Les requérants se plaignent d’avoir été soumis à des mauvais traitements par les policiers. Ils se disent victimes d’une violation de l’article 3 de la Convention.
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE STAMATE ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 29684/18)
ARRÊT
STRASBOURG
21 décembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Stamate et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comitécomposé de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 29684/18) contre la Roumanie et dont quatre ressortissants de cet État, la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 juin 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 novembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. Les requérants se plaignent d’avoir été soumis à des mauvais traitements par les policiers. Ils se disent victimes d’une violation de l’article 3 de la Convention.
2. Le 31 juillet 2016, les requérants, membres de la même famille, craignant des violences exercées sur la troisième requérante, Mme Rotaru, par son ancien conjoint, appelèrent la police. Plusieurs équipes constituées au total de neuf policiers affectés à plusieurs postes de police de Bucarest se rendirent au domicile des intéressés.
3. Les requérants affirment que les policiers, au lieu de protéger Mme Rotaru, auraient abusivement fait usage d’une force disproportionnée pour les immobiliser, les menotter et les emmener dans un poste de police pour vérifier leur identité, alors même qu’ils auraient présenté aux policiers leurs pièces d’identité.
4. Selon le rapport d’intervention, les requérants auraient refusé de décliner leur identité et auraient été agressifs verbalement et physiquement envers les policiers. Ils auraient été agressifs également envers l’ancien conjoint de Mme Rotaru. Les policiers auraient été contraints d’employer la force pour les immobiliser et les emmener dans un poste de police en vue de procéder à la vérification de leur identité.
5. Les requérantes, Mme Rotaru et Mme Stamate, furent hospitalisées le lendemain de leur interpellation. Selon les certificats médicolégaux versés au dossier de la procédure interne, Mme Rotaru souffrait d’un traumatisme crânien et d’un traumatisme abdominal, qui nécessitaient neuf jours de soins médicaux, et Mme Stamate avait subi une fracture de l’humérus, qui nécessitait plusieurs interventions chirurgicales et, au total, cent-dix jours de soins médicaux. L’état de Mme Botez, qui souffrait d’un traumatisme crânien et présentait des ecchymoses aux bras, ainsi que celui de M. Stamate, qui présentait des ecchymoses au dos et aux bras, nécessitaient deux jours de soins médicaux.
6. Ils déposèrent une plainte pénale avec constitution de partie civile contre les policiers pour mauvais traitements. L’enquête fut confiée au bureau du contrôle interne de la police de Bucarest qui entendit les policiers, les requérants et deux témoins proposés par les policiers. Des images filmées par les policiers furent également versées au dossier.
7. Le 8 mars 2017, le parquet près le tribunal de Bucarest classa la plainte au motif que l’intervention des policiers avait été légale. Le procureur en chef rejeta la plainte des requérants, estimant qu’il ressortait des pièces du dossier qu’ils avaient eu un comportement agressif qui avait justifié les manœuvres entreprises pour les immobiliser. Quant aux blessures, il estima qu’elles étaient « inhérentes » à ces manœuvres.
8. Les requérants contestèrent ce classement, alléguant que l’usage de la force n’était ni justifié ni proportionné à leur comportement.
9. Par un jugement définitif du 24 octobre 2017, le tribunal confirma le non-lieu.
L’APPRÉCIATION DE LA COUR
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
10. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants soutiennent que les policiers les ont soumis à des mauvais traitements et que les autorités internes n’ont pas mené une enquête effective au sujet de l’incident survenu le 31 juillet 2016.
11. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
12. S’appuyant sur les conclusions de l’enquête interne, le Gouvernement affirme que la mesure d’immobilisation dont les requérants ont fait l’objet était légale et qu’elle était nécessaire en raison de leur refus d’obtempérer aux ordres des policiers et de leur comportement agressif. Il estime également que les autorités internes ont mené une enquête effective à l’issue de laquelle le rejet de la plainte a été dûment motivé.
13. Les requérants quant à eux maintiennent que l’usage de la force n’était ni justifié ni proportionné. Ils exposent qu’ils n’ont été sanctionnés ni pour le prétendu refus d’obtempérer au contrôle d’identité ni pour trouble à l’ordre public ou outrage aux forces de l’ordre. Ils considèrent également que l’enquête a été superficielle et biaisée en faveur des policiers.
14. Les principes généraux concernant le droit de ne pas être soumis à des mauvais traitements et l’obligation des autorités nationales de mener une enquête effective ont été résumés dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-101 pour ce qui est du volet matériel et 114-123, pour ce qui est du volet procédural, CEDH 2015 ; voir aussi Ilievi et Ganchevi c. Bulgarie, nos 69154/11 et 69163/11, § 49, 8 juin 2021 pour ce qui concerne l’application de ces principes dans le contexte d’une interpellation).
15. En l’espèce, la Cour note que les allégations des requérants concernant les violences qu’ils ont subies lors de l’incident ayant eu lieu le 31 juillet 2016 sont corroborées par les conclusions des certificats médicolégaux (paragraphe 5 ci-dessus).
16. Dès lors, il incombe au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force a été rendu strictement nécessaire par le comportement des requérants (Bouyid, précité, §§ 100-101).
17. En l’occurrence, les autorités internes ont établi sur la base des pièces du dossier que l’immobilisation dont les requérants ont fait l’objet avait été rendue nécessaire par leur comportement agressif (paragraphe 7 ci-dessus). Cependant, force est de constater qu’elles n’ont à aucun moment cherché à établir si l’usage de la force était proportionné, la qualification des blessures par les autorités internes comme étant « inhérentes » aux manœuvres d’immobilisation ne peut être assimilée à un examen du degré de la force utilisée contre les requérants (paragraphe 7 ci-dessus).
18. La Cour estime qu’un tel examen était d’autant plus important en l’espèce que l’intervention des policiers avait provoqué des blessures particulièrement graves nécessitant, dans le cas de Mme Stamate, plus de cent jours de soins (paragraphe 5 ci-dessus) et que certaines autres, en particulier celles à la tête et à l’abdomen (paragraphe 5 ci-dessus), ne semblent pas de prime abord compatibles avec le recours à des techniques d’immobilisation.
19. La Cour constate par ailleurs qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que le comportement des requérants constituait un danger important contre l’intégrité physique des policiers. À cet égard, elle note que les policiers, qui étaient plus nombreux que les requérants (paragraphe 2 ci-dessus), n’ont subi aucune lésion et que les requérants n’ont pas été sanctionnés pour outrage aux forces de l’ordre.
20. En conséquence, l’omission imputable aux autorités internes de démontrer que la force employée était proportionnée au comportement des requérants conduit la Cour à conclure à la violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
21. La Cour estime ensuite qu’il y a eu des défaillances dans la réalisation de l’enquête menée dans la présente affaire.
22. Elle rappelle que, pour qu’une enquête menée sur des faits de mauvais traitements commis par des agents de l’État puisse passer pour effective, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique (Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 103, 12 octobre 2004).
23. En l’espèce, l’enquête a été menée par le bureau du contrôle interne de la police de Bucarest (paragraphe 6 ci-dessus).
24. La Cour note que les parties et les témoins ont été entendus par des policiers du bureau susmentionnée (paragraphe 6 ci-dessus), alors que les policiers mis en cause étaient affectés à plusieurs bureaux de la police de Bucarest (paragraphe 2 ci-dessus). Or cette situation n’est nullement compatible avec le principe susmentionné de l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel entre les personnes chargées de mener les investigations et celles impliquées dans les faits.
25. La Cour constate en outre que les autorités internes n’ont pas remédié, à un stade ultérieur de l’enquête, au manque d’impartialité à l’égard des policiers accusés.
26. Elle note que le parquet près le tribunal de Bucarest a classé la plainte des requérants et le tribunal de première instance a confirmé ce classement sans entendre les requérants, les policiers et les témoins (paragraphes 7 et 9 ci-dessus).
27. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené d’enquête impartiale et effective au sujet des allégations défendables des requérants selon lesquelles ils avaient été soumis à des mauvais traitements le 31 juillet 2016.
28. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
29. La première requérante, Mme Stamate, demande 25 000 EUR au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi. Les autres requérants réclament 20 000 EUR chacun au titre du dommage moral. Ils demandent également 535 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Pour ceux exposés devant la Cour, ils réclament 7 040 EUR, à verser directement à leur avocat.
30. Le Gouvernement estime que ces demandes sont excessives et que les requérants n’ont pas fourni des pièces justificatives pour toutes ces sommes.
31. La Cour octroie à Mme Stamate 10 000 EUR pour dommage moral et 3 000 EUR à chacun des autres requérants pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes.
32. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’accorder la somme de 500 EUR aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour la procédure devant les juridictions internes. Au regard de la nature et de la complexité des questions soulevées par la présente affaire, la Cour estime raisonnable d’octroyer aux requérants conjointement la somme de 2 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour la procédure devant la Cour. Cette dernière somme sera à payer directement à leur avocat, Me N. Popescu.
33. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel et procédural ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 10 000 EUR (dix mille euros) à Mme Stamate et 3 000 EUR (trois mille euros) à chacun des autres requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes, pour dommage moral,
ii. 500 EUR (cinq cents euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens dans la procédure devant les juridictions internes et 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens dans la procédure devant la Cour, à verser directement à l’avocat des requérants ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 décembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Président
____________
Appendix
Liste des requérants
Requête no 29684/18
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
1. | Alina-Maria-Alexandra STAMATE | 1983 | roumaine | Bucarest |
2. | Gherghina BOTEZ | 1953 | roumaine | Bucarest |
3. | Cristina Adriana Elena ROTARU | 1981 | roumaine | Bucarest |
4. | Liviu-Florentin STAMATE | 1973 | roumaine | Bucarest |
Dernière mise à jour le décembre 21, 2021 par loisdumonde
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