par la complexité des circonstances concrètes, directement liées à la possibilité pour l’organe législatif de rendre les dispositions nationales de rang constitutionnel conformes aux obligations internationales pesant sur l’État ?
2) Quels sont les exigences et critères découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention qui déterminent le champ d’application du principe de proportionnalité dont la juridiction interne devrait tenir compte et vérifier le respect dans la situation en question ?
Dans une telle situation, y a-t-il lieu, afin d’apprécier la proportionnalité d’une interdiction générale restreignant l’exercice des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, d’accorder un poids décisif non seulement à l’institution d’un délai mais aussi aux circonstances propres à chaque affaire tenant à la nature des fonctions dont la personne a été démise et à l’acte ayant provoqué la procédure d’impeachment ? »
Avis
Considérations préliminaires – La Cour tient compte de la décision la plus récente du Comité des Ministres concernant l’exécution de l’arrêt Paksas, dans laquelle les Délégués ont pris note de l’intention initiale du Gouvernement d’attendre que la Cour rende son avis consultatif avant de passer aux étapes suivantes de l’exécution de cet arrêt, et décidé d’en reprendre l’examen après le prononcé de l’avis demandé. Elle estime par conséquent que les questions posées par la Cour administrative suprême demeurent pertinentes et doivent être abordées. Elle souligne toutefois que le Protocole no 16 n’a pas été envisagé comme un instrument destiné à être utilisé dans le contexte de l’exécution d’un arrêt.
La Cour juge approprié de commencer par répondre à la deuxième question, qui est liée à l’affaire pendante devant la Cour administrative suprême, circonstance qui est une exigence découlant de l’article 1 § 2 du Protocole no 16.
La deuxième question – Celle-ci porte, en substance, sur les critères que la juridiction lituanienne compétente doit appliquer pour apprécier si, dans les circonstances particulières de l’affaire dont elle est saisie, l’interdiction qui empêche une personne démise de ses fonctions de membre du Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment de se porter candidate aux élections du Seimas est devenue disproportionnée au point d’emporter violation de l’article 3 du Protocole no 1.
La Cour administrative suprême a en effet considéré, au vu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, que la loi relative à la procédure d’impeachment qui avait été appliquée à M. Paksas était applicable de la même manière à Mme N.V., en ce que l’exercice de leurs deux fonctions requiert qu’il soit prêté serment conformément à la Constitution. La Cour comprend toutefois la deuxième question comme supposant que la juridiction interne se considère elle-même saisie de la question de savoir si, au vu de toutes les circonstances pertinentes, cette interdiction définitive a eu sur la situation personnelle de Mme N.V. des conséquences qui sont devenues disproportionnées aux fins de l’article 3 du Protocole no 1. Dans ce contexte, il s’agit ainsi d’une demande visant à obtenir des indications sur les critères à appliquer aux fins de la prise d’une décision. Conformément à l’objet et au but du Protocole no 16, la Cour y répondra du point de vue de la juridiction dont émane la demande, sans préjudice d’une éventuelle initiative législative que le Seimas prendrait en vue de remédier au problème engendré par la non-exécution de l’arrêt Paksas.
La Cour rappelle tout d’abord sa jurisprudence relative aux points soulevés dans le cas d’espèce, à la lumière de laquelle les exigences découlant de l’arrêt rendu par elle dans l’affaire Paksas doivent être interprétées. Il s’agit des conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans l’arrêt précité, mais aussi de sa jurisprudence concernant le droit de se porter candidat à des élections au sens de l’article 3 du Protocole no 1, la notion de « limitations implicites », le principe d’un but légitime, l’incidence du contexte politique et historique, ainsi que l’exigence de garanties procédurales.
À cet égard et eu égard aux faits précisément liés au présent avis, la Cour rappelle que, dans l’arrêt Paksas, elle a estimé que dans le cadre de l’évaluation de la proportionnalité d’une mesure générale restreignant l’exercice des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, il y a lieu d’accorder un poids décisif à l’existence d’une limite temporelle et d’une possibilité de revoir la mesure en cause. La nécessité d’une telle possibilité est liée au fait qu’il faut tenir compte, lorsque l’on procède à cette évaluation, du contexte historico-politique de l’État concerné. Par ailleurs, si les États jouissent d’une grande latitude pour déterminer, dans leurs ordres constitutionnels respectifs, les règles relatives au statut de parlementaire, ces règles ne peuvent avoir pour effet d’interdire à certaines personnes ou à certains groupes de prendre part à la vie politique du pays et à la désignation des membres du corps législatif. La Cour a également considéré qu’avec le temps une restriction générale des droits électoraux devient plus difficile à justifier et qu’il est préférable de suivre une approche individualisée.
Il en découle que la référence au poids à attacher à l’existence d’une limite temporelle et d’une possibilité de revoir la mesure en cause, énoncée dans l’arrêt Paksas, ne doit pas nécessairement être entendue comme exigeant que ces deux éléments soient combinés, ni comme précisant si la limite temporelle applicable dans une affaire donnée doit être définie de manière abstraite ou au cas par cas. Ce qui importe, en définitive, c’est que l’interdiction en question reste proportionnée, au sens de l’arrêt Paksas. On peut y parvenir grâce à un cadre législatif approprié ou à un contrôle juridictionnel de la durée, de la nature et de l’étendue de l’interdiction en question telle qu’applicable à la personne concernée, réalisé sur la base de critères objectifs et tenant compte de la situation particulière de cette personne telle qu’elle se présente au moment du contrôle. Dans ce contexte, la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l’arrêt Paksas, à savoir qu’une inéligibilité permanente s’analyse en une restriction disproportionnée à raison de son caractère définitif et irréversible, n’implique pas en elle-même que la décision de refuser à une personne le droit de se porter candidate à des élections, au moment où elle est prise, s’analysera nécessairement en une restriction disproportionnée. Pour le déterminer, il faudra apprécier le refus en question et les circonstances particulières de l’espèce en se fondant sur des critères objectifs.
Ces critères doivent revêtir un caractère objectif et permettre de prendre en compte de manière transparente les circonstances pertinentes liées non seulement aux événements qui ont conduit à la destitution de la personne concernée mais aussi, et avant tout, aux fonctions que cette dernière entend exercer à l’avenir. En effet, l’objectif principal poursuivi par l’impeachment et l’interdiction qui en résulte n’est pas d’infliger une autre sanction à la personne concernée, en plus, le cas échéant, de la sanction pénale, mais de protéger les institutions parlementaires. Les critères pertinents devraient donc être essentiellement définis sous l’angle des exigences du bon fonctionnement de l’institution dont la personne entend devenir membre, et partant du système constitutionnel et de la démocratie dans son ensemble dans l’État concerné.
Cela revient à évaluer l’incidence objective que l’appartenance potentielle de cette personne à l’institution concernée aurait sur le fonctionnement de cette dernière, en tenant compte de considérations telles que le comportement passé et présent de la personne destituée dans le cadre d’une procédure d’impeachment et la nature des actes qui ont abouti à sa destitution, mais également – et surtout – de la stabilité institutionnelle et démocratique de l’institution en question, de la nature des devoirs et responsabilités pesant sur cette dernière, ainsi que de la probabilité que la personne destituée soit susceptible de perturber de manière significative le fonctionnement de cette institution, voire de la démocratie dans son ensemble dans l’État concerné. Des aspects tels que la loyauté de cette personne à l’État, englobant son respect de la Constitution, des lois, des institutions et de l’indépendance, peuvent également être pertinents à cet égard. C’est à la lumière de tous ces aspects qu’il conviendrait de déterminer la durée appropriée et proportionnée de l’inéligibilité des personnes destituées dans le cadre d’une procédure d’impeachment à toute fonction à laquelle l’interdiction en cause s’applique.
Enfin, la procédure qui aboutit à une décision dans une affaire individuelle doit être entourée de garanties suffisantes pour assurer le respect de l’état de droit et une protection contre l’arbitraire. Celles-ci doivent inclure l’exigence que cette procédure se déroule devant un organe indépendant et que la personne concernée puisse être entendue par ce dernier et obtenir une décision motivée.
La première question – Au vu de la réponse qu’elle a apportée à la deuxième question, la Cour comprend la première question comme portant essentiellement sur le point de savoir si la Cour administrative suprême devrait prendre en compte les difficultés rencontrées par les autorités lituaniennes dans l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas. À cet égard, la Cour prend note des récents développements au Seimas concernant le processus de modification de la Constitution : le deuxième vote sur le projet de modification devrait être programmé au cours de la session de printemps du Seimas, qui a commencé le 10 mars 2022. Compte tenu de ces éléments, ainsi que des limites inhérentes au système d’avis consultatif tel qu’il est prévu par le Protocole no 16 lorsqu’il s’agit de questions relevant de l’exécution des arrêts de la Cour, celle-ci juge inapproprié de répondre à la première question.
Conclusion (unanimité) : Les critères pertinents pour trancher la question de savoir si l’interdiction d’exercer un mandat parlementaire prononcée dans le cadre d’une procédure d’impeachment a excédé ce qui est proportionné au regard de l’article 3 du Protocole no 1 devraient revêtir un caractère objectif et permettre de prendre en compte de manière transparente les circonstances pertinentes liées non seulement aux événements qui ont conduit à la destitution de la personne concernée mais aussi, et avant tout, aux fonctions que cette dernière entend exercer à l’avenir. Ils devraient être essentiellement définis sous l’angle des exigences du bon fonctionnement de l’institution dont la personne entend devenir membre, et partant du système constitutionnel et de la démocratie dans son ensemble dans l’État concerné.
(Voir Gitonas et autres c. Grèce, 18747/91 et al, 1er juillet 1997, Résumé juridique ; Aziz c. Chypre, 69949/01, 22 juin 2004, Résumé juridique ; Ždanoka c. Lettonie [GC], 58278/00, 16 mars 2006, Résumé juridique ; Ādamsons c. Lettonie, 3669/03, 24 juin 2008, Résumé juridique ; Tănase c. Moldova [GC], 7/08, 27 avril 2010, Résumé juridique ; Paksas c. Lituanie [GC], 34932/04, 6 janvier 2011, Résumé juridique ; Abil c. Azerbaïdjan, 16511/06, 21 février 2012 ; Mugemangango c. Belgique [GC], 310/15, 10 juillet 2020, Résumé juridique ; Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2) [GC], 14305/17, 22 décembre 2020, Résumé juridique. Voir aussi Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, P16-2018-001, Cour de cassation française, 10 avril 2019, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le avril 10, 2022 par loisdumonde
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