Le 19 novembre 2008, le fils de la requérante, Soner Çankal (S.Ç.), alors âgé de 17 ans, trouva la mort d’une balle tirée à distance par le policier, Vahit Karşılayan (« V.K. »).
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÖZÇELİK c. TURQUIE
(Requête no 73346/11)
ARRÊT
STRASBOURG
15 mars 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Özçelik c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Pauliine Koskelo,
Gilberto Felici, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête (no 73346/11) contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Yeter Özçelik (« la requérante »), née en 1965 et résidant à Ankara, représentée par Me M. Yılmaz, avocat à Ankara, a saisi la Cour le 28 octobre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef de service des droits de l’homme au ministère de la Justice,
les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour rejette l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 février 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. Le 19 novembre 2008, le fils de la requérante, Soner Çankal (S.Ç.), alors âgé de 17 ans, trouva la mort d’une balle tirée à distance par le policier, Vahit Karşılayan (« V.K. »).
2. Un procès-verbal d’incident fut établi et signé le lendemain matin à 2 h 30 par les huit policiers impliqués dans l’incident, dont V.K.
3. Le 25 novembre 2008, le procureur de la République d’Ankara entendit les sept témoins directs de l’incident. En résumé, ils déclarèrent avoir vu S.Ç. acheter du pain et s’assoir dans une voiture, juste avant l’arrivée de trois véhicules de police sur les lieux ; les agents firent sortir S.Ç. qui s’échappa vers une ruelle ; ils entendirent alors le policier H.Y. crier « si c’est Soner, tire-lui dans la tête ! » ; V.K. rattrapa S.Ç. et commença à le battre puis le poussa dans un espace vide, là où il le visa de deux ou trois tirs.
4. Le 16 janvier 2009, le procureur déféra V.K. devant la 4e cour d’assises d’Ankara pour homicide involontaire résultant d’un acte dépassant les limites de la légitime défense.
5. Le 18 février 2009, les juges entendirent V.K., son supérieur H.Y. ainsi que les six autres protagonistes. Ils confirmèrent sans réserve la version des faits de V.K, selon lequel, lorsqu’il avait tenté d’appréhender S.Ç., celui-ci et ses deux amis l’avaient agressé par arme et par couteau ; pendant l’échauffourée, l’un des assaillants lui avait saisi la main qui tenait son pistolet ; le coup était parti alors qu’il essayait de se libérer.
6. Le 26 janvier 2011, la cour d’assises condamna V.K. à deux ans de réclusion, peine qu’elle réduisit d’abord d’un tiers puis d’un sixième, en vertu respectivement des articles 27 et 62 du code pénal. V.K. fut finalement condamné à six mois et vingt jours d’emprisonnement. Cependant, en vertu de l’article 231 §§ 5 et 8 du code de procédure pénale (« CPP »), la cour d’assises sursit au prononcé du jugement, compte tenu du casier judiciaire et du bon comportement de l’accusé durant le procès, et ordonna son placement sous contrôle judiciaire pour une durée de cinq ans.
7. Le 21 mars 2011, la requérante forma opposition contre ce jugement, arguant du fait qu’aucune réparation du dommage subi par elle n’avait eu lieu, au mépris de l’une des conditions pour prononcer pareil sursis.
Le 5 avril 2011, la 5e cour d’assises d’Ankara écarta l’opposition et cette décision fut notifiée à la requérante le 3 mai 2011.
L’APPRÉCIATION DE LA COUR
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
8. La requérante allègue que son fils a été intentionnellement tué par le policier V.K. qui aurait agi alors que les conditions légales pour l’utilisation de son arme n’étaient pas réunies. Que celui-ci n’ait pas été condamné pour homicide volontaire et soit admis au bénéfice d’une impunité méconnaîtrait, selon elle, l’article 2 de la Convention.
9. Le Gouvernement affirme que la requête est tardive, reprochant à la requérante d’avoir indûment usé de la voie d’opposition, laquelle ne pouvait interrompre le délai de six mois, car inefficace pour obtenir un contrôle judiciaire au fond du jugement critiqué.
Cependant, comme il est expressément énoncé par la plénière des chambres répressives de la Cour de cassation (dossier no 2008/11-250, arrêt no 2009/13), parmi les conditions objectives qui autorisent un sursis au prononcé d’un jugement, en application de l’article 231 du CPP, figure celle de réparer intégralement le dommage subi par la victime du délit commis. Aucune réparation de la sorte n’ayant été prévue ni mentionnée dans le jugement du 26 janvier 2011, la requérante était parfaitement dans son droit de contester l’applicabilité en l’espèce de la mesure de sursis, pour ce motif précis et d’introduire sa requête dans les six mois à compter du 3 mai 2011 (paragraphe 7 ci-dessus).
10. La Cour rejette donc cette exception et, constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle la déclare recevable.
11. Quant au fond, le Gouvernement, tout en exprimant ses regrets pour l’incident, fait valoir que V.K. n’avait eu pour but que de se défendre contre S.Ç. et ses amis qui l’avaient attaqué. Du reste, il affirme que la procédure de suspension de jugements ne saurait s’assimiler à une amnistie et ne viserait qu’à réhabiliter les délinquants, et ce, en conformité avec l’approche actuelle adoptée par plusieurs systèmes modernes de justice pénale.
12. Les principes généraux pertinents pour le cas d’espèce ont été résumés dans Ali et Ayşe Duran c. Turquie, (no 42942/02, § 62, 8 avril 2008), et Hasan Köse c. Turquie (no 15014/11, § 34 à 37, 18 décembre 2018) ainsi que les références qui y sont faites.
13. Pour la Cour, la teneur du jugement du 26 janvier 2011 revient à reconnaître en substance que la mort infligée à S.Ç. était contraire à l’article 2 de la Convention. Il n’est donc pas nécessaire de déterminer si la force meurtrière utilisée par V.K. était absolument nécessaire, proportionnée et, par conséquent, justifiée au sens de l’article 2 § 2. L’examen se limitera donc à vérifier si les autorités nationales ont accordé ou non une réparation appropriée et suffisante pour la violation et si elles ont ainsi respecté leurs obligations matérielles et procédurales en vertu de cette disposition (Külah et Koyuncu c. Turquie, no 24827/05, § 38, 23 avril 2013, Kasap et autres c. Turquie, no 8656/10, § 56, 14 janvier 2014, et Hasan Köse, précité, § 33, ainsi que les autres exemples qui y sont cités).
14. D’emblée, rien n’indique que la requérante ait bénéficié d’une quelconque réparation et le Gouvernement n’argue pas du contraire. Cela contrevient déjà au principe, selon lequel, dans les cas où une autorité publique est responsable du décès en cause, comme en l’espèce, l’ordre juridique interne doit permettre une réparation pécuniaire du dommage subi par les proches de la victime (voir, entre autres, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 97 et 101, et Vanyo Todorov c. Bulgarie, no 31434/15, § 58, 21 juillet 2020).
15. Plus important encore, il faut rappeler que l’obligation positive de l’État de protéger la vie par la loi exige que l’ordre juridique interne démontre sa capacité à faire respecter le droit pénal à l’encontre de ceux qui ont illégalement enlevé la vie à autrui. Afin d’examiner si cette obligation a été remplie, il faut vérifier si et dans quelle mesure les juridictions nationales, en parvenant à leurs conclusions, ont assuré que l’effet dissuasif du système juridictionnel en place et l’importance du rôle qu’il est tenu de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas compromis (Ali et Ayşe Duran, précité, § 62, et Hasan Köse, précité, § 34).
16. Bien qu’il n’existe pas d’obligation absolue pour toutes les poursuites d’aboutir à une condamnation particulière, les juridictions nationales ne devraient en aucun cas être disposées à laisser impunies les infractions contre la vie, en particulier celles commises par des agents de l’État. Cela est essentiel pour maintenir la confiance du public, garantir le respect de l’état de droit et prévenir toute apparence de tolérance ou de collusion dans des actes illégaux (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004-XII, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII (extraits), Türkmen c. Turquie, no 43124/98, § 51, 19 décembre 2006, Tursun c. Turquie (déc.), nos 23307/10 et 64591/11, §§ 57, 58 et 61, 22 mai 2018, et Hasan Köse, précité, § 35)
17. Nonobstant la marge dont les juridictions nationales jouissent dans le choix des sanctions appropriées en cas d’homicides infligés par des agents, la Cour doit exercer un certain pouvoir de contrôle et intervenir dans les cas de disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et la peine infligée (Nikolova et Velichkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 61, 20 décembre 2007, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 238, 30 mars 2016, et les affaires qui y sont citées, et Hasan Köse, précité, § 36).
18. En l’espèce, la cour d’assises d’Ankara a déclaré le policier V.K. coupable d’homicide involontaire résultant d’un acte dépassant les limites de la légitime défense. Ce faisant, elle a utilisé son pouvoir discrétionnaire pour atténuer les conséquences d’un acte criminel grave, plutôt que pour démontrer que de tels actes ne pouvaient en aucun cas être tolérés (Okkalı, précité, § 75). La Cour a de maintes fois jugé que la procédure régie par l’article 231 du CPP permettant de surcroît de surseoir au prononcé de jugements concernant des agents de l’État entraîne l’impunité de ces derniers (voir, par exemple, Eski c. Turquie, no 8354/04, § 36, 5 juin 2012, Taylan c. Turquie, no 32051/09, § 46, 3 juillet 2012, Böber c. Turquie, no 62590/09, § 35, 9 avril 2013, Külah et Koyuncu c. Turquie, no 24827/05, § 42, 23 avril 2013, Kasap et autres, précité, § 60, Ateşoğlu c. Turquie, no 53645/10, § 28, 20 janvier 2015, et Hasan Köse, précité, § 37).
La thèse de réhabilitation des délinquants que propose le Gouvernement (paragraphe 11 ci-dessus) ne saurait nullement légitimer une telle situation, d’autant qu’elle fait partie des trois principales pratiques procédurales adoptées en Turquie, et qui ont permis aux auteurs d’infractions – telle que celle dénoncée par la requérante – d’échapper à la peine (voir Uğur c. Turquie, no 37308/05, §§ 98-101, 13 janvier 2015, Külah et Koyuncu, précité, § 43, et Hasan Köse, précité, § 38).
19. Au vu de ce qui précède, la Cour constate une violation de l’article 2 de la Convention (les arrêts précités, Külah et Koyuncu, § 44, Ateşoğlu, §§ 21 et 30, et Hasan Köse, § 40).
II. L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
20. La requérante demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel, soulignant qu’elle vit actuellement de manière très précaire, après avoir perdu son fils qui, de son vivant, exerçait plusieurs emplois et subvenait aux besoins de la famille. La requérante demande aussi 250 000 EUR pour le dommage moral qu’elle estime avoir subi. Elle réclame également le remboursement des frais et dépens engagés, mais sans les chiffrer.
21. Le Gouvernement estime qu’il y a aucun lien de causalité entre la violation alléguée et la demande de réparation matérielle, qui du reste est non documentée. Quant au dommage moral, la demande serait tout simplement excessive. Enfin, la prétention pour les frais est abstraite et n’est étayée par aucun document.
22. Certes, le dommage matériel peut inclure une indemnité au titre de la perte de revenus (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 137, CEDH 2000‑VII, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 139, 12 mars 2013), étant par ailleurs entendu que la Cour a estimé que l’État turc était responsable du décès de S.Ç., ce qui établit un lien de causalité direct entre la violation de l’article 2 et la perte du soutien alléguée. Toutefois, le dossier ne contient aucune information vérifiable sur la question de savoir quelle aide financière S.Ç., décédé à 17 ans, fournissait à sa famille de son vivant. Par conséquent, la Cour ne saurait accueillir cette demande.
En revanche, elle octroie à la requérante 50 000 EUR (dans le même sens, voir, Aydan, précité, § 141) pour dommage moral plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
Du reste, faute d’une demande documentée, chiffrée et ventilée aucune somme n’est à accorder au titre des frais et dépens.
23. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, la somme de 50 000 EUR (cinquante mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 mars 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Egidijus Kūris
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le mars 15, 2022 par loisdumonde
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