DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ŞIK c. TURQUIE (No 2)
(Requête no 36493/17)
ARRÊT
Art 5 § 1 c) • Absence de raisons plausibles de soupçonner • Détention d’un journaliste sur la base de soupçons non plausibles de propagande en faveur d’organisations terroristes ou d’assistance à celles-ci par le biais de ses articles et interviews publiés dans un journal et par ses messages sur les réseaux sociaux • Faits reprochés relevant de débats publics sur des faits et des événements déjà connus, et de l’utilisation des libertés conventionnelles • Aucun soutien ni promotion de l’usage de la violence dans le domaine politique • Absence d’indice au sujet d’une éventuelle volonté de contribuer aux objectifs illégaux d’organisations terroristes par la violence et la terreur à des fins politiques
Art 15 • Aucune mesure dérogatoire ne pouvant s’appliquer à la situation
Art 5 § 4 • « Bref délai » • Délai de treize mois et sept jours justifiés par l’engorgement exceptionnel de la Cour constitutionnelle après l’instauration de l’état d’urgence
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
Art 18 (+ 5 et 10) • Existence d’un but non conventionnel non démontrée
STRASBOURG
24 novembre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Şık c. Turquie (no 2),
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Arnfinn Bårdsen,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu :
la requête susmentionnée (no 36493/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ahmet Şık (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 mai 2017,
la décision de porter la requête à la connaissance du Gouvernement turc (« le Gouvernement ») le 3 juillet 2017,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les observations écrites reçues du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme ») qui a exercé son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour),
les commentaires reçus du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations unies (« le Rapporteur spécial ») ainsi que des organisations non gouvernementales suivantes, lesquelles sont intervenues conjointement sur autorisation du président de la Section en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour : ARTICLE 19, l’Association des journalistes européens, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, l’International Press Institute, l’International Senior Lawyers Project, PEN International, et Reporters Sans Frontières, que le président de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne la mise et le maintien en détention du requérant, un journaliste d’investigation travaillant pour le quotidien Cumhuriyet, dans le cadre des poursuites pénales déclenchées contre les dirigeants et certains journalistes en raison de la ligne éditoriale suivie par ce quotidien critiquant la politique générale du Gouvernement et aussi les moyens utilisés par les autorités dans la lutte contre les organisations illégales. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 §§ 1, 3, et 4 et des articles 10 et 18 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1970 et réside à Istanbul. Il a été représenté par Me F. İlkiz, avocat au barreau d’Istanbul.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
4. Le requérant était, à l’époque des faits, journaliste d’investigation et écrivain. Il travaillait comme journaliste et reporter au quotidien national Cumhuriyet (« la République »).
5. Fondé en 1924, Cumhuriyet est l’un des plus anciens journaux de Turquie. Connu pour sa ligne éditoriale critique vis-à-vis du gouvernement actuel et pour son attachement particulier au principe de laïcité, il est considéré comme un journal sérieux de centre gauche.
I. Le placement en détention du requérant
A. Décisions judiciaires
6. Le 29 décembre 2016, le requérant fut arrêté à son domicile et placé en garde à vue par des fonctionnaires de police d’Istanbul. Il était soupçonné de faire de la propagande en faveur d’organisations considérées comme terroristes par le Gouvernement dont, notamment, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), le FETÖ/PDY (Organisation terroriste fethullahiste/structure d’État parallèle) et le DHKP-C (Parti révolutionnaire de libération du peuple/Front), par le biais d’articles et d’interviews publiés dans le quotidien Cumhuriyet et de messages publiés sur les réseaux sociaux. On lui reprochait aussi d’avoir dénigré, par ces écrits, les organes étatiques, délit réprimé par l’article 301 du code pénal (CP).
7. Le 30 décembre 2016, le requérant, accompagné de ses avocats, fut interrogé par le procureur de la République d’Istanbul sur les accusations portées à son encontre. Le procureur de la République lui posa des questions portant essentiellement sur onze tweets qu’il avait publiés sur le réseau social Twitter et sur cinq articles qu’il avait rédigés et publiés sur le site Internet et dans la version imprimée de Cumhuriyet.
8. Le requérant répondit que, en 2011, il avait été placé en détention provisoire dans le cadre d’une enquête pénale à ses yeux très similaire à celle menée en l’espèce, et que les magistrats chargés de ladite affaire auraient été des membres du réseau de Fethullah Gülen (FETÖ/PDY), qui auraient privé les personnes de leur liberté par des accusations fondées sur des preuves falsifiées. Il soutint que, comme en 2011, la raison pour laquelle il se trouvait devant le procureur de la République n’était aucunement l’existence éventuelle d’infractions pénales. Il ajouta qu’il considérait cet interrogatoire comme une atteinte à ses activités journalistiques. Par ailleurs, les avocats du requérant rappelèrent que les autorités judiciaires ne pouvaient engager des poursuites pénales en vertu de l’article 301 du CP qu’après avoir obtenu l’approbation du ministre de la Justice.
9. À la suite de l’interrogatoire susmentionné, le procureur de la République demanda au juge compétent de placer le requérant en détention provisoire au motif qu’il était soupçonné de faire la propagande d’organisations terroristes telles que le PKK, le FETÖ/PDY et le DHKP‑C. Le procureur prit également en considération la nature du crime, l’état des preuves et la peine maximum encourue pour cette infraction.
10. Toujours le 30 décembre 2016, le requérant comparut devant le 8e juge de paix d’Istanbul, qui l’interrogea sur les faits qui lui étaient reprochés et sur les soupçons qui pesaient sur lui. Le requérant nia avoir commis une quelconque infraction. Il soutint que ses articles publiés dans Cumhuriyet et ses messages sur les réseaux sociaux ne comportaient aucune propagande en faveur d’une organisation terroriste et ne contenaient aucun appel à la violence, et qu’ils se résumaient à des activités journalistiques transmettant au public, dans le cadre de la liberté d’expression, des informations sur des faits réels.
11. À la fin de l’audience, le juge de paix, considérant le contenu de huit tweets publiés par le requérant et de cinq articles rédigés par ce dernier, ordonna la mise en détention provisoire de l’intéressé. Il estima en premier lieu qu’il existait de forts soupçons pesant sur le requérant quant à la commission par lui de l’infraction de propagande en faveur de deux organisations terroristes, le PKK/KCK et le FETÖ/PDY. Il nota à cet égard que le requérant formulait des opinions similaires à celles exprimées par les membres d’organisations terroristes en qualifiant les activités terroristes perpétrées par ces organisations de « guerre » ou de « lutte », qu’il présentait ces organisations comme des entités légitimes alors qu’il tentait de désigner la Turquie comme un État soutenant les organisations terroristes, qu’il qualifiait la lutte des forces de sécurité contre les organisations terroristes d’illégale et même de terrorisme, en appelant les agents publics des « meurtriers, [des] mafiosi, [des personnes] violent[e]s » alors que les activités terroristes se poursuivaient au sud-est du pays par des attaques armées visant les fonctionnaires de l’État, qu’on y creusait des fossés, qu’on y montait des barricades et qu’on y posait des pièges à bombes ; que le requérant faisait de la propagande en faveur d’organisations terroristes en affirmant dans ses messages que les forces de l’ordre faisaient exploser des bombes et incitaient à la guerre tandis que ces organisations terroristes assumaient la responsabilité de ces attaques. Le juge de paix estima qu’il n’existait pas de contradiction entre les allégations selon lesquelles le requérant avait fait de la propagande en faveur de deux organisations terroristes très différentes et même opposées l’une à l’autre, le PKK et le FETÖ/PDY, puisque les enquêtes menées après la tentative de coup d’État et les renseignements parvenus au public montraient, selon lui, que ces deux organisations, soutenues par des forces extérieures, avaient agi de façon coordonnée pendant et après la tentative de coup d’État. Il nota aussi que le requérant continuait, dans sa défense, à faire des déclarations accusant l’État et les responsables de l’État. Il se référa ensuite, afin de justifier la mise en détention provisoire du requérant, à la nature de l’infraction reprochée à celui-ci, à la gravité de la peine prévue par la loi, au fait que l’infraction en question avait été commise par voie de presse et à l’insuffisance apparente des mesures de protection autres que celle de la détention provisoire eu égard au fait que le requérant ne regrettait pas ses propos et avait continué à prononcer, lors de son interrogatoire, le même discours que les membres des organisations terroristes susmentionnées.
12. Le 1er janvier 2017, le requérant forma opposition contre l’ordonnance relative à sa mise en détention provisoire. Par une décision du 3 janvier 2017, le 9e juge de paix d’Istanbul rejeta son opposition en reprenant les motifs exposés dans l’ordonnance attaquée.
B. La prolongation de la détention provisoire
a) Par les juges de paix
13. Le 30 janvier 2017, sur demande du parquet, le 3e juge de paix d’Istanbul ordonna le maintien du requérant en détention provisoire. Il estima que les messages du requérant publiés sur son compte Twitter et ses articles parus dans Cumhuriyet pouvaient constituer de la propagande en faveur d’organisations terroristes armées, le PKK/KCK et le FETÖ/PDY, et qu’il existait donc de forts soupçons de commission des infractions pénales imputées à l’intéressé. Il tint compte aussi de ce que les preuves n’avaient pas été entièrement recueillies, qu’il n’existait pas de nouvelles preuves favorables au requérant exigeant la fin de sa détention provisoire eu égard à la durée de la peine à infliger au cas où l’infraction serait établie et eu égard à la durée de la détention du requérant déjà écoulée, et, finalement, que l’application de la mesure de libération conditionnelle serait insuffisante. Le 9 février 2017, le requérant fit opposition contre l’ordonnance du 30 janvier 2017 en soutenant qu’il n’y avait aucun indice permettant de le soupçonner de propagande en faveur d’une organisation terroriste et que ses articles et ses messages en cause faisaient partie de ses activités journalistiques protégées par la liberté d’expression. Le 14 février 2017, le 10e juge de paix d’Istanbul rejeta cette opposition, estimant que l’ordonnance attaquée était conforme à la loi et à la procédure et qu’il n’existait pas de nouvelles preuves favorables au requérant exigeant la fin de sa détention provisoire.
Le 2 mars 2017, le 10e juge de paix d’Istanbul examina d’office la régularité de la détention provisoire du requérant et ordonna sa prolongation littéralement aux mêmes motifs que ceux exposés dans les ordonnances précédentes. Le 20 mars 2017, le requérant fit opposition contre l’ordonnance du 2 mars 2017 en reprenant ses moyens d’opposition et en soutenant aussi que le fait de copier les motifs d’une ordonnance précédente était contraire à l’éthique judiciaire. Le 24 mars 2017, le 11e juge de paix d’Istanbul rejeta cette opposition.
b) Par la cour d’assises d’Istanbul
14. Par la suite, à partir du 19 avril 2017, date de l’acceptation de l’acte d’accusation présenté par le parquet et reprochant au requérant d’avoir apporté une assistance à des organisations terroristes sans pour autant appartenir à la structure hiérarchique de ces dernières (infraction à l’article 220 § 7 du CP), la cour d’assises d’Istanbul, chargée du procès, examina la régularité de la détention provisoire du requérant à des intervalles de 30 jours au maximum. Les magistrats concernés notèrent que l’infraction reprochée au requérant figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) (les infractions dites « cataloguées »). Ils considérèrent que, si le requérant était mis en liberté provisoire, il risquait de prendre la fuite. Ils rappelèrent à cet égard que, dans les enquêtes précédentes engagées contre des journalistes de Cumhuriyet, les suspects avaient pris la fuite, par des moyens légaux ou illégaux, dès qu’une occasion s’était présentée. Les magistrats prirent aussi en compte le risque de détérioration des éléments de preuve en notant que les plaignants et les victimes des incidents en cause dans cette affaire n’avaient pas encore tous été identifiés et/ou que leurs dépositions n’avaient pas encore été recueillies.
15. À l’issue de l’audience du 9 mars 2018 quant au fond de l’affaire, la cour d’assises d’Istanbul ordonna la mise en liberté provisoire du requérant. Elle considéra que tous les éléments de preuve pertinents concernant le requérant avaient été recueillis, qu’il n’y avait plus de preuves susceptibles d’être dissimulées le concernant, qu’il n’y avait pas de fortes raisons de soupçonner qu’il exercerait des pressions sur les témoins ou sur les autres accusés non entendus à ce jour, et conclut que, désormais, la détention provisoire était une mesure disproportionnée et que la mesure de contrôle judiciaire était une mesure adéquate et suffisante.
C. Contenus des articles et des messages litigieux
16. Les articles rédigés par le requérant et publiés dans le quotidien Cumhuriyet et les messages publiés par celui-ci sur les réseaux sociaux, tels que mentionnés par le parquet ayant ordonné l’arrestation de l’intéressé, par le juge de paix ayant ordonné sa mise en détention provisoire, et pris en considération par la suite par la Cour constitutionnelle invitée à se prononcer sur la légalité de cette mesure, sont les suivants :
1. L’article du 14 mars 2015 intitulé « Soit Apo [va] à Kandil, soit nous [allons] à İmralı »
17. L’intégralité de cet article, consacré à une interview avec l’un des responsables du PKK, Cemal Bayık, se lit comme suit :
« Chapeau de l’article : Le coprésident du conseil exécutif du KCK, Cemil Bayık, a dit que seul Öcalan pouvait convaincre le PKK de déposer les armes.
Nous avons rencontré Cemil Bayık à Kandil. Il a dit que [les chefs du PKK] avaient besoin de rencontrer Öcalan pour que le processus [de paix] avance. « Si on le veut », on pourrait les amener à l’île d’İmralı. Il a dit : « Ce que nous désirons, c’est qu’Apo ne soit plus détenu à İmralı. Ça, c’est une demande [à laquelle la réponse est] trop tardive ».
Bayık a soutenu que la seule personne qui pouvait convaincre les guérilléros de déposer les armes, c’était Öcalan : « Nous nous mettons à la table de négociation avec qui que ce soit au gouvernement. Ceux qui ont résolu ce type de questions sont parvenus à des accords ou ont négocié ces accords avec les pouvoirs fascistes ». Bayık a soutenu que la personne qui représentait la dictature en Turquie était Erdoğan.
Question : Est-ce qu’on vous permet de communiquer directement avec Abdullah Öcalan ?
Réponse : Nous n’avons jamais eu de communication directe. Nous avons indiqué que nous voudrions le contacter. Lors du processus d’Oslo, on nous a dit que ça pourrait se faire mais rien ne s’est passé au-delà des promesses. La délégation du HDP se rend là-bas [à İmralı], elle ramène les notes de leur discussion, et elle transmet, le cas échéant, nos lettres. C’est la délégation du HDP qui fait l’intermédiaire. Il n’y a pas d’autres communications.
Sous-titre : Nous devons nous entretenir face à face.
Question : Est-ce que la (…) téléconférence est incluse dans cette demande ?
Réponse : Non. La téléconférence ne convient pas. Nous devons voir Abdullah Öcalan physiquement, face à face.
Question : Abdullah Öcalan ne peut pas venir auprès de vous. Est-ce vous qui y allez ? On ne vous laisserait pas y aller …
Réponse : Nous aussi, nous pouvons y aller. S’ils le veulent, ils peuvent nous amener là-bas, mais ce que nous demandons vraiment, c’est que notre leader Apo ne soit plus détenu à la prison d’İmralı, que sa liberté lui soit rendue.
Question : Dans une interview que vous avez réalisée avec Banu Güven pour la chaîne de télévision IMC, vous avez suggéré que la décision de déposer les armes pourrait être prise lors d’un congrès auquel Öcalan participerait. Est-ce que cela veut dire qu’Öcalan devrait être libéré ?
Réponse : Bien sûr. Personne ne peut convaincre les guérilléros si le leader Apo ne vient pas et ne les rencontre pas. Bien que je sois le coprésident de ce mouvement, même moi, je ne peux pas convaincre les guérilléros. La seule personne qui peut le faire est Apo. Si lui, il vient et rencontre les guérilléros et les commandants de la guérilla, dans ce cas-là, il serait possible de les convaincre. Personne d’autre que lui ne peut les convaincre.
Sous-titre : Notre influence est limitée.
Question : Ne serait-il pas suffisant que les dirigeants communiquent aux guérilléros la décision d’Öcalan de déposer les armes ?
Réponse : Il est évident que notre guérilla n’est pas une guérilla normale. Ce ne sont pas de simples soldats. Ils [se battent pour une idéologie]. Ils ont eu une formation idéologique. Ils sont fidèles aux idéaux et au leader Apo. Notre influence est limitée. C’est seulement si le leader vient leur parler qu’ils peuvent être convaincus.
Question : Dans quelle mesure est-il réaliste de demander la libération d’Abdullah Öcalan ?
Réponse : Pour moi, c’est réaliste. C’est même une demande qui intervient tardivement.
Question : À quel point est-elle réaliste, quelle est sa probabilité ?
Réponse : Il y a aussi des circonstances en faveur de la réalisation [de cette demande]. Si on le désire, c’est même facile de le faire. Cette décision appartient au pouvoir politique, à l’État. En Turquie, le pouvoir et l’État sont assez efficaces pour créer la perception qu’ils souhaitent auprès de l’opinion publique. S’ils le veulent, ils peuvent aisément créer la perception qu’il est nécessaire de libérer Apo et il n’y aura pas de réaction dans la société.
Sous-titre : Nous avons fait notre devoir
Question : Est-ce que nous devons comprendre que, si cette condition n’est pas remplie, la lutte armée en Turquie ne sera pas finie et les armes ne seront pas déposées ?
Réponse : Il faut que l’État turc et son gouvernement fassent des efforts substantiels pour mettre fin à la lutte armée. Nous avons mené tout d’abord une lutte politique dans le but de résoudre les problèmes de ce peuple. Nous n’avons jamais désiré une lutte armée. Mais on ne nous a laissé que cette voie. Nous ne pouvions pas rendre apparente cette question dont l’existence avait été niée au niveau de l’État. C’est la lutte armée qui a permis de mettre en évidence cette question sous tous ses aspects et de créer un environnement propice à sa solution. Une fois que nous avons considéré que la lutte armée avait été menée à un niveau suffisant, nous avons commencé à formuler des réclamations politiques concernant cette question. Nous avons déclaré plusieurs fois un cessez-le-feu unilatéral pour permettre à un terrain propice [de se mettre en place]. Nous avons fait tous les efforts nécessaires de notre côté.
Sous-titre: Il n’y a plus d’efforts à faire avant de mettre des signatures
Question : Quels sont ces efforts ?
Réponse : Nous avons pris des initiatives qu’aucune force dans le monde n’aurait prises. Lorsqu’on examine les exemples concernant des questions similaires dans le monde, on constate que des cessez-le-feu sont déclarés sous la supervision d’une tierce partie, que les guérilléros sortent de leurs tranchées, que les prisonniers sont libérés et que la guerre est terminée. Sans supervision par une tierce partie, sans accord entre les parties, sans texte signé par les parties, on n’aurait pas eu ces étapes. Même en l’absence de ces conditions, nous avons fait de grands efforts unilatéraux. Nous n’avons plus de démarches à faire. C’est au tour de l’État et du gouvernement. S’ils le font, nous ferons sans hésitation ce qu’il nous incombe. Notre leader Apo a dit que, si les négociations commençaient, les parties devraient faire des démarches parallèles, cependant cela ne s’est pas passé comme ça. De notre côté, nous avons fait des efforts, nous avons même fait de nombreux pas [dans cette direction], mais l’État et le gouvernement n’ont pas fait les pas réciproques nécessaires.
Sous-titre : La Turquie n’a jamais voulu [l’intervention d’une] tierce partie
Question : Y a-t-il une tierce partie ? Y en a-t-il eu dans le passé ?
Réponse : Non, il n’y en a pas actuellement. À une époque, lors du processus d’Oslo, il y en avait. Mais la Turquie n’a jamais voulu de tierce partie.
Question : Lorsque vous dites « tierce partie », parlez-vous d’une formation indépendante ou de la supervision d’un État ?
Réponse : Nous étions en contact avec le leader Apo par le biais de la délégation du HDP, avant qu’Apo ne fasse sa déclaration historique lors [de la fête] du Nevruz 2013. Nous avons communiqué à Apo ainsi qu’à l’État et au gouvernement le message suivant : si on fait une déclaration historique, par laquelle on va proposer une solution démocratique à la question kurde, il faut alors aussi exposer quels sont les mécanismes [de cette solution]. Notre proposition était la présence d’une tierce partie.
Question : Avez-vous mentionné une tierce partie en particulier ?
Réponse : Non. Ça aurait pu être le Parlement de Turquie ou un comité constitué d’organisations non gouvernementales de Turquie. Nous avons présenté plusieurs alternatives. Ils ne les ont pas acceptées et ont demandé à parvenir à une solution bilatérale. Ils ont dit qu’ils voulaient une solution locale, nationale. En réalité, ils inventaient des excuses pour ne pas le faire (ipe un sermek). Parce qu’il n’y a aucun exemple d’une telle solution dans le monde. La Turquie n’a fait aucun pas dans cette direction. Ils ont dit que, s’il y avait une tierce partie, le processus ne marcherait pas.
Sous-titre : Ce n’était pas réaliste
Suite de la réponse : Pour nous, ce n’était pas réaliste. Afin de savoir s’ils avaient ou non la volonté de résoudre la question, nous avons quand même accepté leur proposition, comme ils ne voulaient pas de l’autre [la solution impliquant l’intervention d’une tierce partie]. Parce que nous voudrions parvenir à une solution. C’est pourquoi nous avons accepté aussi ces conditions. Mais nous avons observé que ce qu’ils appelaient [solution] locale ou nationale ne visait pas à aboutir à une solution.
Sous-titre : Ils n’acceptent pas la question kurde
Question : Devons-nous déduire de vos affirmations que le gouvernement ou l’État de Turquie veut résoudre la question du PKK plutôt que la question kurde ?
Réponse : C’est exactement ça. L’État et son gouvernement n’acceptent pas l’existence de la question kurde. Ils n’acceptent pas qu’il y ait un peuple comme le peuple kurde. En réalité, cette question doit être traitée et résolue comme une question politique.
Sous-titre : Leur thèse a échoué
Suite de la réponse : Si vous qualifiez la question de « terrorisme », votre solution se résume nécessairement à la guerre. L’État de Turquie se comporte conformément à sa thèse selon laquelle il n’y a pas de question kurde, il n’y a que la question du terrorisme. Mais cette thèse a échoué. La lutte du PKK a mis en évidence que cette approche ne pouvait être maintenue ni en Turquie ni sur le plan international. Tous les pays du monde font aussi ce constat. Au point où on en est, ils ne peuvent pas laisser cette question sans solution.
Sous-titre : Nous n’avons pas commis de crimes
Question : À la table des négociations, est-ce que (…) l’AKP a considéré les membres du PKK comme des criminels qu’il faut amnistier ou comme les acteurs importants de la question kurde, laquelle va au-delà de ses frontières et inclut aussi des acteurs internationaux ?
Réponse : Bien sûr, nous sommes des criminels selon le gouvernement de Turquie. Mais nous n’avons commis aucun crime. Nous menons une lutte pour les droits les plus naturels d’un peuple, mais [le gouvernement de Turquie] dit qu’il n’existe pas de tel peuple ni de tels droits. Alors nous sommes considérés comme des criminels selon ses lois. Si ce que nous faisons est un crime, alors oui nous avons commis [ce crime] et nous allons continuer à le commettre. Jusqu’à ce que nous atteignions notre objectif.
Sous-titre : Le fait qu’Ankara demande une solution locale n’est pas réaliste
Question : Quel est votre objectif ?
Réponse : Faire gagner à ce peuple ses droits les plus naturels. Tout d’abord, la question kurde n’est pas seulement un problème pour la Turquie. Ce n’est pas un problème uniquement entre les Kurdes et l’État turc et son gouvernement. Nous avons un problème qui va au-delà de ces limites. Le problème concerne la Turquie, mais il concerne aussi le Moyen-Orient et même la communauté internationale. Le Kurdistan est un pays divisé, un peuple divisé. Chaque partie se trouve sous la souveraineté d’un autre État. Chaque État mène sa [propre] politique sur la partie [qui se trouve] sous son contrôle. Et ces États ont des relations internationales avec divers pouvoirs dans le monde. De ce point de vue, tout le monde est concerné par cette question, mais il existe aussi des particularités régionales qui [sont à l’origine de] cette question et qui la rendent plus compliquée. Les États-Unis ont le leadership dans la région. La Turquie est membre de l’OTAN, et elle est en même temps membre de l’Organisation de la coopération islamique et candidate à [l’entrée dans] l’Union européenne.
Sous-titre : Toutes les forces du monde sont concernées
Suite de la réponse : C’est pourquoi ce problème est devenu une question qui concerne toutes les formations. Résoudre un problème avec la Turquie revient en fait à résoudre un problème avec les États-Unis, l’OTAN, l’Union européenne et l’Organisation de la coopération islamique. Bref, toutes les forces du monde sont concernées par ce problème. L’obstination de la Turquie pour une solution nationale et locale n’est pas réaliste.
Sous-titre : Il a voulu spécialement la date du 28 février
Question : Le 28 février, lors de la réunion du HDP et de l’AKP, on a annoncé un plan composé de dix points et proposé par Öcalan. Est-ce que c’était le dernier mot d’Öcalan au sujet du processus ?
Réponse : Non. Parce qu’on dit le dernier mot lorsqu’on parvient à son objectif. Dans ce contexte, un épuisement et une récession, un pourrissement et une dégénération commencent. Or le leader Apo et le PKK visent à mener la révolution dans la révolution.
Question : En mentionnant « le dernier mot », j’ai voulu dire qu’avec cette déclaration composée de dix points, l’AKP a été mis face à sa responsabilité. Que se passe-t-il si cette responsabilité n’est pas assumée ?
Réponse : Le leader a demandé d’insister pour que la déclaration soit faite le 28 février. Comme nous sommes un mouvement opposé aux coups d’État, nous avons voulu faire la déclaration le 28 février. Une déclaration commune a été signée par les parties et le texte commun a été annoncé au public. La délégation du gouvernement et la délégation du HDP ont été photographiées ensemble. Sur la même photo, dans le même carré. C’était significatif. Parce que c’était la première fois que le gouvernement montrait qu’il faisait face à sa responsabilité. Une telle démarche de la part de la Turquie n’était pas facile, et c’est très important.
Question : D’accord, mais si la responsabilité n’est pas assumée, que va-t-il se passer ?
Réponse : Öcalan va faire un appel ; le PKK annoncera qu’il va déposer des armes ; le problème sera résolu comme ça. C’est une ruse superficielle destinée à tromper la société. En propageant cette fausse perception à la société, ils veulent remporter les élections. Le mouvement kurde n’est pas dupe.
Sous-titre : S’il y avait de la démocratie, il n’y aurait pas de problème kurde
Question : Alors, pourquoi restez-vous assis à la table [des négociations] avec l’AKP ?
Réponse : Nous nous mettons à la table [des négociations] avec celui qui est au pouvoir. Ce n’est pas surprenant. Ceux qui ont résolu des problèmes semblables dans le monde les ont résolus avec des gouvernements fascistes ou des dictateurs ou les ont négociés avec ces derniers. C’est ce qui se passe ici aussi. S’il y avait un gouvernement démocratique en Turquie, il n’y aurait ni de problème kurde ni de problème de démocratie.
Question : Erdoğan et l’AKP représentent-ils le fascisme en Turquie ?
Réponse : C’est Erdoğan qui représente l’hégémonie et la dictature de l’AKP. C’est impossible que l’AKP puisse, d’une part, développer la dictature d’Erdoğan en Turquie et puisse, d’autre part, soi-disant résoudre le problème au Kurdistan.
Question : Tout ça est-il une initiative politique pour l’électorat nationaliste ?
Réponse : [L’AKP] s’adresse à la communauté nationaliste d’une part, et nous provoque et provoque le peuple d’autre part, pour inciter à dire « ça suffit » et à quitter la table des négociations. Si l’AKP ne résout pas le problème, continue à nous provoquer et à bloquer le processus, nous pouvons avancer unilatéralement jusqu’à une certaine étape dans la résolution du problème. Si on ajoute les provocations et les menaces, [l’AKP] pouvait nous inciter à quitter la table. Il a fait tous ces efforts, mais ceux-ci n’ont pas abouti.
Sous-titre : L’AKP calcule les votes
Question : Quel est l’intérêt de l’AKP dans tout ça ? Que gagnera-t-il si vous quittez la table [des négociations] ?
Réponse : Bien sûr [que l’AKP] y gagne. Il soutient que lui, il est la partie qui résout le problème, et que nous, nous sommes contre [le fait de trouver] une solution. Il nous pousse vers le point de résolution, il nous pousse à faire des pas [des concessions]. Il est patient. Il y travaille. Si nous quittons la table [des négociations], [l’AKP va dire] : « J’ai voulu résoudre le problème, j’étais patient, mais le PKK n’a pas cherché de solution, il a insisté pour continuer à faire la guerre, il n’était pas d’accord pour faire la paix, il ne pense à rien d’autre que faire la guerre ». C’est toujours le calcul [de l’AKP]. »
2. L’interview du 31 mars 2015 intitulée « Des déclarations frappantes des activistes faites à Ahmet Şık, une demi-heure avant d’être tués »
18. Cette interview, publiée le soir du 31 mars 2015 sur le site Internet du quotidien Cumhuriyet, se lit comme suit :
« Chapeau : « Le journaliste de Cumhuriyet Ahmet Şık était au téléphone avec les activistes une demi-heure avant leur mort. Pourquoi ont-ils fait cette action ? Que veulent-ils ? Sont-ils des avocats ? De quoi ont-ils parlé avec le procureur ? Ils ont répondu à toutes ces questions.
Les militants B.D. et Ş.Y. ont répondu au téléphone aux questions d’Ahmet Şık une demi-heure avant d’être tués lors de la prise d’otage. Voici les questions d’Ahmet Şık et les réponses des militants :
Question : Allez-vous terminer votre action ? À quelle étape en sont les négociations ?
Réponse : Nous avons publié sur notre compte Twitter les numéros de matricule des policiers concernés tels qu’ils ressortaient du dossier d’enquête. Selon ce dossier, le bureau criminel [bureau de police de la police] a constaté que ces trois policiers, parmi les 21 policiers suspects, étaient particulièrement concernés. Nous avons appris que ce sont ces trois policiers qui auraient pu tirer sur B.E.[1]. Le procureur nous a également donné cette information. Dans les négociations, nous demandons que l’identité de ces trois policiers soit divulguée et retransmise en direct. Les négociateurs nous ont aussi dit [qu’ils étaient sûrs à 99 % que] ceux qui ont tué B.E. sont ces policiers. Nous demandons que l’opinion publique soit informée en direct de ces noms. Ici, nous avons également examiné les dossiers. Nous avons regardé les photos des policiers suspects. Dans le rapport préparé par le bureau criminel, ces trois policiers ont été déjà entourés en rouge. L’un d’entre eux s’appelle G.T. Son numéro de matricule est (…). Nous avons aussi fourni les numéros de matricule des autres policiers et nous voulons que leurs noms soient dévoilés en direct.
Question : Pensez-vous que votre demande sera satisfaite ?
Réponse : Les noms des auteurs de l’homicide de B.E. [sont connus] mais ils n’ont pas été divulgués. C’est grâce à notre initiative que ces noms seront annoncés et que [ces policiers] seront jugés. Les meurtriers dans les affaires d’A.İ.K. et de E.S. ont été identifiés. Mais on sait comment le procès s’est terminé. Les meurtriers ne sont jamais punis comme il le faut. C’est pourquoi nous voulons que les meurtriers soient jugés par des tribunaux [populaires]. Ceci est notre deuxième demande.
Question : Que va-t-il se passer si votre demande n’est pas satisfaite ?
Réponse : Notre demande est claire. Les noms doivent être annoncés en direct. Les négociateurs doivent tenir leurs engagements. Que l’identité des flics soit révélée. Que ces policiers avouent leurs crimes lors d’une émission en direct. Lorsque cette demande sera satisfaite, nous pourrons négocier les autres demandes que nous avons déjà annoncées. Si notre [première] demande n’est pas satisfaite, nous ferons ce que nous avons dit au début. Nous avons fourni les numéros de matricule des policiers. Nous voulons que ces noms soient annoncés. Après l’annonce de ces noms, nous pourrons terminer notre action. Maintenant, nous entamons une dernière négociation et nous avons accordé un délai d’une demi-heure [il est 19 h 40]. [Si les policiers] n’admettent pas leurs crimes en direct, les négociations prendront fin. La communication téléphonique prendra également fin et nous punirons le procureur.
Question : Est-ce que c’était aussi vous qui aviez demandé que le directeur de la sécurité et le procureur général adjoint fassent des déclarations en direct à midi ?
Réponse : Oui, cette déclaration a été faite conformément à notre demande. Lorsque nous avons commencé notre action, nous avons accordé un délai de trois heures. Nous avons pu nous mettre en communication avec l’équipe de négociateurs peu de temps avant l’expiration de ce délai. Comme les autorités se sont engagées à annoncer l’identité des tueurs de B.E., nous avons dit que, si cette annonce était faite, les négociations continueraient. Sur ce, le chef de la police et le procureur général adjoint ont fait une déclaration lors d’une émission en direct. Et nous, nous avons prolongé le délai. S’ils n’avaient pas fait cette annonce, le délai n’aurait pas été prolongé.
Question : Lorsque vous être entrés, avez-vous utilisé un identifiant d’avocat ? Quelques infos indiquant que vous étiez des avocats ont également circulé. Comment êtes-vous entrés dans le palais de justice avec des armes ?
Réponse : Nous ne ferons aucune déclaration sur la façon dont nous sommes entrés. Sûrement, avec le temps, on le saura. Mais nous n’expliquerons rien à ce stade. Ce genre de rumeurs transforme les avocats en cible. En fait, il n’est pas nécessaire que nous ayons mis des robes d’avocat ou nous ayons utilisé des identités d’avocat pour que les avocats deviennent des cibles dans la présente affaire. Les avocats de ce pays ont été ciblés à plusieurs reprises. Ils ont été emprisonnés et même tués parce qu’ils [étaient identifiés à leurs] clients. Donc, ce n’est pas parce que nous avons fait cette action que les avocats seront transformés en cibles. Parce que quiconque n’est pas en faveur de l’AKP et de l’ordre établi dans ce pays est déjà une cible. Nous ne sommes pas non plus des avocats, nous sommes des guerriers du DHKP-C. En fin de compte, nous avons décidé d’accomplir cette action et nous avons essayé toutes sortes de méthodes pour cela. Cette action est une méthode [qu’on nous a forcés à employer].
Question : L’action armée rend-elle justice ?
Réponse : Les révolutionnaires ont travaillé dur pour assurer la justice dans ce pays. Ils ont mené beaucoup d’actions jusqu’à ce jour. Les révolutionnaires ont protesté, les avocats ont insisté. Mais, au lieu de poursuivre les meurtriers, on a arrêté les protestataires. Des enquêtes ont été ouvertes contre ces derniers, qui ont été torturés. Nous demandons justice pour la mise à mort de B.E. Mais ils ne recourent à la justice que lorsque les intérêts de l’ordre établi sont en cause et que pour arrêter ceux qui demandent justice. Nous sommes ici aujourd’hui pour rendre la justice. Les méthodes que nous utilisons et notre action sont légitimes.
Question : Vous dites que si votre demande n’est pas satisfaite, vous punirez le procureur. Est-ce légitime ?
Réponse : Nous essayons d’empêcher cela. Satisfaire notre demande et assurer que rien n’arrive au procureur, [tout ça] est entre leurs mains. Après tout, ce sont leurs propres procureurs et leurs propres policiers. Ce sont ces procureurs et ces policiers qui protègent leur ordre établi. S’ils ne veulent pas que quelque chose leur arrive, ils n’ont qu’à accepter notre demande. Nous pensons que l’ordre établi n’a pas d’estime non plus pour ses propres hommes. Ils les utilisent et ils les jettent. C’est à eux de déterminer ce qui va se passer maintenant. Nous ne demandons rien de plus.
Question : Quel est l’état de santé du procureur ? Pouvons-nous lui parler ?
Réponse : Je ne peux pas vous laisser lui parler. Mais sa santé est bonne. Il a déjà parlé au téléphone avec un autre procureur qu’il connaît et avec un responsable de la police. Il est en bonne santé, il le dit lui-même.
Question : Avez-vous discuté un peu avec le procureur ? [Certains médias] ont indiqué que ce procureur avait travaillé dur afin de trouver les auteurs de l’homicide de B.E.
Réponse : Oui, nous lui avons parlé. Le procureur essaie de se défendre. Mais lorsqu’on regarde le dossier, on ne trouve que les recours des avocats. On ne remarque aucun effort de la part du procureur pour faire avancer le dossier. Nous connaissons maintenant le processus d’évolution du dossier jusqu’à aujourd’hui. Les procureurs ne se sont pas occupés de l’affaire jusqu’à présent. Ce sont les avocats et les familles qui ont essayé de trouver les enregistrements vidéo. Les révolutionnaires ont agi à plusieurs reprises pour demander [que l’on s’occupe de l’affaire]. Mais ils ont été placés en garde à vue. Ils ont été torturés. Ils ont été arrêtés. On ne peut mentionner aucune démarche que les procureurs auraient faite dans ce dossier. Tout le monde sait ce que fait le pouvoir judiciaire dans ce genre de cas. Ils protègent uniquement l’État et ses criminels. Dans ce dossier aussi, le procureur est responsable de l’impunité de la police. Nous le lui avons déjà dit.
Question : Le meurtre de B.E. avait déjà entraîné une réaction de la grande majorité de l’opinion publique. Des centaines de milliers de personnes qui ont assisté à ses funérailles se sont rebellées contre cette injustice. Votre action ne détruit-elle pas cette base légitime [des protestations] ?
Réponse : B.E. était une personne ordinaire, mais c’était notre gamin. Nous le connaissions. Nous le connaissions personnellement, [il était] de notre quartier. B.E. est un gamin qui a grandi [avec nous]. Il était notre âme, notre frère, notre camarade. Les millions de personnes qui ont assisté à ses funérailles ne l’ont pas fait spontanément. Les révolutionnaires ont mené des actions pendant 360 jours afin d’attirer l’attention sur cette injustice et de susciter une réaction de l’opinion publique. De nombreux martyrs ont été tués lors du soulèvement de juin, mais aucunes funérailles ne se sont déroulées comme ça. Bien sûr, l’âge de B.E. et le fait qu’il était encore un enfant ont joué, mais ce grand rassemblement a eu lieu grâce à nos demandes de justice. En décidant de cette action [prise d’otage], nous l’avons mentionné au début, on a fait [tout ce qu’on pouvait] jusqu’à présent. On a insisté, par des voies démocratiques, pour que des démarches soient accomplies. Mais, puisque la justice n’est pas rendue, nous avons dit que nous pouvions rendre la justice avec le canon de nos armes. Et notre légitimité vient de notre idéologie. »
19. Lorsque cette interview fut publiée le 1er avril 2015 dans la version imprimée de Cumhuriyet, sous le titre « Cette action est une méthode qu’on nous a forcés à employer », l’introduction suivante, rédigée par le requérant, la précédait :
« [Le militant] était au téléphone peu de temps avant l’opération sanglante qui a mis un terme à la dernière prise d’otage sans laisser un seul témoin pour dire la vérité ; lorsque j’ai composé une deuxième fois le numéro sans être sûr que quelqu’un réponde, une voix jeune a dit: « Bonjour ». Je ne sais pas lequel [des deux] c’était. Quand je me suis présenté et que j’ai commencé à poser mes questions l’une après l’autre, on entendait en arrière-plan les négociations. [Le militant] m’a demandé de faire vite, mais il a répondu à toutes mes questions.
Même si ses paroles montraient qu’il était déterminé, il répétait avec insistance la même chose : « Si l’identité des policiers est révélée, l’action se terminera ». Cela n’a pas eu lieu. Cette simple demande, que le pouvoir judiciaire aurait déjà dû satisfaire, a été rejetée. L’opération, qualifiée de « réussie », a laissé les corps sans vie du procureur Mehmet Selim Kiraz ainsi que ceux de S.Y. et de B.D., qui disaient être venus pour tuer le procureur. Cette dernière interview est publiée ici en tant que note. »
3. Intervention lors d’un séminaire ayant eu lieu du 23 au 26 septembre 2014
20. Lors d’un séminaire sur la liberté de la presse organisé en partenariat avec le Parlement européen à Heybeliada (Turquie), le requérant aurait déclaré ce qui suit :
« Travailler dans les médias d’une organisation menant une lutte armée ne fait pas de vous un membre de cette organisation. Tous les collègues qui travaillent dans les médias du PKK sont pour moi des journalistes. »
4. Messages envoyés par le requérant sur les réseaux sociaux à partir de son compte Twitter @sahmetsahmet
21. Le message du 28 novembre 2015 :
« Ils ont préféré massacrer Tahir Elçi, au lieu de l’arrêter. Vous êtes une mafia, bande d’assassins. »
22. Le message du 17 février 2016 :
« Ceux qui essayent de prouver que le PYD est une organisation terroriste, alors que les États-Unis et l’UE le mentionnent comme leur allié contre le terrorisme djihadiste, ne deviennent-ils pas des suspects ordinaires ? »
23. Le message du 11 décembre 2016 :
« Au lieu de comparer ceux qui ont été brûlés dans les sous-sols des maisons à Cizre et ceux qui ont été tués par une bombe à Istanbul, opposez-vous aux deux. Les deux sont des violences ».
24. Le message du 14 décembre 2016 :
« La guerre existe avec le PKK depuis 1984 dans une certaine région du pays, même s’il y a de temps en temps des interruptions. »
25. Le message du 20 décembre 2016 concernant l’appartenance éventuelle à une organisation de l’assassin de l’ambassadeur de Russie à Ankara :
« Le gouvernement et ses supporteurs qui essayent de prouver que l’assassin est membre du FETÖ, mais pas de Nusra, qu’allez-vous faire du fait que le meurtrier est un policier ? »
Un message, dont la date est inconnue, invoqué par le juge de paix, mais non repris ni par l’acte d’accusation ni par l’arrêt de la Cour constitutionnelle :
« Si l’acte attribué à S.S.Ö. est un crime, ne devrait-il pas y avoir plus de suspects, à commencer par la personne qui réside au Palais ? »
5. Les articles du requérant mentionnés dans l’ordonnance de mise en détention mais pas explicitement repris par la Cour constitutionnelle
26. L’article du 8 juillet 2015, intitulé « Ce que nous faisons est du journalisme ; ce que vous faites est une trahison », et l’article du 9 juillet 2015, intitulé « Le MIT avait des informations sur le massacre de Reyhanlı, cependant, il n’a pas partagé ces informations avec la police », les deux relatant les déclarations du procureur Ö.Ş. reprochant au MIT (les services nationaux de renseignement) d’avoir dissimulé des membres du corps judiciaire certaines informations relatives à l’attentat de Reyhanlı. Le procureur Ö.S. fut par la suite arrêté dans le cadre d’une enquête pénale engagée contre certains magistrats et membres des forces de l’ordre, prétendus militants de l’organisation FETÖ, et concernant l’affaire connue sous le nom de l’affaire des « TIRS (camions) du MIT ».
27. L’article du 13 février 2015, intitulé « Le secret dans les camions a été dévoilé », affirmant, enregistrements des communications téléphoniques entre les responsables des forces turkmènes en Syrie à l’appui, que le chargement d’armes et de munitions transporté de Turquie en Syrie par des camions du MIT n’était pas destiné aux milices turkmènes mais à l’organisation djihadiste Ansar Al-Islam.
II. LA PROCÉDURE CONCERNANT LE FOND DES ACCUSATIONS PORTÉES CONTRE LE REQUÉRANT
A. L’acte d’accusation du 3 avril 2017
28. Le 3 avril 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la 27e cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre dix-sept personnes, dont le requérant. Il leur reprochait principalement d’avoir apporté une assistance à des organisations terroristes sans pour autant appartenir à la structure hiérarchique de ces dernières (infraction à l’article 220 § 7 du code pénal (CP)). Le procureur de la République estima que le journal Cumhuriyet, en publiant des articles, dont certains avaient été rédigés par le requérant, qui tranchaient brutalement avec la vision du monde de ses lecteurs, avait communiqué des informations manipulatrices et destructrices à l’encontre de l’État. Il soutint que le quotidien, en publiant des déclarations de leaders et de dirigeants d’organisations terroristes, était devenu le défenseur d’organisations terroristes telles que le FETÖ/PDY, le PKK/KCK et le DHKP‑C (« Parti révolutionnaire de libération du peuple/Front »). Il affirma que le journal Cumhuriyet n’avait pas agi dans les limites de la liberté d’expression mais qu’il avait manipulé l’opinion publique et déguisé la vérité, qu’il avait agi conformément aux buts des organisations terroristes et qu’il avait essayé ainsi de créer des turbulences internes pour rendre le pays ingouvernable.
29. À l’appui de ses accusations formulées à l’encontre du requérant, le parquet d’Istanbul se référa, entre autres, aux publications litigieuses suivantes (les accusations qui ne sont pas reprises par la suite par la Cour constitutionnelle ne sont pas mentionnées dans cette partie) :
– l’article daté du 14 mars 2015, qui contenait une interview de l’un des responsables du PKK, Cemil Bayık Le parquet souligna que le requérant appelait plusieurs fois les terroristes des guérilléros. Il estima que, eu égard à son contenu et à sa présentation, cet article poursuivait un but qui allait au-delà de l’information du public, qu’il contenait de la violence et de la coercition et qu’il visait à transmettre au public des propos manipulateurs du PKK afin de créer un certain endoctrinement. Le parquet en déduisit que cet article constituait de la propagande en faveur du PKK ;
– les articles du 31 mars et du 1er avril 2015 concernant la prise en otage d’un procureur de la République dans son bureau par des militants d’extrême gauche ; selon le parquet, ces articles ne critiquaient pas les terroristes, mais, compte tenu de leur présentation à la une du journal par une photographie en grand format prise alors que les terroristes braquaient un pistolet sur la tempe du procureur, ainsi que des adjectifs « activiste » et « jeune et déterminé » pour désigner l’un des terroristes, les articles transmettaient à l’opinion publique le message des terroristes en l’intensifiant à l’aide d’images.
30. Le parquet cita également l’intervention du requérant lors d’un séminaire sur la liberté de la presse s’étant déroulé du 23 au 26 septembre 2014 à Heybeliada (paragraphe 20 ci-dessus), ainsi que, entre autres, ses cinq messages sociaux mentionnés ci-dessus, aux paragraphes 21‑25.
31. Le parquet rappela, quant à la qualification de ces actes, que l’article 220 § 6 du Code pénal (« CP ») prévoyait la condamnation en tant que membre d’une organisation illégale de toute personne qui avait commis une infraction au nom cette organisation, même si elle n’en était pas membre. Il indiqua que la méthodologie employée par une personne pour agir, son timing et les contacts qu’elle établissait avec les dirigeants de l’organisation illégale constitueraient des éléments de preuve dévoilant sa volonté d’agir de concert avec cette organisation. Le parquet ajouta que la situation des personnes qui connaissaient le but de l’organisation en question et qui l’avaient servie volontairement devait être évaluée de la même façon, et précisa que le fait que ces activités avaient en fait une base légitime (légale) ne changeait pas cette situation.
32. Selon le parquet, les activités qui seraient dans des circonstances normales conformes à la loi en application du droit de l’opinion publique de recevoir des informations et du droit des journalistes d’exercer leur profession, seraient soumises, dans tous les systèmes nationaux ou internationaux, à des restrictions basées sur des critères tels que la sécurité nationale, l’ordre public et la paix publique. Le parquet exposa qu’il était évident que l’on ne pouvait considérer comme étant conformes à la loi les actes suivants : faire partie de la campagne de manipulation de l’opinion publique menée par une organisation illégale dans le cadre de ses activités personnelles de journalisme, essayer de présenter comme des personnes aimables les dirigeants et les membres des organisations illégales, publier les déclarations des dirigeants de ces organisations contenant des appels à la violence et des menaces, et donner une tribune aux activités des organisations terroristes en reprochant à l’État d’être en relation avec le terrorisme international.
B. Décisions judiciaires de première et deuxième instance quant au fond des accusations
33. Devant la cour d’assises d’Istanbul, le requérant présenta sa défense quant aux accusations du parquet. Il soutint principalement qu’il était en train d’être jugé pour ses activités de journaliste et il réfuta les accusations dirigées contre lui.
34. Il exposa ensuite ses moyens de défense quant aux articles mentionnés dans l’ordonnance de mise en détention et dans l’acte d’accusation et pris en considération par la Cour constitutionnelle.
35. Le requérant argua qu’il avait rédigé l’article contenant l’interview de Cemil Bayık du 14 mars 2015 en respectant les limites éthiques du journalisme, qu’il avait repris les paroles de la personne interviewée sans rien ajouter ni soustraire, simplement en corrigeant les erreurs de grammaire, que la raison pour laquelle cet article était mentionné dans l’acte d’accusation était selon lui d’établir un lien entre lui-même, le quotidien Cumhuriyet et le PKK. Il estima que ce qui était gênant pour le parquet était plutôt le contenu du message de Cemil Bayık dans cette interview et que, selon lui, une telle interview aurait été considérée comme de l’information partout dans le monde et qu’en la publiant, il aurait simplement agi conformément à son métier de journaliste.
36. Le requérant soutint, quant à l’interview des terroristes qui avaient pris en otage et tué le procureur S.K., réalisée le 31 mars 2015, qu’il avait essayé de découvrir, par cette interview, les motifs pour lesquels ces militants avaient mené cette action. Il indiqua que, comme il était journaliste pour le quotidien Cumhuriyet, il ne savait pas grand-chose de la gestion du site web du journal ; ce qu’il savait, c’est les articles publiés dans le journal étaient aussi publiés sur le site Internet. Quant à la forme et la présentation de l’interview à la une et en page 6 du journal, le requérant exposa que, selon la division des tâches et la description des postes au sein du journal, c’étaient les rédacteurs en chef qui décidaient de la façon dont tous les articles et les brèves rassemblés dans le service de rédaction étaient présentés, après avoir fait une évaluation de l’ensemble, et que la personne qui avait rédigé l’article n’intervenait pas à ce stade, conformément à la pratique au sein du journal. Il ajouta que, si l’on essayait de créer une responsabilité basée sur cette présentation de l’interview dans le journal, il était prêt à assumer cette responsabilité.
37. Quant aux messages qu’il avait publiés sur les réseaux sociaux, le requérant considéra qu’il ne fallait pas les interpréter sans prendre en compte leur contexte et le contenu de l’information auxquels ils se rapportaient.
38. Par un arrêt du 25 avril 2018, la cour d’assises d’Istanbul, estimant que les faits reprochés par le parquet au requérant étaient établis, déclara ce dernier coupable d’avoir assisté les organisations terroristes du PKK, du DHKP‑C et du FETÖ sans en être membre, en application de l’article 220 § 7 du CP. Elle le condamna à 7 ans et 6 mois d’emprisonnement. Dans sa motivation de la condamnation du requérant, la cour d’assises se référa aux éléments de preuve à la charge de l’intéressé, tels que ses messages invoquant la nécessité de juger ou de réprimer l’État au plan international, par exemple ceux au sujet de l’affaire des « TIR (camions) du MIT », les interviews qu’il avait réalisées avec de hauts responsables du PKK/KCK présentant cette organisation comme étant plus que correcte ou comme ayant une conduite démocratique, sa volonté de « légaliser » les organisations terroristes, comme le DHKP-C et le PKK/KCK, et de les présenter comme des organisations innocentes.
39. Quant à l’article contenant l’interview de Cemil Bayık du 14 mars 2015 et intitulé « Soit Apo [va] à Kandil, soit nous [allons] à İmralı », la cour d’assises d’Istanbul constata que le requérant l’avait publié lors de la période pendant laquelle le quotidien Cumhuriyet aurait commencé à assister des organisations terroristes. Elle releva que, dans cette interview, le lien entre Abdullah Öcalan et l’organisation (le PKK) avait été mentionné ; les terroristes de l’organisation avaient été qualifiés de « guérilleros » et auraient ainsi été glorifiés ; les soi-disant attentes de l’organisation du PKK avaient été énumérées ; le cessez-le-feu déclaré par le PKK avait été présenté comme une concession à l’État ; et les opinions de l’un des dirigeants de l’organisation terroriste sur le président de la République avaient été exposées. Selon la cour d’assises, l’interview présentait l’organisation terroriste comme une entreprise qui voulait faire la paix, qui accomplissait des actions uniquement parce qu’elle y était contrainte et qui avait la capacité de mater l’État mais qui ne le faisait pas.
40. Quant à l’interview réalisée par le requérant des activistes qui avaient pris en otage et tué le procureur de la République, la cour d’assises estima que la publication immédiate de cette interview avec le titre « Cette action est une méthode qu’on nous a forcés à employer » et sa présentation avec une photo à la une du journal constituait un acte tendant à présenter ces actions de violence comme légitimes et s’analysait en une assistance à une organisation terroriste.
41. La cour d’assises considéra en outre que les messages du requérant publiés sur les réseaux sociaux contenaient des déclarations selon lesquelles le PYD (organisation armée pro-kurde en Syrie) n’était pas une organisation terroriste et que c’était l’État qui était une mafia et un assassin.
42. La cour d’assises nota globalement que les écrits susmentionnés du requérant se caractérisaient plutôt par leur tendance à présenter ces organisations comme légitimes et innocentes que par un effort d’informer le public ou de viser l’intérêt public.
43. La cour d’assises qualifia les articles et les messages du requérant d’assistance à des organisations terroristes pour les motifs suivants : le requérant était journaliste et reporter pour le quotidien Cumhuriyet à une période où l’on y faisait des publications en faveur d’organisations terroristes et où les cadres récemment recrutés encourageaient ces publications ; le requérant avait présenté, dans ses articles transmis à un large public, des informations et des commentaires soutenant les principaux arguments invoqués par les organisations terroristes et les tentatives d’actions de celles-ci contre l’État ; ces actes du requérant, combinés avec ceux entrepris par les autres journalistes et par les cadres du journal, dépassaient le cadre de la simple propagande en faveur de ces organisations ; le requérant, dans sa défense devant la cour d’assises, avait eu un comportement accusateur envers l’État et son système et avait continué à avoir ce comportement malgré les avertissements de la cour ; sa défense devant la cour se basait plutôt sur des affirmations politiques reprenant les principaux arguments des organisations terroristes ; une dénonciation avait été faite au parquet pour ces propos tenus lors de l’audience. La cour d’assises refusa d’appliquer des circonstances atténuantes au requérant, au motif qu’il avait eu la volonté de commettre ce délit, puisqu’il avait choisi d’interviewer des personnes considérées comme importantes par les organisations terroristes, que ces interviews étaient destructrices et unilatérales plutôt que choquantes du point de vue de l’information journalistique et que le requérant n’avait manifesté aucun regret pour ces écrits.
44. Le requérant, à l’instar d’autres condamnés, interjeta appel de l’arrêt de la cour d’assises d’Istanbul du 25 avril 2018.
45. Par un arrêt du 18 février 2019, la cour d’appel d’Istanbul (3e chambre criminelle) rejeta l’appel formé par le requérant après un examen au fond. Elle estima ce qui suit :
« (…) l’arrêt attaqué ne comportait aucune irrégularité quant au fond et à la procédure, il ne manquait rien dans les éléments de preuve recueillis ni dans les autres actes d’instruction effectués par la juridiction de première instance, les actes incriminés avaient été correctement qualifiés en conformité avec les types d’infractions prévues par la loi, les peines avaient été fixées en conformité avec les condamnations et la loi, et, de ce fait, les motifs d’appel formulés par le parquet et par les condamnés n’étaient pas fondés. (…) »
C. Les pourvois devant la Cour de cassation
46. Le 16 juillet 2019, le procureur général de la République près la Cour de cassation demanda, dans son réquisitoire, que l’arrêt de condamnation du requérant pour assistance à des organisations terroristes fût cassé et que l’intéressé fût de nouveau jugé pour propagande en faveur d’organisations terroristes et/ou dénigrement des organes ou des institutions de l’État. Le procureur général demanda que l’arrêt de condamnation des autres journalistes et dirigeants de Cumhuriyet fût cassé, considérant qu’il n’existait aucune base pour les condamner.
47. Par un arrêt du 18 septembre 2019, la Cour de cassation cassa l’arrêt d’appel condamnant le requérant, à l’instar des autres accusés, en reprenant les motifs de cassation proposés par le procureur général. Dans son arrêt motivé publié le 27 septembre 2019 rappelant les particularités du délit d’assistance à une organisation terroriste, la Cour de cassation souligna que l’auteur de ce délit devait avoir commis, outre un dol général se résumant à la volonté de mener des actions pénalement sanctionnées, un dol spécial consistant en la poursuite d’un but particulier. En effet, la Cour de cassation exposa que, pour que le délit d’assistance à une organisation terroriste fût établi, il était nécessaire que l’auteur ait intentionnellement assisté une organisation tout en étant conscient que celle-ci poursuivait le but de commettre des infractions pénales. Elle précisa que l’expression « tout en étant conscient » nécessitait aussi une intention directe de la part de l’auteur des faits. Il fallait donc également rechercher, selon elle, si l’auteur avait agi avec l’intention de contribuer à la réalisation du but illégal visé par ladite organisation.
48. Quant à la question de l’établissement des faits incriminés à partir des preuves à charge ou à décharge, la Cour de cassation se référa au principe général du droit pénal concernant « le bénéfice du doute pour l’accusé » et rappela que, pour toute condamnation, la commission d’une infraction devait être prouvée au-delà de tout doute. Elle ajouta que l’on ne pouvait fonder une condamnation en interprétant à charge des accusés des faits ou des allégations douteux ou pas entièrement éclaircis.
49. La Cour de cassation conclut que les instances de jugement avaient qualifié de façon erronée la nature des délits en cause en « assistance à une organisation terroriste ».
50. Cependant, la Cour de cassation considéra que le requérant, à la différence des autres accusés, devait être jugé pour certains des actes incriminés en vertu de dispositions pénales autres que celles portant sur l’assistance à une organisation terroriste. Elle estima, quant à l’interview du 31 mars 2015 des militants du DHKP-C qui avaient pris en otage et assassiné le procureur M.S. Kiraz, que « le fait de contacter par téléphone les membres de l’organisation terroriste DHKP-C lorsque ceux-ci menaient leur acte terroriste violent et suscitant la répugnance [de l’opinion publique] et de publier leurs déclarations et explications qui présentaient comme légitime l’usage de leurs méthodes incluant la violence, la contrainte et la menace et qui encourageaient le recours à ces méthodes » devait être évalué en vertu de l’article 6 § 2 de la loi antiterroriste qui réprimait le fait d’imprimer ou de publier les déclarations écrites ou orales d’une organisation terroriste. Quant aux messages publiés sur Twitter par le requérant le 17 février 2016 au sujet du PYD et le 14 décembre 2016 au sujet de la « guerre » avec le PKK, la Cour de cassation ordonna aux instances de jugement d’évaluer si ces messages étaient constitutifs de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste réprimée par l’article 220 § 8 du CP. Par ailleurs, la Cour de cassation invita également les instances de jugement à juger si le message du requérant publié le 28 novembre 2015 au sujet de l’homicide de l’avocat Tahir Elçi s’analysait en un dénigrement des institutions et des organes de l’État, infraction réprimée par l’article 301 du CP.
L’affaire fut renvoyée devant la cour d’assises d’Istanbul.
51. Lors de la première audience devant elle, le 21 novembre 2019, la cour d’assises d’Istanbul, siégeant dans sa nouvelle composition, invita le requérant, à l’instar des autres accusés, à faire une dernière déclaration avant le jugement. Par un arrêt rendu le même jour, la cour d’assises d’Istanbul décida de ne pas se conformer à l’arrêt de cassation du 18 septembre 2019 et de maintenir son arrêt de condamnation du 18 février 2019.
52. L’affaire est toujours pendante devant les chambres criminelles réunies de la Cour de cassation.
III. Le recours individuel devant la Cour Constitutionnelle
53. Le 30 janvier 2017, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il dénonça une violation de son droit à la liberté et à la sûreté, de son droit à la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Il soutint en outre qu’il avait été arrêté et détenu pour des raisons autres que celles prévues par la Constitution turque et par la Convention.
54. Par une décision du 2 mai 2019, la Cour constitutionnelle déclara le recours du requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
55. Quant au grief du requérant tiré de la légalité de sa mise et maintien en détention provisoire, la Cour constitutionnelle se référa, afin de savoir s’il existait de forts soupçons que le requérant avait commis les infractions qui lui étaient reprochées, à l’ordonnance de mise en détention provisoire délivrée par le juge de paix le 30 décembre 2016. Elle rappela que le juge de paix avait considéré que le requérant avait présenté la lutte des forces de sécurité contre les organisations terroristes comme étant du terrorisme, qu’il avait manipulé les faits afin de présenter l’État comme une entité coopérant avec certaines organisations terroristes et fournissant des armes à celles‑ci, qu’il avait rédigé des articles et envoyé des messages soutenant les actions perpétrées par le PKK, le DHKP-C et le FETÖ/PDY et qu’il avait ainsi tenté de présenter ces actions comme étant légitimes, qu’il était allé au‑delà de l’objectif d’informer le public et qu’il avait fait en sorte que les points de vue des organisations terroristes soient diffusés à grande échelle dans l’opinion publique.
56. Quant aux publications du 31 mars 2015 sur Internet et du 1er avril 2015 dans la version papier du quotidien portant sur la prise en otage et l’homicide d’un procureur de la République, la Cour constitutionnelle nota que le requérant avait réalisé l’interview des membres de l’organisation avant que ceux-ci ne tuent le procureur et alors que les forces de l’ordre essayaient encore de les dissuader de poursuivre leur action, et qu’il avait publié cette interview sur le site Internet du quotidien le soir même de l’homicide du procureur et le lendemain à la une et en page 6 de la version imprimée du journal avec une photographie montrant un pistolet braqué sur la tête du procureur. La Cour constitutionnelle estima qu’il n’était ni arbitraire ni infondé que les autorités chargées de l’enquête aient considéré, tout en tenant compte du contenu de l’interview et de la façon dont elle avait été présentée, qu’il existait un fort soupçon de culpabilité du requérant au motif qu’il avait interviewé les auteurs de l’action au moment même où ils la commettaient et qu’il avait retransmis leur message à l’opinion publique alors qu’il était clair que l’organisation à laquelle ces derniers appartenaient avait mené cette action pour se faire entendre et pour rester dans l’actualité.
57. La Cour constitutionnelle nota également que le juge de paix ayant ordonné la mise en détention du requérant avait pris en considération le fait que ce dernier, dans la présentation de son interview de l’un des responsables du PKK, Cemil Bayık , avait plusieurs fois qualifié les terroristes de « guérilléros », qu’il ressortait du contenu et de la présentation de cette interview que le requérant, en allant au-delà de sa mission d’information du public, avait retransmis à l’opinion publique le discours du PKK sur l’actualité, discours qui contenait des messages en faveur de la violence et de la contrainte, qui relevaient de la manipulation et qui étaient destinés à créer une certaine perception, et que, ainsi, le requérant avait fait de la propagande en faveur de cette organisation. La Cour constitutionnelle observa également que l’ordonnance de mise en détention indiquait que le requérant, dans sa déclaration faite lors d’un séminaire s’étant déroulé du 23 au 26 septembre 2014 à Heybeliada et dans ses messages publiés sur les réseaux sociaux le 17 février 2016 concernant l’organisation PYD, le 11 décembre 2016 concernant les attaques à la bombe à Cizre et à Istanbul, le 14 décembre 2016 concernant la « guerre » avec le PKK et le 20 décembre 2016 concernant l’éventuelle appartenance de l’assassin de l’ambassadeur russe à l’organisation Nusra ou au FETÖ, avait soutenu les actions d’organisations terroristes et avait essayé de présenter ces actions comme étant légitimes. La Cour constitutionnelle considéra qu’il n’était ni arbitraire ni infondé que les autorités chargées de l’enquête aient estimé qu’il existait une forte indication de culpabilité du requérant, compte tenu du langage utilisé dans l’article, la déclaration et les messages contestés, et de l’effet que ceux-ci avaient eu sur l’opinion publique au moment de leur publication.
58. La Cour constitutionnelle estima, sur la base de ces soupçons, qu’il existait un risque de fuite du requérant compte tenu de la sévérité de la peine prévue par la loi pour les infractions qui lui étaient reprochées, que l’ensemble des éléments de preuve n’avaient pas été recueillis lors de son arrestation et que des mesures de protection autres que la détention seraient insuffisantes.
59. À la lumière de cette conclusion selon laquelle de forts soupçons pesaient contre le requérant et selon laquelle sa détention provisoire était une mesure proportionnée, la Cour constitutionnelle considéra qu’il n’y avait pas lieu de parvenir à une conclusion différente quant à l’allégation du requérant selon laquelle il avait fait l’objet d’une détention provisoire du seul fait d’actes relevant de sa liberté d’expression et de la liberté de la presse, et rejeta également ce grief.
60. Le vice-président de la Cour constitutionnelle formula une opinion dissidente. Il estima qu’il n’existait pas de soupçons raisonnables ni de forts soupçons pouvant justifier l’arrestation et la détention du requérant. Quant à l’interview réalisée par ce dernier de l’un des auteurs de la prise d’otage et de l’homicide d’un procureur de la République, publiée les 31 mars et 1er avril 2015, il considéra que l’on ne pouvait pas nier que l’interview de terroristes alors que leur action se poursuivait avait eu pour résultat de délivrer leur message au public, mais qu’il fallait distinguer le crime de propagande en faveur d’une organisation terroriste et le journalisme ignorant l’éthique professionnelle au profit d’un scoop. Il considéra que le requérant aurait pu adopter une attitude plus sensible dans la présentation de ces informations du point de vue du langage, du style et des images. Cependant, il estima que la communication au public d’informations concernant des actes terroristes incluait inévitablement la transmission à la société d’informations sur les objectifs des terroristes. Il indiqua que, lorsqu’ils avaient traité cet événement précis, presque tous les organes des médias avaient fourni à l’opinion publique des informations sur les objectifs de terroristes et sur les raisons pour lesquelles ils avaient effectué cette action, et ce de façon tout à fait naturelle dans le contexte de l’activité journalistique. Il précisa que, dans le cas contraire, on risquerait de considérer comme de la propagande en faveur d’une organisation terroriste toute information sur les actions terroristes. Un tel résultat empêcherait, selon lui, la circulation de l’information et la création d’un contexte de discussion sain dans une société démocratique au sujet du terrorisme.
61. Quant à l’interview réalisée par le requérant de l’un des responsables du PKK, Cemil Bayık, le juge dissident estima que l’approche de la majorité, qui y avait vu une éventuelle propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de la présentation et du contenu de cette interview et de l’utilisation du terme « guérilléros », était problématique, puis qu’une telle qualification aboutirait à une limitation sérieuse des activités de journalisme indépendant et libre au sujet des organisations terroristes.
62. Le juge dissident accepta que les journalistes, lorsqu’ils traitent une question vitale concernant de très près le public et lorsqu’ils informent le public des organisations terroristes et des terroristes, doivent faire attention à ne pas utiliser un langage et un style légitimant le terrorisme et les terroristes. Il estima cependant que la terminologie utilisée dans une interview ne relevait que des préférences éditoriales du journaliste ou de son journal. Les mauvais choix ne résulteraient pas d’un crime de propagande en faveur du terrorisme mais ne seraient que du mauvais journalisme. Le juge dissident estima que l’on ne pouvait conclure à l’existence de propagande en faveur d’organisations terroristes en se référant seulement à quelques mots utilisés dans un texte sans prendre l’ensemble dudit texte en considération. Si tel était le cas, on exercerait un effet dissuasif sur la réalisation d’interviews indépendantes.
63. Le juge dissident critiqua aussi l’approche de la majorité qui, en examinant l’existence de forts soupçons, avait tenu compte de la perception des écrits litigieux par la société au moment des faits et de leurs effets sur les gens. Il argua que l’on ne pouvait accorder à ces écrits, en se basant sur des estimations et des hypothèses, de significations autres que celles d’un observateur objectif.
64. Il observa que le requérant n’avait utilisé, dans aucun de ses articles, informations et messages incriminés, un langage incitant explicitement à l’usage de la violence ou aux actes de terrorisme, même si son style était acerbe, critique et même parfois problématique du point de vue de l’éthique journalistique. Ces écrits, dotés sans doute d’une valeur d’actualités, s’inscrivaient clairement, selon lui, dans le cadre des débats publics et bénéficiaient de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Le juge dissident estima que les autorités chargées de l’enquête avaient accordé aux écrits du requérant, en faisant une interprétation élargie, un sens qui allait au-delà de leur sens apparent.
65. Le juge dissident estima aussi qu’il avait eu violation de la liberté d’expression du requérant et de la liberté de la presse en raison de la mise et du maintien de l’intéressé en détention provisoire. Selon lui, la détention découlant de soupçons de propagande en faveur d’une organisation terroriste basés seulement sur quelques phrases dans des articles avait un effet dissuasif sur les libertés d’expression et de la presse, puisqu’elle les vidait de leur sens et endommageait le rôle de surveillance joué par les médias pour le public. Le juge dissident considéra que, dans une société libre et démocratique, on attendait de la presse non seulement un journalisme attaché au pouvoir et qui ne recourt qu’aux déclarations officielles, mais aussi un journalisme indépendant, enquêtant sur les événements et révélant leur contexte.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. Les dispositions pertinentes de la Constitution
66. L’article 19 de la Constitution se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.
(…)
Les personnes contre lesquelles existent de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues qu’en vertu d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.
(…)
La personne arrêtée ou placée en détention est traduite devant un juge au plus tard dans les quarante-huit heures ou, en ce qui concerne les délits collectifs, dans les quatre jours, sous réserve de la période nécessaire pour la conduire devant le tribunal le plus proche de son lieu de détention. Nul ne peut être privé de liberté au-delà de ces délais sauf en cas de décision du juge. Ces délais peuvent être prolongés en cas d’état d’urgence, d’état de siège et de guerre.
(…)
Les personnes placées en détention ont le droit de demander à être jugées dans un délai raisonnable et à être mises en liberté pendant le cours de l’enquête ou des poursuites. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie en vue d’assurer la comparution de l’intéressé à l’audience pendant tout le cours du procès ou l’exécution de la condamnation.
Toute personne privée de sa liberté pour une raison quelconque a le droit d’introduire une requête devant une autorité judiciaire compétente afin d’obtenir une décision à bref délai sur sa situation et sa libération immédiate dans le cas où cette privation est illégale.
(…) »
II. Les dispositions pertinentes du code pénal
67. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 220 du code pénal (CP), qui prévoit le délit de constitution d’une organisation en vue de commettre une infraction pénale, se lisent ainsi :
« (…)
(6) Quiconque commet une infraction au nom d’une organisation [illégale], même sans être membre de cette organisation, sera aussi condamné en tant que membre de ladite organisation. La peine à infliger pour appartenance à l’organisation peut être réduite de moitié. Ce paragraphe ne s’applique qu’aux organisations armées.
(7) Quiconque assiste une organisation [illégale] sciemment et intentionnellement, (bilerek ve isteyerek), même sans appartenir à la structure hiérarchique de l’organisation, sera condamné en tant que membre de l’organisation. Selon la nature de l’aide, la peine à infliger pour appartenance à l’organisation peut être réduite jusqu’à un tiers.
(8) Quiconque fait de la propagande en faveur de l’organisation [créée en vue de commettre des infractions], en légitimant, en faisant l’apologie ou en incitant à utiliser des méthodes comme la force, la violence ou la menace, est passible d’une peine d’emprisonnement allant de un à trois ans. »
68. L’article 314 du CP, qui prévoit le crime d’appartenance à une organisation armée, se lit comme suit :
« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre (crimes contre l’État et l’ordre constitutionnel) sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.
3. Les dispositions applicables au délit de constitution d’une organisation en vue de commettre une infraction pénale s’appliquent intégralement au présent crime. »
69. L’article 301 du CP, tel que modifié par la loi no 5759 du 30 avril 2008, se lit comme suit :
« (1) Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement la nation turque, l’État de la République de Turquie, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie et les organes judiciaires de l’État.
(2) Est sanctionné selon les dispositions du premier paragraphe quiconque dénigre publiquement les forces armées ou les forces de l’ordre de l’État (Devletin askeri ve emniyet teşkilatı).
(3) L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit.
(4) L’engagement de poursuites contre ce délit est subordonné à l’autorisation du ministre de la Justice. »
III. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale
70. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale (CPP). D’après l’article 100 de ce code, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir : la fuite ou le risque de fuite, et le risque que cette personne dissimule ou altère des preuves ou influence des témoins. Pour certains crimes, notamment les crimes contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’existence de forts soupçons pesant sur la personne suffit à justifier son placement en détention provisoire.
71. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions concernant le placement et le maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.
72. Selon l’article 108 du CPP, au cours de la phase d’instruction, un juge de paix doit examiner la question relative à la détention provisoire d’une personne à des intervalles réguliers ne pouvant excéder 30 jours. En même temps, le détenu peut également déposer une demande afin d’obtenir sa remise en liberté. Au stade du procès, la détention provisoire est examinée par le tribunal compétent à l’issue de chaque audience et en tout cas dans un délai ne pouvant excéder 30 jours.
73. L’article 141 § 1 a) et d) du CPP est ainsi libellé :
« Peut demander réparation de ses préjudices (…) à l’État, toute personne (…) :
a. qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et des circonstances non conformes aux lois ;
(…)
d. qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’est pas traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai ;
(…) »
74. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :
« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »
75. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation introduites en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions du 16 juin 2015 E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867).
IV. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
76. Dans ses décisions du 4 août 2016 (no 2016/12) relative au licenciement de deux membres de la Cour constitutionnelle et du 20 juin 2017 (Aydın Yavuz et autres (no 2016/22169)) relative à la mise en détention provisoire d’une personne, la Cour constitutionnelle a fourni des informations et une évaluation relatives à la tentative de coup d’État militaire et ses conséquences. Elle y a examiné en détail les faits à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence d’un point de vue constitutionnel. À la suite de cet examen, la Cour constitutionnelle a considéré que la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 était une attaque claire et grave contre les principes constitutionnels selon lesquels la souveraineté appartient sans condition et sans réserve à la nation qui l’exerce par l’intermédiaire des organes habilités et que nul individu ou organe ne pouvait exercer une compétence étatique qui ne trouvait pas sa source dans la Constitution, de même que les principes de démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme. La Cour constitutionnelle a estimé que la tentative de coup d’État militaire a révélé de manière concrète la sévérité des menaces contre l’ordre constitutionnel démocratique et les droits de l’homme. Après avoir résumé les attaques survenues durant la nuit du 15 au 16 juillet 2016, elle a souligné que, afin de pouvoir évaluer la gravité de la menace causée par un coup d’État militaire, il fallait également prendre en compte les risques qui auraient pu se présenter dans le cas où le coup d’État militaire n’aurait pas pu être évité. La Cour constitutionnelle a considéré que le fait que cette tentative avait eu lieu à une époque où la Turquie subissait de violentes attaques de la part de nombreuses organisations terroristes rendait le pays encore plus vulnérable et augmentait considérablement la gravité de la menace contre la vie et l’existence de la nation. Elle a noté que, dans certains cas, il pouvait être impossible pour un État d’éliminer les menaces contre son ordre constitutionnel démocratique, les droits fondamentaux et la sécurité nationale par le biais des procédures administratives ordinaires. Elle a estimé qu’il pouvait dès lors être nécessaire d’imposer des procédures administratives extraordinaires, telles que le régime d’état d’urgence, jusqu’à ce que ces menaces soient éliminées. Considérant les menaces causées par la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, elle a accepté que le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, ait le pouvoir de promulguer des décrets-lois sur les sujets qui rendaient la déclaration de l’état d’urgence nécessaire. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle a également insisté sur le fait que l’état d’urgence était un régime légal provisoire, dans lequel toute ingérence dans les droits fondamentaux devait être prévisible et dont le but était le retour au régime ordinaire afin de garantir les droits fondamentaux.
V. Les textes du Conseil de l’Europe
77. Le 15 février 2017, le Commissaire aux droits de l’homme publia un mémorandum relatif à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Turquie, suite à ses visites en 2016. Les parties de ce mémorandum directement liées à la présente affaire se trouvent dans les paragraphes 79‑89 sous la rubrique « Detentions on remand causing a chilling effect ».
78. En outre, les textes du Conseil de l’Europe et autres instruments internationaux pertinents relatifs à la protection et au rôle des défenseurs des droits de l’homme, y inclus des journalistes, sont décrits dans l’arrêt Aliyev c. Azerbaïdjan (nos 68762/14 et 71200/14, §§ 88-92, 20 septembre 2018) et dans l’arrêt Kavala c. Turquie (no 28749/18, §§ 74-75, 10 décembre 2019).
VI. LA NOTIFICATION DE DÉROGATION DE LA TURQUIE
79. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe la notification de dérogation suivante :
« [Traduction]
Je communique la notification suivante du Gouvernement de la République de Turquie.
Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État de grande envergure a été organisée dans la République de Turquie pour renverser le gouvernement démocratiquement élu et l’ordre constitutionnel. Cette tentative ignoble a été déjouée par l’État turc et des personnes agissant dans l’unité et la solidarité. La tentative de coup d’État et ses conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves dangers pour la sécurité et l’ordre publics, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.
La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales. Dans ce contexte, le 20 juillet 2016, le Gouvernement de la République de Turquie a déclaré un état d’urgence pour une durée de trois mois, conformément à la Constitution (article 120) et la Loi no 2935 sur l’état d’urgence (article 3/1 b). (…)
La décision a été publiée au Journal officiel et approuvée par la Grande Assemblée nationale turque le 21 juillet 2016. Ainsi, l’état d’urgence prend effet à compter de cette date. Dans ce processus, les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, admissible à l’article 15 de la Convention.
Je voudrais donc souligner que cette lettre constitue une information aux fins de l’article 15 de la Convention. Le Gouvernement de la République de Turquie vous gardera, Monsieur le Secrétaire Général, pleinement informé des mesures prises à cet effet. Le Gouvernement vous informera lorsque les mesures auront cessé de s’appliquer.
(…) »
EN DROIT
I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE
80. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.
81. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Selon lui, l’application de l’article 15 de la Convention ne pouvait entraîner la suppression de l’ensemble des garanties reconnues par l’article 5. Il soutient qu’il n’existait pas de soupçons raisonnables quant à la commission par lui d’une infraction.
82. La Cour observe que la détention provisoire du requérant a eu lieu pendant la période d’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre lui pendant cette période se sont prolongées au‑delà de celle‑ci.
83. À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci‑après – est nécessaire.
II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
A. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes du fait du non-exercice du recours en indemnisation
84. S’agissant des griefs du requérant relatifs à sa détention provisoire, le Gouvernement indique que l’intéressé avait à sa disposition le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) et d) du CPP. Il estime que le requérant pouvait, et aurait dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de la disposition susmentionnée.
85. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient en particulier qu’une action en indemnisation ne présentait aucune perspective raisonnable de succès pouvant remédier à l’irrégularité de sa détention et/ou aboutir à sa remise en liberté.
86. En ce qui concerne la période pendant laquelle le requérant était détenu, la Cour rappelle qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté en cours doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 40, 6 novembre 2008, et Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Or elle constate que le recours prévu par l’article 141 du CPP n’est pas une voie de droit susceptible de pouvoir mettre fin à la détention provisoire d’un requérant.
87. Pour ce qui est de la période pendant laquelle le requérant a été mis en liberté provisoire, la Cour note que celui-ci avait déjà présenté ses griefs tirés de l’article 5 de la Convention dans le cadre de son recours constitutionnel. La Cour constitutionnelle a examiné le bien-fondé de ces griefs et les a rejetés dans son arrêt du 2 mai 2019.
88. La Cour considère que, eu égard au rang et à l’autorité de la Cour constitutionnelle dans le système judiciaire turc, et eu égard à la conclusion à laquelle cette haute juridiction est parvenue concernant ces griefs, un recours indemnitaire fondé sur l’article 141 du CPP n’avait, et n’a, du reste, toujours aucune chance de prospérer (voir, en ce sens, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 27, série A no 332, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 58, CEDH 2010). En conséquence, la Cour estime que le requérant n’est pas tenu d’utiliser ce recours indemnitaire, même après sa libération.
89. Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.
B. Sur les exceptions concernant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
90. Le Gouvernement, qui se réfère principalement aux conclusions de la Cour dans ses décisions Uzun ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013), et Mercan c. Turquie ((déc.), no 56511/16, 8 novembre 2016), reproche au requérant de ne pas avoir épuisé le recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
91. Le requérant combat l’argument du Gouvernement.
92. La Cour rappelle que l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, la Cour tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, no 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).
93. La Cour observe que, le 30 janvier 2017, le requérant a introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, laquelle a rendu son arrêt sur le fond le 2 mai 2019.
94. Par conséquent, la Cour rejette également cette exception soulevée par le Gouvernement.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION
95. Le requérant se plaint que sa mise et son maintien en détention provisoire étaient arbitraires. Il allègue notamment que les décisions judiciaires concernant sa mise et son maintien en détention provisoire n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret indiquant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il soutient que les faits cités comme étant à l’origine des soupçons à son encontre n’étaient que des actes relevant de ses travaux journalistiques et, donc, de sa liberté d’expression.
96. Il se plaint à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(…)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (…) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
97. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
98. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
99. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptible de persuader un observateur objectif qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que les faits à l’origine des soupçons à son encontre étaient notamment la publication des articles et des interviews qu’il avait préparés dans le cadre de ses travaux journalistiques effectués pour le quotidien Cumhuriyet, pour lequel il travaillait.
100. Le requérant expose aussi les points pour lesquels il estime que sa mise et son maintien en détention n’ont pas respecté les dispositions du droit national et étaient donc irréguliers. Premièrement, le requérant estime que les soupçons formulés à son égard étaient incertains et imprécis. Il indique à cet égard que, alors qu’il avait été arrêté car il était soupçonné d’avoir fait de la propagande pour trois organisations terroristes (le PKK, le FETÖ/PDY et le DHKP-C) et d’avoir enfreint l’article 301 du CP, les motifs exposés dans les ordonnances de mise et de maintien en détention mentionnaient seulement l’infraction de propagande en faveur de deux organisations terroristes (le PKK et le FETÖ/PDY). Il ajoute que, à partir du début du procès, le maintien de sa détention était cette fois fondé non pas sur des soupçons de propagande en faveur d’organisations terroristes mais sur des soupçons de commission d’activités au nom de trois organisations terroristes (le PKK, le FETÖ/PDY et le DHKP-C).
101. Deuxièmement, le requérant estime que les faits dont les soupçons formulés à son égard se basaient n’avaient pas été clairs, puisqu’il lui avait aussi été reproché d’avoir publié des articles conformément à la ligne éditoriale du quotidien Cumhuriyet, qui serait proche de l’organisation FETÖ/PDY. Or, selon le requérant, non seulement Cumhuriyet avait dénoncé plusieurs fois le FETÖ/PDY comme une organisation criminelle, mais lui-même avait aussi exposé les actes illégaux commis par les membres de cette organisation dans son livre L’Armée de l’Imam. Le requérant indique que la privation de la liberté dont il a fait l’objet dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui par des magistrats membres du FETÖ/PDY, qui l’accusaient de porter assistance à l’organisation Ergenekon, a fait l’objet de sa requête no 53413/11 devant la Cour. Il ajoute que, par un arrêt du 8 juillet 2014, la Cour a conclu à une violation de l’article 5 et de l’article 10 de la Convention dans cette affaire. Le requérant signale la contradiction évidente entre les accusations dans la présente affaire et celles ayant causé une violation de la Convention en 2014.
102. Le requérant conteste aussi les motifs invoqués par les instances judiciaires pour le maintenir en détention provisoire.
b) Le Gouvernement
103. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte contre des organisations terroristes.
104. Il soutient ensuite que, selon les informations contenues dans le dossier d’enquête, les soupçons selon lesquels le journal pour lequel travaillait le requérant agissait dans le sens des objectifs des organisations terroristes telles que le FETÖ/PDY, le PKK/KCK et le DHKP-C et menait des activités en vue de susciter une guerre civile et de rendre le pays ingouvernable avant et après le 15 juillet 2016 avaient constitué la base de l’enquête menée à l’encontre du requérant ainsi que d’autres suspects dans la même procédure.
105. Le Gouvernement tient à souligner que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique d’un genre absolument nouveau. Cette organisation aurait d’abord placé ses membres dans toutes les organisations et institutions publiques, à savoir l’appareil judiciaire, les forces de sécurité et les forces armées, et ce de façon apparemment légale. De plus, elle aurait créé une structure parallèle en mettant en place sa propre organisation dans tous les domaines, dont les médias de masse, les syndicats, le secteur financier, et l’enseignement. D’autre part, le FETÖ/PDY, en plaçant insidieusement ses membres dans les organes de presse qui ne faisaient pas partie de sa propre organisation, aurait essayé de guider les publications de ces organes dans le but de faire passer des messages subliminaux à l’opinion publique et de manipuler ainsi cette dernière pour atteindre ses propres objectifs.
106. Le Gouvernement expose aussi que le but ultime de l’organisation terroriste du PKK a été fixé par Abdullah Öcalan et ses amis en 1978, date à laquelle ils l’ont fondée, et que ce but est d’établir un État indépendant du Kurdistan sur la base des principes marxistes et léninistes dans une zone couvrant l’est et le sud-est de la Turquie et une partie de la Syrie, de l’Iran et de l’Irak. Il indique que le KCK est un modèle politique de reconstruction de la société kurde, par le biais de structures administratives et judiciaires, en conformité avec le but ultime du PKK. Selon le Gouvernement, le PKK et ses sous-groupes ont mené des activités terroristes ayant porté atteinte au droit à la vie (plusieurs milliers de morts et de blessés, dont des civils et des membres des forces de l’ordre dans la période précédant la tentative de coup d’État), au droit à la liberté et à la sécurité, au droit au respect du domicile et au droit à la propriété dans plusieurs régions de Turquie. En particulier, ces organisations auraient augmenté le nombre de leurs attaques terroristes afin de déclarer la soi-disant autonomie de certains départements du sud-est de la Turquie et de faire pression sur la population de cette région en empêchant la libre circulation en creusant des fossés, en installant des barricades et en posant des bombes aux entrées et sorties des villes, et en utilisant des armes de guerre.
107. Le Gouvernement soutient également que, eu égard aux éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale menée en l’espèce, il était objectivement possible de parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que, compte tenu des éléments de preuve obtenus lors de l’enquête, des poursuites pénales ont été déclenchées à l’encontre du requérant, et que celles-ci sont actuellement en cours devant les juridictions nationales.
2. Les tiers intervenants
a) Le Commissaire aux droits de l’homme
108. Le Commissaire aux droits de l’homme souligne que le recours excessif à la mesure de détention est un problème de longue date en Turquie. Il note à cet égard que deux cent dix journalistes ont été mis en détention provisoire durant l’état d’urgence, sans compter ceux qui ont été arrêtés et remis en liberté après avoir été interrogés. Il affirme que le nombre élevé de journalistes détenus s’explique entre autres par la pratique des juges, ceux-ci tendant souvent à ignorer le caractère exceptionnel de la mesure de détention, et il précise à cet égard qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours qui ne devrait être appliquée que lorsque toutes les autres options sont jugées insuffisantes. Il ajoute que, dans la majorité des affaires relatives à la détention provisoire des journalistes, les intéressés sont accusés d’infractions liées au terrorisme sans qu’il n’y ait de preuves établissant leur participation à des activités terroristes. À cet égard, le Commissaire aux droits de l’homme déclare être frappé par la faiblesse des accusations et le contenu politique des décisions relatives à la mise et au maintien en détention provisoire des intéressés.
b) Le Rapporteur spécial
109. Le Rapporteur spécial signale que, depuis la déclaration d’état d’urgence, un grand nombre de journalistes ont été mis en détention provisoire sur le fondement d’accusations vagues et sans preuves suffisantes.
c) Les organisations non gouvernementales intervenantes
110. Les organisations non gouvernementales intervenantes indiquent que, depuis la tentative de coup d’État militaire, plus de cent cinquante journalistes ont été mis en détention provisoire. Insistant sur le rôle crucial joué par les médias dans une société démocratique, elles critiquent l’usage des mesures résultant en la privation de liberté des journalistes.
3. L’appréciation de la Cour
a) Principes pertinents
111. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004-II).
112. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 de la Convention revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al‑Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).
113. L’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation (Brogan et autres c. Royaume‑Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A no 145-B). Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, série A no 300‑A, § 55, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).
114. Ceci dit, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention contre les privations de liberté arbitraires. C’est pourquoi la suspicion de bonne foi n’est pas suffisante à elle seule. En fait, l’exigence de l’existence de « raisons plausibles » possède deux aspects distincts mais qui se chevauchent : un aspect factuel et un aspect de qualification criminelle.
115. En premier lieu, en ce qui concerne l’aspect factuel, la notion de « raisons plausibles » présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui est « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (voir, entre autres, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 184, 28 novembre 2017), mais la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention est demeurée intacte. Elle doit donc se demander, dans son examen de l’aspect factuel, si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits et étaient imputables aux personnes suspectées (Fox, Campbell et Hartley, précité, §§ 32‑34, et Murray, précité, §§ 50-63). C’est pourquoi il incombe au gouvernement défendeur de fournir à la Cour au moins certains renseignements factuels propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée.
116. En deuxième lieu, l’autre aspect de l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, celui de qualification criminelle, exige que les faits qui se sont produits puissent raisonnablement relever de l’une des sections du Code pénal traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008).
117. En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes étaient liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili, précité, § 187). À cet égard, la Cour souligne que, puisque la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (voir, parmi beaucoup d’autres, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 171, 13 février 2020), on ne saurait considérer comme plausibles les soupçons basés sur une démarche consistant à « qualifier de crime » l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention. Dans le cas contraire, en utilisant la notion de « soupçons plausibles » pour priver les intéressés de leur liberté physique, on risque de rendre impossible l’exercice de leurs droits et libertés reconnus par la Convention.
118. Sur ce point, la Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient cet article va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (voir, entre autres, A. et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, 19 février 2009, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012).
119. La Cour rappelle aussi que c’est au moment où elle a été arrêtée que les soupçons pesant sur une personne doivent être « plausibles » et que, en cas de prolongation de la détention, ces soupçons doivent encore demeurer fondés sur des « raisons plausibles » (voir, parmi beaucoup d’autres, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006-X, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 90, 22 mai 2014). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
120. La Cour rappelle que le requérant était soupçonné d’avoir fait de la propagande en faveur d’organisations considérées comme terroristes ou d’avoir aidé celles-ci principalement en raison de ses articles et interviews publiés dans le journal pour lequel il travaillait ainsi que par le biais de messages envoyés sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’infractions pénales graves passibles de réclusion criminelle en droit pénal turc.
121. La tâche de la Cour sous l’angle de l’article 5 de la Convention consiste à vérifier s’il existait des éléments objectifs suffisants pour persuader un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Compte tenu de la gravité de ces infractions et de la sévérité de la peine encourue, il est nécessaire d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, il est indispensable que les faits se trouvant à la base des soupçons soient justifiés par des éléments objectifs vérifiables et que ces faits puissent raisonnablement relever de l’une des sections du CP traitant du comportement criminel.
122. La Cour note à cet égard que la contestation entre les parties dans la présente affaire ne concerne pas la lettre des textes et des titres des articles et des messages publiés sur les réseaux sociaux mentionnés dans les actes des autorités judiciaires chargées de la détention provisoire, mais porte plutôt sur la vraisemblance de certains actes éventuellement criminels reprochés au requérant (aspect factuel) ainsi que sur la qualification criminelle des faits incriminés (aspect de qualification criminelle).
i. Aspect factuel de l’existence de « raisons plausibles » : vraisemblance des actes de propagande en faveur d’organisations terroristes ou d’assistance à celles-ci.
123. La Cour considère que les forts soupçons selon lesquels le requérant avait fait de la propagande en faveur du FETÖ/PDY ou aurait porté assistance à cette organisation posent un problème de vraisemblance des actes criminels en question. Elle note à cet égard les observations du requérant selon lesquelles celui-ci aurait été persécuté en 2004‑2005 (par une détention irrégulière de près d’un an) par des magistrats prétendument membres du FETÖ/PDY au motif qu’il avait critiqué les agissements des membres de cette organisation, et qu’il serait étrange de l’accuser maintenant d’avoir porté assistance à cette organisation (paragraphe 101
ci-dessus).
124. La Cour observe que, lorsqu’elles ont reproché au requérant d’avoir assisté le FETÖ/PDY, les autorités chargées de la détention ont notamment cité trois articles rédigés par l’intéressé, à savoir l’article du 8 juillet 2015 intitulé « Ce que nous faisons est du journalisme ; ce que vous faites est une trahison », l’article du 9 juillet 2015, intitulé « Le MIT avait des informations sur le massacre de Reyhanlı, cependant, il n’a pas partagé ces informations avec la police » et l’article du 13 février 2015 intitulé « Le secret dans les camions a été dévoilé » (paragraphes 26 et 27 ci-dessus). Ces articles ne sont pas repris explicitement par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 2 mai 2019 rejetant le grief tiré de l’absence de forts soupçons quant à la culpabilité du requérant. La Cour constitutionnelle s’est référée implicitement à ces articles en notant que le juge de paix avait considéré que le requérant avait manipulé les faits afin de présenter l’État comme coopérant avec certaines organisations terroristes et comme fournissant des armes à celles-ci, qu’il avait rédigé des articles soutenant les actions perpétrées, entre autres, par le FETÖ/PDY, et qu’il avait assuré que les points de vue des organisations terroristes soient diffusés à grande échelle dans l’opinion publique.
125. La Cour estime qu’il n’est pas exclu qu’une personne puisse être soupçonnée d’assister une organisation illégale qu’elle avait auparavant critiquée. Cependant, elle considère que ces soupçons devraient se baser sur des éléments convaincants et objectivement vérifiables. Or elle observe que les trois articles en cause contenaient des éléments contribuant largement au débat public sur des sujets d’actualité en Turquie à l’époque des faits. En effet, l’article du 13 février 2015 concernant la destination éventuelle d’une livraison d’armes par la Turquie en Syrie contenait un compte rendu des enregistrements des communications téléphoniques entre certains responsables des forces turkmènes syriennes auxquelles les autorités turques affirmaient envoyer ces armes. Les deux autres articles en cause, au sujet de l’attaque à la bombe de Reyhanlı, se référaient à une interview du procureur de la République qui était chargé d’enquêter sur cet incident et dans laquelle celui-ci exposait ses observations et ses critiques sur le niveau de coopération des services de renseignement dans cette affaire.
126. La Cour estime que, dans le déroulement ordinaire de la vie professionnelle des médias, il fait partie du travail et des droits d’un journaliste d’investigation de rapporter à l’opinion publique des informations pertinentes pour des débats d’intérêt public, comme l’a fait le requérant dans ces deux articles. Le fait que les membres supposés d’une organisation illégale, le FETÖ/PDY, à l’instar d’autres opposants du Gouvernement, ont utilisé ce type de renseignements dans leurs critiques dirigées contre le Gouvernement ou le fait que le procureur de la République chargé d’enquêter sur les incidents de Reyhanlı a été accusé par la suite d’être membre du FETÖ ne change pas le fait que, lors de leur publication, ces deux articles avaient la valeur d’information journalistique et contribuaient au débat public. Il en résulte que ces articles ne sauraient constituer des raisons de reprocher au requérant les faits criminels en question (propagande en faveur de cette organisation terroriste ou assistance à celle-ci).
127. Les considérations des magistrats selon lesquelles le requérant avait pu faire de la propagande pour le PKK et le FETÖ/PDY en même temps, puisque ces deux organisations, soutenues par des forces extérieures, avaient agi de façon coordonnée pendant et après la tentative de coup d’État, sont d’une portée vague et imprécise et ne comblent pas l’absence d’indice quant à une assistance portée par le requérant au FETÖ.
128. La Cour note également que les autorités concernées n’ont pu invoquer aucun fait ni renseignement concrets susceptibles de suggérer que les organisations illégales PKK, FETÖ/PDY et DHKP-C avaient formulé des demandes ou donné des instructions au requérant, un journaliste d’investigation, pour qu’il fasse ces publications spécifiques dans le but de contribuer à la préparation et à l’exécution d’une campagne de violence ou à la légitimation de celle-ci.
ii. Aspect de qualification criminelle des faits constituant la base des « raisons plausibles »
129. La Cour recherche également si les faits invoqués à la base des soupçons contre le requérant pouvaient raisonnablement constituer une infraction prévue par le CP au moment où ces faits se sont produits. Elle observe que les publications invoquées par les autorités judiciaires pour ordonner la mise et le maintien en détention provisoire du requérant, telles que reprises par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 2 mai 2019, peuvent se diviser en quatre groupes : (i) des critiques envers les politiques menées par le pouvoir politique et envers certaines institutions étatiques (à supposer qu’ils soient assimilables à de la propagande en faveur d’une organisation terroriste, l’article du 13 février 2015 intitulé « Le secret dans les camions a été dévoilé », paragraphe 27 ci-dessus, et les articles des 8 et 9 juillet 2015 concernant l’attaque à l’explosif dans la ville de Reyhanlı, paragraphe 26 ci-dessus) ; (ii) des interviews relatant des déclarations de prétendus représentants d’organisations illégales (l’article du 14 mars 2015 contenant une interview de l’un des responsables du PKK, Cemil Bayık , sur les conditions du dépôt des armes par le PKK, paragraphe 17 ci‑dessus) ; (iii) des évaluations et des critiques du requérant au sujet des mesures prises par les autorités administratives et judiciaires dans la lutte contre les organisations illégales (l’intervention lors d’un séminaire s’étant déroulé du 23 au 26 septembre 2014, paragraphe 20 ci-dessus ; le message du 28 novembre 2015 concernant la mort de Tahir Elçi, paragraphe 21 ci‑dessus ; le message du 17 février 2016 concernant le PYD, paragraphe 22 ci-dessus ; le message du 11 décembre 2016 concernant les incidents à Cizre et à Istanbul, paragraphe 23 ci-dessus ; le message du 14 décembre 2016 concernant la (soi-disant) guerre avec le PKK, paragraphe 24 ci‑dessus ; le message du 20 décembre 2016 concernant l’appartenance éventuelle à une organisation de l’assassin de l’ambassadeur de Russie à Ankara, paragraphe 25 ci-dessus) ; (iv) des informations délicates et sensibles suscitant l’intérêt du public (l’article publié le 31 mars et le 1er avril 2015 et contenant une interview téléphonique avec un des preneurs d’otage d’un procureur, paragraphe 18-19 ci-dessus).
130. La Cour constate que les articles et les messages susmentionnés se trouvant à la base des soupçons formulés contre le requérant présentent des caractéristiques communes.
131. Premièrement, elle note que les écrits litigieux s’analysaient en des interventions du requérant, journaliste d’investigation à Cumhuriyet, dans divers débats publics portant sur des questions d’intérêt général. Ces écrits contenaient une évaluation par le requérant de l’actualité politique, ses analyses et ses critiques de diverses actions menées par des organes gouvernementaux, et son point de vue sur la conformité à la loi et aux principes de l’État de droit de mesures administratives ou judiciaires prises contre les membres présumés ou sympathisants d’organisations illégales. En effet, les sujets traités dans ces articles et messages – la nécessité et la proportionnalité des mesures prises par le gouvernement contre les organisations interdites, le caractère adéquat ou non de la politique de sécurité intérieure et extérieure menée par le gouvernement, dont celle relative aux organisations séparatistes illégales, les points de vue invoqués par les membres présumés des organisations illégales afin de contester le bien-fondé des accusations dirigées contre eux – avaient déjà fait l’objet de grands débats publics en Turquie et dans le monde, débats auxquels participaient les partis politiques, la presse, les organisations non gouvernementales, les formations représentatives de la société civile ainsi que les organisations internationales publiques.
132. Deuxièmement, la Cour constate que ces articles et messages ne contenaient aucune incitation à la commission d’infractions terroristes, aucune apologie du recours à la violence, et aucun encouragement au soulèvement contre les autorités légitimes. Même si certains écrits pouvaient relater les points de vue émanant de membres d’organisations interdites, ces écrits restaient dans les limites de la liberté d’expression qui exige que le public ait le droit d’être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension, y compris du point de vue des organisations illégales (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 115, 8 juillet 2014, Şık c. Turquie, no 53413/11, § 104, 8 juillet 2014, et Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010).
133. Quant à l’interview réalisée par le requérant de l’un des preneurs d’otage du procureur, la Cour estime que l’on ne peut nier que cette interview, effectuée en plein déroulement d’une action terroriste, avait une valeur d’actualité ou d’information. Prise dans son ensemble, l’interview, qui se résumait à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers, ne pouvait objectivement paraître avoir pour finalité la propagation d’idées de militants d’extrême gauche, mais cherchait au contraire à exposer au public les attitudes violentes de ces jeunes militants. En effet, même s’il ne fait pas de doute que les déclarations de l’un des militants du DHKP-C constituaient une tentative de justification de l’acte de terrorisme en cause, la Cour observe que, à travers ses questions contrariantes suggérant que l’action des militants était un acte contre-productif et nuisible dans la poursuite de la justice pour B.E., un manifestant qui serait mort lors d’une intervention policière, le requérant a bien pris ses distances par rapport aux actions des militants du DHKP-C, n’a nullement présenté celles-ci comme légitimes et s’est conformé à ses devoirs et à ses responsabilités de journaliste d’investigation (voir, dans le même sens, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, §§ 33‑35, série A no 298).
134. Quant à l’interview de Cemil Bayık, l’un des responsables du PKK, la Cour note que les questions posées par le requérant avaient pour but de découvrir pourquoi les pourparlers menés par les autorités avec le PKK afin de faire faire cesser les actes de violence de cette organisation et de lui faire déposer les armes n’avaient pas fonctionné et d’explorer les pistes à suivre pour amener le PKK à reprendre la voie du désarmement. Les questions posées par le requérant se démarquaient des considérations exprimées par Cemil Bayık et ne contenaient aucun soutien aux justifications que Cemil Bayık avançait concernant les actions armées du PKK. L’utilisation du terme « guérilléros », dont l’une des définitions indique qu’il s’agit de combattants d’une organisation clandestine, ne voulait aucunement dire que le requérant approuvait les actions armées du terrorisme.
135. Troisièmement, les points de vue exprimés par le requérant lui-même dans les articles et messages litigieux – pris bien sûr distinctement des propos tenus par les militants des organisations illégales interviewés – se positionnaient plutôt dans l’opposition aux politiques du gouvernement en place et correspondaient en grande partie à ceux formulés par les partis politiques d’opposition, et par les groupes ou les particuliers dont les choix politiques différaient de ceux du pouvoir politique.
136. Il s’ensuit que l’examen détaillé des faits reprochés au requérant, lesquels ne se distinguaient pas à première vue des activités légitimes d’un journaliste d’investigation ou opposant politique, montre que ces faits relevaient de l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression et de la liberté de la presse garanties par la loi nationale et par la Convention, et qu’il n’en ressort aucunement qu’ils constituaient un ensemble destiné à un but qui enfreindrait les restrictions légitimes imposées à ces libertés. La Cour estime donc que lesdits faits jouissaient d’une présomption de conformité à la loi nationale et à la Convention.
iii. Conclusion pour l’article 5 § 1 de la Convention
137. À la lumière de ces constats, la Cour considère que le requérant ne pouvait pas être raisonnablement soupçonné, au moment de sa mise en détention, d’avoir commis les infractions de propagande en faveur d’organisations terroristes ou d’assistance à celles-ci. Autrement dit, les faits de l’affaire ne permettent pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard du requérant. Il en résulte que les soupçons pesant sur lui n’ont pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposées sous le contrôle du système judiciaire, les mesures litigieuses reposaient donc sur de simples soupçons.
138. De surcroît, il n’a pas non plus été démontré que les éléments de preuve versés au dossier ultérieurement à l’arrestation du requérant, notamment par l’acte d’accusation, et pendant la période durant laquelle l’intéressé a été maintenu en détention, s’analysaient en des faits ou informations de nature à faire naître d’autres soupçons justifiant le maintien en détention. Le fait que les juridictions de première instance et d’appel aient accepté comme éléments de culpabilité les faits invoqués par le juge de paix et le parquet pour conclure à la culpabilité du requérant ne change rien à ce constat.
139. En particulier, la Cour note que les écrits pour lesquels le requérant a été accusé et mis en détention provisoire relevaient de débats publics sur des faits et des événements déjà connus, qu’ils relevaient de l’utilisation des libertés conventionnelles, qu’ils ne contenaient aucun soutien ni promotion de l’usage de la violence dans le domaine politique, qu’ils ne comportaient pas non plus d’indice au sujet d’une éventuelle volonté du requérant de contribuer aux objectifs illégaux d’organisations terroristes, à savoir recourir à la violence et à la terreur à des fins politiques.
140. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la Turquie réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire pour des chefs d’accusation relatifs à l’infraction relevant de l’article 220 du CP. Il convient notamment d’observer que l’article 100 du CPP, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modification pendant la période d’état d’urgence. En effet, les mesures dénoncées dans la présente affaire ont été prises sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, les mesures dénoncées en l’espèce ne sauraient être considérées comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire ne pouvait s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
141. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.
142. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier le maintien en détention du requérant étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 122, 20 mars 2018).
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
143. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en ce que la Cour constitutionnelle n’aurait pas respecté l’exigence de « bref délai » dans le cadre du recours qu’il avait introduit devant elle et par lequel il avait cherché à contester la légalité de sa détention provisoire.
L’article 5 § 4 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
144. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Les arguments des parties
1. Le Gouvernement
145. Le Gouvernement soutient en premier lieu que, lorsque le requérant a été mis en liberté provisoire, il a perdu sa qualité de victime au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Il estime que sa requête introduite devant la Cour doit donc être rejetée, sur ce point, pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention.
146. Ensuite, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement indique que, en 2012, 1 342 requêtes ont été introduites devant celle-ci, qu’en 2013, ce nombre s’est élevé à 9 897, et qu’en 2014 et en 2015, il y a eu 20 578 et 20 376 saisines de la haute juridiction respectivement. Il ajoute que, depuis la tentative de coup d’État militaire, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la Cour constitutionnelle, précisant que 103 496 requêtes ont été introduites devant cette dernière entre le 15 juillet 2016 et le 9 octobre 2017. Eu égard à la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle et à la notification de dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible de conclure que la haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».
2. La partie requérante
147. Le requérant réitère son assertion selon laquelle la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée « à bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Il allègue que la haute juridiction, en prenant un retard considérable dans le contrôle de la légalité des mesures de détention provisoire basées sur des soupçons qu’il qualifie de clairement improbables, perd de son efficacité quant à la protection contre ces types de violation du droit à la liberté.
B. Les tiers intervenants
1. Le Commissaire aux droits de l’homme
148. Le Commissaire aux droits de l’homme relève que, s’agissant de l’article 5 de la Convention, la Cour constitutionnelle a établi une jurisprudence en conformité avec les principes dégagés par la Cour dans sa propre jurisprudence. Tout en reconnaissant l’importance de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la tentative de coup d’État militaire, il souligne qu’il est impératif que celle-ci rende ses décisions rapidement pour le bon fonctionnement du système judiciaire.
2. Le Rapporteur spécial
149. Le Rapporteur spécial note aussi que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, la Cour constitutionnelle se trouve face à une charge de travail sans pareille.
C. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
150. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures devant les juridictions constitutionnelles nationales (voir, notamment, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 254, 4 décembre 2018 ; voir aussi Smatana c. République tchèque, no 18642/04, §§ 119-124, 27 septembre 2007, et Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71-77, 6 décembre 2011). Aussi, eu égard à la compétence de la Cour constitutionnelle turque, la Cour a déjà conclu que cette disposition s’appliquait également aux procédures devant cette juridiction (Koçintar c. Turquie (déc.), no 77429/12, 1er juillet 2014, §§ 30‑46).
151. La Cour rappelle aussi que le but premier de l’article 5 § 4 de la Convention est d’assurer à des personnes privées de leur liberté un contrôle judiciaire à bref délai de la légalité de la détention pouvant conduire, le cas échéant, à leur libération. Elle considère donc que l’exigence de célérité de l’examen de la légalité de la détention est pertinente tant que cette détention continue. Après la mise en liberté des personnes détenues, même si la garantie de bref délai n’est plus pertinente au regard du but de l’article 5 § 4, la garantie concernant l’efficacité du réexamen continue à s’appliquer, car un ancien détenu est susceptible d’avoir un intérêt légitime à ce que la légalité de sa détention soit déterminée même après sa libération (Žúbor, précité, § 83).
152. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a introduit son recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 30 janvier 2017 et qu’il a été mis en liberté provisoire le 9 mars 2018. Sa mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 de la Convention résultant du fait que la Cour constitutionnelle n’aurait pas examiné à bref délai son recours concernant l’illégalité de sa détention (Žúbor, précité, § 85, et les références y citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief du requérant tiré du non-respect de l’exigence de bref délai au sens de l’article 5 § 4 de la Convention dans la procédure constitutionnelle intervenant entre la date du dépôt de son recours constitutionnel et celle de sa mise en liberté provisoire. Par conséquent, elle rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle ce grief serait incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.
153. Constatant en outre que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
154. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-63) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-135) et dans la décision Akgün c. Turquie ((déc.), no 19699/18, §§ 35-44, 2 avril 2019). Dans ces arrêts et décision, elle avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. Cependant, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan précitée, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours, dans l’affaire Şahin Alpay précitée, seize mois et trois jours, et dans l’affaire Akgün précitée, douze mois et seize jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de douze mois et seize jours, de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours passés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de ces affaires, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
155. En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré treize mois et sept jours et qu’elle s’était déroulée pendant la période d’état d’urgence, lequel n’a été levé que le 18 juillet 2018. Elle estime que le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu son arrêt rejetant le recours du requérant que le 2 mai 2019, soit environ deux ans et trois mois plus tard, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul de délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque le requérant avait déjà été libéré avant cette date. La Cour considère donc que ses conclusions dans les affaires Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay précitées valent aussi dans le cadre de la présente requête. Elle souligne à cet égard que le recours introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle présentait une certaine complexité puisqu’il s’agissait de l’une des affaires soulevant des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un journaliste en raison de ses publications au sujet d’organisations considérées comme terroristes, et parce que le requérant, à l’instar d’autres journalistes de Cumhuriyet, a amplement plaidé son affaire devant la Cour constitutionnelle, soutenant non seulement que sa détention provisoire ne se basait sur aucun motif valable mais également que les accusations dirigées contre lui étaient inconstitutionnelles. De plus, la Cour estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle pendant l’état d’urgence en vigueur du juillet 2016 au juillet 2018 ainsi que des mesures prises par les autorités nationales afin de s’attaquer au problème de l’engorgement du rôle de cette haute juridiction (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137 et Akgün (déc.) précitée, § 41). La Cour tient à souligner sur ce point la distinction entre la présente affaire et Kavala c. Turquie dans laquelle le requérant se trouvait toujours en détention provisoire pendant onze mois qui se sont écoulés entre le 18 juillet 2018, date de la levée de l’état d’urgence, et le 28 juin 2019, date de la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 195, 10 décembre 2019).
156. À la lumière de ce qui précède, bien que le délai mis par la Cour constitutionnelle en l’espèce ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, la Cour considère, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
157. Le requérant se plaint principalement d’une atteinte à sa liberté d’expression en raison de sa mise et de son maintien en détention provisoire. Il dénonce en particulier le fait que ses travaux de journaliste transmettant au public des informations et des idées relevant de débats d’intérêt public et critiquant parfois certaines politiques gouvernementales, sans jamais soutenir ni approuver l’usage de la violence, puissent être considérés comme une preuve à l’appui d’accusations d’assistance à des organisations terroristes ou de propagande en faveur de celles-ci. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
158. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.
A. Les arguments des parties
1. Le Gouvernement
159. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation définitive n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales. Il argue que, pour le même motif, le grief tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
160. Quant à la légalité de l’ingérence, le Gouvernement considère que l’infraction pénale en question était clairement prévue par les articles du CP réprimant l’aide et l’assistance à une organisation criminelle présumée ou la propagande en faveur d’une telle organisation.
161. Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale et la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
162. Quant à la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement estime que le requérant a été détenu et jugé non pas pour avoir mené des activités journalistiques, mais pour répondre de l’accusation d’avoir délibérément porté assistance à des organisations criminelles présumées, principalement le DHKP-C, le PKK et le FETÖ/PDY. Il indique que l’intéressé était soupçonné d’avoir assisté ces organisations terroristes en essayant de saper le soutien manifesté par l’opinion publique envers les poursuites engagées contre les membres présumés de ces organisations et de faire pression sur les membres des forces de l’ordre et sur les magistrats pour que ces poursuites n’aboutissent pas à la condamnation des malfaiteurs.
2. Le requérant
163. Le requérant indique qu’il a été détenu pendant une longue période. Il soutient que son placement en détention pour assistance à des organisations criminelles terroristes sur le fondement de son travail de journaliste constitue à lui seul une atteinte à sa liberté d’expression. Il ajoute que cette privation de liberté l’a empêché d’exercer sa profession de journaliste et qu’elle a eu sur lui, tout comme sur les autres journalistes, un effet d’autocensure dans sa pratique professionnelle, en particulier quant à l’expression de ses opinions dans le cadre de débats publics sur le comportement des autorités politiques ou judiciaires, notamment quant aux poursuites engagées contre les personnes suspectées de faire partie d’organisations présumées criminelles.
164. Le requérant soutient en outre que les autorités judiciaires n’ont pu avancer aucun indice susceptible de montrer qu’il aurait agi de quelque manière que ce fût en faveur des actions violentes qui auraient été planifiées et mises en œuvre par les organisations illégales en question. Il estime par ailleurs qu’il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de protéger les autorités judiciaires contre les critiques de bonne foi et d’emprisonner les journalistes qui émettent ces critiques dans le cadre de leur suivi et de leur commentaire des mesures prises contre les personnes suspectées d’être membres de ces organisations.
165. Le requérant déplore aussi que le gouvernement ait choisi la voie de la répression pénale, en violation, selon lui, de la liberté d’expression, au lieu de répondre aux critiques politiques par le biais des grands moyens de communication dont il disposait pour informer l’opinion publique.
B. Les tiers intervenants
1. Le Commissaire aux droits de l’homme
166. S’appuyant principalement sur ses constatations faites lors de ses visites en Turquie en avril et en septembre 2016, le Commissaire aux droits de l’homme déclare tout d’abord qu’il a souligné à maintes reprises les violations massives de la liberté d’expression et de la liberté des médias en Turquie. À cet égard, il est d’avis qu’en Turquie les procureurs de la République et les juges compétents interprètent la législation relative à la lutte contre le terrorisme d’une manière très large. Selon lui, de nombreux journalistes, qui expriment leurs désaccords ou critiques à l’égard des milieux gouvernementaux, ont été mis en détention provisoire en raison de leurs seules activités journalistiques, et ce en l’absence de tout élément de preuve concret. Ainsi, le Commissaire aux droits de l’homme réfute l’allégation du Gouvernement selon laquelle les procédures pénales engagées contre les journalistes ne concernent pas ces activités, estimant qu’elle manque de crédibilité, après avoir constaté que les éléments de preuve concrets contenus dans les dossiers des enquêtes menées contre les intéressés consistent souvent en les activités journalistiques de ceux-ci. Il considère que ni la tentative de coup d’État ni les dangers représentés par les organisations terroristes ne peuvent justifier des mesures portant gravement atteinte à la liberté des médias, telles que celles dénoncées par lui.
167. Le Commissaire aux droits de l’homme fait observer que les organisations illégales FETÖ/PDY et PKK/KCK, auxquelles le requérant est accusé d’avoir porté aide et assistance, sont complètement à l’opposé l’une de l’autre dans l’éventail des tendances politiques.
2. Le Rapporteur spécial
168. Le Rapporteur spécial estime que, en Turquie, la législation antiterroriste est utilisée depuis longtemps contre les journalistes qui expriment des opinions critiques envers les politiques du gouvernement. Cela dit, il souligne que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, le droit à la liberté d’expression est encore plus affaibli. Il indique à cet égard que deux cent trente et un journalistes ont été arrêtés depuis le 15 juillet 2016 et que plus de cent cinquante journalistes demeurent toujours en prison, et que les éléments de preuve présentés à leur encontre sont très vagues ou non existants.
169. Le Rapporteur spécial déclare qu’une ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi ». Il ajoute qu’il n’est pas suffisant qu’une mesure ait une base en droit interne et qu’il faut aussi avoir égard à la qualité de la loi. Ainsi, à ses yeux, les personnes concernées doivent notamment pouvoir prévoir les conséquences de la loi pour elles et le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.
3. Les organisations non gouvernementales intervenantes
170. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que les restrictions à la liberté des médias sont beaucoup plus prononcées et répandues depuis la tentative de coup d’État militaire. Soulignant le rôle important joué par les médias dans une société démocratique, elles indiquent que les journalistes font souvent l’objet de mesures de détention pour avoir traité des sujets d’intérêt général. Elles dénoncent à cet égard un recours arbitraire aux mesures de détention contre les journalistes, qui aurait aussi pour but d’exercer un effet d’autocensure sur ces derniers.
C. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
171. La Cour estime que les exceptions présentées par le Gouvernement au paragraphe 159 ci-dessus et contestées par le requérant soulèvent des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans les droits et libertés du requérant protégés par l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de joindre ces exceptions au fond.
172. Constatant par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
a) Principes fondamentaux
173. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Jersild, précité, § 37).
174. En particulier, la liberté de la presse fournit aux citoyens l’un des meilleurs moyens de connaître et de juger les idées et attitudes de leurs dirigeants. Elle donne en particulier aux hommes politiques l’occasion de refléter et de commenter les soucis de l’opinion publique. Elle permet à chacun de participer au libre jeu du débat politique qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, et Castells, précité, § 43).
175. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la défense de l’ordre et à la protection de la réputation d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, Sunday Times c. Royaume‑Uni, 26 avril 1979, § 65, série A no 30, et Observer et Guardian c. Royaume‑Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216). Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 de la Convention protège leur mode de diffusion (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204). À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 63, série A no 239, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 45-46, CEDH 2001-III, et Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).
176. De plus, l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 60, 8 juillet 1999, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires ou des médias (Castells, précité, § 46).
177. Le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression par des organisations interdites de leurs opinions, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit d’être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension ; à cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties. Pour évaluer si la publication d’écrits émanant d’organisations interdites comporte un risque d’incitation au recours à la violence, il faut principalement prendre en considération la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, dans le même sens, Gözel et Özer, précité, § 56).
178. À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Gözel et Özer, précité, § 56, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).
b) Existence d’une ingérence
179. La Cour rappelle avoir déjà estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés –non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté (voir, entre autres références, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, §§ 44-47, 15 septembre 2015). Il en allait de même pour la mise en détention imposée aux journalistes d’investigation pendant près d’un an dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés (Nedim Şener, précité, §§ 94‑96, 8 juillet 2014, et Şık, précité, §§ 83‑85).
180. La Cour observe en l’espèce que des poursuites pénales ont été engagées contre le requérant pour des faits qualifiés de propagande en faveur des organisations terroristes, et ce sur le fondement de faits relatifs à ses présentations et appréciations de l’actualité politique en tant que journaliste d’investigation au quotidien Cumhuriyet. Cette qualification des faits figurait aussi dans l’acte d’accusation déposé lors de la détention provisoire du requérant et dans lequel le parquet reprochait à ce dernier d’avoir apporté de l’aide et de l’assistance à des organisations terroristes, crime sévèrement réprimé par le CP.
181. Par ailleurs, la Cour note que le requérant a été maintenu en détention provisoire pendant treize mois environ dans le cadre de cette procédure pénale. Elle observe que les instances judiciaires qui se sont prononcées en faveur de la mise et du maintien en détention du requérant ont considéré qu’il existait des indices sérieux et plausibles allant dans le sens de sa culpabilité pour des actes relevant du terrorisme.
182. La Cour estime que la détention provisoire qui a été imposée au requérant dans le cadre de la procédure pénale engagée contre lui pour des crimes sévèrement réprimés et directement liée à son travail journalistique consiste en une contrainte réelle et effective, et qu’elle constitue donc une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Nedim Şener, précité, § 96, et Şık, précité, § 85). Ce constat amène la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement quant à l’absence de qualité de victime du requérant.
183. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette aussi l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Yılmaz et Kılıç c. Turquie, no 68514/01, § 37-44, 17 juillet 2008).
c) Sur le caractère justifié de l’ingérence
184. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
185. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, impliquent d’abord que l’ingérence ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Une loi qui confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 45, série A no 202, et Margareta et Roger Andersson c. Suède, 25 février 1992, § 75, série A no 226‑A).
186. Dans la présente affaire, l’arrestation et la détention du requérant ont constitué une ingérence dans ses droits au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 182 ci-dessus). La Cour a déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté prévu à l’article 5 § 1 (paragraphe 141 ci-dessus). Elle note aussi que, d’après l’article 100 du CPP turc, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et estime, à cet égard, que l’absence de raisons plausibles aurait dû impliquer, a fortiori, l’absence de forts soupçons, lorsque les autorités nationales étaient invitées à évaluer la régularité de la détention. La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016).
187. La Cour rappelle d’ailleurs que les exigences de légalité prévues aux articles 5 et 10 de la Convention visent toutes les deux à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir ci-dessus les paragraphes 112, 114 et 118 pour l’article 5 et le paragraphe 185 pour l’article 10). Il en ressort qu’une mesure de détention qui n’est pas régulière, pourvu qu’elle constitue une ingérence dans l’une des libertés garanties par la Convention, ne saurait être considérée en principe comme une restriction prévue par la loi nationale à cette liberté.
188. Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée au titre de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil 1998-VII et, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016). La Cour n’est donc pas appelée à examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
189. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
190. Le requérant voit enfin dans sa détention une sanction pour les critiques qu’il avait formulées à l’encontre du gouvernement ou pour les informations qu’il avait transmises au grand public et qui ne plaisaient pas au pouvoir politique. Selon lui, sa mise et son maintien en détention avaient pour but de le harceler judiciairement en raison de ses activités journalistiques. Il invoque à cet égard l’article 18 de la Convention combiné avec les articles 5 et 10.
191. L’article 18 de la Convention se lit comme suit :
« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
A. Sur la recevabilité
192. Le Gouvernement considère que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant et qu’il faut l’appliquer conjointement à d’autres dispositions de la Convention. Il soutient que les griefs formulés sous l’article 18 de la Convention doivent être déclarés irrecevables pour les mêmes motifs que ceux avancés concernant les autres griefs du requérant.
193. Le requérant conteste cette thèse.
194. La Cour observe qu’elle a conclu à une violation de l’article 5 § 1 de la Convention en raison de la mise et du maintien en détention du requérant en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées (paragraphe 139 ci‑dessus) et, sur la base des mêmes faits, à une violation de l’article 10 à raison de l’ingérence injustifiée dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression. Considérant que le grief tiré de l’article 18 de la Convention est intimement lié aux griefs tirés de ces dispositions, qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
195. Selon le requérant, plusieurs éléments du dossier montrent que le but caché de sa mise en détention provisoire pour des crimes graves était en fait de le sanctionner et de le harceler, d’une part, pour les évaluations critiques qu’il avait publiées sur les agissements du gouvernement et de ses agents et, d’autre part, pour le contenu des affirmations des personnes qu’il avait interviewées, indépendamment du fait qu’il n’aurait aucunement partagé les idées exprimées par ces personnes. Le requérant expose que l’utilisation de la mesure de mise en détention provisoire contre les journalistes qui critiquent les politiques du gouvernement est très répandue en Turquie. Il indique que la mauvaise situation de la liberté de la presse dans le pays a été constatée dans des rapports et des déclarations d’observateurs internationaux, dont les États membres et les différents organes du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. Il ajoute que le Commissaire aux droits de l’homme a lui aussi critiqué sa mise en détention dans son mémorandum du 15 février 2017.
196. Le requérant soutient en particulier que l’un des buts cachés de sa détention provisoire était de le punir, ainsi que le quotidien Cumhuriyet, pour lequel il travaillait, pour avoir mis en évidence des faits que le gouvernement aurait essayé de dissimuler dans le but d’empêcher que l’opinion publique reçoive des informations non conformes à la version officielle présentée par le pouvoir politique. Il indique que les faits mentionnés comme étant la base des soupçons dans les ordonnances de détention délivrées à son encontre ainsi qu’à l’encontre de ses collègues journalistes de Cumhuriyet avaient immédiatement entraîné une vive réaction des membres du gouvernement. Il déclare par exemple que, lorsque Cumhuriyet avait mis en lumière l’affaire concernant les camions appartenant aux services de renseignements qui auraient transporté des armes aux groupes islamistes armés en Syrie, auquel il avait contribué par un article contenant une interview qu’il avait réalisée du procureur O.G., le président de la République avait accusé le quotidien d’avoir fait de l’espionnage et avait déclaré : « Celui qui a rédigé cet article va le payer cher, je ne le laisserai pas passer comme ça. ». Il ajoute que l’ancien directeur des publications de Cumhuriyet, C.D., et le chef du bureau d’Ankara du journal, E.G., avaient été arrêtés pour espionnage, mais libérés à la suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle déclarant ces détentions illégales faute de forts soupçons de culpabilité. À la suite de cet arrêt, le président de la République aurait déclaré : « Je ne ferai que garder le silence sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle, mais je ne suis pas obligé de l’accepter. Je n’obéis pas à cet arrêt, je ne le respecte pas ».
197. Le requérant soutient aussi que l’une des raisons cachées de sa mise en détention était que les autorités judiciaires regrettaient la mise en liberté provisoire de l’ancien directeur des publications, C.D., parti à l’étranger pendant qu’il était en liberté provisoire. À la suite d’une tentative d’attentat, C.D. avait quitté le pays en invoquant un danger pour sa vie et en indiquant qu’il resterait à l’étranger jusqu’à la fin de l’état d’urgence. Dans les ordonnances concernant la détention provisoire de journalistes accusés, les juges auraient indiqué qu’« il ressortait du contenu des dossiers d’enquête précédents que les suspects prenaient la fuite, dès que l’occasion se présentait, par des moyens légaux ou illégaux. »
198. Le requérant indique aussi que le procureur de la République responsable de l’enquête engagée à l’encontre des journalistes et des dirigeants du quotidien Cumhuriyet, dont il faisait partie, du début de l’enquête jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation (signé par un autre procureur), était lui-même accusé et en train d’être jugé pour appartenance à une organisation illégale (en l’occurrence, le FETÖ), organisation que le requérant était accusé d’assister. Il estime que ce procureur, qui aurait craint d’être lui-même condamné pour appartenance à cette organisation illégale, n’avait aucune chance de mener l’information judiciaire d’une manière objective et équitable.
b) Le Gouvernement
199. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il indique que le système de protection des droits et libertés fondamentaux garanti par la Convention repose sur une présomption de bonne foi des autorités des Hautes Parties contractantes. Il déclare qu’il incombe à la partie requérante de démontrer de manière convaincante que le véritable but des autorités n’était pas celui qu’elles proclamaient. Il considère à cet égard qu’un simple soupçon ne suffit pas pour démontrer la violation de cette disposition.
200. Le Gouvernement argue que l’enquête pénale en question a été menée par des autorités judiciaires indépendantes. Il allègue que le requérant a été placé en détention provisoire sur la base des éléments de preuve recueillis et versés au dossier. Il estime que, contrairement à la thèse du requérant, ces éléments ne sont nullement liés au fait que l’intéressé avait critiqué les politiques du gouvernement ou que le journal pour lequel il travaillait suivait une ligne éditoriale en opposition à ces politiques. Le Gouvernement soutient que, conformément au principe de l’État de droit, aucun parti politique ni organe étatique, y compris le gouvernement, ne peut intervenir ou donner des instructions au sujet du déclenchement des enquêtes ou de la mise en détention provisoire, qui sont décidés seulement par des autorités judiciaires.
201. Le Gouvernement plaide que le requérant n’a présenté aucun élément de preuve permettant de démontrer que sa détention provisoire aurait eu une intention cachée. Il indique également que la procédure pénale engagée contre le requérant est toujours pendante et que les allégations à cet égard seront vérifiées à l’issue de cette procédure.
2. Les tiers intervenants
a) Le Commissaire aux droits de l’homme
202. Le Commissaire aux droits de l’homme soutient qu’il est difficile de relier le recours à la détention préventive contre des journalistes en Turquie avec l’un des objectifs légitimes prescrits par la Convention à cette fin. Sur ce point, il estime que certaines dispositions pénales relatives à la sécurité de l’État et au terrorisme sont susceptibles d’être appliquées de façon arbitraire : leur formulation serait vague, donnerait souvent lieu à une interprétation trop large des concepts de propagande terroriste et de soutien à une organisation terroriste, incluant dans ces concepts les déclarations et les écrits qui n’inciteraient manifestement pas à la violence. Au lendemain de la tentative de coup d’État, de nombreux journalistes auraient été confrontés à des accusations non fondées liées au terrorisme en vertu de ces dispositions, dans le cadre de l’exercice légitime de leur droit à la liberté d’expression. La détention et la poursuite des journalistes par des accusations aussi graves auraient un effet paralysant sur les activités journalistiques pleinement légitimes et contribueraient à promouvoir l’autocensure parmi ceux qui souhaitent participer au débat public. Selon le Commissaire aux droits de l’homme, de nombreux cas d’actes judiciaires visant non seulement des journalistes mais aussi des défenseurs des droits de l’homme, des universitaires et des membres du parlement exerçant leur droit à la liberté d’expression indiqueraient que les lois et procédures pénales sont actuellement utilisées par le pouvoir judiciaire pour faire taire les voix dissidentes.
b) Les organisations non gouvernementales intervenantes
203. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent qu’il y a violation de l’article 18 de la Convention dès lors qu’un requérant prouve que le but réel des autorités n’était pas le même que celui qui était proclamé par celles-ci. Elles estiment que la restriction de la liberté d’expression et de la critique politique n’est pas l’un des objectifs légitimes de la détention préventive énumérés à l’article 5 de la Convention.
204. Selon ces organisations, lorsque les restrictions apportées à la liberté d’expression du requérant font partie d’une large campagne visant à réduire au silence et à punir toutes les personnes menant des activités relevant du journalisme critique, et ce par le biais de lois pénales problématiques et de plus en plus restrictives à l’égard des droits et libertés fondamentaux, la Cour devrait conclure à la violation de l’article 18 de la Convention. Les organisations intervenantes estiment que l’analyse des commentaires des hauts fonctionnaires de l’État et des médias pro-gouvernementaux peut aider à identifier la motivation réelle de l’État à poursuivre au pénal les journalistes incriminés.
205. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent également que, à la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, le Gouvernement s’est servi abusivement de préoccupations légitimes pour accroître la répression déjà importante qu’il exerçait dans le domaine des droits de l’homme, notamment en plaçant les voix dissidentes en détention provisoire.
3. L’appréciation de la Cour
206. La Cour renvoie aux principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans ses arrêts Merabishvili (précité, §§ 287-317), et Navalnyy c. Russie ([GC], nos 29580/12 et 4 autres, §§ 164‑165, 15 novembre 2018).
207. La Cour observe d’emblée que le requérant se plaint principalement d’avoir été spécifiquement ciblé en raison de publications (articles de presse et messages sur les réseaux sociaux) ayant toutes été considérées comme opposées au gouvernement. Elle note que l’intéressé soutient aussi que sa mise et son maintien en détention provisoire poursuivaient une intention cachée, à savoir réduire au silence les critiques contre le gouvernement et empêcher que l’opinion publique reçoive des informations non conformes à la version officielle donnée par le gouvernement.
208. La Cour rappelle que, lorsqu’elle recherche si un « but inavoué » ou non conventionnel prédominant a été poursuivi dans la mise en détention du requérant, tel qu’allégué par ce dernier dans la présente affaire, elle applique son critère habituel de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », étudie l’ensemble des éléments dont elle dispose, d’où qu’ils proviennent, et au besoin s’en procure d’office d’autres. Elle adopte aussi les conclusions qui se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Elle peut également combiner ces conclusions avec des éléments circonstanciels, tels que des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements qui permettent de tirer des conclusions à propos des faits principaux, des rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales (Merabishvili, précité, §§ 311‑317, et Navalnyy, précité, § 165). La Cour doit aussi tenir compte de la chronologie et de la physionomie des événements litigieux dans leur ensemble, tout en sachant que le but prédominant des mesures prises contre le requérant peut changer, que ce qui pouvait éventuellement sembler être un but ou une finalité légitime au départ peut se révéler moins plausible avec le temps et que des éléments concordants découlant du contexte peuvent être révélateurs d’une tendance continue des autorités publiques de restreindre les libertés conventionnelles des personnes se situant dans l’opposition politique (Navalnyy, précité, §§ 171-172 et § 175).
209. La Cour relève sur ce dernier point que les mesures en question dans la présente affaire, ainsi que celles prises dans le cadre des procédures pénales engagées contre d’autres journalistes d’opposition en Turquie, ont fait l’objet de vives critiques de la part des tiers intervenants. Cependant, le processus politique et le processus juridictionnel étant fondamentalement différents, elle doit fonder sa décision sur des éléments de preuves, selon les critères établis dans ses arrêts Merabishvili (précité, §§ 310-31) et Navalnyy (précité, § 165), et sur sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire (Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 259, 31 mai 2011, Ilgar Mammadov, précité, § 140, et Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, § 155, 17 mars 2016).
210. En l’espèce, la Cour a conclu ci-dessus que les accusations portées contre le requérant n’étaient pas fondées sur des raisons plausibles de le soupçonner au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Elle a considéré en particulier que les mesures prises contre le requérant n’étaient pas justifiées par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés, mais qu’elles étaient essentiellement fondées sur des écrits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais liés à l’exercice de droits conventionnels, notamment de la liberté d’expression. La Cour estime même que la détention basée sur une accusation aussi grave a exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer dans le domaine public et était susceptible de créer un climat d’autocensure pour lui comme pour tous les journalistes relatant et commentant le fonctionnement du gouvernement et diverses questions d’actualité politique.
211. Néanmoins, même si le Gouvernement n’est pas parvenu à étayer sa thèse selon laquelle les mesures prises contre le requérant étaient justifiées par des soupçons raisonnables, ce qui a amené la Cour à conclure à la violation de l’article 5 § 1 et de l’article 10 de la Convention, cela ne suffit pas en soi pour que la Cour conclue également à la violation de l’article 18 (Navalnyy, précité, § 166). En effet, comme la Cour l’a indiqué dans l’affaire Merabishvili (précité, § 291), le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire. Il lui faut encore rechercher si, en l’absence de but légitime, un but inavoué ou non conventionnel (c’est‑à‑dire un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18) peut être décelé (Navalnyy, précité, § 166).
212. La Cour observe en l’espèce que le but apparent des mesures prises contre le requérant était d’enquêter sur les campagnes de violence menées par des membres de mouvements séparatistes ou gauchistes et, dans une moindre mesure, sur la campagne ayant abouti à la tentative de coup d’État de 2016, et d’établir si le requérant avait réellement commis les infractions qui lui étaient reprochées. Compte tenu des troubles graves et des nombreuses pertes humaines que ces événements ont occasionnées, elle estime qu’il est sûrement légitime d’instruire ces incidents. En outre, elle rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que la tentative de coup d’État a entraîné la proclamation de l’état d’urgence dans tout le pays.
213. La Cour observe que la chronologie des faits reprochés au requérant et le moment du déclenchement de l’enquête à son encontre ne révèlent aucune anormalité. Les faits reprochés au requérant lors de l’enquête engagée fin 2016 avaient eu lieu, pour la plupart, en 2015 et 2016. On ne peut donc pas constater qu’un délai excessif s’est écoulé entre les faits incriminés et le déclenchement de l’enquête pénale dans le cadre de laquelle le requérant a été mis en détention provisoire (voir, a contrario, Kavala c. Turquie, précité, § 225‑228).
214. La Cour pourrait accepter que les déclarations faites publiquement par des membres du gouvernement ou par le président de la République au sujet des poursuites pénales dirigées contre le requérant peuvent démontrer, dans certaines circonstances, qu’une décision de justice viserait un but non conventionnel (Kavala, précité, § 229, Merabishvili, précité, § 324, et Tchankodatze c. Géorgie, no 15256/05, § 114, 21 juin 2016). Cependant, elle note que, en l’espèce, les déclarations susmentionnées du président de la République portaient sur une affaire précise, celle concernant la destination des camions appartenant aux services de renseignement et transportant des armes, et qu’elles n’étaient pas dirigées directement contre le requérant lui-même, mais contre le journal Cumhuriyet, alors sous la direction de C.D., ex-directeur des publications, dans son ensemble. De plus, il convient de noter que la Cour constitutionnelle a statué en faveur de C.D. et d’un autre responsable de Cumhuriyet à cette époque, en qualifiant d’inconstitutionnels les soupçons dirigés contre eux. Il est vrai que la déclaration du président de la République selon laquelle il ne respecterait pas la décision de la Cour constitutionnelle, qu’il ne serait pas lié par celle-ci et qu’il ne lui obéirait pas est clairement en contradiction avec les éléments fondamentaux d’un État de droit. Mais une telle expression de mécontentement ne constitue pas en soi une preuve que la détention du requérant a été dictée par des raisons ultimes incompatibles avec la Convention.
215. Quant à la participation d’un membre du parquet, lui-même accusé d’être membre de l’organisation FETÖ, à l’information judiciaire dirigée contre le requérant, et notamment à la rédaction de l’acte d’accusation, la Cour estime que ce fait ne constitue pas à lui seul un élément de preuve déterminant en faveur d’une violation de l’article 18 de la Convention, au motif que la mise et le maintien en détention provisoire du requérant ont fait l’objet d’ordonnances rendues par un juge de paix ou par un ou plusieurs membres de la cour d’assises, et non d’une décision du parquet. Elle constate de plus que, lorsque cette situation a été révélée, ce membre du parquet a été révoqué de ses fonctions dans l’enquête avant le dépôt de l’acte d’accusation.
216. Cela dit, la Cour accepte que la détention basée sur une accusation aussi grave a exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer dans le domaine public et était susceptible de créer un climat d’autocensure pour lui comme pour tous les journalistes relatant et commentant le fonctionnement du Gouvernement et diverses questions d’actualité politique. Cependant, ce dernier constat ne suffit pas en soi pour conclure qu’il y a eu manquement à l’article 18.
217. La Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle a procédé à un examen détaillé des griefs du requérant tirés des articles 5 et 10 de la Convention et a rendu son arrêt relatif à l’affaire après des discussions approfondies, comme atteste l’opinion dissidente détaillée.
218. Il en ressort que les éléments invoqués par le requérant en faveur d’une violation de l’article 18 de la Convention, pris isolément ou combinés entre eux, ne constituent pas un ensemble assez homogène qui serait suffisant pour conclure que sa détention menait un but non conventionnel se révélant être un aspect fondamental de l’affaire.
219. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable que la détention provisoire du requérant a été imposée dans un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18. Partant, elle considère qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 18 de la Convention en combinaison avec les articles 5 et 10.
VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
220. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
221. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) pour chaque mois passé en détention provisoire au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
222. Le Gouvernement considère que le montant réclamé par le requérant est excessif compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière et que cette demande doit être rejetée.
223. S’agissant du préjudice moral subi, la Cour considère que les violations de la Convention ont causé au requérant un dommage certain et considérable. En conséquence, statuant en équité, la Cour décide qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 16 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
224. Le requérant ne sollicite pas le remboursement de frais et dépens qui auraient été engagés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’aucune somme ne doit lui être versée à ce titre.
C. Intérêts moratoires
225. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Joint au fond, à l’unanimité, les exceptions préliminaires formulées par le Gouvernement à l’égard du grief tiré de l’article 10 de la Convention et les rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
6. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
7. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 18 de la Convention ;
8. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 16 000 EUR (seize mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral :
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
___________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion en partie concordante et en partie dissidente de la juge S. Yüksel ;
– opinion en partie dissidente du juge E. Kūris.
J.F.K.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL
(Traduction)
1. En l’espèce, j’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention et j’ai voté contre le constat de violation de l’article 10.
2. En ce qui concerne le grief formulé par le requérant sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention, je souscris à la conclusion de la majorité mais me dissocie respectueusement de certaines parties de son raisonnement et de sa démarche pour les raisons exposées ci-dessous.
3. La présente affaire concerne principalement la mise et le maintien en détention du requérant, un journaliste. J’estime qu’il est nécessaire d’y établir une distinction entre deux éléments factuels : d’une part, la détention d’un journaliste dans le cadre d’une procédure pénale et d’autre part l’ouverture d’une procédure pénale. Sur la question de la détention d’un journaliste, je souscris au raisonnement suivi dans l’arrêt et je suis d’avis que le recours à pareille mesure doit être exceptionnel, lorsqu’il existe des raisons impérieuses.
4. Le placement en détention provisoire du requérant qui fut ordonné en décembre 2016 était principalement motivé par des soupçons de propagande en faveur d’organisations terroristes (paragraphe 11 de l’arrêt). Son maintien en détention provisoire était quant à lui motivé par des soupçons de propagande en faveur d’organisations terroristes ou d’assistance à de telles organisations. Je dois exprimer mes préoccupations à propos de cette nouvelle qualification des délits, et plus précisément du délit d’assistance à une organisation terroriste. À cet égard, je renvoie simplement à l’arrêt rendu par la Cour de cassation concernant le cas d’espèce (paragraphes 47‑50 de l’arrêt). En effet, les juridictions internes ont d’emblée mal défini les chefs qui étaient retenus contre le requérant, en particulier en ce qui concerne le délit d’assistance à une organisation terroriste. Compte tenu des activités pertinentes du requérant, je peux admettre qu’il y ait eu des raisons plausibles de soupçonner qu’il avait fait de la propagande en faveur d’organisations terroristes. Néanmoins, étant donné que dans le présent arrêt, la Cour a examiné la question de l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les deux délits qui lui étaient reprochés – propagande en faveur d’organisations terroristes et assistance à des organisations terroristes – sans établir de distinction entre les deux délits en question (à la lumière des paragraphes 1 et 3 de l’article 5 pris ensemble), et parce que j’ai de sérieux doutes quant à l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir aidé des organisations terroristes, j’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention. J’estime donc que les juridictions internes ont mal défini les chefs retenus contre le requérant, et je partage l’avis de la majorité qui consiste à dire que les soupçons qui pesaient sur le requérant n’ont pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé en ce qui concerne le délit d’assistance à des organisations terroristes.
5. Concernant le grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 10 de la Convention, la majorité considère que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 ne peut être justifiée au titre du second paragraphe de cet article puisqu’elle n’était pas « prévue par la loi ». Pour parvenir à cette conclusion, la majorité s’appuie simplement sur le constat de violation de l’article 5 § 1, sans procéder à un nouvel examen sous l’angle de l’article 10 (paragraphes 187-188 de l’arrêt). J’avais déjà exprimé mon désaccord avec cette démarche dans les opinions concordantes que j’avais jointes aux arrêts Ragıp Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, 15 septembre 2020) et Sabuncu et autres c. Turquie (no 23199/17, 10 novembre 2020). En l’espèce, toutefois, j’ai décidé pour la raison exposée ci-après de voter contre le constat de violation de l’article 10.
En l’espèce, le requérant a interviewé d’une part l’une des personnes ayant pris en otage puis tué un procureur alors que l’opération terroriste en question était toujours en cours, et d’autre part un haut responsable du PKK. J’estime qu’il est compréhensible que ces interviews et d’autres activités du requérant (certains messages publiés par celui-ci sur les réseaux sociaux, notamment) aient pu ne pas être considérées comme relevant simplement de l’exercice du droit à la liberté de la presse et aient pu faire l’objet d’une enquête pénale visant à déterminer si elles entraient effectivement dans le champ d’application de ce droit. J’admets qu’une liberté d’expression étendue soit une composante nécessaire des activités journalistiques. Je considère toutefois que cette liberté s’accompagne de devoirs et de responsabilités, découlant en particulier du principe d’un journalisme responsable, qui est l’un des principes établis par la Cour dans sa jurisprudence. À cet égard, je renvoie aux arrêts suivants, dans lesquels la Cour a insisté sur la notion de journalisme responsable.
6. Dans l’arrêt Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, Série A no 298), la Cour a conclu à une violation de l’article 10 de la Convention à l’issue d’un examen attentif de l’attitude du journaliste concerné au cours du reportage en question (voir le paragraphe 31 in fine de cet arrêt). Dans les arrêts Sürek c. Turquie (no 1) ([GC], no 26682/95, CEDH 1999-IV) et Sürek c. Turquie (no 3) ([GC], no 24735/94, 8 juillet 1999), mettant l’accent sur les devoirs qui incombent aux journalistes, et plus particulièrement aux rédacteurs en chef des journaux, elle a conclu à la non-violation de l’article 10 (voir, en particulier, les paragraphes 63 de l’arrêt Sürek (no 1) et 41 de l’arrêt Sürek (no 3)). Dans l’arrêt Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie (nos 22147/02 et 24972/03, § 34, 23 janvier 2007), insistant sur le danger qu’il y avait à fournir une tribune aux hauts responsables d’organisations criminelles et à permettre ainsi la diffusion de messages de propagande terroriste, elle a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 10. Dans l’arrêt Saygılı et Falakaoğlu c. Turquie (no 2) (no 38991/02, § 28, 17 février 2009), elle a considéré que la publication de déclarations émanant d’organisations terroristes pouvait donner lieu à des sanctions si le message ainsi véhiculé n’était pas pacifique.
7. Eu égard à la jurisprudence de la Cour évoquée ci-dessus, j’estime que l’ouverture d’une procédure pénale contre le requérant peut être considérée comme étant justifiée en l’espèce. Je ne souhaite pas peser sur l’issue de cette procédure pénale, qui est toujours pendante devant les juridictions internes. Je considère donc qu’il est prématuré de statuer sur ces chefs d’accusation, et qu’il était inutile d’examiner séparément le grief fondé sur l’article 10. Partant, je ne souscris pas au constat de violation de l’article 10 de la Convention auquel la majorité est parvenue. À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis qu’il n’était pas nécessaire d’examiner ce grief séparément.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
Les raisons pour lesquelles j’ai voté en l’espèce contre les points 7 et 9 du dispositif sont exposées dans l’opinion en partie dissidente que j’ai jointe à l’arrêt Sabuncu et autres c. Turquie (no 23199/17, 10 novembre 2020).
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[1]. B.E., manifestant de 15 ans décédé à l’hôpital après avoir été heurté à la tête par une bombe lacrymogène lors des manifestations dites du « parc de Gezi » en 2013 à Istanbul.
Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde
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