Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 260
Mars 2022

Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse – 21881/20

Arrêt 15.3.2022 [Section III]

Article 11
Article 11-1
Liberté de réunion pacifique

Interdiction générale des réunions publiques, pendant deux mois et demi au début de la pandémie de Covid-19, assortie de sanctions pénales et sans contrôle juridictionnel de proportionnalité : violation

En fait – La requérante est une association ayant pour but statutaire de défendre les intérêts des travailleurs actifs et non actifs et de ses organisations membres, notamment dans le domaine des libertés syndicales et démocratiques. Invoquant l’article 11 de la Convention, elle prétend ne plus avoir eu le droit d’organiser, ni prendre part à aucune réunion publique, en vertu d’une ordonnance d’interdiction fédérale, introduite par l’État dans les premiers mois de la pandémie de coronavirus (mars-mai 2020).

En droit – Article 35 § 1 : Eu égard au contexte sanitaire et politique global, l’association requérante ne bénéficiait pas au moment des faits pertinents d’un recours effectif et disponible en pratique qui lui aurait permis de se plaindre d’une violation de l’article 11. En effet, bien que les ordonnances fédérales puissent en général faire l’objet d’un contrôle préjudiciel de constitutionnalité par le Tribunal fédéral, y compris en l’absence d’un intérêt actuel, la haute juridiction suisse, dans les circonstances très particulières du confinement généralisé déclaré par le Conseil fédéral dans la lutte contre le coronavirus, s’est abstenue de procéder à un examen sur le fond des recours introduits en matière de liberté de réunion et n’a pas contrôlé la compatibilité de l’ordonnance O.2 Covid-19 avec la Constitution.

Conclusion : exception de non-épuisement de voies de recours internes rejetée.

Article 11 : L’interdiction de se réunir publiquement s’inscrivant dans le cadre des mesures de lutte contre le coronavirus constitue une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion de la requérante. L’ingérence reposait sur l’O.2 Covid-19 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la santé et la protection des droits et libertés d’autrui.

La Suisse jouissait d’une certaine marge d’appréciation non illimitée. La menace pour la santé publique provenant du coronavirus était très sérieuse, les connaissances sur les caractéristiques et la dangerosité du virus étaient très limitées au stade initial de la pandémie et, dès lors, les États ont dû réagir rapidement pendant la période considérée dans la présente affaire. De plus, il y avait des intérêts opposés en jeu dans le contexte très complexe de la pandémie, et notamment l’obligation positive imposée aux États parties à la Convention de protéger la vie et la santé des personnes se trouvant sous leur juridiction en vertu, notamment, des articles 2 et 8 de la Convention.

Entre le 17 mars et le 30 mai 2020, toutes les manifestations par lesquelles l’association requérante aurait pu poursuivre ses activités en vertu de son but statutaire ont fait l’objet d’une interdiction générale. Une telle mesure générale exigeait une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu. Or, même à supposer qu’une telle justification existait, à savoir la lutte efficace contre la pandémie mondiale de la maladie à coronavirus, il découle des conclusions tirées lors de l’examen de l’épuisement des voies de recours internes qu’un tel contrôle n’a pas été effectué par les tribunaux, et notamment par le Tribunal fédéral. Il s’ensuit que la mise en balance des intérêts opposés en jeu, telle que l’exige la Cour dans le cadre de l’examen de la proportionnalité d’une mesure aussi radicale, n’a pas pu être opérée. Cela se révèle d’autant plus préoccupant au regard de la Convention que l’interdiction générale a été maintenue pendant un laps de temps considérable.

Par ailleurs, l’accès aux lieux de travail, tels que des usines ou des bureaux, était toujours autorisé, même lorsque ces lieux accueillaient des centaines de personnes. Le Gouvernement n’a pas répondu à la question de savoir pour quelles raisons le maintien de ce type d’activités était possible à la condition que les employeurs prissent des mesures organisationnelles et techniques à même de garantir le respect des recommandations en matière d’hygiène et d’éloignement social, tandis que l’organisation d’une manifestation, dans l’espace public, à savoir en plein air, ne l’était pas, même en respectant les consignes sanitaires nécessaires. Pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue.

De surcroît, la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de la mesure réalisé au niveau national revêt une importance particulière dans la détermination de la proportionnalité d’une mesure générale, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente. Compte tenu de l’urgence d’apporter une réponse appropriée à la menace inédite du coronavirus à ses débuts, l’on ne saurait certes s’attendre nécessairement au niveau interne à des débats très approfondis, en particulier impliquant le parlement, en vue de l’adoption des mesures urgentes jugées nécessaires dans la lutte contre ce fléau mondial. Dans de telles circonstances, toutefois, un contrôle juridictionnel indépendant et effectif des mesures prises par le pouvoir exécutif s’avère d’autant plus impérieux.

Quant à la sanction à infliger en cas de violation de l’interdiction de manifester énoncée par l’O.2 Covid-19, lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière et une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale. Dès le 17 mars 2020, l’O.2 Covid-19 prévoyait une peine privative de liberté de trois ans maximums ou une peine pécuniaire (sauf commission d’une infraction plus grave au sens du code pénal), pour quiconque s’opposait intentionnellement à l’interdiction de manifester. Il s’agit de sanctions très sévères susceptibles de produire un effet dissuasif auprès de potentiels participants ou groupes désireux d’organiser de telles manifestations.

Enfin, la Suisse n’a pas, face à la crise sanitaire mondiale, fait usage de l’article 15 de la Convention permettant à un État partie de prendre certaines mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation. Elle était, dès lors, tenue de respecter la Convention en vertu de son article premier et, de se conformer pleinement aux exigences de l’article 11, tenant compte d’une certaine marge d’appréciation qui doit lui être reconnue.

La Cour, ne méconnaissant nullement la menace que représente le coronavirus pour la société et la santé publique, conclut néanmoins, à la lumière de l’importance de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique, et en particulier des thématiques et des valeurs que l’association requérante défend en vertu de ses statuts, du caractère général et de la durée considérablement longue de l’interdiction des manifestations publiques entrant dans le champ des activités de l’association requérante, ainsi que de la nature et de la sévérité des sanctions prévues, que l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 11 n’était pas proportionnée aux buts poursuivis. Par ailleurs les tribunaux internes n’ont pas procédé à un contrôle effectif des mesures litigieuses pendant la période pertinente. Dès lors, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce. Par conséquent, l’ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

Conclusion : violation (quatre voix contre trois).

Article 41 : constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral. Demande au titre du dommage matériel rejetée.

Dernière mise à jour le mars 15, 2022 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *