AFFAIRE REGIONAL AIR SERVICES S.R.L. ET IVAȘCU c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) 76549/17 et 76756/17

La requête concerne, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le rejet de l’action civile que les requérants avaient engagée, aux fins de protection de leur réputation, contre plusieurs journalistes en raison des affirmations que ces derniers avaient formulées au cours de plusieurs émissions télévisées et dans un article de presse.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE REGIONAL AIR SERVICES S.R.L. ET IVAȘCU c. ROUMANIE
(Requêtes nos 76549/17 et 76756/17)
ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Rejet de l’action civile contre plusieurs journalistes pour des affirmations formulées lors d’émissions télévisées et dans un article de presse • Mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Protection du droit à la réputation du requérant par les autorités nationales

STRASBOURG
22 février 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Regional Air Services S.R.L. et Ivașcu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu les requêtes (nos 76549/17 et 76756/17) dirigées contre la Roumanie et dont une société commerciale de droit roumain, Regional Air Services S.R.L. (« la société requérante »), et un ressortissant de cet État, M. Dorin Ivaşcu (« le requérant »), ont saisi la Cour le 19 octobre 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er février 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le rejet de l’action civile que les requérants avaient engagée, aux fins de protection de leur réputation, contre plusieurs journalistes en raison des affirmations que ces derniers avaient formulées au cours de plusieurs émissions télévisées et dans un article de presse.

EN FAIT

2. La société requérante est une société commerciale de droit roumain ayant son siège à Tuzla. Le requérant est né en 1954 et réside à Bucarest. Ils sont représentés par Me C.C. Vasile, avocat à Bucarest.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, représentante permanente de la Roumanie à la Cour européenne des droits de l’homme.

4. La société requérante est gestionnaire de l’aéroport de Tuzla. Elle indique que le requérant est, par l’intermédiaire d’une autre société, l’un de ses deux actionnaires.

I. Le contenu des articles et des émissions télévisées

A. L’émission Jeux de pouvoir (Jocuri de putere) de la chaîne Realitatea TV

5. À l’époque des faits, la chaîne de télévision Realitatea TV diffusait l’émission Jeux de pouvoir (Jocuri de putere), animée par B.R., lors de laquelle des invités débattaient sur des sujets d’actualités.

6. Les 22 juillet, 5, 7, 11 et 21 août, 15 et 16 décembre 2014, les journalistes S.N., A.C. et O.M. s’engagèrent dans des discussions notamment à propos des requérants. Ils débattirent des questions relatives à la création d’un point de passage frontalier à l’aéroport de Tuzla et aux circonstances de deux accidents aériens ainsi qu’aux liens possibles entre les requérants et ces accidents. Le requérant fut désigné à plusieurs reprises comme « securist » en relation avec la Securitate, l’ancienne police politique active sous le régime communiste. Les propos, tels que résumés par les tribunaux internes (paragraphes 11-23 ci-dessous), étaient entre autres les suivants :

« A.C. : Nous sommes aujourd’hui confrontés à la situation suivante, l’arrêté du gouvernement portant sur la création d’un point de passage frontalier n’a pas été adopté, en revanche, par une combinaison [şmecherie] faite à l’Inspection générale de la police des frontières, le contrôle des individus qui veulent passer ou travailler sur les plateformes maritimes est permis, [il s’agit du] contrôle de [la] frontière à l’aéroport de Tuzla.

(…)

S.N. : Il y a un homme de la Securitate [securist], qui se prénomme Dorin Ivaşcu, oui (…) dont le nom circule (…)

(…)

B.R. : Et qui est ce Dorin Ivaşcu et de quoi s’occupe-t-il ?

S.N. : Cet homme a… a… contrôle cette société qui détient le poste de douane, [le poste] privé de passage frontalier ou veut s’en faire un…

B.R. : Le poste illégal, le poste privé ?

S.N. : Oui, à Tuzla, oui. Cet homme contrôle… contrôle tout ce que représente l’Autorité aéronautique civile de Roumanie, par des personnes interposées ou directement…

A.C. : Il fait partie du conseil d’administration de l’Autorité…

S.N. : Et (…) il n’est pas seulement dans le conseil d’administration (…) mais il possède toutes les sociétés de handling dans tous les aéroports de Roumanie, il a un quasi-monopole…

A.C. : Il a parasité [a căpuşat] … je le décrirais… je le décrirais en plus comme ça : il a parasité tous les domaines liés au secteur aéronautique en Roumanie : société de… il a une école de pilotage, un point de formation pour… ou une société de formation…

B.R. : Mais pour quoi ne le sait-on pas ? Pourquoi est-il si énigmatique ?

O.M. : Je voudrais essayer… moi je ne sais pas qui est Dorin Ivaşcu et cela ne m’intéresse pas…

S.N. : C’est un homme de la Securitate [securist] pour qui nous faisons de la publicité !

(…)

A.C. : Ce qui est important c’est que cet aéroport privé enterre l’aéroport public parce que, en créant ce point frontalier…

(…)

A.C. : R.S. [le ministre de l’Intérieur] a envoyé une note à R.F. [le ministre des Transports], une note officielle dans laquelle il disait que, dès l’adoption de l’arrêté du gouvernement portant sur la création d’un nouveau poste frontalier, il enverra du personnel spécialisé pour effectuer les formalités de contrôle aux frontières. Donc, seulement dans le cas où un arrêté du gouvernement sera adopté. C’est une assertion d’une note officielle envoyée en février 2014.

B.R. : Par le ministre R.S.

A.C. : R.S. Donc, on peut la considérer comme une note du gouvernement de la Roumanie, n’est-ce pas ? Dans cette note, il est indiqué qu’un arrêté du gouvernement est nécessaire. Sans l’adoption d’un tel arrêté jusqu’à l’heure actuelle, l’Inspection générale de la police des frontières a décidé, par des subterfuges…

S.N. : En forçant la loi…

(…)

B.R. : Mais sommes-nous inconscients en ce moment ?

A.C. : Surtout dans le contexte de la guerre avec l’Ukraine… ou du conflit en Ukraine… Imaginons que nous avons une maison qui a trois murs solides en fer et béton, avec des briques les plus grosses du monde mais que le quatrième mur est fait d’un rideau en cellophane…

B.R. : Et justement à la frontière de l’Est…

S.N. : Non, il a aussi une trappe comme celles pour chiens, tu comprends ? Et par là, il n’y en a qu’un seul qui sait entrer, tu comprends ? Il a une petite trappe pour petits chiens et c’est par là que le garçon entre [şi intră băiatul], Dorin Ivaşcu, il y entre avec des bagages…

A.C. : En septembre nous aurons l’occasion, et nous l’espérons, [d’entrer] dans l’Espace Schengen, en ce qui concerne l’espace aérien. Si nous ratons cette occasion pour des erreurs de ce type, je ne sais pas qui va payer.

S.N. : Ce ne sont pas des erreurs, non, pardonnez-moi, ce ne sont pas des erreurs.

A.C. : Ce ne sont pas des erreurs, ce sont … des combinaisons [şmecherii].

S.N. : C’est pour cela que je parle… Je vous laisse vous… Moi, j’essaie de décrire le personnage, de personnaliser cet individu…

B.R. : [Vous voulez] présenter le personnage…

S.N. : Parce qu’on ne le voit pas dans l’espace public, cet homme reste en retrait, il est un homme de la Securitate [securist] de type… hé, je n’aime pas les caméras [dom’le nu-mi place camerele] (…) je ne sais pas quoi… hé, mais nous, il nous fait du mal (…) parce que cela fait vingt-cinq ans que nous essayons incessamment de prendre le pouvoir de la main de ces agents… et c’est une tragédie (…)

(…)

A.C. : En ce moment, selon mes informations, ce monsieur engage de temps en temps des conversations avec un agent du SIE [service d’informations extérieures] dont le prénom est Dan. Un jour je dirai probablement le nom complet de cet agent du SIE. Donc, ses relations sont…

B.R. : Ces sont des personnes intéressantes… Pour moi, la question est celle de savoir avec qui il parle, il peut parler aussi avec des agents de la CIA, avec ceux du SIE…

(…)

S.N. : [Il s’agit] de la frontière à l’est de l’Union européenne et ce gars [un băieţaş], un ancien securist, se fait une trappe de chien, exactement comme je l’ai raconté… il se fait une trappe de chien et dit : hé, c’est moi qui passe par ici. Et si cet homme passe avec des trucs illicites et avec d’autres trucs, c’est comme ça…

B.R. : Attendez une seconde, mais est-ce qu’il peut tout avoir, comment peut-on savoir s’il ne fait pas passer des armes…

(…)

B.R. : Et depuis quand existe-il cette combinaison ?

A.C. : Eh bien, on a tenté cette combinaison depuis deux ans. Seulement, je le répète, les ministères se la sont renvoyée, parce que c’était une question dangereuse…

B.R. : Eh bien, ils l’ont faite sans les ministères !

A.C. : Sans les ministères ! Avec certains gars là-bas, des employés…

S.N. : C’est extraordinaire…

B.R. : Monsieur R. amènera demain le Premier ministre de la Roumanie dans un lieu illégal, le prétendu aéroport de Tuzla, à la frontière illégale, pour faire inaugurer un truc lié à la compagnie O. (…)

(…)

S.N. : Et nous avons ensuite un contrat de maintenance, que je vous laisse développer, signé avec le controversé Dorin Ivaşcu, cet homme qui veut établir un point privé de passage frontalier, un contrat de 793 000 euros conclu le 26.02.2013. La période n’y est pas indiquée, mais je pense que le contrat en cause est toujours en vigueur.

A.C. : De toute façon, la dernière maintenance a été faite par cette société parce que cet hélicoptère est passé…

O.M. : Et, bien sûr, nous ne pouvons que constater que l’avion qui s’est écrasé dans les monts Apuseni, piloté par A.I., et cet hélicoptère [avaient effectué] leurs dernières révisions, pour les nommer ainsi, les derniers contrôles par cette société dirigée et détenue par Monsieur Dorin Ivaşcu. Donc, plusieurs questions se posent, qui, à première vue seulement, n’ont pas de réponses. S’il est prouvé qu’il y a eu un problème technique, alors la société qui a assuré la maintenance sur la base de ce contrat, soumis au contrôle du parquet (DNA), aura des soucis.

S.N. : Cela serait une première, tu sais ? Si cela arrive, on verra à travers les suites d’une affaire criminelle la cupidité de quelqu’un, celle d’un homme d’affaires. On verra le lien direct.

A.C. : Et de la corruption, évidemment.

O.M. : Bien. Donc l’hélicoptère a volé de Tulcea à Constanţa. À son arrivée à Constanţa, il a laissé madame à l’hôpital, puis il est allé à [l’aéroport de] Mihail Kogălniceanu, c’est ce que j’ai compris, pour se ravitailler. Et de Kogălniceanu il est allé à Tuzla, avec le personnel soignant à bord. Pourquoi ? Nous voulons des réponses. Je voudrais que quelqu’un de la RAS de Tuzla intervienne maintenant par téléphone et qu’il nous l’explique.

B.R. : Qu’est-ce que signifie RAS ?

O.M. : Regional Air Service est une société de Tuzla qui s’occupait de la maintenance de cet hélicoptère. Qu’on nous dise qu’en raison du mauvais temps peut-être l’appareil n’a pas pu passer la nuit à Kogălniceanu, je ne sais pas, ou qu’il devait rester, parce qu’il avait une autre mission à côté d’Agigea, je n’en ai aucune idée, mais qu’on nous dise quelque chose. Parce qu’il est très intéressant [de savoir] pour quelles raisons cet hélicoptère, embarquant du personnel soignant à bord, a volé de Kogălniceanu à Tuzla, sachant qu’il n’a pas passé la nuit à Tuzla. Personne n’a répondu à cette question. Cela est lié à ce qui s’est passé avant qu’il ne s’écrase dans l’eau. Après s’être écrasé dans l’eau, la question a été simple. Nous n’avons pas de procédures. Tous les appareils de vol du SMURD [service mobile d’urgence, de réanimation et de désincarcération] n’ont pas de station radio pour communiquer directement avec le 112 [numéro d’urgences], comme il le faudrait, et comme c’est le cas à l’étranger, parce que l’appel d’offres dans le secteur de l’équipement a été remporté par quelqu’un d’autre. Quand un hélicoptère s’écrase, la station radio devrait communiquer directement avec le 112, en précisant la localisation, en précisant tout, parce que nous disposons de logiciels très couteux pour lesquels nous avons investi beaucoup d’argent. Nous n’avons pas ça. Notre collègue A.C. nous disait hier soir encore que l’hélicoptère qui fait les opérations offshore a une portière qui s’ouvre à l’extérieur et ne glisse pas. Dans les deux cas, celui des Apuseni et celui du lac Siutghiol, les deux appareils écrasés sont passés par Tuzla. »

B. L’article publié sur le portail du site Voxpublica

7. Le 23 juillet 2014, le journaliste S.N. (paragraphe 6 ci-dessus) publia, sur le portail d’actualités du site Voxpublica, un article intitulé « Comment un homme de la Securitate a privatisé avec l’aide des autorités un point de passage de la frontière à Tuzla à 150 km du conflit en Ukraine. Nous sommes toujours les prisonniers des anciens « securişti » de Ceauşescu ! » (Cum îşi face un securist cu ajutorul autorităţilor un punct vamal privat de trecere a frontierei la Tuzla la 150 de kilometri de conflictul din Ucraina. Suntem încă prizonieri ai foştilor securişti ai lui Ceauşescu !).

8. Cet article comportait, entre autres, les passages suivants :

« [L’une de ces personnes] est Dorin Ivaşcu, un homme de la Securitate [securist] dont le nom a circulé dans l’affaire Ţigareta 2 et qui est aussi le patron de la société Romanian Airport Services (RAS) (…) C’est frappant de voir comment Ivaşcu, qui a aussi réussi à mettre la main sur l’aéroport de Tuzla, persévère dans l’idée de vouloir privatiser justement le poste de douane [să-şi facă un punct vamal privat] de cet aéroport et [comment], même s’il a essuyé des refus de la part des anciens ministres des Transports, il a finalement obtenu l’approbation du chef actuel de l’Inspection générale de la police des frontières (IGPF) (…)

(…) Comment est-il possible qu’après vingt-cinq ans, le securist Dorin Ivaşcu (il a été directeur de la TAROM [la compagnie aérienne nationale] entre 1981 et 1988, mais je pense qu’il dira avec une certaine audace qu’il a été seulement salarié et non pas agent) se forge un empire, qui non seulement détient le monopole des opérations de handling dans tous les aéroports de Roumanie, mais qui fait pression sur divers gouvernements pour privatiser le poste de douane et le point de passage frontalier à l’aéroport de Tuzla où, il y a quatre ans, il y a eu un accident tragique qui a provoqué le décès de douze soldats (…)

Le processus par lequel le securist Dorin Ivaşcu, avec la complicité des autorités de l’État, a privatisé le poste de douane à l’aéroport de Tuzla est tellement pourri et malsain que cela fait peur [îţi ridică părul pe spate de oroare]. « Nos soupçons ont été éveillés en premier lieu par la rapidité et l’absence totale de transparence avec lesquelles le projet de loi a été soumis à l’automne 2012. Il n’y a pas eu de débats publics. Ce qui est plus grave c’est que les initiateurs de cette loi souhaitent éviter de notifier [le projet] à la Commission européenne. Le projet d’arrêté du gouvernement ne fait aucune mention de la notification à donner auprès des partenaires européens, ce qui signifie qu’ils ne seront pas informés, même si cette notification est obligatoire selon l’article 34 du Règlement CE no 562/2006 du Parlement européen. ». Ce passage concernant les manigances [mişculaţiile] de Ivaşcu est mentionné dans une lettre d’une ONG. Cela n’a pas arrêté le rêve de l’ancien securist. Tous les ministres des Transports, libéraux c’est vrai, lui ont jusqu’à maintenant refusé la possibilité de privatiser le poste de douane, mais Ivaşcu a su amener doucement l’actuel chef de l’IGPF à le faire changer d’avis (…)

Cela n’a pas eu d’importance qu’à moins de 50 km de Tuzla il y ait l’aéroport Mihail Kogălniceanu dont les infrastructures sont au point, y compris un poste de douane et un point de passage frontalier sérieux, et non pas improvisées, ou que la Roumanie ait investi plus de 600 millions d’euros pour passer un contrat avec EADS afin de sécuriser les frontières (contrat qui est actuellement examiné à la loupe par la DNA [la Direction nationale anti-corruption] et qui va secouer la classe politique locale) pour que les intérêts commerciaux de l’ancien securist communiste transformé en honnête homme d’affaires capitaliste l’emportent et, dans un premier temps, qu’un secrétaire d’État chargé des Transports signe un arrêté ministériel qui transforme l’aéroport de Tuzla en aéroport international (…)

Une simple manœuvre douteuse par laquelle l’actuel chef de l’IGPF a permis à Dorin Ivaşcu de créer un poste de douane et un point de passage frontalier à Tuzla : imperceptiblement, par une décision dont on n’a pas d’information [nu se ştie nici acum ce fel de hram poartă] et [dont on ne sait pas] quand elle a été adoptée, le rêve de l’ancien securist devenu capitaliste qui, entre autres, effectue le contrôle des bagages quand vous partez du pays ou y rentrez en avion a été accompli.

Et c’est comme cela qu’après avoir mis, avec toute sorte d’autres securişti, la main immédiatement après la Révolution (…) sur une ancienne compagnie aérienne publique et dans laquelle il a coopté y compris des compagnies publiques puissantes – dites-moi rapidement combien d’investisseurs privés locaux ont réussi une telle performance – securistul Dorin Ivaşcu a encore obtenu une réussite dans les affaires [o nouă izbândă de biznis] (…) »

II. La procédure judiciaire

9. Le 12 janvier 2015, le requérant et la société requérante saisirent le tribunal départemental de Bucarest (« le tribunal départemental ») d’une action civile contre A.C., B.R., S.N. et la société Realitatea Media S.A. et réclamèrent des dommages et intérêts à raison des affirmations, à leurs yeux diffamatoires, faites à l’occasion des émissions télévisées diffusées et de l’article publié. Ils demandèrent l’interdiction de rediffuser les affirmations litigieuses, la suppression de l’article publié sur le site Voxpublica et la publication de la décision de condamnation à venir dans un quotidien national et sur Voxpublica ainsi que sa diffusion sur Realitatea TV.

10. Le tribunal départemental entendit les parties et des témoins, dont M.R. qui déclara que le requérant avait été réprimé par la Securitate. Les parties purent s’adresser des listes de questions (proba cu interogatoriul). Une attestation du Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (« le CNSAS ») du 4 juillet 2013 fut également versée au dossier. Il en ressortait que :

« Il n’exist[ait] pas de données ou documents dans lesquels la qualité d’agent ou de collaborateur [calitatea de lucrător sau colaborator] de la Securitate de M. Ivaşcu Dorin fût, au sens de la loi, mentionnée (…) »

A. Le jugement de première instance

11. Par un jugement du 23 juin 2016, le tribunal départemental rejeta l’action des requérants. Il jugea que le sujet principal des affirmations litigieuses visait les procédures relatives à la création d’un nouveau poste de douane à l’aéroport de Tuzla, qui était géré par la société requérante, et que les questions relatives aux relations du requérant avec la Securitate et aux services de maintenance des deux appareils impliqués dans les accidents aériens faisaient partie intégrante du sujet principal. Il exprima l’avis selon lequel la création d’un poste de douane à l’aéroport de Tuzla était une question d’intérêt national parce que l’aéroport était à proximité de la frontière avec l’Ukraine dont le contexte politique était tendu et où un conflit était en cours.

12. Il rappela ensuite les dispositions législatives et les mécanismes juridiques protégeant la vie privée, la réputation et la liberté d’expression ainsi que les dispositions pertinentes de la Convention et les principes qui découlent de la jurisprudence de la Cour, notamment en ce qui concerne les limites de la liberté d’expression. À cet égard, il indiqua certains critères à prendre en considération : le rôle ou la fonction de la personne visée et sa notoriété, le sujet débattu, l’intérêt public pour ce sujet et la dissociation des aspects relevant de la vie privée. Il rappela enfin qu’un exercice de mise en balance entre les différents intérêts découlant des articles 8 et 10 de la Convention était nécessaire.

13. Il appliqua ces principes en l’espèce et jugea que l’affirmation selon laquelle le requérant pouvait être qualifié de « securist » représentait l’opinion des journalistes en cause et que les questions relatives à la création d’un poste de douane et aux services de maintenance aéronautique étaient des éléments de fait.

14. Ensuite, il observa que l’article et les émissions en cause traitaient des questions d’intérêt général et étaient d’actualité pour la société roumaine. Il nota également que les sujets évoqués ne visaient pas la vie privée du requérant, mais seulement son activité professionnelle. Il estima que le fait que le requérant avait entamé des procédures pour créer un point de passage frontalier avec l’Ukraine plaçait le débat dans le domaine de la sécurité nationale et que l’intéressé s’était ainsi exposé à un niveau plus large de critiques. Il jugea que les journalistes avaient agi de bonne foi et que leurs propos comportaient une dose de provocation et d’exagération acceptable.

15. S’agissant notamment de l’utilisation du mot « securist », le tribunal s’exprima en ces termes :

« Il est vrai que selon la réponse du CNSAS il n’existe pas de données ou documents dans lesquels la qualité d’agent [lucrător] ou de collaborateur de la Securitate en ce qui concerne le demandeur Dorin Ivaşcu est mentionnée. Toutefois, vu que l’intéressé a eu avant 1989 la qualité de directeur de la TAROM dans divers pays – Singapour, la Lybie, l’Angleterre, les États-Unis – et qu’il est de notoriété que la majorité écrasante des personnes qui ont représenté les intérêts nationaux à l’étranger en exerçant des fonctions de direction auprès des représentations extérieures des compagnies publiques comme la TAROM ont eu des liens [au avut legătură] avec la Securitate, le tribunal juge que l’opinion critique des parties défenderesses peut être justifiée. De même, le tribunal estime que le contexte dans lequel ont été formulées ces affirmations présente une importance particulière, le sujet soumis aux débats étant d’intérêt national, – à savoir, la réalisation des démarches en vue de l’ouverture d’un poste frontalier à l’aéroport de Tuzla [et] une éventuelle implication des membres du gouvernement dans cette procédure (…) »

16. En outre, le tribunal nota que les affirmations factuelles reposaient sur des éléments de preuve. Les parties pertinentes du jugement sont ainsi rédigées :

« En ce qui concerne les affirmations factuelles, [le tribunal] constate que, par ses réponses mêmes données aux questions [posées par les parties défenderesses], le demandeur a reconnu qu’en sa qualité d’investisseur il a un intérêt direct à ouvrir un poste frontalier à l’aéroport de Tuzla. En même temps, la question relative à la prestation des services de maintenance des deux appareils de vol impliqués dans les accidents aériens des monts Apuseni et du lac Siutghiol est publique, l’existence de ces contrats pouvant être vérifiée et confirmée par une simple recherche des informations disponibles sur Internet, y compris par le moteur de recherche Google. »

17. Le tribunal départemental conclut que les affirmations litigieuses n’étaient pas de nature à causer un préjudice aux demandeurs, même si elles revêtaient un contenu « relativement agressif ».

B. L’appel des requérants

18. Les requérants interjetèrent appel. Dans les motifs d’appel, le requérant contestait l’existence de tout lien avec la Securitate et faisait notamment valoir que le tribunal départemental avait ignoré un document officiel délivré par le CNSAS et qu’il s’était fondé sur des éléments, disponibles sur Internet ou prétendument notoires, qui n’avaient pas été discutés dans le respect du principe du contradictoire. Il alléguait que la qualité de collaborateur de la Securitate devait être établie par décision de justice, dans le cadre d’une procédure spécifique prévue par la loi, et que tel n’était pas le cas en l’espèce. Ensuite, les requérants affirmaient que l’existence d’un prétendu intérêt public n’exonérait pas les journalistes de leur responsabilité professionnelle, notamment celle de vérifier leurs informations, et que les journalistes visés dans la procédure avaient dépassé les limites de la liberté d’expression. Enfin, ils alléguaient qu’ils avaient subi un préjudice parce que leur image et leur réputation professionnelles avaient été compromises.

C. L’arrêt de la cour d’appel

19. Par un arrêt du 20 avril 2017, la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») rejeta leur appel. Elle jugea que le principe du contradictoire avait été respecté en première instance dans la mesure où les demandeurs avaient eu accès à tous les éléments du dossier et que le tribunal départemental était parvenu à sa conclusion relative à la notoriété des informations par voie de déduction (o concluzie pe care instanţa a dedus-o din probele administrate în cauză). En outre, elle considéra que le tribunal départemental n’avait pas outrepassé les limites de l’action, qu’il l’avait examinée telle que formulée par les requérants et qu’il avait synthétisé les arguments des parties et avait rendu une décision motivée et logique.

20. Elle exprima l’avis que le requérant avait la qualité de personne publique parce qu’il faisait partie du conseil d’administration de l’Autorité aéronautique civile, qui était une régie autonome d’intérêt public national. Elle confirma l’intérêt général des affirmations relatives à l’ouverture d’un poste de douane à l’aéroport de Tuzla et aux circonstances des accidents aériens en question. Elle estima que l’importance nationale des sujets débattus avait des conséquences majeures pour l’identification des limites admissibles de la liberté d’expression.

21. S’agissant en particulier de la question relative aux liens du requérant avec la Securitate, la cour d’appel accepta que la réponse du CNSAS ne prouvait pas l’existence de tels liens. Elle se référa ensuite aux fonctions publiques importantes que le requérant avait occupées par le passé, telles qu’il en résultait de son curriculum vitae versé au dossier, et aux informations qui avaient déjà circulé dans les médias avant la diffusion ou la publication des affirmations litigieuses et que le requérant n’avait pas contestées devant les tribunaux. Dans ce contexte, elle rappela qu’une personne publique s’exposait à un contrôle accru de la part du public et que les journalistes devaient veiller à ne pas dénaturer les informations, même lorsqu’ils débattaient des sujets d’intérêt général. Elle se référa aussi à la jurisprudence pertinente de la Cour.

22. La cour d’appel s’exprima ensuite en ces termes :

« (…) Ainsi, il peut être affirmé que, en fait, la connotation donnée au mot securist, dans les émissions visées, n’a pas été délibérément diffamatoire [jignitoare], ces émissions ayant repris les suppositions et les doutes exprimés dans les publications antérieures, dès 1998, tel qu’il en résulte des questions adressées au demandeur, voir la question et la réponse no 5 (…)

Ainsi, dans l’article « l’agence [agentura] TAROM en août 1998 » il est mentionné que tous les représentants de la TAROM se trouvant à l’étranger étaient des informateurs, ces affirmations n’ayant jamais été contestées et ayant été reprises dans les émissions en cause dans le présent dossier.

En ce qui concerne cet aspect, doit être pris en considération le fait qu’en reprenant de telles suppositions et de telles remarques non véridiques [remarci nereale], il n’a pas été prouvé que les parties défenderesses aient causé aux demandeurs des préjudices supplémentaires par rapport à ceux déjà causés par les publications antérieures. »

23. La cour d’appel conclut que les requérants n’avaient pas prouvé avoir subi de préjudice.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

24. Les dispositions pertinentes du nouveau code civil (« le NCC »), qui est entré en vigueur le 1er octobre 2011, sont ainsi libellées :

Article 70 – Le droit à la libre expression

« 1. Toute personne a le droit à la libre expression.

2. L’exercice de ce droit ne peut être restreint que dans les conditions et les limites prévues à l’article 75. »

Article 71 – Le droit à la vie privée

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

2. Nul ne peut être soumis à des immixtions dans sa vie intime, personnelle ou de famille, ni dans son domicile, sa résidence ou sa correspondance, sans son consentement ou sans le respect des limites prévues à l’article 75.

(…) »

Article 72 – Le droit à la dignité

« 1. Toute personne a droit au respect de sa dignité.

2. Est interdite toute atteinte portée à l’honneur ou à la réputation d’une personne, sans son consentement ou en méconnaissance des limites prévues à l’article 75. »

Article 75 – Les limites

« 1. Ne constituent pas une violation des droits prévus dans cette section les atteintes qui sont permises par la loi ou par les conventions et les pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme auxquels la Roumanie est partie.

2. L’exercice des droits et libertés constitutionnels de bonne foi et dans le respect des pactes et conventions internationaux auxquels la Roumanie est partie ne constitue pas une violation des droits prévus dans la présente section. »

Article 1349 – La responsabilité délictuelle

« 1. Toute personne a l’obligation de respecter les règles de conduite que la loi ou la coutume locale impose et de ne pas porter atteinte, par ses actions ou ses inactions, aux droits et intérêts légitimes d’autres personnes.

2. Celui qui a du discernement et méconnaît cette obligation est responsable de tous les préjudices causés et est obligé à les réparer intégralement.

(…) »

Article 1357 – Les conditions de la responsabilité

« 1. Celui qui cause à autrui un préjudice par son fait illicite, commis par faute [cu vinovăţie], est obligé de le réparer.

2. L’auteur du préjudice répond pour la faute la plus légère. »

25. La loi no 187/1999 relative à l’accès aux dossiers personnels tenus par la Securitate et à la dénonciation de la police politique définit les termes d’« agent » de la Securitate et de « collaborateur » de celle-ci (voir, en ce sens, Catalan c. Roumanie, no 13003/04, § 29, 9 janvier 2018). La loi ne définit pas le terme de « securist ».

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

26. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de prononcer leur jonction (article 42 § 1 du règlement de la Cour).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

27. Les requérants reprochent aux autorités nationales de ne pas avoir respecté leurs obligations positives visant à garantir le droit au respect de leur vie privée et estiment que leur image a été ternie par la campagne médiatique.

Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (…)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

28. La Cour examinera premièrement le grief formulé par le requérant et ensuite celui présenté par la société requérante.

A. Le grief soulevé par le requérant (requête no 76756/17)

1. Sur la recevabilité

29. La Cour rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010). Pour que cette disposition entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Cette condition vaut pour la réputation sociale en général et pour la réputation professionnelle en particulier (Axel Springer AG, précité, § 83, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 112, 25 septembre 2018, avec les références qui y sont citées).

30. La Cour note que l’applicabilité de l’article 8 de la Convention en l’espèce n’est pas contestée par les parties. Elle estime que les émissions télévisées et l’article litigieux suggéraient que le requérant avait obtenu grâce à ses relations l’autorisation à ouvrir un poste de douane à l’aéroport de Tuzla et qu’il était un ancien collaborateur de la Securitate. Les affirmations qui y étaient exprimées étaient d’une gravité suffisante pour appeler l’application de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos 1759/08 et 2 autres, § 72, 30 octobre 2018).

31. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Arguments des parties

i. Le requérant

32. Le requérant allègue que sa réputation a été compromise et que les juridictions nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre la liberté d’expression des journalistes et la protection de sa réputation. Il argue que les tribunaux n’ont pas censuré les journalistes pour ne pas avoir vérifié leurs informations et qu’ils ont en revanche assumé leurs responsabilités en demandant aux autres autorités des informations relatives notamment aux liens qu’il aurait eus avec la Securitate. Il reproche aux juridictions nationales d’avoir ainsi injustement privilégié la liberté d’expression des journalistes, en méconnaissant ainsi la protection reconnue par l’article 8 de la Convention et par conséquent les obligations positives qui en découlent.

33. Le requérant expose que les journalistes ont dépassé en l’espèce les limites de la liberté d’expression et que les juridictions nationales ont failli à le reconnaître. Il fait valoir que les informations en cause, notamment les liens qu’il aurait eus avec la Securitate, n’avaient pas d’intérêt public parce que la société requérante était gestionnaire d’un aéroport privé. Ainsi, ni le requérant ni la société requérante ne pouvaient être considérés comme des personnes publiques. Le requérant admet que les circonstances ayant entouré les deux accidents aériens puissent avoir un certain intérêt général, mais il indique que ces circonstances ont été reliées de mauvaise foi à sa personne.

34. Ensuite, il explique que le mot « securist » a une connotation négative et expose la personne visée au mépris du public. Le document provenant du CNSAS a prouvé qu’il n’avait pas de liens avec la Securitate. Or les journalistes n’avaient pas vérifié leurs informations et ont rendu public de simples suppositions en employant un langage injurieux. Le requérant allègue qu’il a ainsi subi un préjudice important, malgré le fait que les médias avaient déjà publié auparavant des informations similaires.

ii. Le Gouvernement

35. Le Gouvernement expose que les juridictions nationales ont examiné les circonstances de l’espèce conformément aux critères qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour. Il estime que l’ingérence avait une base légale en droit interne et poursuivait un but légitime. Quant à sa nécessité, il soutient que les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre la liberté d’expression journalistique et le droit au respect de la vie privée du requérant. Il souligne que les tribunaux ont conclu que les informations présentées dans les médias, en particulier celles relatives à la création d’un poste de douane à Tuzla et aux circonstances de deux accidents aériens, relevaient de l’intérêt national et qu’il incombait à la presse, en vertu de sa liberté d’expression, d’en informer le public.

36. S’agissant en particulier de l’utilisation du mot « securist », le Gouvernement a pris en compte le document provenant du CNSAS (paragraphe 10 ci-dessus) et admet qu’une telle désignation puisse relever de la supposition. Toutefois, il met en avant plusieurs éléments qui découlent des décisions des tribunaux internes : la liberté d’expression journalistique autorise la presse à recourir à une certaine dose d’exagération et de provocation ; le requérant était une personne publique en raison de ses fonctions actuelles ; il avait par le passé occupé des fonctions publiques importantes ; les informations traitées dans les articles et émissions en cause visaient son activité professionnelle et non pas sa vie privée ; des informations similaires avaient été déjà relayées par la presse et le requérant n’avait pas saisi les autorités à cet égard.

37. Le Gouvernement conclut que les juridictions nationales ont agi dans le cadre de la marge d’appréciation que la Cour leur reconnaît en la matière.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

38. La Cour rappelle que dans les affaires du même type que celle à l’examen se trouve en cause non pas un acte de l’État mais l’insuffisance alléguée de la protection accordée par les juridictions internes à la vie privée des requérants. Or si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 98, CEDH 2004‑VI). La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (ibid., § 99).

39. Lorsque le grief présenté à la Cour a trait à une méconnaissance des droits protégés par l’article 8 de la Convention du fait de l’exercice par d’autres de leur droit à la liberté d’expression, il convient de tenir dûment compte, lors de l’application de l’article 8, des exigences de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Von Hannover, précité, § 58). Ainsi, dans de tels cas, la Cour devra mettre en balance le droit au respect de sa vie privée et l’intérêt général à protéger la liberté d’expression, en gardant à l’esprit qu’il n’existe aucune relation hiérarchique entre les droits garantis par les deux articles (Sousa Goucha c. Portugal, no 70434/12, § 42, 22 mars 2016).

40. La Cour rappelle à cet égard qu’elle a déjà eu l’occasion d’énoncer les principes pertinents qui doivent guider son appréciation dans ce domaine (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 90-93, CEDH 2015 (extraits), et Von Hannover (no 2), précité, §§ 95‑99). Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence (Axel Springer AG, précité, §§ 90‑95, et Von Hannover (no 2), précité, §§ 109‑113). Les critères définis applicables en la matière – pour autant qu’ils sont pertinents en l’espèce – sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, et le contenu, la forme et les répercussions de la publication (voir, mutatis mutandis, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

41. Dans ce contexte, la Cour rappelle que, si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Axel Springer AG, précité, § 79).

42. La Cour a également souligné que la contribution de la presse à un débat d’intérêt général ne saurait être limitée aux seuls faits d’actualité ou débats préexistants. La presse est certes un vecteur de diffusion des débats d’intérêt général, mais elle a également pour rôle de révéler et de porter à la connaissance du public des informations susceptibles de susciter l’intérêt et de faire naître un tel débat au sein de la société (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 114).

43. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Axel Springer AG, précité, § 86). Si la mise en balance, par les autorités nationales, des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (ibid., §§ 87‑88, avec les références qui y sont citées).

44. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qui est faite entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (Mika c. Grèce, no 10347/10, § 31, 19 décembre 2013). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos, étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).

ii. Application des principes en l’espèce

45. La Cour note que le requérant ne reproche pas à l’État une action mais un manquement à l’obligation de protéger sa réputation contre les atteintes que selon lui certains journalistes y ont portées lors des émissions télévisées et dans l’article en question. En l’espèce, elle doit donc déterminer si les juridictions nationales ont manqué à leur obligation de protéger le requérant contre les atteintes dont il s’estime victime dans le cadre de leurs obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée dans les rapports interindividuels.

46. La Cour devra vérifier, notamment et avant tout, si les juridictions nationales, dont le requérant conteste les décisions, ont procédé à une juste mise en balance des droits en cause en statuant à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (paragraphes 38-40 ci‑dessus).

1) Sur la question de la contribution à un débat d’intérêt général

47. La Cour observe que les juridictions nationales ont jugé que les questions débattues lors des émissions télévisées et dans l’article litigieux présentaient un intérêt général (paragraphes 11 et 20 ci-dessus), qui relevait même de la sécurité nationale en ce qui concerne la création d’un poste de douane à l’aéroport de Tuzla, les juridictions nationales se référant à cet égard à la proximité de la frontière avec l’Ukraine et à la situation régionale tendue (ibidem).

48. En particulier, la Cour relève que le tribunal départemental a établi le cadre de l’action civile engagée par le requérant, en estimant que le sujet principal des émissions et de l’article en question visait la création d’un nouveau poste de douane à l’aéroport de Tuzla et que les circonstances des accidents aériens en cause ainsi que les liens du requérant avec la Securitate faisaient partie du sujet principal (paragraphe 11 ci-dessus).

49. La Cour estime que l’affirmation de la cour d’appel selon laquelle l’importance nationale des sujets débattus avait des conséquences majeures pour l’identification des limites admissibles de la liberté d’expression (paragraphe 20 ci‑dessus) cadre avec les principes qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 63 in fine, CEDH 1999‑III, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, §§ 117-124, CEDH 2007‑V, s’agissant des limites de la liberté d’expression des journalistes sur des sujets d’intérêt national, voire international).

2) Sur la notoriété de la personne visée et l’objet de l’article

50. La Cour prend en compte l’argument du requérant selon lequel il n’était pas une personne publique et que la société requérante était gestionnaire d’un aéroport privé, ce qui était susceptible d’écarter à son sens l’existence d’un intérêt public en l’espèce (paragraphe 33 ci-dessus). Toutefois, elle note que cet argument est contredit par les décisions internes, dans la mesure où la cour d’appel a retenu que l’intéressé faisait partie du conseil d’administration de l’Autorité aéronautique civile, qui était une régie autonome d’intérêt public national (paragraphe 20 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour ne saurait remettre en cause la qualité de personne publique du requérant.

51. S’agissant de l’objet de l’article, la Cour relève, à l’instar du tribunal départemental, que les journalistes en question n’ont pas mis en cause des aspects intimes ou personnels relevant de la vie privée du requérant et qu’ils ont seulement visé son activité professionnelle (paragraphe 14 ci‑dessus).

3) Sur le comportement antérieur de la personne concernée

52. La Cour constate que les juridictions internes ne se sont pas prononcées expressément sur le comportement antérieur du requérant dans ses relations avec les médias. La cour d’appel a néanmoins noté les informations qui avaient déjà circulé dans les médias avant la diffusion ou la publication des affirmations litigieuses (paragraphe 21 ci‑dessus). À cet égard, la cour d’appel a relevé que le requérant n’avait pas contestées ces informations devant les tribunaux (ibidem).

53. Dans ces circonstances, la Cour estime que, même si le requérant ne s’est pas lui‑même projeté au-devant de la scène, en révélant publiquement des aspects de sa vie privée (voir, a contrario, Axel Springer, précité, § 101), il était loisible aux juridictions internes de prendre en considération, dans la mise en balance des droits concurrents, le fait que des informations similaires avaient déjà circulé dans les médias avant la diffusion ou la publication des affirmations litigieuses (voir, mutatis mutandis, Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, no 60818/10, § 34 in fine, 25 octobre 2016).

4) Sur le contenu, la forme et les répercussions de l’article

54. S’agissant du contenu et de la forme des publications en question, la Cour note en particulier que les journalistes avaient affirmé que le requérant avait eu des liens avec la Securitate, l’ancienne police politique active sous le régime communiste, et qu’ils avaient employé pour cela le mot « securist » (paragraphes 6-8 ci-dessus). Elle estime d’ailleurs que l’utilisation de ce mot se retrouve au cœur même du grief formulé par le requérant. Elle rappelle qu’elle a déjà jugé qu’une accusation d’avoir fait partie de la Securitate est, dans le contexte spécifique de la Roumanie, sérieuse et qu’il incombait aux tribunaux internes de rechercher si une telle affirmation reposait sur une base factuelle (Petrina c. Roumanie, no 78060/01, §§ 49-50, 14 octobre 2008).

55. Il convient donc de rechercher si l’analyse opérée par les tribunaux internes s’inscrit dans cette jurisprudence. La Cour observe que le tribunal départemental avait qualifié le mot « securist » d’opinion des journalistes en cause (paragraphe 13 ci-dessus). Cela n’est pas en soi décisif dans la mesure où tant le tribunal départemental que la cour d’appel ont recherché si l’affirmation selon laquelle le requérant avait eu des liens avec la Securitate reposait sur une base factuelle suffisante (paragraphes 15 et 21-22 ci‑dessus). L’affaire se distingue ainsi de l’affaire Petrina (précitée, §§ 48 et 50). La Cour note que les juridictions nationales ont examiné dans le respect du contradictoire le parcours professionnel du requérant. Elles ont pris en considération les postes qu’il avait occupés à l’étranger pendant le régime communiste et ont exprimé l’avis que seules les personnes qui avaient des liens avec la Securitate pouvaient occuper de telles fonctions (paragraphes 15 et 21-22 ci-dessus). Qui plus est, la Cour observe que la cour d’appel a indiqué que la question de la collaboration du requérant avec la Securitate avait été déjà discutée par les médias avant les faits de la présente espèce (paragraphe 22 ci-dessus). À cet égard, elle constate que le requérant n’a pas apporté devant elle des précisions et qu’il n’a pas contesté le fait que cette question avait déjà été discutée par les médias (paragraphe 34 ci-dessus).

56. Elle note que pour arriver à leur conclusion, les juridictions nationales se sont fondées sur le caractère notoire, dans la société roumaine, des informations relatives aux liens avec la Securitate des personnes qui avaient occupé des postes à l’étranger pendant le régime communiste (paragraphes 15 et 21 ci-dessus). Elle ne saurait remettre en cause cette conclusion, les juridictions nationales se trouvant en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 116, 4 avril 2018).

57. Il en va de même de l’attestation du CNSAS qui indiquait que le requérant n’avait pas la qualité d’agent ou de collaborateur de la Securitate (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour relève que les juridictions nationales ont pris en considération ce document que le requérant avait produit pendant la procédure judiciaire, mais qu’elles l’ont examiné à la lumière des autres éléments du dossier et qu’elles ont fondé leurs décisions plutôt sur les éléments découlant du parcours professionnel du requérant pendant le régime communiste ainsi que sur des informations déjà publiquement disponibles (paragraphes 21-22 ci-dessus). Elle estime qu’en procédant à un examen circonstancié des éléments de preuve et en fournissant une explication détaillée de leur conclusion selon laquelle l’affirmation que le requérant avait eu des liens avec la Securitate reposait sur une base factuelle suffisante, les juridictions nationales ont agi dans le cadre de leur marge d’appréciation (voir, a contrario, Petrina, précité, §§ 50 et 52).

58. Enfin, s’agissant des répercussions des affirmations faites par les journalistes, la Cour note que tant le tribunal départemental que la cour d’appel ont jugé que le requérant n’avait pas subi de préjudice, notamment en raison des débats publics, survenus avant les faits, sur ses liens avec la Securitate (paragraphes 17 et 23 ci-dessus).

5) Conclusion

59. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les juridictions nationales ont dûment mis en balance le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit des journalistes à la liberté d’expression, en les appréciant à l’aune des critères se dégageant de sa jurisprudence. Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les États contractants, elle n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions roumaines (voir la jurisprudence citée au paragraphe 43 ci‑dessus). On ne saurait dès lors dire que les juridictions nationales, en refusant de donner suite à l’action engagée par le requérant, ont manqué aux obligations positives incombant à l’État roumain de protéger le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Petrie c. Italie, no 25322/12, §§ 49-54, 18 mai 2017).

60. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

B. Le grief soulevé par la société requérante (requête no 76549/17)

1. Arguments des parties

61. Le Gouvernement soutient que la société requérante n’est pas victime d’une violation de la Convention et qu’elle ne peut pas prétendre avoir subi une atteinte à sa dignité. Il indique que la jurisprudence de la Cour n’a pas pour l’instant tranché de manière définitive la question de savoir si une personne morale peut prétendre au respect de sa vie privée et de sa réputation au sens de l’article 8 de la Convention. À titre subsidiaire, il estime que toute ingérence subie par la société requérante était conforme à la Convention.

62. La société requérante expose qu’elle a qualité de victime en l’espèce parce que sa réputation a été mise en cause par l’article et les émissions télévisées litigieux. Elle fait valoir que la jurisprudence de la Cour a déjà reconnu aux personnes morales la protection offerte par l’article 8 de la Convention. Sur le fond, elle soulève les mêmes arguments que ceux invoqués par le requérant (paragraphes 29-34 ci-dessus). En particulier, elle fait valoir qu’elle a perdu plusieurs contrats et clients et estime avoir subi un préjudice important en raison de la campagne médiatique.

2. Appréciation de la Cour

63. La Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur les questions de savoir si la réputation d’une société commerciale relève de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (Petro Carbo Chem S.E. c. Roumanie, no 21768/12, § 63, 30 juin 2020) et si, en l’espèce, la société requérante a fait l’objet d’atteintes à sa réputation atteignant le seuil de gravité nécessaire pour que l’article 8 trouve à s’appliquer (voir la jurisprudence citée au paragraphe 29 ci-dessus). En effet, à supposer même que cette disposition soit applicable, le grief soulevé par la société requérante est de toute manière irrecevable pour défaut manifeste de fondement, pour les raisons exposées ci-dessous.

64. La Cour renvoie aux principes énoncés aux paragraphes 38 à 44 ci‑dessus, notamment aux critères établis pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8.

65. Dans la présente affaire, la Cour note que la société requérante est gestionnaire de l’aéroport de Tuzla. Elle estime que l’objet de son activité est un élément à prendre en considération dans la mesure où le domaine des transports aériens appelle, par sa nature, une règlementation détaillée de la part de l’État (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, §§ 126-128, CEDH 2003‑VIII sur la règlementation relative aux vols de nuits et son impact sur l’environnement et la vie privée des individus). Par conséquent, l’objet de son activité expose dans une plus grande mesure la société requérante au scrutin du public.

66. La Cour observe ensuite qu’il ressort du contenu des émissions télévisées et de l’article en cause ainsi que des décisions des juridictions nationales que la société requérante était notamment visée par les affirmations relatives à la création d’un poste de douane à l’aéroport de Tuzla et à la prestation des services de maintenance aéronautique de deux aéronefs ensuite impliqués dans des accidents aériens (paragraphe 11 ci-dessus). Elle note ensuite que les juridictions nationales ont examiné le contenu des émissions télévisées et de l’article en cause à la lumière des critères qui découlent de sa jurisprudence pertinente (paragraphes 12-17 et 20 ci-dessus).

67. Ainsi, la Cour observe que les juridictions nationales ont jugé que l’article et les émissions en cause traitaient des questions d’intérêt général et étaient d’actualité pour la société roumaine et qu’elles ont considéré que la question de l’ouverture d’un poste de douane à Tuzla relevait même de la sécurité nationale en raison de la proximité de la frontière avec l’Ukraine (paragraphe 14 ci-dessus). Elle ne voit pas de raisons de remettre en question la conclusion rendue par les juridictions nationales.

68. Ensuite, la Cour relève que les juridictions nationales ont jugé que les affirmations litigieuses étaient de nature factuelle et qu’elles pouvaient être vérifiées puisque les éléments pertinents étaient publiquement disponibles (paragraphe 16 ci-dessus). Elle prend note de l’argument avancé par la société requérante devant les juridictions nationales selon lequel la conclusion du tribunal départemental reposait sur des éléments qui n’avaient pas été examinés dans le respect du principe du contradictoire parce que le tribunal s’était fondé sur des informations disponibles sur Internet (paragraphe 18 ci‑dessus). La cour d’appel a répondu à cet argument et a jugé que le principe du contradictoire avait été respecté en première instance dans la mesure où les demandeurs avaient eu accès à tous les éléments du dossier et que le tribunal départemental avait procédé par voie de déduction (paragraphe 19 ci‑dessus). La Cour estime que le raisonnement de la cour d’appel n’appelle pas de critiques de sa part. Elle observe que l’argument avancé par la société requérante devant les juridictions nationales a une nature plutôt formaliste. En effet, l’intéressée n’a pas soutenu qu’elle n’avait pas pu avoir accès à ces informations ou pu les vérifier. Devant la Cour, son argument consiste plutôt à dire que la manière dont ces informations ont été publiées lui a causé un préjudice (paragraphe 62 ci-dessus).

69. Or la Cour note que les juridictions nationales ont établi que la société requérante n’avait pas subi de préjudice (paragraphes 17 et 23 ci‑dessus). À cet égard, elle rappelle avoir établi une distinction entre une atteinte à la réputation de nature commerciale d’une entreprise, laquelle n’a pas de dimension morale, et une atteinte à la réputation d’un individu, qui concerne son statut et implicitement sa dignité (Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 22, 19 juillet 2011, et Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, § 84, 2 février 2016). En l’espèce, faute d’éléments suffisants propres à prouver l’impact direct des affirmations faites pendant les émissions en cause ou contenues dans l’article litigieux sur l’activité commerciale de la société requérante, la Cour ne peut spéculer sur l’éventuel préjudice subi à cet égard (Petro Carbo Chem S.E., précité, § 73).

70. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas méconnu leur obligation positive de garantir à la société requérante le droit au respect effectif de sa réputation.

71. Dès lors, elle conclut que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare la requête no 76756/17 recevable et la requête no 76549/17 irrecevable ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention dans le cadre de la requête no 76756/17.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 février 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                         Yonko Grozev
Greffière adjointe                     Président

Dernière mise à jour le février 23, 2022 par loisdumonde

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