TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SCHURMANS c. BELGIQUE
(Requête no 33075/09)
ARRÊT
STRASBOURG
22 février 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Schurmans c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comitécomposé de :
María Elósegui, présidente,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 33075/09), contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Christine Schurmans (« la requérante »), née en 1954 et résidant à Boechout, représentée par Me Patrick Hofströssler, avocat à Bruxelles, a saisi la Cour le 16 juin 2009, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, service public fédéral de la Justice, le grief concernant l’article 6 §§ 1 et 3 c) et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 janvier 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La présente requête concerne le droit à l’assistance d’un avocat dans la procédure pénale menée contre la requérante (article 6 §§ 1 et 3).
Dans le contexte de la crise financière de 2008, les autorités belges prirent des mesures pour sauver la banque Fortis, la plus grande institution financière de Belgique à l’époque des faits, et décidèrent de son démantèlement et de sa vente subséquente à la banque française BNP Paribas. Les actionnaires de Fortis saisirent la justice belge pour contester ces mesures.
2. La requérante siégeait comme magistrate à la cour d’appel de Bruxelles au moment où cette juridiction décida, par un arrêt du 12 décembre 2008 rendu en référé, d’ordonner la suspension desdites mesures.
3. Le 24 décembre 2008, une procédure pénale fut introduite contre la requérante notamment pour violation du secret professionnel et du délibéré du fait d’avoir envoyé par courriel une partie du projet d’arrêt pour relecture à D., une amie magistrate honoraire.
4. La phase préliminaire de la procédure tomba sous le coup des règles qui étaient en vigueur avant la loi du 13 août 2011 modifiant le code d’instruction criminelle et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive, entrée en vigueur le 1er janvier 2012 (dite « loi Salduz ») (ces règles sont décrites dans Beuze c. Belgique, [GC] no 71409/10, §§ 49-77, 9 novembre 2018). Les auditions et interrogatoires de la requérante furent donc menés sans la présence physique d’un avocat.
5. La requérante fut entendue le 23 mars 2009 et déclara à cette occasion qu’elle réalisait que « cette initiative, à savoir demander de l’aide de D. pour améliorer un texte sur le plan linguistique, peut soulever des questions sur mon secret professionnel dans la mesure où D. (n’est plus) magistrate (en fonction). Néanmoins je n’avais pas l’impression de faire quelque chose de mal, mais plutôt de vouloir m’opposer au harcèlement en raison de l’attitude de mes collègues ».
6. Dans un arrêt du 14 septembre 2011, la cour d’appel de Gand refusa de faire suite à la demande de la requérante qui, invoquant la jurisprudence Salduz, sollicitait l’irrecevabilité des poursuites.
7. La juridiction acquitta la requérante pour deux des trois préventions pour lesquelles elle était poursuivie. Elle jugea que la troisième prévention était établie et que la requérante s’était rendue coupable de violation du secret professionnel et du délibéré. La cour d’appel accorda toutefois à la requérante le bénéfice de la suspension du prononcé de la peine dès lors qu’il existait des circonstances atténuantes, et en premier lieu l’absence d’intention de nuire.
8. En ce qui concerne l’élément matériel de ladite infraction, l’arrêt s’appuya sur la circonstance que la requérante n’avait jamais nié avoir envoyé le projet d’arrêt à D. à des fins de contrôle linguistique, et que D. avait confirmé l’avoir reçu à cette fin. La cour d’appel jugea que l’élément moral de l’infraction était établi dès lors qu’« en partageant sciemment les informations confidentielles de l’affaire Fortis avec D., ce qu’elle a indéniablement fait par le biais de la communication du projet de texte, il apparaît que [la requérante] avait la volonté de partager ces secrets avec D. D’après sa propre déclaration, il est clair par ailleurs qu’elle était elle‑même consciente qu’elle mettait potentiellement en péril son secret professionnel, mais qu’elle a pesé le pour et le contre des avantages que cela apporterait en termes de finalisation de la rédaction de son texte ».
9. Par un arrêt du 13 mars 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par la requérante contre l’arrêt de la cour d’appel. Elle déclara le moyen tiré d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention irrecevable au motif qu’il ne ressortait pas de l’arrêt attaqué que la requérante avait été reconnue coupable sur la base de déclarations faites au cours d’une période de privation de liberté. Elle rappela ensuite qu’elle était sans pouvoir pour vérifier les circonstances dans lesquelles les déclarations avaient été faites. Enfin, elle estima que le moyen reposait sur la conception juridique erronée qu’il ne pouvait y avoir d’audition au cours de l’information sans l’assistance d’un avocat, et qu’il manquait donc en droit.
L’APPRÉCIATION DE LA COUR
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 C) DE LA CONVENTION
10. La requérante se plaint que le fait d’avoir été privée du droit d’accès à un avocat lors des auditions et interrogatoires menés durant la phase préalable au procès a emporté violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
11. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
12. Un résumé de l’évolution de la jurisprudence de la Cour relative au droit à l’assistance d’un avocat durant la phase préalable au procès pénal depuis l’arrêt Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008), et des principes généraux applicables à ce jour, figure dans l’arrêt Beuze précité (§§ 119-150).
13. Ces principes généraux ont été appliqués dans l’arrêt Beuze aux restrictions au droit d’accès à un avocat en vigueur en Belgique à l’époque des faits. Ces dernières étaient d’une ampleur particulière et, résultant du silence de la loi belge et de l’interprétation qui en avait été faite par les juridictions internes, elles avaient une portée générale et obligatoire (Beuze, précité, §§ 160-165).
14. Le Gouvernement n’a pas davantage que dans l’affaire Beuze établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier les restrictions litigieuses dans la présente affaire. En l’absence de raison impérieuse, la Cour doit dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict. La charge de la preuve visant à démontrer de manière convaincante que la requérante a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable pèse sur le Gouvernement (Beuze, précité, §§ 160‑165).
15. En l’espèce, la requérante n’a pas été privée de liberté. De plus, étant elle-même magistrate, on peut supposer qu’elle connaissait le cadre juridique dans lequel s’est déroulée la phase préliminaire de la procédure menée contre elle. Enfin, à aucun moment la requérante n’a invoqué de pression indue de la part des enquêteurs. La requérante ne se trouvait donc pas, contrairement à ce qu’elle allègue, dans une situation particulièrement vulnérable (comparer Beuze, précité, §§ 167‑169)
16. Cela étant, la requérante a fait, lors d’un interrogatoire devant le juge d’instruction, des déclarations sur l’état d’esprit qui était le sien lors de la commission des faits à l’origine de la prévention de violation du secret professionnel et du délibéré (paragraphe 5 ci-dessus). Ces déclarations n’ont pas été écartées par la cour d’appel de Gand malgré l’exception soulevée par la requérante sur la base de la jurisprudence Salduz. Certes, le Gouvernement fait valoir que la requérante n’a jamais nié les faits et qu’ils étaient corroborés par D. (paragraphe 8 ci-dessus). Toutefois, de l’avis de la Cour, cela ne suffit pas à occulter le fait que les déclarations faites par la requérante en l’absence d’un avocat ont été utilisées verbatim par la cour d’appel pour établir l’élément moral de l’infraction pour laquelle elle a été condamnée (paragraphe 8 ci-dessus). Il s’ensuit que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, les déclarations litigieuses ont occupé une place importante dans la motivation des juges d’appel.
17. Quant à la Cour de cassation, son contrôle n’a pas porté sur une appréciation des conséquences pour les droits de la défense de la requérante de l’absence d’un avocat (paragraphe 9 ci-dessus).
18. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la procédure pénale menée à l’égard de la requérante, considérée dans son ensemble, n’a pas été équitable.
19. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
20. La requérante demande 125 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel et 25 000 EUR au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi du fait des nombreuses procédures qu’elle a dû mener pour assurer sa défense et des conséquences sur sa carrière et sa réputation.
21. Le Gouvernement estime que la satisfaction équitable devrait se limiter à un montant de 3 000 EUR.
22. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre.
23. Eu égard aux circonstances particulière de l’affaire, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante 3 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle a subi, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
24. La Cour rappelle en outre que la possibilité de réouverture de la procédure existe en droit belge, et que la mise en œuvre de cette possibilité sera examinée, s’il y a lieu, par la Cour de cassation au regard du droit interne et des circonstances particulières de l’affaire (Beuze, précité, § 200).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante à titre de dommage moral, dans un délai de trois mois, la somme de 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 février 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova María Elósegui
Greffière adjointe Présidente
Dernière mise à jour le février 23, 2022 par loisdumonde
Laisser un commentaire