Nikitina c. Russie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 260
Mars 2022

Nikitina c. Russie – 8051/20

Arrêt 15.3.2022 [Section III]

Article 1 du Protocole n° 1
Article 1 al. 1 du Protocole n° 1
Privation de propriété

Restitution à l’État d’un appartement tombé en déshérence, sans indemniser l’acquéreur de bonne foi qui ne peut pas se prévaloir d’un nouveau recours indemnitaire : violation

Article 35
Article 35-1
Épuisement des voies de recours internes
Recours interne effectif

Nouveau recours indemnitaire effectif à épuiser à partir du 1er janvier 2020 par les acquéreurs de bonne foi de logements restitués à l’État sans indemnisation, y compris avant cette date

[Ce résumé concerne également la décision Olkhovik et autres c. Russie, n° 11279/17, 15 mars 2022]

En fait – Dans les affaires Nikitina et Olkhovik et autres, les requérantes achetèrent des appartements à des particuliers.

Dans l’affaire Nikitina, la requérante a acheté l’appartement, sans le savoir, à une personne qui s’était fait passer pour la propriétaire. L’autorité chargée de l’enregistrement notifia le refus d’enregistrement au motif du décès de la propriétaire initiale. La ville introduisit une action contre la requérante en revendication de l’appartement en tant que bien tombé en déshérence. Le tribunal ordonna l’annulation du titre de propriété de la requérante sans indemnisation. Les recours de la requérante n’aboutirent pas.

Dans l’affaire Olkhovik et autres, le droit de propriété des requérantes fut dûment enregistré par l’autorité. Cependant, les propriétaires initiaux de ces appartements étaient décédés sans laisser d’héritiers. Les villes, en qualité d’ayants-droit des propriétaires décédés, engagèrent ou se joignirent à des procédures en revendication contre les requérants et leurs vendeurs. Les tribunaux qualifièrent les appartements de biens tombés en déshérence, les réintégrèrent aux domaines municipaux et annulèrent, sans indemnisation, les titres de propriété des requérantes.

En droit – Article 35 § 1 :

La loi applicable à l’époque des faits permettait, sous certaines conditions, d’obtenir une indemnité pour perte de logement à la hauteur maximale de 1 000 000 RUB. Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, reprise par certaines juridictions de fond, ce recours était censé ne réparer que partiellement le préjudice des acquéreurs de bonne foi.

À compter du 1er janvier 2020, la législation a été modifiée en vue de renforcer la protection des acquéreurs de logements. La notion d’« acquéreur de bonne foi » a été simplifiée dans le sens où cette qualité lui est reconnue dès l’instant où il a vérifié les données dans le registre unifié de l’immobilier concernant le logement qu’il s’apprête à acheter et concernant son vendeur ; un délai plus court a été imposé aux collectivités publiques pour introduire une action en revendication d’un logement ; la responsabilité pour faute de l’autorité de l’enregistrement et d’autres autorités est désormais clairement distinguée de la responsabilité de l’État sans faute. D’autre part, et surtout, le régime du recours indemnitaire contre l’État a été modifié avec effet rétroactif dans un sens favorable aux acquéreurs. Il est en principe ouvert à tous les acquéreurs de bonne foi (pour autant qu’il s’agisse de personnes physiques), y compris à ceux dont les logements ont dû être restitués avant le 1er janvier 2020.

Les conditions de l’utilisation de ce recours sont les suivantes : i) la personne physique dont le logement a été restitué doit être un « acquéreur de bonne foi » ; ii) celui-ci doit avoir obtenu un acte judiciaire accordant la réparation du préjudice causé par la restitution du logement ; iii) cet acte judiciaire doit être resté inexécuté pendant au moins six mois, pour des raisons indépendantes de la volonté de l’acquéreur dépossédé ; iv) l’acquéreur doit demander en justice que l’État lui verse une indemnité. L’indemnité est censée couvrir l’intégralité du préjudice matériel résultant de la restitution. Le succès de cette action n’est pas subordonné à l’établissement d’une faute des autorités, cas dans lequel d’autres dispositions, relatives à la responsabilité pour faute, entrent en jeu et d’autres sommes peuvent être recouvrées.

Dans l’affaire Nikitina, le nouveau recours indemnitaire est donc constitué de plusieurs étapes dont la première consiste à obtenir un jugement accordant réparation du préjudice résultant de la restitution de l’appartement. La requérante est dans l’impossibilité de l’obtenir, dans la mesure où elle ne peut assigner une personne dans une action en dommages-intérêts. En effet, en l’absence d’une enquête pénale, l’identité de la personne qui s’était fait passer pour la propriétaire défunte de l’appartement n’a pas été établie. Certes, théoriquement, la requérante pourrait diriger son action contre celui qui s’était présenté comme agent immobilier. Cependant, cette voie apparaît trop incertaine : non seulement la requérante affirme ignorer l’adresse et la situation de cet individu, mais encore il n’a aucunement été allégué qu’il a provoqué la présente situation préjudiciable à la requérante. Enfin, le Gouvernement n’a pas désigné d’autres personnes contre lesquelles la requérante pourrait agir afin d’obtenir réparation de son préjudice.

Ainsi, sans aucunement préjuger de l’effectivité de principe du nouveau recours indemnitaire, celui-ci n’est pas accessible à la requérante dans les circonstances de l’espèce.

Conclusion : exception préliminaire rejetée (épuisement des voies de recours internes).

Dans l’affaire Olkhovik et autres, le nouveau recours indemnitaire, quoique constitué de plusieurs étapes, est a priori accessible aux requérantes qui ont, en principe, jusqu’au 31 décembre 2022 pour demander une indemnité à l’État.

En outre, ce recours indemnitaire s’avère a priori adéquat. En l’espèce, les requérantes tirent grief d’une privation de propriété sans indemnisation. Or ce recours leur offre précisément la possibilité d’obtenir la réparation intégrale du préjudice matériel causé par une telle privation et il n’est, par ailleurs, pas subordonné à la démonstration d’une faute des autorités. Partant, ce recours est de nature à porter directement remède à la situation incriminée.

Il ressort de la jurisprudence récente une pratique consistant à accueillir les demandes d’indemnité présentées par les acquéreurs de bonne foi.

Alors que la voie de recours est a priori accessible et adéquate, les requérantes ne démontrent pas qu’elles ne remplissent pas les conditions pour obtenir une indemnité prélevée sur le budget fédéral. Elles ne soutiennent pas non plus que ce recours représente pour les demandeurs une charge excessive, que ce soit en termes de procédure ou de coût.

Ainsi, la Cour n’a pas de raison de mettre en doute, à ce stade, l’effectivité du nouveau recours indemnitaire au regard de l’article 1 du Protocole no 1 afin de redresser le préjudice causé aux acquéreurs de bonne foi, en raison de la restitution de leurs logements.

Elle n’exclut cependant pas de revoir sa position quant à l’effectivité réelle de cette nouvelle voie de recours dans l’hypothèse où la pratique des juridictions nationales viendrait à montrer l’ineffectivité des actions en indemnisation introduites contre l’État, en raison, par exemple, de la lenteur des procédures, du formalisme excessif entourant celles-ci ou encore de l’insuffisance des indemnités allouées.

Ainsi, les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes.

Conclusion : irrecevable (épuisement des voies de recours internes).

Article 1 du Protocole n° 1 (affaire Nikitina) :

La Cour n’estime pas nécessaire de statuer sur la légalité de l’ingérence, car la mesure n’était, en tout état de cause, pas proportionnée.

La requérante a été privée de sa propriété sans aucune indemnisation. Une ingérence d’une telle gravité appelle un contrôle strict de la Cour. Les motifs pour lesquels le titre de propriété de la requérante a été annulé par la justice sont les suivants : i) les autorités locales et fédérales n’ont pas commis de faute facilitant la dépossession de l’appartement ; ii) la ville a été dépossédée de son bien contre sa volonté, mais elle a agi en temps voulu ; iii) la bonne ou la mauvaise foi de la requérante n’était pas un facteur pertinent.

La vente de l’appartement à la requérante a été possible à cause d’une coordination défaillante et tardive entre différentes autorités locales et fédérales. Tandis que le décès de la propriétaire de l’appartement était connu des autorités au plus tard en décembre 2016, l’autorité de l’enregistrement ne l’a appris qu’en juin 2017 et la ville n’a agi qu’en octobre 2017.

La présente affaire renferme en toute apparence des faits d’escroquerie, de faux et d’usage de faux. Pourtant, l’autorité chargée de l’enregistrement, censée mener une « expertise » des documents présentés, n’a pas décelé de faux. Certes, la Cour a déjà jugé qu’il était concevable que l’autorité chargée de l’enregistrement ou d’autres autorités n’aient pas pu déceler de falsification. Toutefois, les autorités en l’espèce n’ont pas pris de mesures ni d’initiatives, en ce compris pénales, pour rechercher les personnes responsables de cette situation. Il ne peut donc être considéré que les autorités ont agi en temps utile et avec diligence.

Avec autant d’autorités compétentes pour les questions relatives aux logements et aux titres de propriété sur ceux-ci, il n’incombe pas à l’acheteur de subir inconditionnellement le risque de la restitution. La requérante pouvait légitimement et raisonnablement se fier au contrôle opéré par les autorités compétentes.

Il n’a jamais été allégué au niveau interne que l’intéressée eût été de mauvaise foi ou négligente lors de l’achat de l’appartement. Par ailleurs, aucun élément permettant de remettre en cause la présomption de bonne foi applicable en la matière n’a été établi. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante a acheté l’appartement à un prix inférieur à sa valeur cadastrale, la Cour prend note des arguments de la requérante tenant au mauvais état de l’appartement et à l’empressement de vendre manifesté par la personne se prétendant être le propriétaire. En toute hypothèse, les juridictions internes n’en ont pas fait état dans leurs décisions.

Il ressort de ce qui précède que la requérante a dû subir, sans être indemnisée, les conséquences de faits imputables exclusivement à des tiers et aux autorités fédérales et municipales. Partant, le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété de la requérante a été rompu.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : rétablissement du titre de propriété de la requérante sur l’appartement en tant que mesure de restitutio in integrum ou fourniture d’un appartement équivalent si les autorités ne sont plus en possession dudit appartement ; 5 000 EUR pour préjudice moral.

(Voir aussi S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, 58045/11, 4 juillet 2017, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le mars 15, 2022 par loisdumonde

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