Gonçalves Monteiro c. Portugal (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 260
Mars 2022

Gonçalves Monteiro c. Portugal – 65666/16

Arrêt 15.3.2022 [Section IV]

Article 2
Obligations positives
Article 2-1
Enquête effective

Mesures immédiates et adaptées des autorités pour retrouver une schizophrène suicidaire de 18 ans disparue : non-violation

Manque de célérité et d’effectivité de l’enquête sur la disparition d’une jeune schizophrène suicidaire : violation

En fait – R. était une jeune fille de 18 ans souffrant de schizophrénie, mais qui, au moment des faits, vivait de façon autonome grâce à un traitement médical.

Le 17 février 2006, elle a disparu après que sa mère l’ait déposée pour prendre un bus scolaire. Son corps n’a jamais été retrouvé.

Le requérant, père de R., se plaint de l’omission des autorités de déployer des efforts suffisants pour la retrouver vivante et pour élucider les circonstances de sa disparition.

En droit – Article 2 :

Plus le temps passe sans que l’on ait de nouvelles d’une personne portée disparue, plus il est probable qu’elle soit décédée. Et les trois psychiatres entendus au cours de l’enquête ont unanimement dit qu’un risque immédiat de suicide pesait sur R. du fait de sa maladie. Dès lors, le décès de R. peut être présumé.

1. Applicabilité

La présente espèce se rapproche de l’affaire Dodov c. Bulgarie, qui portait sur la disparition d’une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer. La Cour a considéré qu’il existait une situation potentiellement dangereuse, relevant de l’article 2, étant donné que la disparition avait eu lieu alors que la victime était hébergée dans une maison de retraite où elle avait besoin d’une surveillance constante. À l’inverse, R. n’était pas hospitalisée. Au moment des faits, elle menait une vie assez ordinaire puisqu’elle résidait chez sa mère et allait au lycée. On peut, malgré tout, considérer qu’un risque réel et immédiat pesait sur sa vie compte tenu de ses troubles psychiques et du fait que, depuis sa disparition, signalée aux autorités compétentes, elle ne prenait plus les médicaments qui lui permettaient de vivre de façon stable et autonome et d’éviter un éventuel passage à l’acte.

Conclusion : article 2 applicable.

2. Volet matériel

Il s’agira de déterminer si les autorités internes savaient qu’un risque réel et immédiat pesait sur la vie de R. et si elles ont réagi de façon prompte et adéquate pour prévenir la matérialisation de ce risque et, dès lors, pour la retrouver vivante.

Le requérant et son ex-épouse se sont rendus le 18 février 2006 au poste de police pour signaler la disparition de leur fille, en précisant ses troubles psychiques.

Le 19 février 2006 au soir, le requérant a fourni la police et à la police judiciaire (PJ) des informations plus précises sur la gravité de ses troubles psychiques appuyées par un message électronique de son psychiatre. Et il les a alertés qu’elle ne prenait plus ses médicaments depuis plus de 24 heures et que cela compromettait son équilibre mental. À ce moment-là, les autorités ont appris qu’un risque réel et immédiat pesait sur la vie de R.

Or, avant même leur prise de connaissance de ce risque, les autorités avait déjà lancé un appel pour disparition d’une personne majeure souffrant de troubles mentaux auprès des forces de l’ordre. La police avait aussi immédiatement demandé au bureau SIRENE de saisir la disparition de R. dans le système d’information Schengen pour qu’elle fût recherchée à l’échelle européenne. Les troubles mentaux de la jeune fille et le caractère inquiétant de sa disparition apparaissent donc bien avoir été pris en considération dès le départ par la police.

Le 20 février 2006, la PJ a informé le parquet de la disparition de R. en lui demandant de prendre des mesures urgentes pour obtenir les données de localisation de son téléphone portable, demande ayant reçu une réponse favorable le 22 février 2006. Les 24 et 25 février 2006 l’opérateur O. a répondu à cette demande en transmettant la localisation des antennes que le téléphone de R. avait activées les 17 et 18 février 2006, ainsi que la liste des appels qu’il avait émis ou reçus, précisant par ailleurs que le téléphone portable avait perdu le signal réseau le 18 février 2006 à 14 h 46. Ainsi, à partir de cet instant, il n’était plus possible de localiser le téléphone portable de R.

Les 22 et 24 février 2006, la PJ a pris des mesures pour donner suite à deux signalements qui lui avaient été transmis. Le 24 février 2006, elle a également visionné les images de vidéosurveillance de l’endroit où R. avait été déposée par sa mère, et elle a aussi eu un échange avec le chauffeur du bus. En mars 2006, elle a pris contact avec les principaux hôpitaux et téléphoné aux camarades de R. Entre avril et octobre 2006, les autorités ont de nouveau réagi à des signalements. Enfin, en juin 2006, elles ont cherché R. dans un quartier de la ville où elle était descendue du bus et mené une enquête dans une autre ville.

Les mesures qui ont été prises consécutivement au signalement de la disparition de R. pour retrouver celle-ci vivante étaient adaptées aux circonstances de sa disparition. Ce constat tient également compte des réalités pratiques du travail quotidien des forces de police et du fait que le requérant menait parallèlement ses propres recherches, dont il signalait tout développement à la police.

La Cour comprend que le requérant aurait voulu que les autorités internes en fissent davantage pour retrouver sa fille. Cependant, eu égard aux circonstances de l’espèce, rien ne prouve que toute mesure supplémentaire qui aurait été destinée à prévenir la matérialisation du risque qui pesait réellement sur R. aurait été utile, vu le caractère imprévisible de celle-ci, selon les psychiatres entendues au cours de l’enquête pénale.

Il n’apparaît donc pas, en l’espèce, que les autorités internes aient manqué à l’obligation positive de protéger la vie de R.

Conclusion : non-violation (unanimité).

3. Volet procédural

Il importe de différencier dans la jurisprudence de la Cour l’obligation d’enquêter sur un décès suspect et celle d’enquêter sur une disparition suspecte. On ne saurait ramener une disparition à un acte ou à un événement « instantané » ; l’élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d’explications sur ce qu’il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendre une situation continue. Par conséquent, l’obligation procédurale subsiste potentiellement tant que le sort de la personne concernée n’a pas été éclairci ; l’absence persistante de l’enquête requise sera considérée comme emportant une violation continue. Il en est ainsi même lorsque l’on peut finalement présumer que la victime est décédée (Varnava et autres c. Turquie [GC]).

Il s’agit donc de savoir si face à l’hypothèse d’une mort de plus en plus probable, les autorités ont diligenté une enquête effective pour en déterminer les circonstances.

Le 22 février 2006, le parquet a ordonné l’ouverture d’une procédure pour disparition d’une personne. La PJ a reçu les 24 et 25 février 2006 les données de localisation des antennes que le téléphone portable de R. avait activées les 17 et 18 février 2006 et, le 1er mars 2006, l’opérateur O. a apporté des précisions concernant l’une de ces antennes. Malgré l’importance de ces informations, la PJ n’a pas engagé de mesures d’enquête pour y donner suite. En effet, elle n’a véritablement cherché à les comprendre et à les exploiter plus sérieusement qu’à partir de mai 2009, alors que l’hypothèse d’un suicide était apparue comme plausible dès novembre 2006, après l’audition de la psychiatre de R.

Ce n’est que quatre ans après la disparition de R., à la suite des éclaircissements qui avaient été apportés à la PJ par un agent de l’opérateur de téléphonie S., qu’il a été possible de comprendre que le téléphone portable avait, pour la dernière fois, activé une antenne dans une ville et qu’il n’avait plus bougé après cela. En outre, ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’ont été prises des mesures concrètes à cet égard, notamment pour déterminer les conditions en mer le jour de la disparition de R. et pour rechercher s’il existait dans cette zone un puits dans lequel elle aurait pu tomber.

Bien que les amis de R. eussent été contactés par téléphone entre mars 2007 et novembre 2007, l’environnement familial et social de R. n’a vraiment été examiné qu’à partir de l’année 2009. Il aurait été important d’entendre les proches de R. plus tôt.

Les autorités n’ont pas ordonné une expertise scientifique qui leur aurait permis d’extraire des informations de l’ordinateur de R. et de compléter ainsi les recherches qui avaient été effectuées par le requérant. L’autorisation d’examiner la messagerie électronique de R. n’a été requise que le 30 décembre 2009. La chambre de R. n’a été fouillée que le 5 mai 2009, alors qu’elle avait déjà été transformée en espace de rangement et que la mère ne disposait plus que de quelques effets personnels qui avaient appartenu à sa fille.

L’enquête visant à déterminer les circonstances de la disparition de R. n’a été exhaustive et minutieuse qu’à partir de 2009. Or le retard avéré pris par les autorités d’enquête, alors que la thèse d’une mort par suicide apparaissait de plus en plus probable, a compromis l’obtention d’éléments matériels de preuve qui auraient pu permettre d’élucider les circonstances de cette disparition. Ainsi, l’enquête n’a pas répondu aux exigences de célérité et d’effectivité.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 26 000 EUR pour le préjudice moral.

(Voir aussi Tahsin Acar c. Turquie [GC], 26307/95, 8 avril 2004, Résumé juridique ; Dodov c. Bulgarie, 59548/00, 17 janvier 2008, Résumé juridique ; Varnava et autres c. Turquie [GC], 16064/90 et al., 18 septembre 2009, Résumé juridique ; Gaysanova c. Russie, 62235/09, 12 mai 2016)

Dernière mise à jour le mars 15, 2022 par loisdumonde

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