Tonkov c. Belgique (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 260
Mars 2022

Tonkov c. Belgique – 41115/14

Arrêt 8.3.2022 [Section III]

Article 6
Procédure pénale
Article 6-1
Procès équitable
Article 6-3-c
Se défendre avec l’assistance d’un défenseur

Condamnation du requérant reposant sur ses déclarations et celles de son co-accusé réalisées dès le stade initial de l’enquête sans la présence d’un avocat en application de la loi : violation

En fait – Une procédure pénale a été menée contre le requérant, un ressortissant bulgare, et son co-accusé qui ont été condamnés par la cour d’assises pour meurtre.

Les auditions et interrogatoires ont été menés sans consultation préalable ni présence physique d’un avocat dès le stade initial de l’enquête à un moment où le requérant était interrogé comme témoin. En outre, des déclarations faites par son co-accusé, recueillies sans la présence d’un avocat, ont été retenues par la cour d’assises dans les raisons motivant la condamnation du requérant. La Cour de cassation a rejeté les moyens que le requérant tirait d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

En droit – Article 6 § 1 et § 3 c) :

L’ensemble de la présente procédure s’est déroulé après le prononcé de l’arrêt Salduz c. Turquie [GC] dans lequel la Cour posa, en règle, le droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police.

a) Existence et ampleur des restrictions

La Cour a déjà considéré que les restrictions en vigueur à l’époque étaient d’une ampleur particulière et que, résultant du silence de la loi et de l’interprétation qui en avait été faite par les juridictions internes, elles avaient une portée générale et obligatoire.

Le requérant n’a eu le droit de consulter un avocat, conformément à la loi, qu’une fois la décision de le placer en détention préventive prise par le juge d’instruction à la fin du premier interrogatoire.

Il a été entendu à une dizaine de reprises par la police et par le juge d’instruction au sujet des faits pour lesquels il a été condamné, sans la présence de son avocat. Et ce dernier n’a pas participé au test polygraphique. Le contact téléphonique postérieur avec l’avocat du requérant et sa présence durant l’interrogatoire récapitulatif ne sont pas de nature à relativiser l’ampleur des restrictions préalablement subies.

Ainsi, le requérant, qui pouvait prétendre à la protection de l’article 6 dès le stade initial de l’enquête, n’a pas bénéficié du droit d’accès à un avocat alors même qu’il était « accusé » au sens de cette disposition, et ce droit a été ensuite restreint tout au long de la phase d’instruction.

b) Existence de raisons impérieuses et respect de l’équité globale de la procédure

En l’absence de raisons impérieuses justifiant les restrictions litigieuses, la Cour doit évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict. Il doit être d’autant plus strict que ces restrictions découlaient de la loi applicable à l’époque et revêtaient par conséquent un caractère général et obligatoire. La charge de la preuve visant à démontrer de manière convaincante que le requérant a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable pèse sur le Gouvernement.

i. La vulnérabilité alléguée du requérant

Le requérant était un adulte établi depuis plusieurs années en Belgique avant son arrestation. S’il ne parlait pas le néerlandais, langue de la procédure, il a pu s’exprimer en bulgare et a bénéficié des services d’une interprète chaque fois qu’il a été entendu. Ainsi il n’était pas dans une situation de vulnérabilité particulière le distinguant d’autres inculpés.

ii. Le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement

Dès lors que le droit tel qu’appliqué à l’époque n’était pas compatible avec les exigences de l’article 6 § 3, ce ne sont pas des dispositions légales prévoyant in abstracto certaines garanties qui auraient pu assurer, à elles seules, l’équité globale de la procédure. Encore faut-il que leur application ait eu un effet compensatoire rendant la procédure équitable dans son ensemble.

Si le requérant a eu le droit de communiquer librement avec son avocat dès l’issue du premier interrogatoire avec le juge d’instruction, l’avocat n’a pas été prévenu, avant l’audition suivant le test polygraphique, des dates des auditions et des interrogatoires pour pouvoir les préparer à l’avance. Dans ces conditions, la libre communication avec l’avocat en dehors des auditions et interrogatoires n’était pas suffisante pour porter remède au défaut survenu au stade initial de l’enquête.

Si la présence de l’avocat du requérant lors de l’interrogatoire récapitulatif et le contact téléphonique à l’occasion de l’audition qui a suivi le test polygraphique, ont permis au requérant de bénéficier, pendant la phase d’instruction, de certaines interventions propres au conseil, elles n’ont pas eu un effet compensateur suffisant.

Ainsi l’application des garanties dont le requérant a bénéficié en vertu du dispositif légal à l’époque des faits ne suffisait pas à rendre la procédure équitable.

iii. La nature des dépositions faites par le requérant en l’absence d’un avocat

Si les déclarations du requérant ne comportaient pas d’aveux à strictement parler, il s’agissait de déclarations circonstanciées qui ont influé de manière déterminante sur la suite de la procédure.

Dès la phase initiale de l’enquête, le requérant a longuement parlé de sa relation avec la victime et de ce qu’il savait des faits. Lorsqu’il a été entendu le jour de son arrestation, il s’est à nouveau livré de façon détaillée aux enquêteurs y compris sur ses problèmes financiers, ce qui a été retenu plus tard comme mobile du crime et a pesé dans sa condamnation. Il a également tenu des propos de nature à éveiller des soupçons sur sa réelle implication dans le déroulement des faits. De plus, et même si le droit en vigueur à l’époque prévoyait que l’intéressé devait donner son consentement pour y être soumis, le requérant a fourni des réponses, à l’occasion du test polygraphique, qui ont été considérées comme mensongères et retenues à sa charge.

iv. L’admissibilité des dépositions faites par le requérant en l’absence d’un avocat

Lors de la clôture de l’instruction et du renvoi du requérant devant la cour d’assises, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel ne s’est pas penchée, le cas échéant d’office, sur les irrégularités procédurales en cause. Par conséquent, l’intégralité des procès-verbaux contenant les dépositions litigieuses faites par le requérant sans l’assistance d’un avocat sont restés au dossier pénal.

Si le requérant a déposé, devant la cour d’assises, des conclusions par lesquelles il sollicitait, sur la base de la jurisprudence Salduz, que les procès-verbaux des auditions et des interrogatoires menés sans l’assistance d’un avocat soient écartés et les poursuites déclarées irrecevables, la cour d’assises a rejeté cette demande et a admis l’ensemble des procès‑verbaux, considérant que le requérant pourrait encore jouir d’un procès équitable devant le jury.

S’il est vrai que la cour d’assises a examiné précisément chacun des procès-verbaux, elle a concentré son examen sur le fait que les interrogatoires et auditions n’avaient pas été coercitifs ni oppressifs et sur la circonstance que le requérant n’avait pas fait de déclarations pouvant être retenues à sa charge. La cour d’assises n’a ainsi tiré aucune conclusion de son constat selon lequel le requérant n’a fait usage de son droit à garder le silence qu’après le contact téléphonique avec son avocat. Par ailleurs, l’affirmation par la cour d’assises selon laquelle le requérant n’aurait rien dit de nature à être retenu à sa charge est contredite par l’acte d’accusation dont il ressort que les déclarations faites par le requérant dès le stade initial de l’enquête et les résultats du test polygraphique ont fourni aux enquêteurs une trame qui a inspiré l’accusation.

Ainsi les juridictions n’ont pas procédé à une analyse suffisante de l’incidence de l’absence d’un avocat sur la recevabilité des dépositions du requérant.

v. L’admissibilité des dépositions faites par le co-accusé en l’absence d’un avocat

La cour d’assises n’a pas examiné les arguments soulevés par le requérant au sujet de l’incidence de l’absence d’un avocat sur la qualité des dépositions faites par le co-accusé, alors que la condamnation du requérant repose de façon déterminante sur celles-ci.

Postérieurement à la présente affaire, la Cour de cassation a considéré qu’un prévenu pouvait invoquer la méconnaissance du droit à l’assistance d’un avocat concernant des déclarations incriminantes faites par un co‑prévenu, lorsqu’il est porté atteinte à la fiabilité de ces déclarations et que son usage violerait les droits de la défense du prévenu mis en cause, dès lors que ces déclarations ont été obtenues au moyen de pression, contrainte ou torture.

vi. L’utilisation des dépositions faites par le requérant en l’absence d’un avocat

Si l’acte d’accusation s’est appuyé sur divers éléments, à savoir les déclarations des témoins, les constatations des enquêteurs et les enregistrements téléphoniques, il s’est également fondé sur les déclarations du requérant faites en l’absence d’un avocat.

Pour déclarer le requérant coupable du meurtre en tant que commanditaire, le jury s’est référé à des éléments qui n’ont pu être mis en concordance que sur la base de l’ensemble des déclarations recueillies auprès du requérant, du co-accusé et des personnes entendues en tant que « témoins ». S’il apparaît certes que ce sont les déclarations faites par le co-accusé et incriminant le requérant qui ont pesé d’un poids prépondérant dans le verdict, cela ne suffit pas à occulter le fait que les déclarations faites par le requérant sans l’assistance d’un avocat ont occupé une place importante dans la motivation des jurés.

Ainsi, compte tenu de la conjonction des différents facteurs précités, la procédure pénale menée à l’égard du requérant n’a pas été équitable dans son ensemble.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : constat de violation suffisant pour le préjudice moral.

(Voir aussi Salduz c. Turquie [GC], 36391/02, 27 novembre 2008, Résumé juridique ; Beuze c. Belgique [GC], 71409/10, 9 novembre 2018, Résumé juridique ; Knox c. Italie, 76577/13, 24 janvier 2019, Résumé juridique ; Doyle c. Irlande, 51979/17, 23 mai 2019, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le mars 8, 2022 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *