OOO Memo c. Russie – 2840/10 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 260
Mars 2022

OOO Memo c. Russie – 2840/10

Arrêt 15.3.2022 [Section III]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Absence de but légitime à l’action en diffamation dirigée contre un média afin de protéger la « réputation » d’une autorité publique sans lien avec une quelconque activité économique : violation

En fait – La société requérante est un média en ligne. Elle fit l’objet d’une procédure en diffamation intentée par l’administration de la région de Volgograd – organe exécutif d’un sujet de la Fédération de Russie – à la suite de la publication d’un article qui contenait l’interview d’un tiers et critiquait certaines actions de l’administration. Le tribunal de district se prononça en faveur de l’administration. La société requérante se vit enjoindre de publier sur son site Internet une rétractation de plusieurs déclarations, ainsi que le dispositif de la décision de justice. Elle fut déboutée de ses recours.

En droit – Article 10 : L’arrêt rendu en appel par le tribunal de district s’analyse en une ingérence, prévue par la loi, dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression. Le Gouvernement soutenait que cette ingérence poursuivait le but légitime de « la protection de la réputation et des droits d’autrui ».

La clause de « la protection de la réputation (…) d’autrui » ne s’applique pas qu’aux personnes physiques et il existe un intérêt légitime à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises, pour le bénéfice des actionnaires et des employés, mais aussi pour le bien économique au sens large (Steel et Morris c. Royaume-Uni). Ces considérations ne valent toutefois pas pour un organe investi de pouvoirs exécutifs qui n’exerce en tant que tel aucune activité économique directe.

Dans les affaires antérieures dirigées contre la Russie qui portaient sur des griefs fondés sur l’article 10 et trouvaient leur origine dans des procédures en diffamation, l’existence d’un but légitime n’était pas contestée entre les parties et la Cour s’était concentrée sur l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence (voir, récemment, Margulev c. Russie et Kommersant et autres c. Russie, concernant des procédures engagées par l’organe exécutif d’un sujet de la Fédération de Russie). En l’espèce, toutefois, les parties étaient en désaccord sur le point de savoir si l’ingérence en cause poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2. La Cour relève également une conscience croissante des risques qu’une procédure judiciaire engagée afin de limiter la participation du public emportent pour la démocratie. Par ailleurs, il existait en l’espèce un déséquilibre entre le demandeur et le défendeur. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il convient d’établir dans la présente affaire si l’ingérence litigieuse poursuivait le but légitime de « la protection de la réputation d’autrui ».

La Cour considère qu’au vu de son rôle dans une société démocratique, l’intérêt d’un organe exécutif investi de pouvoirs étatiques à conserver une bonne réputation se distingue pour l’essentiel tant du droit à la protection de la réputation des personnes physiques que de l’intérêt à la protection de la réputation de personnes morales, privées ou publiques, qui doivent être compétitives sur le marché. Celles-ci comptent sur leur bonne réputation pour attirer des clients, afin de réaliser des bénéfices, alors qu’une autorité publique qui n’exerce aucune activité commerciale a pour finalité de servir le public et tire son financement des contribuables. Afin de prévenir les abus de pouvoir et la corruption dans la fonction publique d’un système démocratique, les activités des autorités publiques quelles qu’elles soient doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire mais aussi de l’opinion publique.

En effet, protéger les organes de l’exécutif, qui sont en mesure de répondre à toute allégation négative devant le « tribunal de l’opinion publique » grâce à leur potentiel en termes de relations publiques, contre les critiques des médias en leur accordant la protection de leur « réputation commerciale » pourrait sérieusement entraver la liberté des médias. Permettre aux organes de l’exécutif d’intenter une action en diffamation contre des représentants des médias ferait peser sur ces derniers une charge disproportionnée et excessive et serait susceptible d’avoir un effet dissuasif inévitable sur eux dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle.

Il s’ensuit qu’une action en diffamation engagée devant les juridictions civiles par une entité juridique exerçant des prérogatives de puissance publique ne saurait, en règle générale, être considérée comme poursuivant le but légitime de la protection de la réputation d’autrui au sens de l’article 10 § 2. Cela n’exclut pas que les membres individuels d’un organisme public, qui pourraient être « facilement identifiables » à raison du nombre limité de ses membres et de la nature des allégations faites contre eux, pourraient être autorisés à intenter une action en diffamation en leur nom propre (Thoma c. Luxembourg).

En l’espèce, le demandeur dans l’action en diffamation intentée au niveau national était l’organe le plus important de l’exécutif de la région de Volgograd. Il n’est guère concevable qu’il ait eu un intérêt, digne de protection juridique, à protéger son succès commercial et sa viabilité, que ce soit pour le bénéfice des actionnaires et des employés ou pour le bien économique au sens large. Compte tenu de l’ampleur de ses activités, on ne saurait non plus prétendre que ses membres étaient « facilement identifiables » : en 2010, la population de la région de Volgograd dépassait les deux millions et demi d’habitants. En tout état de cause, l’action en diffamation a été introduite pour le compte de l’entité juridique elle-même, et non au nom de l’un quelconque de ses membres.

Partant, l’action en diffamation intentée devant les juridictions civiles par l’administration de la région de Volgograd contre la société requérante ne poursuivait aucun des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : aucune demande formulée pour dommage.

(Voir aussi Thoma c. Luxembourg, 38432/97, 29 mars 2001, Résumé juridique ; Steel et Morris c. Royaume-Uni, 68416/01, 15 février 2005, Résumé juridique ; Romanenko et autres c. Russie, 11751/03, 8 octobre 2009 ; Margulev c. Russie, 15449/09, 8 octobre 2019, Résumé juridique ; et Kommersant et autres c. Russie, 37482/10 et 37486/10, 23 juin 2020)

Dernière mise à jour le mars 15, 2022 par loisdumonde

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