AFFAIRE MANTEIGAS c. PORTUGAL (Cour européenne des droits de l’homme) 22179/15

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MANTEIGAS c. PORTUGAL
(Requête no 22179/15)
ARRÊT
STRASBOURG
22 février 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Manteigas c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Armen Harutyunyan, président,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 22179/15) dirigée contre la République portugaise et dont une ressortissante de cet État, Mme Piedade Manteigas (« la requérante »), née en 1973 et résidant à Vendas Novas, représentée par Me E.M. Ferreira, avocate à Vendas Novas, a saisi la Cour le 28 avril 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement portugais (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe,

la décision du président de la section d’autoriser la requérante à employer la langue portugaise dans la procédure écrite (article 34 § 3 du règlement),

les observations des parties,

la décision par laquelle la Cour a rejeté la déclaration unilatérale présentée par le Gouvernement,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 janvier 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne une procédure de protection de mineurs en danger ayant abouti à la déchéance de l’autorité parentale de la requérante vis-à-vis de ses trois filles et l’application à leur égard d’une mesure de placement en vue d’une adoption. Sous l’angle des articles 6, 8 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale.

2. Le 31 octobre 2007, les services sociaux décidèrent de placer les trois filles de la requérante – B., A.R. et E., nées en 2004, 2005 et 2008 respectivement – dans un centre d’accueil situé à Évora, à plus de 50 kilomètres du domicile familial, en raison des graves négligences qu’ils avaient constatées dans la famille. Ils ordonnèrent également le placement dans un autre centre d’accueil de C., le fils aîné de la requérante, alors âgé de seize ans ; l’objet de la présente espèce ne concerne toutefois pas ce placement.

3. Le 22 novembre 2007, un accord de protection au terme duquel la requérante et son compagnon s’engageaient à remédier à ces carences fut signé. Il fut homologué par le tribunal de Montemor-o-Novo (« le tribunal »). Les services sociaux octroyèrent aux intéressés le revenu minimum d’insertion ainsi qu’un logement social. Le 9 juin 2008, la requérante donna naissance à un cinquième enfant, qui fit l’objet d’une mesure d’assistance au domicile de ses parents. En octobre 2009, le père des enfants trouva un emploi payé au salaire minimum. À cette époque, la famille cessa de bénéficier du revenu minimum d’insertion.

4. Le 7 décembre 2009, le père des enfants informa le tribunal que le centre d’accueil ne l’autorisait pas à voir ses filles le week-end, bien qu’il n’eût plus la possibilité de les rencontrer les jours de la semaine prévus pour les visites du fait de ses contraintes professionnelles. Faisant suite à un ordre du tribunal, le centre d’accueil autorisa la requérante et son compagnon à rendre visite à leurs filles le premier dimanche de chaque mois. Entre novembre 2008 et décembre 2011, le tribunal rejeta quatre demandes formulées par la requérante et son compagnon, qui sollicitaient pour leurs filles l’autorisation de passer les fêtes ou les vacances en leur compagnie.

5. Le 30 juillet 2012, le tribunal décida de déchoir la requérante de son autorité parentale vis-à-vis de B., A.R. et E. et d’appliquer à ces enfants une mesure de placement en vue de leur adoption au motif qu’il n’y avait pas eu d’amélioration de la situation familiale et que, selon ce qu’elles avaient déclaré au tribunal lorsqu’elles avaient été entendues, elles ne souhaitaient pas retourner chez leurs parents.

6. Le 10 janvier 2013, ce jugement fut confirmé par la cour d’appel d’Évora. Le pourvoi en cassation formé par la requérante et son compagnon fut déclaré irrecevable le 20 octobre 2014.

APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

7. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante allègue que la procédure ayant abouti à la déchéance de son autorité parentale et à l’application à ses filles B., A.R. et E. d’une mesure de placement en vue de leur adoption n’a pas été équitable, car les juridictions internes se sont uniquement fondées sur les rapports des services sociaux et elles n’ont pas tenu compte de ses arguments. Elle dénonce aussi l’absence de mesures tendant à assurer le maintien des liens familiaux. Sous l’angle des articles 8 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention, elle soutient que les mesures litigieuses sont exclusivement fondées sur sa situation de précarité matérielle, et qu’elles s’analysent en un traitement discriminatoire à son égard.

8. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner les griefs soulevés par la requérante (paragraphe 7 ci-dessus) sous l’angle du seul article 8 de la Convention (voir, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, CEDH 2018, et Neves Caratão Pinto c. Portugal, no 28443/19, § 98, 13 juillet 2021).

9. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

10. Les principes généraux en matière de vie familiale ont été résumés dans les arrêts Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019), et Neves Caratão Pinto (précité, §§ 109‑117), auxquels la Cour se réfère.

11. En l’espèce, eu égard aux griefs de la requérante, la Cour estime qu’il convient de déterminer, en premier lieu, si les autorités internes ont satisfait aux obligations positives qui leur incombaient afin d’assurer le maintien du lien familial entre la requérante et ses filles. En deuxième lieu, la Cour recherchera si la mesure litigieuse et la rupture du lien familial étaient fondées sur des circonstances tout à fait exceptionnelles.

12. S’agissant des mesures prises par les autorités internes en vue d’assurer le maintien du lien familial entre la requérante et ses filles, la Cour constate d’abord que les visites au centre d’accueil ont été restreintes. Elle note ensuite que le tribunal n’a fait droit à aucune des demandes formulées par la requérante et son compagnon en vue d’obtenir pour leurs filles l’autorisation de passer des fêtes ou des vacances au domicile familial. Par ailleurs, le tribunal n’a jamais envisagé d’appliquer une mesure de protection moins contraignante, alors pourtant que la situation matérielle de la famille s’était améliorée (paragraphe 4 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, cette situation a contribué à l’éloignement progressif de la requérante de ses filles et au fait accompli de la rupture du lien familial qui les unissait (comparer avec Neves Caratão Pinto, précité, §§ 134-135, et Strand Lobben et autres, précité, § 221). À cet égard, la Cour constate que les juridictions internes ont expressément tenu compte du fait que B., A.R. et E. ne souhaitaient pas revenir chez leurs parents (paragraphe 5 ci-dessus).

13. S’agissant des autres raisons ayant motivé la mesure litigieuse, la Cour observe que les juridictions se sont fondées sur l’indigence de la requérante et de son compagnon et leur dépendance aux aides sociales. S’il est vrai que dans certaines affaires déclarées irrecevables par la Cour, le placement des enfants a été motivé par des conditions de vie insatisfaisantes ou des privations matérielles, cela n’a jamais constitué le seul motif servant de base à la décision des tribunaux nationaux : à cela s’ajoutaient d’autres éléments tels que l’état psychique des parents ou leur incapacité affective, éducative et pédagogique (voir, Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 107, 16 février 2016 et les références qui y sont citées). En l’espèce, à aucun moment de la procédure n’ont été évoquées des situations de violence, de maltraitance ou d’abus sexuel à l’encontre de B., A.R. ou E. Les tribunaux n’ont pas non plus constaté de carences affectives, reconnaissant au contraire que la requérante et son compagnon montraient beaucoup d’affection à l’égard de leurs enfants. Au demeurant, la Cour est surprise par le fait que, dans le même contexte familial, une mesure de protection moins restrictive ait été prise à l’égard de l’enfant cadet de la requérante (comparer avec Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 96, 10 avril 2012).

14. Eu égard à l’ensemble de ces constatations, la Cour conclut que les autorités internes ont méconnu les obligations positives qui leur incombaient en vue d’assurer le maintien du lien familial entre la requérante et ses filles, et que le placement de celles-ci en institution en vue d’une adoption et la rupture du lien familial n’étaient pas fondés sur des raisons suffisantes propres à les justifier en les rendant proportionnés au but légitime poursuivi.

15. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

16. La requérante demande 250 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi et 6 150 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

17. Le Gouvernement considère que la prétention de la requérante au titre du dommage moral est surévaluée.

18. La Cour octroie à la requérante 13 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

19. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 6 150 EUR tous frais confondus pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

20. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :

i. 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 6 150 EUR (six mille cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 février 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                            Armen Harutyunyan
Greffière adjointe                          Président

Dernière mise à jour le février 23, 2022 par loisdumonde

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