Avis consultatif concernant l’appréciation de la proportionnalité, sous l’angle de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention, d’une interdiction générale pour une personne de se porter candidate à une élection après une destitution dans le cadre d’une procédure d’impeachment

GRANDE CHAMBRE
AVIS CONSULTATIF
concernant l’appréciation de la proportionnalité, sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, d’une interdiction générale pour une personne de se porter candidate à une élection après une destitution dans le cadre d’une procédure d’impeachment
demandé par
la Cour administrative suprême lituanienne
(Demande no P16-2020-002)
STRASBOURG
8 avril 2022

Cet avis est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Robert Spano, président,

Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Georges Ravarani,
Ksenija Turković,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Mārtiņš Mits,
Stephanie Mourou-Vikström,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
Ivana Jelić,
Lorraine Schembri Orland,
Mattias Guyomar, juges,
et Johan Callewaert, Greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 octobre 2021 et 17 mars 2022,

Rend l’avis que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. Dans une lettre du 17 septembre 2020 adressée au greffier de la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour »), la Cour administrative suprême lituanienne a sollicité auprès de la Cour, au titre de l’article 1 du Protocole no 16 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« le Protocole no 16 »), un avis consultatif portant sur les questions énoncées au paragraphe 7 ci-dessous.

2. Le 5 novembre 2020, la Cour administrative suprême a produit les traductions anglaises, sollicitées par la Cour, de la demande d’avis consultatif et des pièces jointes pertinentes. La demande d’avis consultatif est donc considérée comme ayant été introduite à cette dernière date.

3. Le 25 janvier 2021, le collège de cinq juges de la Grande Chambre de la Cour, composé conformément aux articles 2 § 3 du Protocole no 16 et 93 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), a décidé d’accepter la demande.

4. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée le 27 janvier 2021, conformément aux articles 24 § 2 h) et 94 § 1 du règlement.

5. Par des lettres du 27 janvier 2021, le greffier de la Cour a informé le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») et la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe que le président de la Grande Chambre les invitait à soumettre à la Cour des observations écrites sur la demande d’avis consultatif dans un délai expirant le 22 février 2021 (articles 3 du Protocole no 16 et 94 § 3 du règlement).

Le délai a été prolongé jusqu’au 1er mars 2021 à la demande du Gouvernement, lequel a présenté ses observations écrites dans ce délai. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe n’a pas usé de ce droit.

6. Après la clôture de la procédure écrite, le président de la Grande Chambre a décidé qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience (article 94 § 6 du règlement).

LES QUESTIONS POSÉES

7. Les questions posées par la Cour administrative suprême dans sa demande d’avis consultatif sont ainsi libellées :

« 1) Un État contractant outrepasse-t-il la marge d’appréciation que lui confère l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention s’il ne garantit pas la compatibilité de son droit interne avec les obligations internationales qui découlent des dispositions de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, et empêche en conséquence une personne démise de ses fonctions de membre du Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment d’exercer l’aspect « passif » de son droit à des élections pendant une période de six ans ?

Dans l’affirmative, une telle situation pourrait-elle se justifier par la complexité des circonstances concrètes, directement liées à la possibilité pour l’organe législatif de rendre les dispositions nationales de rang constitutionnel conformes aux obligations internationales pesant sur l’État ?

2) Quels sont les exigences et critères découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention qui déterminent le champ d’application du principe de proportionnalité dont la juridiction interne devrait tenir compte et vérifier le respect dans la situation en question ?

Dans une telle situation, y a-t-il lieu, afin d’apprécier la proportionnalité d’une interdiction générale restreignant l’exercice des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, d’accorder un poids décisif non seulement à l’institution d’un délai mais aussi aux circonstances propres à chaque affaire tenant à la nature des fonctions dont la personne a été démise et à l’acte ayant provoqué la procédure d’impeachment ? »

LE CONTEXTE FACTUEL ET LA PROCÉDURE INTERNE DANS LE CADRE DESQUELS S’INSCRIT LA DEMANDE D’AVIS

8. La présente demande d’avis consultatif s’inscrit dans le contexte du refus d’enregistrer la candidature de Mme N.V. aux élections du Seimas de 2020. Afin de comprendre les raisons et le fondement de ce refus, la Cour juge nécessaire d’exposer les faits suivants.

I. LES FAITS CONCERNANT Mme N.V.

A. La carrière de juge de Mme N.V. et la procédure connexe de garde d’enfant

9. De 2007 à 2012, Mme N.V. exerça les fonctions de juge auprès du tribunal régional de Kaunas.

10. Mme N.V. fut l’un des principaux protagonistes d’une procédure de garde d’enfant très médiatisée en Lituanie. Cette procédure a déjà été examinée par la Cour dans l’affaire Stankūnaitė c. Lituanie, no 67068/11, 29 octobre 2019 (concernant Mme N.V. en particulier, voir les paragraphes 70-75 de l’arrêt rendu dans cette affaire ; concernant la procédure de garde d’enfant susmentionnée, voir aussi Čivinskaitė c. Lituanie, no 21218/12, 15 septembre 2020, en particulier les paragraphes 5‑15).

B. La démission de Mme N.V. de ses fonctions de juge et son élection au Seimas

11. En mai 2012, le procureur général invita le Seimas à lever l’immunité dont Mme N.V. bénéficiait en sa qualité de juge. Il considérait que celle-ci était susceptible d’avoir commis plusieurs infractions dans le cadre des événements liés à la procédure de garde susmentionnée. En juin 2012, le Seimas leva l’immunité de l’intéressé afin de permettre son arrestation et l’ouverture de poursuites contre elle.

12. En juin 2012, Mme N.V. demanda au président de la République de Lituanie à être relevée de ses fonctions de juge. Après avoir obtenu l’approbation de cette mesure par le Conseil de la magistrature, le président de la République accueillit le 2 juillet 2012 la demande de révocation de Mme N.V.

13. En octobre 2012, Mme N.V. fut élue au Seimas sur la liste « Drąsos kelias », parti dont le nom était un hommage au défunt frère de l’intéressée, lequel avait également joué un rôle central dans la procédure de garde susmentionnée. Le 16 novembre 2012, Mme N.V. prêta le serment d’être fidèle à la République de Lituanie et acquit tous les droits de représentante de la nation.

C. La procédure pénale dirigée contre Mme N.V.

14. En janvier 2013, le procureur général demanda au Seimas de lever l’immunité dont Mme N.V. bénéficiait en sa qualité de membre du Seimas, notant que celle-ci était soupçonnée d’avoir commis plusieurs infractions au cours de la procédure de garde susmentionnée, à savoir outrage au tribunal, non‑respect d’une décision de justice, résistance à un fonctionnaire ou à une personne exerçant des fonctions d’administration publique, abus des droits et devoirs d’un tuteur, entrave aux activités d’un huissier et infliction de dommages corporels mineurs. Mme N.V. se vit également notifier sa mise en examen.

15. Le 9 avril 2013, le Seimas accepta de lever l’immunité de Mme N.V. afin de permettre l’arrestation de celle-ci et l’ouverture de poursuites contre elle. Le même mois, Mme N.V. s’enfuit aux États-Unis. En mai 2013, les autorités lituaniennes diffusèrent un avis de recherche la concernant.

D. La procédure d’impeachment dirigée contre Mme N.V.

16. En décembre 2013, une procédure d’impeachment fut engagée contre Mme N.V. au motif que celle-ci ne s’était pas acquittée de ses fonctions de membre du Seimas. Pendant la procédure d’impeachment, l’intéressée n’était pas en Lituanie.

17. Le 3 juin 2014, la Cour constitutionnelle constata que d’avril à novembre 2013 Mme N.V. était restée en défaut, sans raison valable, d’assister à soixante-quatre séances plénières du Seimas et vingt-cinq séances de la commission des affaires juridiques du Seimas. La Cour constitutionnelle estima qu’en agissant de la sorte, Mme N.V. avait manqué au serment parlementaire qu’elle avait prêté et commis une violation grave de la Constitution.

La Cour constitutionnelle considéra que le fait pour une personne d’avoir quitté le territoire de la République de Lituanie, d’être soupçonnée dans le cadre d’une procédure pénale, d’être recherchée par les autorités et d’être susceptible de se soustraire à une enquête préliminaire afin d’échapper à sa responsabilité pénale ne pouvait en soi passer pour un motif important et valable de nature à justifier une absence aux séances du Seimas et d’une commission du Seimas ou un défaut de notification de l’impossibilité pour elle d’assister aux séances en question.

18. Dans le cadre d’une procédure d’impeachment et au vu des conclusions de la Cour constitutionnelle, le Seimas vota ensuite, le 19 juin 2014, la révocation du mandat parlementaire de Mme N.V.

E. L’extradition de Mme N.V. vers la Lituanie et l’état actuel de la procédure pénale dirigée contre elle

19. Mme N.V. fut arrêtée aux États-Unis en février 2018 à la demande des autorités lituaniennes. En avril 2018, le Département d’État américain décida d’extrader Mme N.V. vers la Lituanie et d’autoriser l’ouverture de poursuites contre elle pour quatre infractions : 1) entrave aux activités d’un juge, d’un procureur, d’un enquêteur, d’un avocat ou d’un huissier, 2) résistance à un fonctionnaire ou à une personne exerçant des fonctions d’administration publique, 3) non-exécution d’une décision de justice et 4) infliction de douleurs physiques ou d’une atteinte mineure à la santé.

20. Le 6 novembre 2019, Mme N.V. fut extradée vers la Lituanie où elle fut initialement placée en détention. Le 19 novembre 2019, le tribunal régional de Vilnius accueillit la demande de l’intéressée tendant à l’imposition de mesures provisoires moins strictes et ordonna sa mise en liberté sous caution, son placement sous surveillance électronique et la saisie de ses documents d’identité.

21. Il ressort de données publiques que, le 8 juillet 2021, le tribunal régional de Panevėžys a déclaré Mme N.V. coupable d’entrave aux activités d’un huissier, de résistance à un fonctionnaire et de lésions corporelles mineures, et prononcé à son égard une peine d’emprisonnement d’un an, neuf mois et six jours. Compte tenu du temps que l’intéressée avait déjà passé en détention provisoire, il a été considéré qu’elle avait déjà purgé sa peine. Mme N.V. a interjeté appel.

22. Toujours selon des données publiques, la cour d’appel a confirmé, le 25 janvier 2022, le jugement rendu par le tribunal de première instance, et débouté Mme N.V. Cette décision peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation devant la Cour suprême dans un délai de trois mois.

F. La tentative de Mme N.V. de se présenter aux élections du Seimas en 2020

23. En 2020, Mme N.V. demanda l’enregistrement de sa candidature aux élections du Seimas qui devaient se tenir en octobre la même année.

24. La Commission électorale centrale (« la CEC ») refusa d’enregistrer la candidature de Mme N.V. au motif qu’en 2014 celle-ci avait fait l’objet d’une procédure d’impeachment qui avait abouti à la révocation de son mandat au Seimas, si bien qu’elle ne pouvait plus exercer de mandat parlementaire (article 2 § 5 de la loi sur les élections au Seimas, paragraphe 49 ci‑dessous).

25. Mme N.V. contesta la décision de la CEC devant la Cour administrative suprême qui décida de saisir la Cour d’une demande d’avis consultatif.

II. LES FAITS RELATIFS À L’AFFAIRE PAKSAS c. LITUANIE ET SES CONSEQUENCES

A. L’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Paksas c. Lituanie

26. Le 6 avril 2004, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, le Seimas démit M. Paksas de son mandat de président de la République lituanienne en raison de violations graves de la Constitution et d’un manquement au serment prêté à la nation. M. Paksas exprima ensuite son intention de présenter sa candidature aux élections présidentielles. Le 4 mai 2004, le Seimas modifia la loi sur les élections présidentielles et y introduisit une disposition selon laquelle un individu ayant été démis de son mandat de parlementaire ou d’un autre mandat par le Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment ne pouvait être élu président de la République si moins de cinq années s’étaient écoulées depuis sa destitution. Saisie par un groupe de membres du Seimas, la Cour constitutionnelle déclara toutefois, le 25 mai 2004, que si l’interdiction faite à un individu destitué de se présenter aux élections présidentielles était compatible avec la Constitution, le fait de restreindre cette interdiction dans le temps était anticonstitutionnel. Le 15 juillet 2004, le Seimas modifia donc la loi sur les élections au Seimas pour y introduire une disposition prévoyant l’inéligibilité permanente à un mandat parlementaire pour tout titulaire d’un mandat officiel démis de ses fonctions dans le cadre d’une procédure d’impeachment.

Dans l’arrêt rendu par elle le 6 janvier 2011 dans l’affaire Paksas c. Lituanie ([GC], no 34932/04, § 112, CEDH 2011 (extraits)), la Cour a estimé que le caractère définitif et irréversible de l’inéligibilité au mandat législatif qui avait atteint M. Paksas conduisait à juger cette restriction disproportionnée et elle a conclu en conséquence à la violation de l’article 3 du Protocole no 1.

B. Les constatations du Comité des droits de l’homme des Nations unies concernant la plainte de M. Paksas

27. Le 25 mars 2014, le Comité des droits de l’homme des Nations unies (« le CDH ») a adopté des constatations dans l’affaire Paksas c. Lituanie (CCPR/C/110/D/2155/2012). Le CDH a considéré que les restrictions à vie prononcées contre M. Paksas ne satisfaisaient pas aux critères de prévisibilité et d’objectivité requis, constituant par là une restriction déraisonnable au sens de l’article 25 b) et c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte »), et qu’il y avait donc eu violation des droits que M. Paksas tenait de ces dispositions (pour plus de détails, voir le paragraphe 59 ci-dessous).

C. L’exécution de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas c. Lituanie

28. Après le prononcé de l’arrêt Paksas par la Grande Chambre, la Cour constitutionnelle déclara, le 10 janvier 2011, qu’il y avait lieu de procéder à une révision constitutionnelle afin d’exécuter cet arrêt et d’éliminer l’incompatibilité entre la Constitution et la Convention.

29. En vertu de la Constitution lituanienne, toute modification apportée à la Constitution requiert une majorité d’au moins deux tiers de tous les membres du Seimas, c’est-à-dire au moins quatre-vingt-quatorze voix sur cent quarante et une. Tout projet de loi portant révision de la Constitution doit être soumis par deux fois au vote, avec un intervalle d’au moins trois mois entre les votes. Une modification de la Constitution qui n’a pas été adoptée ne peut être présentée à nouveau pour examen au Seimas avant au moins un an. Une loi portant révision de la Constitution entre en vigueur au plus tôt un mois après son adoption (articles 148 et 149 de la Constitution, paragraphe 48 ci-dessous).

30. En mars 2012, le Seimas tenta de lever l’interdiction permanente faite à M. Paksas de participer aux élections législatives en modifiant la loi sur les élections au Seimas et non en proposant une révision constitutionnelle. À la suite de la modification en question, l’article 2 § 5 de la loi sur les élections au Seimas disposait qu’un individu qui avait été destitué ou qui avait vu son mandat révoqué par le Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment ne pouvait se présenter aux élections du Seimas si moins de quatre années s’étaient écoulées depuis la date à laquelle la décision pertinente avait pris effet.

31. Dans une décision du 5 septembre 2012, la Cour constitutionnelle estima toutefois que cette limite temporelle était inconstitutionnelle. Elle considéra que le système juridique de la Lituanie étant fondé sur le principe de la primauté de la Constitution, la seule voie indiquée par la doctrine constitutionnelle officielle pour éliminer l’incompatibilité entre l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention et la Constitution et pour exécuter l’arrêt rendu par la Grande Chambre le 6 janvier 2011 dans l’affaire Paksas était de réviser, entre autres, les articles 59 et 74 de la Constitution (voir aussi le paragraphe 56 ci-dessous).

32. En septembre 2013, le Seimas fut saisi d’un autre projet de loi, par lequel l’article 74 de la Constitution se voyait adjoindre une nouvelle seconde partie qui ne précisait pas les conséquences constitutionnelles de la procédure d’impeachment dans le texte de la Constitution elle-même mais laissait la voie ouverte pour l’établissement par la loi constitutionnelle[1] de normes générales à cette fin. Le projet était ainsi libellé :

« Un individu qui a commis une violation grave de la Constitution ou manqué au serment prévu par la Constitution et qui, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, a été destitué ou a vu son mandat de membre du Seimas révoqué par le Seimas peut être élu ou nommé, à l’expiration des délais prévus par la loi constitutionnelle, à un mandat pour lequel il faut prêter serment conformément à la Constitution. »

Ce projet de loi ne réunit pas le nombre de voix requis pour être adopté par le Seimas.

33. En mars 2015, un nouveau projet de loi modifiant l’article 56 de la Constitution fut présenté. Il concernait exclusivement le mandat de membre du Seimas et proposait d’ajouter à l’article 56 de la Constitution un nouveau paragraphe 3 prévoyant ce qui suit :

« Un individu qui a commis une violation grave de la Constitution ou manqué à son serment et qui, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, a été destitué ou a vu son mandat de membre du Seimas révoqué par le Seimas ne peut être élu membre du Seimas si moins de dix années se sont écoulées depuis sa destitution ou révocation. »

Ce projet de loi ne réunit pas le nombre de voix requis pour être adopté par le Seimas.

34. Le 22 décembre 2016, en réponse à une demande d’interprétation dont elle avait été saisie par un groupe de membres du Seimas, la Cour constitutionnelle réaffirma que « la seule voie » pour exécuter l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas était de réviser la Constitution et que « toute autre voie (notamment l’adoption ou la modification de lois et d’autres actes juridiques) » était impossible en vertu de la Constitution (voir aussi le paragraphe 57 ci-dessous).

La Cour constitutionnelle considéra, entre autres, que l’élaboration du projet de révision constitutionnelle pertinent devait tenir compte des recommandations du CDH concernant la plainte de M. Paksas (paragraphes 27 ci-dessus et 59 ci-dessous).

35. En 2017 et en 2018, deux autres projets de loi proposant de modifier l’article 74 de la Constitution furent présentés au Seimas où ils n’obtinrent pas le nombre de voix requis.

36. En septembre 2019, un nouveau projet de loi proposant de compléter l’article 74 de la Constitution par un nouveau paragraphe 2 fut déposé au Seimas. Il était ainsi libellé :

« Un individu qui, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, a été destitué ou qui a vu son mandat de membre du Seimas révoqué par le Seimas en raison d’une violation grave de la Constitution ou d’un manquement à son serment peut se porter candidat aux élections du Seimas au plus tôt dix années après sa destitution ou la révocation de son mandat de membre du Seimas. Cet individu ne peut être élu président de la République de Lituanie ni exercer aucun mandat prévu par la Constitution pour lequel il faut prêter serment conformément à la Constitution. »

37. En avril 2020, la commission des affaires juridiques du Seimas proposa de rejeter ce projet de loi, essentiellement au motif que la doctrine avait exprimé certains doutes quant à la conformité de ce texte avec la réglementation constitutionnelle dans son ensemble. L’assemblée plénière du Seimas refusa cette proposition de la commission et décida de renvoyer le projet en question en vue de son amélioration à la commission des affaires juridiques du Seimas qui venait d’être élu. Après les élections législatives qui se tinrent en octobre 2020, la nouvelle commission des affaires juridiques décida de suspendre l’examen dudit projet et d’inviter le bureau du Seimas à recommander au gouvernement la création d’un groupe de travail chargé d’évaluer le projet et de présenter des propositions de modification qui pourraient être apportées à la Constitution en vue de l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas. En décembre 2020, le bureau du Seimas rejeta la demande par laquelle la commission des affaires juridiques l’avait invité à recommander au gouvernement de créer un groupe de travail et proposa plutôt à la commission de recueillir l’avis des groupes politiques (politinės frakcijos) et des membres du Seimas non affiliés à un groupe politique sur la révision de l’article 74 de la Constitution de la République de Lituanie.

38. Le 8 juin 2021, le projet de loi no XIVP-619 fut déposé au Seimas. Il proposait de compléter l’article 74 de la Constitution par un nouveau paragraphe 2 ainsi libellé :

« Un individu qui, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, a été destitué ou a vu son mandat de membre du Seimas révoqué par le Seimas en raison d’une violation grave de la Constitution ou d’un manquement à son serment ne peut exercer aucun mandat prévu par la Constitution pour lequel il faut prêter serment conformément à la Constitution si moins de dix années se sont écoulées depuis sa destitution ou la révocation de son mandat de membre du Seimas. »

39. Le 9 novembre 2021, le Seimas adopta provisoirement, par cent dix‑huit voix contre deux, une modification de la Constitution (projet no XIVP-619(2) ; pour le texte de la modification, voir le paragraphe 38 ci‑dessus) qui abolit, en cas de sanction constitutionnelle, l’interdiction permanente d’être élu au Seimas ou d’exercer d’autres mandats précisés par la Constitution.

40. Le 18 janvier 2022, le premier vote sur le projet no XIVP-619(2) a eu lieu au Seimas, et cent trente et un membres de cette assemblée ont voté en faveur de la modification de la Constitution proposée ; un parlementaire s’est abstenu. Dans sa lettre du 20 janvier 2022, le Gouvernement a indiqué que le deuxième vote sur le projet de loi en question (paragraphe 29 ci‑dessus) devait être programmé sans retard dès le début de la session de printemps du Seimas, le 10 mars 2022. Il a également précisé qu’une loi portant révision de la Constitution entrait en vigueur au plus tôt un mois après son adoption.

D. La position du Comité des Ministres concernant l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas c. Lituanie

41. En septembre 2014, le Comité des Ministres « invit[a] instamment les autorités lituaniennes à accomplir des progrès tangibles, en particulier concernant les modifications constitutionnelles requises » et décida « de transférer cette affaire en procédure de surveillance soutenue ».

42. Le 6 décembre 2018, le Comité des Ministres adopta la Résolution intérimaire CM/ResDH(2018)469 dans l’affaire Paksas. Eu égard au fait que depuis 2011 quatre propositions de révision successives avaient échoué devant le Seimas, le Comité des Ministres exprimait dans cette résolution sa vive préoccupation à l’égard du fait que, malgré les appels répétés du Comité et plusieurs initiatives visant à l’adoption des modifications constitutionnelles nécessaires pour lever l’interdiction permanente de participer aux élections législatives critiquée par la Cour, aucun progrès tangible n’avait été accompli, de sorte que presque huit ans après que l’arrêt de la Cour était devenu définitif, la situation jugée contraire à la Convention persistait toujours. Il en appelait aux autorités et dirigeants politiques de Lituanie pour qu’ils redoublent d’efforts pour accomplir des progrès concrets au niveau parlementaire afin que la Lituanie puisse se conformer à ses obligations en vertu de la Convention européenne et exhortait tous les intéressés à les soutenir dans cet engagement et à redoubler d’efforts pour que les modifications constitutionnelles nécessaires fussent adoptées.

43. Lors de leur réunion tenue du 1er au 3 septembre 2020, les Délégués adoptèrent, en ce qui concerne la surveillance de l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas, la décision CM/Del/Dec(2020)1377bis/H46-20 dans laquelle ils rappelaient « l’obligation inconditionnelle de la Lituanie de se conformer aux arrêts de la Cour » et « réitèr[ai]ent fermement leur plus grande préoccupation de ce que, malgré les appels répétés du Comité et plusieurs initiatives visant à l’adoption des amendements constitutionnels nécessaires pour lever l’exclusion électorale du requérant, la situation jugée contraire à la Convention persist[ait] toujours, près de dix ans après que l’arrêt de la Cour [était] devenu définitif ».

44. Par une lettre du 17 décembre 2020, le gouvernement de la République de Lituanie informa le Service de l’exécution des arrêts du Conseil de l’Europe que le législateur était sur le point de suspendre l’examen des propositions législatives déjà présentées et qu’un nouveau groupe de travail serait constitué pour élaborer de nouvelles propositions de modification à apporter à la Constitution.

45. Le 19 avril 2021, le Gouvernement informa par écrit le Service de l’exécution des arrêts que la question de la révision de l’article 74 de la Constitution était toujours en discussion au niveau des organes internes du Seimas. Il précisait également qu’un plan d’action avait été approuvé en mars 2021 et qu’un groupe d’experts juridiques serait chargé de formuler des conclusions concernant les points forts et les points faibles des propositions de révision constitutionnelle déjà présentées. Il ajoutait que ces conclusions, une fois approuvées, seraient soumises aux groupes politiques du Seimas pour un examen politique. Il disait voir dans cette stratégie un moyen d’obtenir le consensus politique le plus large possible afin d’éviter « un nouvel échec du vote » au Seimas.

46. Dans sa communication au Service de l’exécution des arrêts, le Gouvernement mentionnait également la présente demande d’avis consultatif adressée à la Cour par la Cour administrative suprême. Il arguait que les questions posées par la Cour administrative suprême étaient en lien direct avec l’arrêt Paksas et que la réponse de la Cour à ces questions fournirait des indications claires non seulement à la Cour administrative suprême mais aussi au Seimas relativement à la mesure dans laquelle il est possible de restreindre le droit de se porter candidat aux élections législatives. Il demandait par conséquent au Comité des Ministres de prendre note du fait qu’il s’abstiendrait de préciser des mesures concrètes et des délais pour l’exécution de l’arrêt Paksas jusqu’au prononcé de l’avis consultatif.

47. Selon les informations fournies à la Cour, l’exécution de l’arrêt rendu par elle dans l’affaire Paksas a été examinée par le Comité des Ministres lors de sa 1406e réunion « droits de l’homme » tenue du 7 au 9 juin 2021. La décision CM/Del/Dec(2021)1406/H46-18, qui a été adoptée lors de cette réunion, énonce que les Délégués :

« 1. rappelant que la Cour a constaté une violation de l’article 3 du Protocole no 1 en raison du « caractère définitif et irréversible » de l’exclusion du requérant des élections législatives, que l’arrêt de la Cour est devenu définitif en 2011 et que le requérant, M. Rolandas Paksas, continue de se voir interdire toute participation aux élections parlementaires depuis 2004 ;

2. prennent note de ce que, le 25 janvier 2021, la Cour européenne a accepté une demande d’avis consultatif de la Cour administrative suprême de Lituanie et que les questions posées à la Cour paraissent avoir une pertinence directe pour le contenu concret des amendements constitutionnels nécessaires à la levée de la déchéance électorale du requérant et à la mise en conformité du droit interne avec l’article 3 du Protocole no 1 ;

3. expriment leur profond regret que, malgré les appels répétés des Comités et la Résolution intérimaire CM/ResDH(2018)469 et malgré plusieurs initiatives visant à assurer l’adoption des amendements constitutionnels nécessaires pour lever l’interdiction permanente de participation aux élections parlementaires, critiquée par la Cour européenne, plus de dix ans après que l’arrêt de la Cour est devenu définitif, la situation jugée contraire à la Convention persiste ;

4. notent toutefois avec intérêt que le processus législatif engagé sous la précédente législature est toujours pendant devant le Seimas nouvellement formé, qu’un plan d’action indiquant les mesures à prendre a été adopté, que le groupe d’experts mis en place ainsi que la Commission pour l’avenir du Seimas ont achevé leurs travaux avant le délai prévu et, en particulier, que cette dernière a adopté le 28 mai 2021 sa décision définitive, indiquant qu’un consensus a été atteint entre les partis politiques du Seimas ; notent en outre que ce consensus, reflété dans le nouveau projet de loi no XIVP-619 enregistré au Seimas le 8 juin 2021 [paragraphe 38 ci-dessus], paraît offrir une solution viable pour remédier à la violation constatée dans cet arrêt, tant au niveau général qu’individuel, avec la levée du caractère permanent de l’interdiction faite au requérant, M. Paksas, de se présenter aux élections parlementaires à la suite de sa destitution ;

5. notent en outre l’intention du gouvernement d’attendre que la Cour rende son avis consultatif avant d’établir un calendrier définissant les prochaines étapes ainsi que l’indication selon laquelle il ne devrait plus y avoir d’obstacle à l’adoption des amendements constitutionnels étant donné le large consensus politique atteint ;

6. exhortent par conséquent toutes les autorités nationales concernées à maintenir leurs efforts pour que les amendements constitutionnels nécessaires soient adoptés sans plus tarder, une fois que la Cour européenne aura rendu son avis consultatif ;

7. invitent fermement les autorités à continuer de préparer les prochaines étapes du processus législatif dans toute la mesure du possible, à présenter leur nouveau calendrier pour son achèvement dès que possible après le prononcé de l’avis consultatif de la Cour européenne et en temps utile avant le prochain examen de cette affaire et à tenir le Comité des Ministres informé de tous les développements pertinents ;

8. décident de reprendre l’examen de ce point, lors de l’une des deux réunions droits de l’homme, après le prononcé de l’avis consultatif de la Cour. »

LE DROIT INTERNE PERTINENT

I. LA CONSTITUTION

48. La Constitution est ainsi libellée en ses parties pertinentes :

Article 7

« Toute loi ou tout acte contraire à la Constitution est nul (…) »

Article 56

« Peut être élu membre du Seimas tout citoyen de la République de Lituanie qui n’est pas lié par serment ou par engagement à un État étranger et qui, au jour de l’élection, est âgé de vingt-cinq ans au moins et réside en permanence en Lituanie.

Ne peuvent être élues membres du Seimas ni les personnes qui n’ont pas achevé d’exécuter une peine infligée par une décision de justice ni celles qui ont été reconnues incapables par un tribunal. »

Article 59

« (…)

Les personnes élues membres du Seimas n’acquièrent tous les droits de représentant de la nation qu’après avoir prêté serment de fidélité à la République de Lituanie devant le Seimas.

Les membres du Seimas qui n’ont pas prêté serment conformément à la procédure fixée par la loi ou qui ont prêté un serment conditionnel perdent leur mandat de membre du Seimas (…)

Dans l’exercice de leurs fonctions, les membres du Seimas sont guidés par la Constitution de la République de Lituanie, par l’intérêt de l’État et par leur conscience, et aucun autre mandat ne peut restreindre cet exercice. »

Article 74

« Le Seimas peut, à la majorité des trois cinquièmes de l’ensemble de ses membres, destituer le président de la République, le président ou un juge de la Cour constitutionnelle, le président ou un juge de la Cour suprême, le président ou un juge de la cour d’appel, ou révoquer le mandat d’un membre du Seimas lorsqu’il est établi que l’intéressé a commis une violation grave de la Constitution, manqué à son serment ou s’est rendu coupable d’une infraction. Ces mesures sont prises conformément à la procédure d’impeachment définie par le règlement du Seimas. »

Article 82

« Le président de la République nouvellement élu commence à exercer ses fonctions le lendemain du jour où le mandat du président en exercice se termine, après qu’à Vilnius, en présence des membres du Seimas, les représentants de la nation, il a prêté serment au peuple d’être fidèle à la République de Lituanie et à la Constitution, d’exercer ses fonctions avec conscience et de se montrer juste avec chacun (…) »

Article 86

« (…)

Le président de la République ne peut être destitué avant l’expiration de son mandat que dans le cas d’une violation grave de la Constitution ou d’un manquement au serment qu’il a prêté, ou s’il est établi qu’il s’est rendu coupable d’une infraction. La question de la destitution du président de la République est tranchée par le Seimas conformément à la procédure d’impeachment. »

Article 107

« Une loi (ou certaines de ses dispositions) de la République de Lituanie ou un autre acte (ou certaines de ses dispositions) du Seimas, du président de la République ou du gouvernement, ne peut plus être appliqué à partir de la date de la publication officielle de la décision par laquelle la Cour constitutionnelle constate que cet acte (ou les dispositions concernées) est contraire à la Constitution de la République de Lituanie.

Les décisions de la Cour constitutionnelle sur les questions relevant de sa compétence sont définitives et ne peuvent faire l’objet d’aucun recours.

(…) »

Article 110

« Un juge ne peut appliquer une loi contraire à la Constitution.

Dans les cas où il y a lieu de penser que la loi ou un autre acte juridique qui devrait être appliqué dans une affaire spécifique est contraire à la Constitution, le juge suspend l’examen de l’affaire et saisit la Cour constitutionnelle d’une demande d’examen de la constitutionnalité de la loi ou de l’acte juridique en question. »

Article 135

« La République de Lituanie, dans la conduite de sa politique étrangère, est guidée par les principes et les normes universellement reconnus du droit international, elle aspire à garantir la sécurité et l’indépendance nationales, le bien-être des citoyens ainsi que leurs droits et libertés fondamentaux, et contribue à la création d’un ordre international fondé sur le droit et sur la justice.

(…) »

Article 138

« (…)

Les traités internationaux ratifiés par le Seimas de la République de Lituanie font partie intégrante du système juridique de la République de Lituanie. »

Article 147

« Pour pouvoir être présenté au Seimas, un projet visant à modifier ou à compléter la Constitution de la République de Lituanie doit rallier au moins un quart des membres composant le Seimas ou au moins trois cent mille électeurs.

(…) »

Article 148

« Toute modification apportée (…) à la Constitution doit être soumise par deux fois à l’examen et au vote du Seimas ; un intervalle d’au moins trois mois doit séparer les votes. Un projet de loi portant révision de la Constitution est considéré comme adopté par le Seimas si, à chacun des votes, deux tiers au moins de l’ensemble des membres du Seimas se sont prononcés en sa faveur.

Une modification de la Constitution qui n’a pas été adoptée ne peut être présentée à nouveau pour examen au Seimas avant un an. »

Article 149

« (…)

Une loi portant révision de la Constitution entre en vigueur au plus tôt un mois après son adoption. »

49. La loi sur les élections au Seimas, telle que modifiée le 22 mars 2012, est ainsi libellée :

Article 2. Suffrage universel

« 5. Un individu qui, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, a été destitué ou a vu son mandat de membre du Seimas révoqué par le Seimas ne peut être élu au Seimas si moins de quatre années se sont écoulées depuis la date à laquelle la décision de destitution ou de révocation de son mandat au Seimas a pris effet. »

Dans une décision rendue le 5 septembre 2012, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle la partie « si moins de quatre années se sont écoulées depuis la date à laquelle la décision de destitution ou de révocation de son mandat au Seimas a pris effet » (paragraphe 56 ci‑dessous). La partie applicable de l’article 2 de cette loi se lit désormais ainsi :

« Un individu qui, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, a été destitué ou a vu son mandat de membre du Seimas révoqué par le Seimas ne peut être élu au Seimas. »

II. LA JURISPRUDENCE DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE

50. Dans une conclusion du 24 janvier 1995, la Cour constitutionnelle a dit ce qui suit :

« Le système juridique de la République de Lituanie est fondé sur le principe selon lequel aucune loi ni aucun autre acte juridique ou traité international (en l’espèce la Convention) ne peut contredire la Constitution. S’il en était autrement, la République de Lituanie ne serait pas en mesure d’assurer la protection juridique des droits et libertés consacrés par la Convention, [une exigence] prévue par l’article 13 de la Convention qui constitue le fondement de l’application des dispositions de la Convention dans le système juridique interne de chaque État.

(…)

Dans l’appréciation du contenu des droits de l’homme consacrés par la Constitution et par la Convention, il est nécessaire de prendre en considération la base méthodologique pour la coordination du droit constitutionnel comparé et du droit international. Il pourrait y avoir conflit entre les dispositions de la Convention et celles de la Constitution si :

1) la Constitution établissait une liste exhaustive et définitive de droits et libertés et la Convention consacrait d’autres droits et libertés ;

2) la Constitution interdisait certaines actions et la Convention les consacrait comme l’un ou l’autre droit ou liberté ;

3) certaines dispositions de la Convention ne pouvaient être appliquées dans le système juridique de la République de Lituanie car incompatibles avec certaines dispositions de la Constitution. »

La Cour constitutionnelle a conclu que les dispositions des articles 4, 5, 9 et 14 de la Convention ainsi que l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention étaient conformes à la Constitution. À la suite de cette conclusion de la Cour constitutionnelle, la Lituanie a ratifié, le 27 avril 1995, la Convention ainsi que ses Protocoles nos 4, 7 et 11.

51. Dans une décision du 11 mai 1999, la Cour constitutionnelle a fait observer ce qui suit :

« 1. (…) La procédure d’impeachment est un moyen d’autoprotection des valeurs civiques d’une société. Dans les constitutions des États démocratiques, l’impeachment est considéré comme une procédure spéciale qui entre en jeu lorsque la question de la responsabilité constitutionnelle d’un haut responsable doit être tranchée. En prévoyant une procédure spéciale de destitution des plus hauts responsables ou de révocation de leur mandat, on assure un contrôle public et démocratique de leurs activités, et on accorde à ces responsables des garanties supplémentaires pour qu’ils puissent remplir leurs fonctions sur la base de la loi.

2. La procédure d’impeachment est soumise à des conditions strictes. Premièrement, elle ne peut être appliquée qu’à certains responsables qui sont, en règle générale, énumérés dans la Constitution (le chef de l’État, les plus hauts responsables des pouvoirs exécutif et judiciaire et, dans certains États, les membres du Parlement). Deuxièmement, la procédure d’impeachment n’est autorisée que s’il existe des fondements spécialement établis à cet effet. En règle générale, ces fondements sont le manquement au serment prêté, la violation de la Constitution, la trahison, ainsi que des infractions de différents degrés de gravité. Troisièmement, dans la plupart des cas, la procédure d’impeachment se déroule au Parlement conformément aux règles qui caractérisent un examen judiciaire, une majorité qualifiée de voix étant nécessaire pour adopter la décision. Quatrièmement, une procédure d’impeachment qui aboutit a pour effet une sanction constitutionnelle spécifique : la destitution d’une personne ou la révocation de son mandat. Ainsi, l’impeachment n’est pas une mise en œuvre de la responsabilité pénale, même si une infraction peut en être à l’origine.

Les conditions particulières de la procédure d’impeachment sont déterminées par la situation des personnes qui en font l’objet. Celles-ci ne sont, en règle générale, ni habilitées par le Parlement ni responsables devant lui. Le Parlement peut démettre de leurs fonctions les personnes responsables devant lui dans le cadre d’une autre procédure qui n’est pas celle de l’impeachment. Par ailleurs, la procédure d’impeachment se caractérise toujours par une procédure judiciaire qui permet d’étayer la décision d’application de la sanction constitutionnelle par un examen approfondi, objectif et public des circonstances de l’affaire (…) La nécessité d’une procédure de nature judiciaire est également fondée sur le fait que la sanction constitutionnelle appliquée en vertu de la procédure d’impeachment revêt un caractère irréversible. »

52. Dans une décision du 30 décembre 2003, la Cour constitutionnelle a noté ce qui suit :

« 7. Le premier paragraphe de l’article 82 de la Constitution détermine le contenu du serment à la nation que prête par le président de la République élu. Celui-ci doit prêter serment d’être fidèle à la République de Lituanie et à la Constitution, d’exercer ses fonctions avec conscience et de se montrer juste avec chacun.

(…) [L]e serment prêté par le président de la République élu reflète les valeurs principales consacrées par la Constitution, qui sont liées par la nation à la fonction de président de la République.

(…)

9. Le serment prêté par le président de la République élu n’est pas seulement un acte formel et symbolique. Compte tenu du fait que l’institution du serment prêté par le président de la République et le contenu de ce serment sont définis par la Constitution, celui-ci revêt une importance constitutionnelle qui emporte des effets juridiques constitutionnels.

(…)

L’importance juridique que revêt le serment prêté par le président de la République élu tient également au fait que dès le moment où ce dernier prête serment, le mandat du président de la République sortant expire.

(…)

Elle tient aussi au fait que dès le moment où il a prêté serment, le président de la République est tenu de n’agir que conformément au serment qu’il a prêté à la nation. Un manquement à ce serment est l’un des motifs qui peuvent aboutir à la destitution du président de la République dans le cadre d’une procédure d’impeachment (article 74 de la Constitution). (…) [Un] manquement à ce serment constitue en même temps une violation grave de la Constitution, de même qu’une violation grave de la Constitution s’analyse en même temps en une violation du serment. »

53. Dans une conclusion du 31 mars 2004, la Cour constitutionnelle a relevé ce qui suit :

« (…) [L]a possibilité prévue par la Constitution de destituer le président de la République dans le cadre de la procédure d’impeachment est une forme de contrôle public et démocratique sur les activités du président de la République, un moyen d’engager la responsabilité constitutionnelle du président de la République devant la nation, une mesure d’autodéfense de la société civile démocratique contre les abus que pourrait commettre le président de la République dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés (…) [I]l n’est possible d’engager une procédure d’impeachment contre le président de la République que dans le cas d’une violation grave de la Constitution ou d’un manquement au serment qu’il a prêté, ou s’il est établi qu’il s’est rendu coupable d’une infraction (…) »

54. Dans une décision du 25 mai 2004, la Cour constitutionnelle a noté ce qui suit :

« (…) Les agents de l’État doivent bénéficier de la confiance des citoyens – la communauté nationale (…) L’une des formes de (…) contrôle public et démocratique [opéré sur l’activité des agents de l’État de manière à ce que les citoyens puissent leur faire confiance] est (…) l’impeachment [qui est] l’une des mesures d’autoprotection de la communauté nationale, de la nation civile, un rempart contre les hauts responsables (…) agissant au mépris de la Constitution et des lois, qui leur interdit d’exercer certaines fonctions dès lors qu’ils ne se sont pas acquittés de leur obligation de se conformer inconditionnellement à la Constitution et aux lois, et de défendre l’intérêt de la nation et de l’État lituanien, et qu’ils ont déshonoré le pouvoir étatique par leurs actions.

(…)

(…) [L]e serment prêté par le président de la République élu n’est pas seulement un acte formel et symbolique, il ne s’agit pas de la simple énonciation solennelle des termes du serment et de la signature d’un document.

(…) [L]e président de la République, (…) en prêtant serment à la nation, accepte publiquement et solennellement l’obligation d’agir conformément aux devoirs découlant du serment et de ne manquer à celui-ci en aucune circonstance : lorsque le président de la République a prêté serment, il est tenu de n’agir que d’une manière conforme à l’obligation qui découle du serment qu’il a prêté à la nation et de ne manquer à ce serment en aucune circonstance (…)

(…)

Une violation grave de la Constitution ou un manquement au serment prêté affaiblissent la confiance portée à l’institution de la présidence de la République, à l’autorité de l’État dans son ensemble et à l’État lituanien. La destitution du président de la République qui a commis une violation grave de la Constitution ou manqué à son serment est un moyen de protéger l’État en vue de garantir le bien commun de la société, comme le prévoit la Constitution.

(…) [C]onstitutionnellement, un individu à l’égard duquel le Seimas, suivant la conclusion de la Cour constitutionnelle selon laquelle l’intéressé, président de la République, a commis une violation grave de la Constitution et manqué à son serment, applique la sanction constitutionnelle – c’est-à-dire la destitution – ne peut se soustraire à sa responsabilité constitutionnelle au moyen de nouvelles élections à la présidence de la République, par référendum ni de quelque autre manière que ce soit (…)

(…)

La Constitution ne prévoit pas qu’après un certain temps, le président de la République dont la Cour constitutionnelle a reconnu que les actes constituaient une violation grave de la Constitution, dont il a été établi qu’il avait manqué à son serment, et qui [pour ces raisons] a été démis de son mandat par le Seimas (…) peut [ensuite] être traité comme s’il n’avait pas manqué à son serment ni commis de violation grave de la Constitution (…). [Le président qui a été destitué dans le cadre d’une procédure d’impeachment] restera à jamais un individu qui a manqué à la parole qu’il avait donnée à la nation, qui a commis une violation grave de la Constitution, et qui a été démis de ses fonctions de président pour ces raisons.

(…) Un individu qui a été élu président de la République, qui a prêté serment à la nation en cette qualité, et qui a ensuite manqué à son serment et ainsi gravement porté atteinte à la Constitution, et qui a été (…) destitué [dans le cadre d’une procédure d’impeachment] par le Seimas, organe représentant la nation, ne peut plus jamais, en vertu de la Constitution, prêter serment devant la nation, car il existera toujours un doute raisonnable, qui ne disparaîtra jamais, quant à la conviction et à la fiabilité de ce nouveau serment, et donc quant au fait que l’individu qui prête serment s’acquittera réellement des obligations qui pèsent sur le président de la République de la manière prescrite par le serment à la nation, que cet individu ne manquera pas à nouveau à son serment, en d’autres termes que ce nouveau serment prêté à la nation ne sera pas fictif.

(…)

La destitution, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, du président de la République ou de toute autre personne, visée à l’article 74 de la Constitution, qui a manqué au serment prêté et commis une violation grave de la Constitution, n’est pas une fin en soi. L’objectif de (…) l’impeachment va bien au-delà de la destitution exceptionnelle des personnes concernées. Il s’agit d’empêcher les personnes qui ont commis une violation grave de la Constitution et manqué à leur serment d’exercer un mandat prévu par la Constitution pour lequel elles doivent prêter serment conformément à la Constitution. Le contenu de la sanction constitutionnelle (la responsabilité constitutionnelle) appliquée dans le cadre de la procédure d’impeachment comprend à la fois la destitution de toute personne qui a commis une violation grave de la Constitution et manqué à son serment, et l’interdiction subséquente pour cette personne d’exercer à l’avenir un mandat prévu par la Constitution pour lequel elle doit prêter serment conformément à la Constitution. Cette interdiction ne représente pas une sanction répétée à l’égard de la personne qui a commis une violation grave de la Constitution et manqué à son serment, ni même une deuxième « sanction » imposée à cette personne pour une même violation de la Constitution. Elle fait partie intégrante de la sanction constitutionnelle, la destitution, et elle est l’essence même de l’impeachment en tant que mesure d’autoprotection de la communauté nationale, de la nation civile et de la responsabilité constitutionnelle – son but et son objet étant de garantir qu’une personne qui a commis une violation grave de la Constitution et manqué à son serment et qui, pour cette raison, a été destituée par le Seimas ne pourra plus jamais exercer un mandat prévu par la Constitution pour lequel elle doit prêter serment conformément à la Constitution.

(…)

La Constitution appuie également la réglementation en vertu de laquelle une personne qui a vu son mandat de membre du Seimas révoqué dans le cadre d’une procédure d’impeachment pour une violation grave de la Constitution et un manquement à son serment, ou qui a été destituée de ses fonctions de président de la République, de président ou juge de la Cour constitutionnelle, de président ou juge de la Cour suprême, de président ou juge de la cour d’appel, pour une violation grave de la Constitution et un manquement à son serment ne peut jamais, en vertu de la Constitution, se présenter aux élections présidentielles ou législatives, ni exercer les fonctions de juge auprès de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, de la cour d’appel ni d’aucune autre juridiction, de membre du gouvernement ou de contrôleur d’État [auditeur général], c’est-à-dire qu’elle ne peut exercer aucun mandat pour lequel la Constitution prévoit qu’il faut prêter serment conformément à la Constitution.

La Constitution renforce la législation selon laquelle une personne qui a été démise de ses fonctions de président de la République par le Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment à raison d’un manquement au serment prêté ou d’une violation grave de la Constitution ne peut plus jamais se porter candidate à une élection présidentielle. Une interprétation différente des dispositions constitutionnelles viderait de son sens et de son but juridiques l’institution de l’impeachment constitutionnel pour violation grave de la Constitution et manquement au serment prêté, elle serait incompatible avec l’essence et la finalité de la responsabilité constitutionnelle pour manquement au serment prêté et violation grave de la Constitution, avec l’essence et la finalité du serment consacré par la Constitution comme une valeur constitutionnelle, ainsi qu’avec l’exigence, qui ressort de l’ensemble des dispositions constitutionnelles, que toutes les institutions exerçant des prérogatives de puissance publique et toutes les autres institutions ne soient formées que de citoyens qui obéissent sans réserve à la Constitution adoptée par la nation et qui, dans l’exercice de leurs fonctions, se conforment inconditionnellement à la Constitution et aux lois, et défendent l’intérêt de la nation et de l’État lituanien. Une interprétation différente des dispositions de la Constitution ne serait conforme ni au principe constitutionnel de la prééminence du droit ni aux impératifs constitutionnels visant à préserver une société civile ouverte, juste et harmonieuse.

(…)

(…) [L]a Constitution renforce l’organisation des institutions exerçant des prérogatives de puissance publique et leur mode de constitution de manière à ce que toutes ces institutions, notamment le Seimas, le gouvernement, le président de la République, le pouvoir judiciaire, ainsi que les autres institutions étatiques, ne soient formées que de citoyens qui obéissent sans réserve à la Constitution adoptée par la nation et qui, dans l’exercice de leurs fonctions, se conforment inconditionnellement à la Constitution et aux lois, et défendent l’intérêt de la nation et de l’État lituanien (…) [Q]ue lorsqu’une personne qui a été démise de ses fonctions de président de la République [dans le cadre d’une procédure d’impeachment] (…) pour une violation grave de la Constitution et un manquement à son serment ne puisse jamais, en vertu de la Constitution, se présenter aux élections présidentielles ou législatives, ni exercer les fonctions de juge auprès de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, de la cour d’appel ni d’aucune autre juridiction, de membre du gouvernement ou de contrôleur d’État, c’est-à-dire qu’elle ne puisse exercer aucun mandat pour lequel la Constitution prévoit qu’il faut prêter serment conformément à la Constitution (…)

(…)

[C]onstitutionnellement, un individu à l’égard duquel le Seimas, suivant la conclusion de la Cour constitutionnelle selon laquelle l’intéressé, président de la République, a commis une violation grave de la Constitution et manqué à son serment, applique la sanction constitutionnelle – c’est-à-dire la destitution – ne peut se soustraire à sa responsabilité constitutionnelle au moyen de nouvelles élections à la présidence de la République, par référendum ni de quelque autre manière que ce soit (…) [N]i un référendum, ni une nouvelle élection présidentielle ne peut être et, en vertu de la Constitution, n’est une manière pour les citoyens d’exprimer leur confiance ou leur défiance au Seimas qui a destitué le président de la République dans le cadre d’une procédure d’impeachment.

(…) »

55. Dans une décision du 14 mars 2006, la Cour constitutionnelle fait observer ce qui suit :

« (…) [L]’État lituanien restauré et indépendant a pour tradition juridique et principe constitutionnel le respect des obligations internationales volontairement contractées par lui ainsi que des principes de droit international universellement reconnus, notamment le principe pacta sunt servanda.

(…) [L]a Cour constitutionnelle a dit que les traités internationaux ratifiés par le Seimas ont force de loi (conclusion de la Cour constitutionnelle du 24 janvier 1995 (…)).

Cette disposition doctrinale ne saurait être interprétée comme signifiant que la République de Lituanie pourrait méconnaître les traités internationaux auxquels elle est partie si sa législation et ses normes constitutionnelles prévoient des dispositions différentes de celles de ces traités internationaux. Au contraire, le principe consacré par la Constitution selon lequel la République de Lituanie respecte les obligations internationales volontairement contractées par elle ainsi que des principes de droit international universellement reconnus suppose que lorsque des actes juridiques nationaux (entre autres des lois ou lois constitutionnelles) établissent une réglementation contraire à celle qui est établie dans un traité international, c’est ce dernier qui s’applique (…) »

56. Dans une décision du 5 septembre 2012, la Cour constitutionnelle a dit ce qui suit :

« [D]ans la mise en œuvre en droit interne des obligations internationales de la République de Lituanie, il faut tenir compte du principe de la primauté de la Constitution, inscrit au paragraphe 1 de son article 7. Comme la Cour constitutionnelle l’a souligné, le système juridique de la République de Lituanie est fondé sur le principe selon lequel aucune loi ni aucun autre acte juridique ou traité international ne doit être en contradiction avec la Constitution, le paragraphe 1 de l’article 7 de la Constitution disposant que « [t]oute loi ou tout acte contraire à la Constitution est nul ». Cette disposition constitutionnelle ne peut en elle-même invalider une loi ou un traité international, mais elle énonce que ces textes ne peuvent pas contredire les dispositions de la Constitution (…). S’il en était autrement, la République de Lituanie ne serait pas en mesure d’assurer la protection juridique des droits découlant des traités internationaux auxquels elle est partie, ce qui l’empêcherait ensuite de respecter les obligations que font peser sur elle les traités internationaux qu’elle a conclus (…). Cela s’applique également à la Convention (et à ses Protocoles), sans quoi la République de Lituanie ne serait pas en mesure d’assurer la protection juridique des droits et libertés consacrés par ce texte (…).

5. Il a été mentionné qu’il ne serait possible de s’écarter des précédents de la Cour constitutionnelle découlant de l’adoption de décisions dans des affaires de justice constitutionnelle et de créer de nouveaux précédents que si cela était absolument et objectivement nécessaire, constitutionnellement fondé et motivé. Il est impossible et constitutionnellement inadmissible de réinterpréter la doctrine constitutionnelle officielle (ses dispositions) de manière à la modifier si, ce faisant, le système de valeurs consacré par la Constitution était modifié, les garanties de protection de la suprématie de la Constitution dans le système juridique réduites et la notion de Constitution en tant qu’acte unique et système harmonieux niée.

[E]n établissant la (…) réglementation applicable au paragraphe 5 (dans sa version du 22 mars 2012) de l’article 2 de la loi sur les élections au Seimas, qui fait abstraction de la notion de responsabilité constitutionnelle pour violation grave de la Constitution et manquement au serment prêté, laquelle a été exposée par la Cour constitutionnelle dans sa décision du 25 mars 2004, et qui méconnaît l’interdiction faite par la Constitution à toute personne qui a commis une violation grave de la Constitution et manqué à son serment et qui pour cette raison, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, a été destituée ou a vu son mandat de membre du Seimas révoqué de se porter candidate, entre autres, aux élections du Seimas, le législateur a tenté de passer outre l’autorité de la décision de la Cour constitutionnelle du 25 mai 2004 et violé l’interdiction, qui découle de (…) la Constitution, d’établir de manière répétée, par l’adoption subséquente de lois et d’autres actes juridiques pertinents, une réglementation qui n’est conforme ni à l’interprétation des dispositions de la Constitution telle qu’énoncée dans la décision de la Cour constitutionnelle, ni au principe d’intégrité de la Constitution (…) [et] de suprématie de la Constitution (…) ; il a ainsi outrepassé les pouvoirs qui lui sont conférés par la Constitution et violé les principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs et de l’état de droit.

Au vu des arguments exposés ci-dessus, il y a lieu de conclure que :

1) le paragraphe 5 (dans sa version du 22 mars 2012) de l’article 2 de la loi sur les élections au Seimas, qui dispose « si moins de quatre années se sont écoulées depuis la date à laquelle sa destitution ou la révocation de son mandat de membre du Seimas a pris effet », est contraire à (…) la Constitution et au principe constitutionnel de l’état de droit ;

(…)

Dans ce contexte, il convient de noter que la responsabilité principale de la mise en œuvre effective de la Convention et de ses Protocoles incombe aux États parties qui jouissent à cette fin d’une grande latitude pour choisir les modalités et les mesures d’application et de mise en œuvre de la Convention et de ses Protocoles, notamment l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette latitude est toutefois limitée par les particularités (liées au système établi d’harmonisation du droit national (interne) et international) des systèmes juridiques des États, notamment de leurs constitutions, ainsi que par le caractère des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantis par la Convention et ses Protocoles (voir, entre autres, l’arrêt du 15 janvier 2007 rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Sisojeva et autres c. Lettonie (requête no 60654/00), et l’arrêt rendu le 18 janvier 2001 dans l’affaire Chapman c. Royaume-Uni (requête no 27238/95)).

(…)

Par conséquent, l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ne peut en lui‑même servir de base constitutionnelle pour la réinterprétation (modification) de la doctrine constitutionnelle officielle (de ses dispositions) si une telle réinterprétation, en l’absence de toute révision constitutionnelle pertinente, modifie en substance la réglementation constitutionnelle dans son ensemble (notamment l’intégrité des institutions constitutionnelles que sont l’impeachment, le serment et le droit électoral), ou si elle perturbe le système des valeurs consacrées par la Constitution et réduit les garanties de protection de la primauté de la Constitution dans le système juridique.

(…)

Dans le contexte de la présente affaire de justice constitutionnelle, il convient de noter que l’article 135 § 1 de la Constitution impose à la République de Lituanie l’obligation de supprimer l’incompatibilité susmentionnée des dispositions de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention avec la Constitution, notamment ses articles 59 § 2 et 74. Tout en tenant compte du fait que, comme cela a été mentionné, le système juridique de la Lituanie est fondé sur le principe de la primauté de la Constitution, le seul moyen de supprimer cette incompatibilité est d’adopter une révision constitutionnelle. »

57. Dans sa décision du 22 décembre 2016, la Cour constitutionnelle a fait observer ce qui suit :

« 29. (…) [L]’État lituanien restauré et indépendant a pour tradition juridique et principe constitutionnel le respect du droit international, c’est‑à‑dire le respect des obligations internationales volontairement contractées par lui ainsi que des principes de droit international universellement reconnus, notamment le principe pacta sunt servanda (…) Le respect du droit international fait partie intégrante du principe constitutionnel de l’état de droit, dont l’essence est la prééminence du droit (…) [D]ans la mise en œuvre en droit interne des obligations internationales de la République de Lituanie, il y a lieu de tenir compte du principe de la primauté de la Constitution inscrit au paragraphe 1 de son article 7 (…)

31. Dans le cadre de la présente affaire, il convient de souligner que, à la fois pour lever l’incompatibilité entre la Constitution et les dispositions de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, pour autant que celles-ci font peser sur la République de Lituanie une obligation internationale de garantir le droit de se porter candidate aux élections du Seimas à une personne destituée dans le cadre d’une procédure d’impeachment pour violation grave de la Constitution ou manquement à son serment, ou à une personne démise, dans le cadre d’une procédure d’impeachment, de ses fonctions de président de la République pour violation grave de la Constitution ou manquement à son serment (…), et pour exécuter l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 6 janvier 2011, il n’y a qu’une seule voie qui est énoncée dans la doctrine officielle de la Cour constitutionnelle, à savoir modifier les dispositions pertinentes de la Constitution. Toute autre voie (notamment l’adoption ou la modification de lois et d’autres actes juridiques) est impossible en vertu de la Constitution.

32. (…) [E]n vertu de la Constitution, notamment de son article 135 § 1, la République de Lituanie doit également tenir compte des recommandations formulées dans les constatations du Comité des droits de l’homme des Nations unies. »

LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

58. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Lituanie le 20 novembre 1991, est ainsi libellé :

Article 2

« 1. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte (…)

2. Les États parties au présent Pacte s’engagent à prendre, en accord avec leurs procédures constitutionnelles et avec les dispositions du présent Pacte, les arrangements devant permettre l’adoption de telles mesures d’ordre législatif ou autre, propres à donner effet aux droits reconnus dans le présent Pacte qui ne seraient pas déjà en vigueur.

3. Les États parties au présent Pacte s’engagent à:

a) Garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ;

b) Garantir que l’autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute autre autorité compétente selon la législation de l’État, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel ;

c) Garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié. »

Article 25

« Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l’article 2 et sans restrictions déraisonnables :

a) De prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis ;

b) De voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs ;

c) D’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. »

59. Dans ses constatations concernant la plainte de M. Paksas, le CDH a déclaré, le 25 mars 2014, ce qui suit :

« 8.2 Concernant les griefs que l’auteur tire de l’article 25 du Pacte, la question dont est saisi le Comité est celle de savoir si la décision d’inéligibilité à vie prise à l’encontre de l’auteur l’empêchant de se présenter aux élections présidentielles et d’être premier ministre ou ministre constitue une violation du Pacte.

(…)

8.4 Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la sanction constitutionnelle restreignant les droits de l’auteur est proportionnée à la gravité des violations de la Constitution qu’il a commises. Il prend note également de l’argument de l’auteur selon lequel l’interdiction à vie prononcée à son encontre n’a pas été consacrée par la loi, n’est ni objective ni raisonnable, et est disproportionnée. À cet égard, le Comité prend note des déclarations faites par la Cour constitutionnelle le 5 janvier 2004 et le 16 mars 2004, insinuant l’idée de la responsabilité de l’auteur avant la fin de la procédure en cause. Il relève également que le 6 avril 2004, lorsque le Seimas a décidé de démettre l’auteur de ses fonctions présidentielles, aucune disposition légale ne prévoyait expressément que cette destitution pouvait entraîner son inéligibilité. En conséquence, le 22 avril 2004, la Commission électorale centrale a autorisé l’auteur à être candidat à l’élection présidentielle de juin 2004. Le 4 mai 2004, cependant, le Seimas a apporté une modification à la loi sur les élections présidentielles interdisant à toute personne démise de ses fonctions dans le cadre d’une procédure de destitution de briguer un mandat présidentiel pendant une période de cinq ans. À la suite de cette modification, la Commission électorale centrale a refusé d’enregistrer la candidature de l’auteur. Le 25 mai 2004, la Cour constitutionnelle a estimé que cette interdiction était conforme à la Constitution mais qu’il était inconstitutionnel de la limiter dans le temps, ajoutant qu’elle valait pour tout mandat dont l’exercice est subordonné à un serment prévu par la Constitution. Le 15 juillet 2004, le Seimas a modifié la loi sur les élections en y ajoutant une disposition prévoyant que toute personne démise de fonctions officielles dans le cadre d’une procédure de destitution était également inéligible à un mandat parlementaire, et ne pouvait exercer les fonctions de président, premier ministre, ministre, juge ou contrôleur d’État. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que les restrictions à vie empêchant l’auteur de se présenter à des élections présidentielles et d’être premier ministre ou ministre ont été prononcées à son encontre à l’issue d’une procédure législative très proche dans le temps et en substance de la procédure de destitution dont il a fait l’objet. Dans les circonstances particulières de l’espèce, le Comité considère que les restrictions à vie prononcées contre l’auteur ne satisfaisaient pas aux critères de prévisibilité et d’objectivité requis, constituant par là une restriction déraisonnable au sens des alinéas b et c du Pacte, et qu’il y a donc violation des droits que l’auteur tient de ces dispositions.

9. Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que l’État partie a violé les droits que l’auteur tient des alinéas b et c de l’article 25 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques.

10. Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile consistant notamment en un réexamen de l’interdiction à vie de se présenter à des élections présidentielles et d’être candidat au poste de premier ministre ou ministre, compte tenu des obligations qui incombent à l’État partie en vertu du Pacte. De plus, l’État partie est tenu de prendre des mesures pour éviter que des violations analogues ne se reproduisent.

11. Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures qu’il aura prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans les langues officielles du pays. »

L’AVIS DE LA COUR

I. Considérations préliminaires

60. En vertu de l’article 1 § 1 du Protocole no 16, les plus hautes juridictions peuvent adresser à la Cour des demandes d’avis consultatifs sur des « questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses Protocoles ». Aux termes de l’article 1 § 2 du Protocole no 16, elles ne peuvent solliciter un avis consultatif que « dans le cadre d’une affaire pendante devant elle[s] ».

61. La Cour rappelle que, comme l’indique le préambule du Protocole no 16, la procédure d’avis consultatif a pour but de renforcer l’interaction entre elle et les autorités nationales et de consolider ainsi la mise en œuvre de la Convention, conformément au principe de subsidiarité. L’objectif de la procédure n’est pas de transférer le litige à la Cour, mais de donner à la juridiction qui a procédé à la demande les moyens nécessaires pour garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance. La Cour n’est compétente ni pour se livrer à une analyse des faits, ni pour apprécier le bien-fondé des points de vue des parties relativement à l’interprétation du droit interne à la lumière du droit de la Convention, ni pour se prononcer sur l’issue de la procédure. Son rôle se limite à rendre un avis en rapport avec les questions qui lui ont été soumises. C’est à la juridiction dont émane la demande qu’il revient de résoudre les questions que soulève l’affaire et de tirer, selon le cas, toutes les conséquences qui découlent de l’avis donné par la Cour pour les dispositions du droit interne invoquées dans l’affaire et pour l’issue de l’affaire (Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC], demande no P16-2018-001, Cour de cassation française, § 25, 10 avril 2019, « Avis consultatif P16-2018-001 »).

62. La Cour a par ailleurs déduit de l’article 1 §§ 1 et 2 du Protocole no 16 que les avis qu’elle est amenée à rendre en application de ce protocole doivent se limiter aux points qui ont un lien direct avec le litige en instance au plan interne. Leur intérêt est également de fournir aux juridictions nationales des orientations sur des questions de principe relatives à la Convention applicables dans des cas similaires (ibidem, § 26).

63. La Cour note que les élections au Seimas, dans le contexte desquelles s’inscrit le grief de Mme N.V., ont déjà eu lieu en octobre 2020, mais que ce grief, qui concerne une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit de se porter candidate à une élection, est toujours pendant devant la Cour administrative suprême. Elle observe que les questions portant sur les conséquences d’un impeachment, telles que formulées par la Cour administrative suprême dans sa demande d’avis consultatif, concernent aussi clairement la situation découlant de l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Paksas, dont l’exécution est toujours pendante. Elle tient également compte de la décision la plus récente du Comité des Ministres concernant l’exécution de l’arrêt Paksas, dans laquelle les Délégués ont pris note de l’intention initiale du Gouvernement d’attendre que la Cour rende son avis consultatif avant de passer aux étapes suivantes de l’exécution de cet arrêt, et décidé d’en reprendre l’examen après le prononcé de l’avis demandé (paragraphe 47 ci‑dessus). Elle estime donc que les questions posées par la Cour administrative suprême demeurent pertinentes et devraient par conséquent être abordées par la Cour. Elle souhaite toutefois souligner que le Protocole no 16 n’a pas été envisagé comme un instrument destiné à être utilisé dans le contexte de l’exécution d’un arrêt.

64. La Cour souligne enfin que même si dans ses observations le Gouvernement se réfère à certaines procédures pénales dirigées contre Mme N.V. (paragraphes 21 et 22 ci-dessus), celles-ci n’ont pas encore, à la date de l’adoption du présent avis, fait l’objet d’une appréciation judiciaire définitive. Par conséquent, la Cour n’en tiendra pas compte.

II. Les questions posées par la Cour administrative suprême

65. Les questions posées par la Cour administrative suprême sont ainsi libellées :

« 1) Un État contractant outrepasse-t-il la marge d’appréciation que lui confère l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention s’il ne garantit pas la compatibilité de son droit interne avec les obligations internationales qui découlent des dispositions de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, et empêche en conséquence une personne démise de ses fonctions de membre du Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment d’exercer l’aspect « passif » de son droit à des élections pendant une période de six ans ?

Dans l’affirmative, une telle situation pourrait-elle se justifier par la complexité des circonstances concrètes, directement liées à la possibilité pour l’organe législatif de rendre les dispositions nationales de rang constitutionnel conformes aux obligations internationales pesant sur l’État ?

2) Quels sont les exigences et critères découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention qui déterminent le champ d’application du principe de proportionnalité dont la juridiction interne devrait tenir compte et vérifier le respect dans la situation en question ?

Dans une telle situation, y a-t-il lieu, afin d’apprécier la proportionnalité d’une interdiction générale restreignant l’exercice des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, d’accorder un poids décisif non seulement à l’institution d’un délai mais aussi aux circonstances propres à chaque affaire tenant à la nature des fonctions dont la personne a été démise et à l’acte ayant provoqué la procédure d’impeachment ? »

66. La Cour juge approprié de commencer par répondre à la deuxième question, qui est liée à l’affaire pendante devant la Cour administrative suprême, circonstance qui est une exigence découlant de l’article 1 § 2 du Protocole no 16.

67. Pour formuler son avis, la Cour prendra dûment en compte les observations écrites et les pièces produites par les divers participants à la procédure (paragraphes 2 et 5 ci-dessus). Elle souligne toutefois qu’il ne s’agit pas pour elle de répondre à chacun des moyens et arguments qui lui sont soumis, ni de développer en détail les fondements de sa réponse, dès lors que, en application du Protocole no 16, son rôle n’est pas de statuer contradictoirement sur des requêtes contentieuses par un arrêt ayant force obligatoire mais, dans un délai aussi rapide que possible, de fournir à la juridiction qui a procédé à la demande une orientation lui permettant de garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance (Avis consultatif P16-2018-001, précité, § 34).

A. La deuxième question posée par la Cour administrative suprême

68. La Cour considère que la Cour administrative suprême demande, en substance, quels sont les critères que la juridiction lituanienne compétente doit appliquer pour apprécier si, dans les circonstances particulières de l’affaire dont elle est saisie, l’interdiction qui empêche une personne démise de ses fonctions de membre du Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment de se porter candidate aux élections du Seimas est devenue disproportionnée au point d’emporter violation de l’article 3 du Protocole no 1.

69. La Cour fait observer que les questions lui sont posées par la Cour administrative suprême dans le contexte du recours introduit par Mme N.V. contre la décision de la Commission électorale centrale refusant d’enregistrer sa candidature aux élections du Seimas de 2020.

70. Il apparaît toutefois que l’interdiction légale qui a empêché Mme N.V. de voir sa candidature enregistrée aux élections du Seimas est la conséquence directe de la législation lituanienne relative à l’impeachment, dont la Cour a conclu, dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Paksas (précité, §§ 109 et 110), qu’elle était contraire à l’article 3 du Protocole no 1 au motif que le caractère définitif et irréversible de l’inéligibilité prévue par la loi constituait une restriction disproportionnée. Cette appréciation est confirmée par la formulation de la première question posée par la Cour administrative suprême (« empêche en conséquence une personne (…) »). À la date de l’adoption du présent avis, les autorités lituaniennes n’ont pas encore exécuté l’arrêt Paksas (voir la résolution du Comité des Ministres CM/ResDH(2018)469, citée au paragraphe 42 ci‑dessus, la décision du Comité des Ministres CM/Del/Dec(2020)1377bis/H46-20, citée au paragraphe 43 ci-dessus, et la décision du Comité des Ministres CM/Del/Dec(2021)1406/H46-18, citée au paragraphe 47 ci-dessus).

71. La Cour administrative suprême a en effet considéré, au vu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (paragraphes 24 et 56 ci‑dessus), que la loi relative à la procédure d’impeachment qui avait été appliquée à M. Paksas, ancien président de la République, était applicable de la même manière à Mme N.V., dont le mandat au Seimas avait été révoqué dans le cadre d’une procédure d’impeachment, en ce que l’exercice de ces deux fonctions requiert qu’il soit prêté serment conformément à la Constitution.

72. La Cour comprend toutefois la deuxième question posée par la Cour administrative suprême comme supposant que la juridiction interne se considère elle-même saisie de la question de savoir si, au vu de toutes les circonstances pertinentes, cette interdiction définitive a eu sur la situation personnelle de Mme N.V. des conséquences qui sont devenues disproportionnées aux fins de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

73. Dans ce contexte, la Cour comprend la deuxième question qui lui est posée par la Cour administrative suprême comme une demande visant à recueillir des indications sur les critères à appliquer aux fins de la prise d’une décision. Conformément à l’objet et au but du Protocole no 16, la Cour y répondra du point de vue de la juridiction dont émane la demande, sans préjudice d’une éventuelle initiative législative que le Seimas prendrait en vue de remédier au problème engendré par la non-exécution de l’arrêt Paksas (paragraphe 40 ci-dessus). Avant de se pencher sur la deuxième question posée par la Cour administrative suprême, la Cour rappellera toutefois la jurisprudence relative aux points soulevés dans le cas d’espèce, à la lumière de laquelle les exigences découlant de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas doivent être interprétées.

1. La jurisprudence de la Cour

a) Le droit de se porter candidat à des élections au sens de l’article 3 du Protocole no 1

i. L’arrêt rendu dans l’affaire Paksas c. Lituanie

74. Dans l’arrêt Paksas c. Lituanie (§§ 97-112), la Cour a estimé que le requérant, ancien président de la République de Lituanie démis de ses fonctions dans le cadre d’une procédure d’impeachment, avait subi une ingérence dans l’exercice de son droit d’éligibilité en ayant été privé de toute possibilité de se porter candidat à des élections législatives. Elle a considéré que cette ingérence était prévue par la loi, notamment par la décision rendue le 25 mai 2004 par la Cour constitutionnelle, et que la mesure visait à la défense de l’ordre démocratique, ce qui constituait un but légitime aux fins de l’article 3 du Protocole no 1 (ibidem, §§ 98‑100).

75. Sans minimiser la gravité des faits imputés au requérant au regard de ses obligations constitutionnelles ni mettre en cause le principe de sa destitution du mandat présidentiel, la Cour a relevé l’ampleur des conséquences de cette ingérence en ce que l’intéressé avait été exclu de l’exercice non seulement d’un mandat législatif mais aussi de tout autre mandat pour lequel il fallait prêter serment conformément à la Constitution. Elle a observé que la Lituanie faisait en la matière figure d’exception en Europe puisque, dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, soit l’impeachment était dépourvu de conséquence directe sur les droits électoraux de la personne concernée ou sur l’exercice par elle du droit de se porter candidate à des élections législatives, soit les restrictions prévues nécessitaient une décision juridictionnelle spécifique et étaient limitées dans le temps (ibidem, §§ 103-106).

76. Pour la Cour, dans le cadre de l’évaluation de la proportionnalité d’une telle mesure, il y a lieu d’accorder un poids décisif à l’existence d’une limite temporelle et d’une possibilité de revoir la mesure en cause. La nécessité d’une telle possibilité est au demeurant liée au fait qu’il faut tenir compte lorsque l’on procède à cette évaluation du contexte historico‑politique de l’État concerné : ce contexte étant indubitablement amené à évoluer, y compris d’ailleurs quant à la perception que les électeurs peuvent avoir des circonstances ayant conduit à sa mise en œuvre, une restriction générale peut avec le temps perdre la justification qu’elle y trouvait initialement. Dans l’affaire Paksas, toutefois, non seulement la restriction litigieuse n’était assortie d’aucune limite temporelle, mais en plus la norme qui la fondait était gravée dans le marbre constitutionnel. L’inéligibilité qui frappait le requérant prenait en conséquence une connotation d’immuabilité, difficilement conciliable avec l’article 3 du Protocole no 1. De surcroît, le fait que la disposition litigieuse était le fruit d’un processus normatif fortement marqué par les circonstances était, selon la Cour, une indication supplémentaire du caractère disproportionné de la restriction. L’ensemble de ces considérations et, tout particulièrement, le caractère définitif et irréversible de l’inéligibilité au mandat législatif qui avait atteint le requérant, ont conduit la Cour à juger cette restriction disproportionnée (ibidem, §§ 109-112).

ii. Autre jurisprudence

77. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » et les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 141, 17 mai 2016, Mugemangango c. Belgique [GC], no 310/15, § 67, 10 juillet 2020, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 382, 22 décembre 2020).

78. Concernant l’ample marge d’appréciation dont jouissent les États en matière de droits électoraux, la Cour a dit ce qui suit dans l’arrêt Gitonas et autres c. Grèce (1er juillet 1997, § 39, Recueil 1997‑IV) :

« 39. La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 implique les droits subjectifs de vote et d’éligibilité. Pour importants qu’ils soient, ces droits ne sont pas cependant absolus. Comme l’article 3 les reconnaît sans les énoncer en termes exprès ni moins encore les définir, il y a place pour des « limitations implicites » (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987, série A no 113, p. 23, par. 52). Dans leurs ordres juridiques respectifs, les États contractants entourent les droits de vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 ne met en principe pas obstacle. Ils jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (ibidem).

Plus particulièrement, les États disposent d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, des règles relatives au statut de parlementaire, dont les critères d’inéligibilité. Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État ; la multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aucun de ces critères cependant ne devrait être considéré comme plus valable qu’un autre à condition qu’il garantisse l’expression de la volonté du peuple à travers des élections libres, honnêtes et périodiques. »

79. Dans l’arrêt Mugemangango (précité), la Cour a précisé ce qui suit :

« 73. Dans ce domaine, la marge d’appréciation est large (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 61, CEDH 2005‑IX, et les références qui y sont citées). Il existe en effet de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l’Europe, notamment dans l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique (Hirst, précité, § 61, Ždanoka [c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 103, CEDH 2006‑IV], et Sitaropoulos et Giakoumopoulos [c. Grèce [GC], no 42202/07, § 66, CEDH 2012]). La Cour a ainsi jugé que toute loi électorale doit s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails considérés comme inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans un autre ; elle a toutefois souligné que cette marge de manœuvre reconnue à l’État est limitée par l’obligation de respecter le principe fondamental de l’article 3 du Protocole no 1, à savoir « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54, Podkolzina [c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002‑II], Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 157, CEDH 2010, et Cernea c. Roumanie, no 43609/10, § 40, 27 février 2018). »

80. Dans l’arrêt Mugemangango (précité), la Cour a aussi souligné son rôle subsidiaire relativement à l’établissement des faits, tout en rappelant qu’elle a le pouvoir de vérifier si l’État s’est conformé aux obligations qui découlent pour lui de l’article 3 du Protocole no 1 :

« 71. En vertu du principe de subsidiarité, il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux autorités nationales dans l’interprétation du droit interne ou dans l’appréciation des faits. Dans le contexte particulier des litiges électoraux, elle n’est pas appelée à déterminer si les irrégularités du processus électoral alléguées par les parties représentent des violations du droit interne pertinent (Namat Aliyev [c. Azerbaïdjan, no 18705/06, § 77, 8 avril 2010]). La Cour n’est pas non plus en mesure d’établir elle-même les faits en essayant de déterminer si les irrégularités alléguées ont eu lieu et si elles étaient de nature à avoir des conséquences sur le résultat des élections. La Cour doit se garder d’assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (Davydov et autres [c. Russie, no 75947/11, § 276, 30 mai 2017]). En revanche, il appartient à la Cour de statuer sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 et de vérifier, d’une manière plus générale, que l’État défendeur s’est acquitté de son obligation d’organiser des élections libres et équitables et qu’il a veillé à ce que les droits électoraux individuels aient pu être exercés de manière effective (I.Z. c. Grèce, no 18997/91, décision de la Commission du 28 février 1994, Décisions et rapports 76-B, p. 65, Babenko c. Ukraine (déc.), no 43476/98, 4 mai 1999, Gahramanli et autres c. Azerbaïdjan, no 36503/11, § 72, 8 octobre 2015, et Davydov et autres, précité, § 276). »

b) La notion de « limitations implicites »

81. Dans l’arrêt rendu par elle dans l’affaire Selahattin Demirtaş (précité, §§ 387 et 388), la Cour a mis en évidence le principe des limitations implicites :

« 387. La Cour rappelle ensuite que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus (Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, § 48, 30 juin 2009). Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Podkolzina[, précité], § 33, Sadak et autres [c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 31, CEDH 2002‑IV], et Kavakçı [c. Turquie, no 71907/01, § 40, 5 avril 2007]). Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les restrictions imposées à l’exercice des droits découlant de cet article ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).

388. La notion de « limitation implicite » signifie que les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » que la Cour utilise dans le cadre de ses examens sous l’angle des articles 8 à 11 de la Convention ne sont pas appliqués dans les affaires relatives à l’article 3 du Protocole no 1. La Cour recherche plutôt, pour commencer, s’il y a eu un traitement arbitraire ou un manque de proportionnalité. Ensuite, elle examine si la limitation a constitué une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, et Ždanoka, précité, § 115). »

c) Le but légitime

82. À la différence des articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention, l’article 3 du Protocole no 1 n’énumère pas lui-même les buts qui peuvent passer pour légitimes en ce qui le concerne (Tănase, précité, § 164).

83. La Cour l’a rappelé dans l’arrêt Paksas (précité, § 100), où elle a dit que l’interdiction faite au requérant était la conséquence de sa destitution, intervenue dans le cadre d’une procédure d’impeachment dont le but était, d’après le règlement du Seimas, de trancher la question de la responsabilité constitutionnelle des plus hauts responsables de l’État à raison d’actions nuisibles à la crédibilité des autorités accomplie pendant leur mandat. Elle s’inscrivait ainsi dans un mécanisme d’autoprotection de la démocratie par un contrôle public et démocratique des titulaires de mandats officiels, et poursuivait le but d’écarter du pouvoir législatif les hauts responsables qui, en particulier, s’étaient rendus coupables de graves violations de la Constitution ou avaient manqué à leur serment prévu par la Constitution. Elle visait de la sorte à la défense de l’ordre démocratique, ce qui constitue un but légitime au regard de l’article 3 du Protocole no 1 (voir aussi, mutatis mutandis, Ždanoka, précité, § 118).

84. Dans l’arrêt Tănase (précité, §§ 166 et 167), la Cour a fait référence au but consistant à garantir la loyauté envers l’État en faisant la distinction entre loyauté envers l’État et loyauté envers le gouvernement. Si la nécessité de veiller à la loyauté envers l’État peut fort bien constituer un but légitime justifiant des restrictions aux droits électoraux, cela ne vaut pas pour la loyauté envers le gouvernement. La Cour a également considéré que la loyauté envers l’État englobe en principe le respect de la Constitution, des lois, des institutions, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale du pays.

85. Plus récemment, dans l’arrêt Xhoxhaj c. Albanie (no 15227/19, § 413, 9 février 2021), qui concernait une interdiction à vie de réintégrer le système judiciaire prononcée contre une juge de la Cour constitutionnelle en raison de violations éthiques graves commises par elle, la Cour a considéré que les juges, en particulier ceux occupant des postes de responsabilité tels que celui dans lequel la requérante souhaitait être réintégrée, détiennent une parcelle de la souveraineté de l’État. Elle a jugé que l’interdiction à vie prononcée à l’égard de la requérante et d’autres personnes révoquées en raison de violations éthiques graves n’était ni incohérente ni disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi par l’État, à savoir préserver l’intégrité du système judiciaire et la confiance du public dans ce système.

d) L’incidence du contexte politique et historique

86. Dans l’arrêt Tănase (précité), la Cour a admis que toute loi électorale doit s’apprécier à la lumière du contexte historique et politique du pays concerné, mais que les restrictions apportées aux droits électoraux doivent suivre au fil du temps une approche individualisée. Elle s’est exprimée ainsi :

« 156. En ce qui concerne l’aspect passif de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour souligne que les États contractants disposent d’une grande latitude pour établir les critères d’éligibilité. Dans l’arrêt Ždanoka c. Lettonie (précité, § 106), elle a expliqué :

« Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État. La multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aux fins de l’application de l’article 3, toute loi électorale doit donc toujours s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays concerné (…) »

157. De même, dans Podkolzina[, précité], § 33, la Cour a observé qu’aux fins de l’application de l’article 3 toute loi électorale doit toujours s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans celui d’un autre ; elle a toutefois souligné que cette marge de manœuvre reconnue à l’État est limitée par l’obligation de respecter le principe fondamental de l’article 3 du Protocole no 1, à savoir « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (voir aussi Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 47, et Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, § 55, CEDH 2004-X).

158. Évaluant les limites de la latitude dont disposent les États, la Cour a relevé dans l’arrêt Aziz [c. Chypre, no 69949/01, § 28, CEDH 2004‑V]) :

« (…) [L]es États jouissent d’une grande latitude pour déterminer, dans leurs ordres constitutionnels respectifs, les règles régissant les élections législatives et la composition de leurs parlements, les critères pertinents en la matière variant en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État. [La Cour] estime toutefois que ces règles ne peuvent avoir pour effet d’interdire à certaines personnes ou à certains groupes de prendre part à la vie politique du pays, notamment par la désignation des membres du corps législatif, droit garanti tant par la Convention que par les constitutions de tous les États contractants. »

159. Appliquant ces principes, la Cour a jugé dans l’arrêt Ždanoka (précité, §§ 119‑135) que des considérations historiques peuvent justifier que l’on restreigne des droits aux fins de protéger l’intégrité du processus démocratique ; il s’agissait en l’occurrence d’exclure les personnes qui avaient pris une part active à des tentatives de renversement du régime démocratique nouvellement établi. La Cour a toutefois laissé entendre que pareilles restrictions ne pourraient guère se concilier avec la Convention si elles sont encore en application après de longues années, alors que la justification de leur application et les menaces qu’elles tendaient à éviter ne sont plus d’actualité. Par la suite, dans Ādamsons [c. Lettonie, no 3669/03, §§ 123-128, 24 juin 2008]), la Cour a souligné qu’avec le temps une restriction générale des droits électoraux devient plus difficile à justifier et qu’il est préférable de suivre une approche « individualisée » permettant de tenir compte du risque que pose réellement un individu donné. »

La Cour a également précisé qu’une fois jugulée une menace directe pour la démocratie ou l’indépendance, les mesures consistant à identifier une menace crédible pour les intérêts de l’État dans des circonstances particulières et sur la base d’informations spécifiques sont préférables à l’application du principe général que certaines catégories de personnes sont une menace pour la sécurité et l’indépendance nationales.

87. Concernant la limite temporelle des restrictions apportées aux droits électoraux, la Cour a dit ce qui suit dans l’arrêt Ždanoka (précité) :

« 135. Il y a lieu de relever que, dans le même arrêt, la Cour constitutionnelle a observé que le Parlement letton devrait imposer une limite dans le temps à la restriction litigieuse. Eu égard à cet avertissement, et même si, à ce jour, on ne saurait considérer que la Lettonie a excédé son ample marge d’appréciation au regard de l’article 3 du Protocole no 1, il n’en demeure pas moins que le Parlement letton se doit d’assurer un suivi constant sur la restriction en cause, en vue d’y mettre un terme à bref délai. Cette conclusion se justifie d’autant plus à la lumière de la stabilité renforcée dont jouit à présent la Lettonie, du fait notamment de son intégration pleine et entière dans l’ensemble européen (…). Dès lors, toute inaction du corps législatif letton à cet égard pourrait amener la Cour à revenir sur sa conclusion (voir, mutatis mutandis, Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, 30 juillet 1998, § 60, Recueil 1998-V ; voir également l’arrêt qui a suivi ces affaires, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, §§ 71-93, CEDH 2002-VI). »

e) Les garanties procédurales

88. Pour pouvoir s’assurer de la compatibilité d’une atteinte avec les exigences de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour doit examiner dans le détail les procédures et décisions nationales pertinentes afin de déterminer si requérant a bénéficié de garanties suffisantes contre l’arbitraire et si les décisions en question étaient suffisamment motivées (Abil c. Azerbaïdjan, no 16511/06, § 34, 21 février 2012).

89. Dans l’arrêt Mugemangango (précité), la Cour a mentionné l’exigence d’impartialité de l’organe chargé de trancher les litiges électoraux :

« 96. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, les litiges électoraux n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention parce qu’ils n’ont trait ni à une « contestation sur un droit de caractère civil » ni à « une accusation en matière pénale » (Pierre-Bloch c. France, 21 octobre 1997, §§ 51 et 53-59, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, Cheminade c. France (déc.), no 31599/96, 26 janvier 1999, et Riza et autres [c. Bulgarie, nos 48555/10 et 48377/10, § 184, 13 octobre 2015]). Cela étant, eu égard au fait que l’article 3 du Protocole no 1 vise à consolider la confiance des citoyens dans le parlement en assurant la légitimité démocratique de ce dernier (…), la Cour estime qu’il en résulte aussi certaines exigences quant à l’impartialité de l’organe chargé de trancher les litiges électoraux et à l’importance que peuvent revêtir les apparences à cet égard.

97. Dans le cadre du droit à des élections libres garanti par l’article 3 du Protocole no 1, les garanties d’impartialité requises visent à assurer que la décision prise soit fondée exclusivement sur des considérations factuelles et juridiques, et non pas politiques. En effet, l’examen d’une réclamation relative au résultat des élections ne doit pas devenir le théâtre d’un combat politique entre les partis (voir, mutatis mutandis, Parti travailliste géorgien c. Géorgie, no 9103/04, § 108, CEDH 2008). »

2. Pertinence de ces principes relativement aux faits à l’origine du présent avis consultatif

90. La Cour note que dans l’arrêt elle a conclu que, dans le cadre de l’évaluation de la proportionnalité d’une mesure générale restreignant l’exercice des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, il y a lieu d’accorder un poids décisif à l’existence d’une limite temporelle et d’une possibilité de revoir la mesure en cause. Elle a ajouté que la nécessité d’une telle possibilité est au demeurant liée au fait qu’il faut tenir compte lorsque l’on procède à cette évaluation du contexte historico-politique de l’État concerné : ce contexte étant indubitablement amené à évoluer, y compris d’ailleurs quant à la perception que les électeurs peuvent avoir des circonstances ayant conduit à sa mise en œuvre, une restriction générale peut avec le temps perdre la justification qu’elle y trouvait initialement (Paksas, précité, § 109 ; voir aussi Ždanoka, § 106, et Mugemangango, § 73, tous deux précités).

91. La Cour observe également que sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention les États disposent d’une ample marge d’appréciation pour réglementer les conditions d’éligibilité. Ils jouissent, en particulier, d’une grande latitude pour déterminer, dans leurs ordres constitutionnels respectifs, les règles régissant le statut de parlementaire, les critères pertinents en la matière variant en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État (Gitonas et autres, précité, § 39). Cela étant, ces règles ne peuvent avoir pour effet d’interdire à certaines personnes ou à certains groupes de prendre part à la vie politique du pays et au choix du corps législatif (Aziz, précité, § 28). Par ailleurs, même si des considérations légitimes peuvent justifier de restreindre le droit pour une personne de se porter candidate à des élections, pareilles restrictions peuvent devenir incompatibles avec l’article 3 du Protocole no 1 lorsqu’elles sont imposées longtemps après que la menace pour la démocratie ayant justifié leur application initiale a cessé d’être pertinente à la lumière de la stabilité renforcée dont jouit le pays concerné, par exemple du fait de son intégration pleine et entière dans l’ensemble européen (Ždanoka, précité, § 135). La Cour a également considéré qu’avec le temps une restriction générale des droits électoraux devient plus difficile à justifier et qu’il est préférable de suivre une approche individualisée (Ādamsons c. Lettonie, no 3669/03, § 125, 24 juin 2008, et Tănase, précité, § 159). La marge d’appréciation dont jouissent les États dans ce domaine n’est ainsi pas illimitée et il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 (Gitonas et autres, précité, § 39).

92. Il en découle que la référence au poids décisif à attacher à l’existence d’une limite temporelle et d’une possibilité de revoir la mesure en cause, énoncée dans l’arrêt Paksas (précité, § 109), ne doit pas nécessairement être entendue comme exigeant que ces deux éléments soient combinés, ni comme précisant si la limite temporelle applicable dans une affaire donnée doit être définie de manière abstraite ou au cas par cas. Ce qui importe, en définitive, c’est que l’interdiction en question reste proportionnée, au sens de l’arrêt Paksas. On peut y parvenir grâce à un cadre législatif approprié ou à un contrôle juridictionnel de la durée, de la nature et de l’étendue de l’interdiction en question telle qu’applicable à la personne concernée, réalisé sur la base de critères objectifs et tenant compte de la situation particulière de cette personne telle qu’elle se présente au moment du contrôle. La Cour observe dans ce contexte que la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Paksas, à savoir qu’une inéligibilité permanente s’analyse en une restriction disproportionnée à raison de son caractère définitif et irréversible, n’implique pas en elle-même que la décision de refuser à une personne le droit de se porter candidate à des élections, au moment où elle est prise, s’analysera nécessairement en une restriction disproportionnée. Pour le déterminer, il faudra apprécier le refus en question et les circonstances particulières de l’espèce en se fondant sur des critères objectifs, notamment le comportement passé et présent de la personne concernée.

93. Dans ces conditions, la Cour administrative suprême considère qu’elle est appelée à se prononcer sur la question de savoir si la durée totale de l’interdiction faite à Mme N.V. d’exercer un mandat parlementaire a excédé ce qui est acceptable au regard de l’article 3 du Protocole no 1. À cet égard, la Cour précise qu’aux fins du Protocole no 16 son rôle se borne à donner, à la demande des plus hautes juridictions nationales, un avis sur la portée et le contenu des dispositions de la Convention. Il ne lui appartient pas de prendre position sur le point de savoir si la juridiction interne est en mesure d’appliquer la Convention dans une affaire pendante devant elle en tenant compte des normes constitutionnelles en vigueur, que toutes les juridictions internes sont tenues de respecter.

94. À cet égard, et pour en venir aux critères pertinents pour trancher cette question, ils devraient, de l’avis de la Cour, revêtir un caractère objectif et permettre de prendre en compte de manière transparente les circonstances pertinentes liées non seulement aux événements qui ont conduit à la destitution de la personne concernée mais aussi, et avant tout, aux fonctions que cette personne entend exercer à l’avenir. En effet, l’objectif principal poursuivi par l’impeachment et l’interdiction qui en résulte n’est pas d’infliger une autre sanction à la personne concernée, en plus, le cas échéant, de la sanction pénale, mais de protéger les institutions parlementaires. Les critères pertinents devraient donc être essentiellement définis sous l’angle des exigences du bon fonctionnement de l’institution dont la personne entend devenir membre, et partant du système constitutionnel et de la démocratie dans son ensemble dans l’État concerné (paragraphe 83 ci-dessus).

95. Cela revient à évaluer l’incidence objective que l’appartenance potentielle de cette personne à l’institution concernée aurait sur le fonctionnement de cette dernière, en tenant compte de considérations telles que le comportement passé et présent de la personne destituée dans le cadre d’une procédure d’impeachment et la nature des actes qui ont abouti à sa destitution, mais également – et surtout – de la stabilité institutionnelle et démocratique de l’institution en question, de la nature des devoirs et responsabilités pesant sur cette dernière, ainsi que de la probabilité que la personne destituée soit susceptible de perturber de manière significative le fonctionnement de cette institution, voire de la démocratie dans son ensemble dans l’État concerné. Des aspects tels que la loyauté de cette personne à l’État, englobant son respect de la Constitution, des lois, des institutions et de l’indépendance, peuvent également être pertinents à cet égard (Tănase, précité, §§ 166 et 167). C’est à la lumière de tous ces aspects qu’il conviendrait de déterminer la durée appropriée et proportionnée de l’inéligibilité des personnes destituées dans le cadre d’une procédure d’impeachment à toute fonction à laquelle l’interdiction en cause s’applique.

96. Enfin, la procédure qui aboutit à une décision dans une affaire individuelle doit être entourée de garanties suffisantes pour assurer le respect de l’état de droit et une protection contre l’arbitraire. Celles-ci doivent inclure l’exigence que cette procédure se déroule devant un organe indépendant et que la personne concernée puisse être entendue par ce dernier et obtenir une décision motivée (voir, mutatis mutandis, Abil, précité, § 34, et Mugemangango, précité, § 96).

B. La première question posée par la Cour administrative suprême

97. La première question posée par la Cour administrative suprême est libellée comme suit :

« 1) Un État contractant outrepasse-t-il la marge d’appréciation que lui confère l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention s’il ne garantit pas la compatibilité de son droit interne avec les obligations internationales qui découlent des dispositions de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, et empêche en conséquence une personne démise de ses fonctions de membre du Seimas dans le cadre d’une procédure d’impeachment d’exercer l’aspect « passif » de son droit à des élections pendant une période de six ans ?

Dans l’affirmative, une telle situation pourrait-elle se justifier par la complexité des circonstances concrètes, directement liées à la possibilité pour l’organe législatif de rendre les dispositions nationales de rang constitutionnel conformes aux obligations internationales pesant sur l’État ?»

98. Au vu de la réponse qu’elle a apportée à la deuxième question posée par la Cour administrative suprême, la Cour comprend la première question comme portant essentiellement sur le point de savoir si la Cour administrative suprême devrait prendre en compte les difficultés rencontrées par les autorités lituaniennes dans l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas.

99. La Cour rappelle que l’interdiction légale qui a empêché Mme N.V. de voir enregistrée sa candidature aux élections du Seimas est la conséquence directe des dispositions constitutionnelles et législatives lituaniennes relatives à l’impeachment, dont la Cour a conclu dans l’arrêt Paksas (précité, §§ 109 et 110) qu’elle était contraire à l’article 3 du Protocole no 1.

100. La Cour prend note des récents développements au Seimas concernant le processus de modification de la Constitution. Le Seimas a, en effet, provisoirement adopté, le 9 novembre 2021, une modification constitutionnelle tenant compte de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Paksas. Cette modification a obtenu la majorité requise des deux tiers lors du premier vote qui s’est tenu le 18 janvier 2022. Selon le Gouvernement, le deuxième vote sur ce projet de modification devrait être programmé au cours de la session de printemps du Seimas, qui a commencé le 10 mars 2022 (paragraphes 39 et 40 ci-dessus). Compte tenu de ces éléments, ainsi que des limites inhérentes au système d’avis consultatif tel qu’il est prévu par le Protocole no 16 à la Convention lorsqu’il s’agit de questions relevant de l’exécution des arrêts de la Cour, celle-ci juge inapproprié de répondre à la première question posée par la Cour administrative suprême.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

Rend l’avis que voici :

Les critères pertinents pour trancher la question de savoir si l’interdiction d’exercer un mandat parlementaire prononcée dans le cadre d’une procédure d’impeachment a excédé ce qui est proportionné au regard de l’article 3 du Protocole no 1 devraient revêtir un caractère objectif et permettre de prendre en compte de manière transparente les circonstances pertinentes liées non seulement aux événements qui ont conduit à la destitution de la personne concernée mais aussi, et avant tout, aux fonctions que cette dernière entend exercer à l’avenir. Ils devraient être essentiellement définis sous l’angle des exigences du bon fonctionnement de l’institution dont la personne entend devenir membre, et partant du système constitutionnel et de la démocratie dans son ensemble dans l’État concerné.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 8 avril 2022, en application de l’article 94 §§ 9 et 10 du règlement de la Cour.

Johan Callewaert                             Robert Spano
Adjoint à la Greffière                          Président

___________

[1] Dans l’ordre juridique lituanien, les lois constitutionnelles, adoptées au moyen d’une procédure spéciale et à la majorité qualifiée, ont une force juridique supérieure à celle des lois ordinaires, mais elles ne font pas partie de la Constitution.

Dernière mise à jour le avril 10, 2022 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *