AFFAIRE PENDIK ET SHKARLET c. RUSSIE (Cour européenne des droits de l’homme) 61539/19 et 15964/20

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PENDIK ET SHKARLET c. RUSSIE
(Requêtes nos 61539/19 et 15964/20)
ARRÊT
(Fond)
STRASBOURG
11 janvier 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Pendik et Shkarlet c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :

María Elósegui, présidente,
Darian Pavli,
Frédéric Krenc, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu :

les requêtes (nos 61539/19 et 15964/20) contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Kseniya Nikolayevna Pendik et M. Andrey Vladislavovich Shkarlet ont saisi la Cour aux dates indiquées à l’annexe I en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement »), représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 décembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. L’affaire concerne l’annulation des titres de propriété des requérants. Est en jeu l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Les requérants achetèrent des appartements à Moscou à des particuliers. Leur droit de propriété, ainsi qu’antérieurement, celui de leurs vendeurs, furent à chaque fois dûment enregistré par l’autorité chargée de l’enregistrement dans le registre unifié de l’immobilier.

2. Il s’avéra par la suite que les propriétaires initiaux de ces appartements étaient décédés sans laisser d’héritiers. La municipalité de Moscou comme ayant-droit des propriétaires décédés engagea des actions en revendication contre les requérants et leurs vendeurs. Les tribunaux accueillirent ces actions en estimant que les propriétaires initiaux et la municipalité n’avaient pas exprimé de volonté d’être dépossédés des appartements, et que cette dernière avait agi sans commettre de faute et en temps utile. Les tribunaux qualifièrent les appartements de biens tombés en déshérence, les réintégrèrent au patrimoine municipal et annulèrent les titres de propriété des requérants. Les autres détails des affaires sont exposés à l’annexe II.

3. Les requérants se plaignent d’avoir été privés de leurs biens immobiliers sans indemnisation, en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4. Eu égard à la similitude des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

5. Le Gouvernement soutient que le requérant de la requête no 15964/20 a dissimulé à la Cour le fait d’avoir obtenu le jugement ordonnant à son vendeur de lui rembourser le prix de l’appartement, avec les intérêts (voir la dernière colonne de l’annexe II), et que la requête doit être rejetée pour abus du droit individuel au recours, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Le requérant rétorque qu’il n’a appris l’existence de ce jugement qu’à la lecture des observations du Gouvernement, et que, de toute façon, son vendeur étant insolvable, le jugement ne serait jamais exécuté.

6. La Cour considère que l’intention du requérant de l’induire en erreur n’a pas été établie avec certitude (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, §§ 35‑36, CEDH 2014). Elle rejette par conséquent cette exception d’irrecevabilité, mais tiendra compte de ce jugement dans son analyse des demandes du requérant au titre de l’article 41 de la Convention.

7. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

8. Les principes généraux, le droit et la pratique internes pertinents concernant les revendications des biens immobiliers au profit des collectivités publiques sont exposés dans les arrêts Alentseva c. Russie (no 31788/06, §§ 25-46 et 55, 17 novembre 2016) et Seregin et autres c. Russie (nos 31686/16 et 4 autres, §§ 52-58, 62-74 et 94, 16 mars 2021).

9. En l’espèce, les juridictions ont ordonné l’annulation des titres des requérants sur les appartements aux motifs que les intéressés n’étaient pas les « acquéreurs de bonne foi », que la municipalité avait été dépossédée des appartements contre sa volonté, et qu’elle avait agi avec diligence et en temps utile.

10. Concernant la requête no 61539/19, la juridiction d’appel a estimé que la requérante n’était pas de bonne foi car la municipalité avait perdu l’appartement contre sa volonté (voir l’annexe II). Or, l’absence de bonne foi de la requérante ne peut se déduire de cette circonstance. La requérante a acquis l’appartement non pas d’O.K. dont le droit de propriété avait été annulé par la justice, mais du fils de celle-ci. Il aurait été excessif d’exiger de la requérante qu’elle remontât toute la chaîne des transactions concernant l’appartement et de vérifier la validité du titre non seulement de son vendeur mais également de tous les propriétaires précédents, cette tâche incombant normalement à l’autorité chargée de l’enregistrement de l’immobilier. De plus, à aucun moment, les juridictions ne se sont prononcées sur le prix d’achat de l’appartement, en sorte que le Gouvernement ne peut pas tirer argument d’un achat à un prix inférieur à celui du marché (Kirillova c. Russie, no 50775/13, § 37, 13 septembre 2016). Enfin, force est de constater que c’est la municipalité qui n’a pas fait exécuter l’arrêt annulant le droit de propriété d’O.K. et s’est abstenue d’en informer l’autorité chargée de l’enregistrement. Il est dès lors difficile d’affirmer que la municipalité a été dépossédée de l’appartement contre sa volonté.

11. S’agissant de la requête no 15964/20, la Cour s’accorde à dire, avec le requérant, que celui-ci se fiait au certificat de succession de son vendeur, un document notarié et sur lequel ne figuraient ni le lien de parenté entre la de cujus et Tch., ni d’autres éléments susceptibles de susciter les doutes quant à la légitimité du titre de ce dernier sur l’appartement. La Cour observe à cet égard que le notaire et l’autorité chargée de l’enregistrement de l’immobilier – entités censées vérifier soigneusement la validité du titre du vendeur et demander, le cas échéant, les informations aux organes d’état civil – n’avaient décelé aucune irrégularité (Alentseva, précité, §§ 72-75).

12. Ainsi, les requérants ont dû subir, sans indemnisation, les conséquences de faits imputables exclusivement au système interne, aux autorités (sans distinguer entre les autorités fédérales et municipales) et à des tiers (ibidem, §§ 76-77, Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, §§ 98-100, 17 novembre 2016, et Seregin et autres, précité, § 111). La privation de leurs biens immobiliers a donc eu lieu en violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

13. Au titre de l’article 41 de la Convention, les requérants présentent différentes demandes indiquées à l’annexe II. Le Gouvernement prie de rejeter l’intégralité de ces demandes.

14. La Cour observe qu’en septembre 2021, le requérant de la requête no 15964/20 a obtenu un titre exécutoire du jugement ordonnant à son vendeur de lui rembourser le prix de l’appartement avec les intérêts (voir l’annexe I). Elle observe également que la requérante de la requête no 61539/19 dispose d’une possibilité de se retourner contre sa venderesse afin d’obtenir un jugement similaire ; le contraire n’a pas été soutenu. Dans ces circonstances, la Cour ne peut pas spéculer sur la possibilité ou l’impossibilité en pratique pour les requérants d’obtenir un redressement de leur préjudice au niveau interne. Partant, elle réserve la question relative au préjudice matériel et moral et fixe la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité des remboursements des prix payés pour les appartements ainsi que d’un accord entre l’État défendeur et les requérants (article 75 § 1 du règlement de la Cour) (mutatis mutandis, Kirillova, précité, § 48).

15. Enfin, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants les sommes indiquées à l’annexe I pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.

16. Elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit que la question de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage matériel et le dommage moral subis par les requérants, en conséquence,

a) réserve cette question ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui donner connaissance, dans les six mois à compter du prononcé du présent arrêt, de tout accord auquel ils pourraient aboutir, ainsi que de l’exécution du jugement du tribunal du district Perovski du 16 avril 2021, et d’autres procédures internes éventuellement ouvertes concernant le dommage subi par les requérants ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois, les sommes indiquées à l’annexe I au présent arrêt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par les requérants sur ces sommes à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus des demandes de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 janvier 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                           María Elósegui
Greffière adjointe                               Président

__________

ANNEXE I

No Requête No Nom de l’affaire Introduite le Requérant,
Année de naissance,
Ville de résidence
Représenté par Demandes à titre de dommage matériel et moral Demandes à titre de frais et dépens Sommes allouées par la Cour pour frais et dépens
1. 61539/19 Pendik c. Russie 15/11/2019 Kseniya Nikolayevna PENDIK
1991, Moscou
Maria Anatolyevna FILATOVA Un montant équivalent à la valeur moyenne d’un appartement similaire ;
5 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
63 000 roubles (RUB) pour représentation au niveau interne ;
200 000 RUB pour représentation devant la Cour ;
1 860 RUB frais postaux.
600 EUR (six cents euros)
pour représentation au niveau interne et frais postaux ; demande de frais de représentation devant la Cour rejetée en l’absence de tout contrat avec l’avocate ou d’un document montrant l’obligation juridique de la requérante de payer ces honoraires.
2. 15964/20 Shkarlet c. Russie 02/04/2020 Andrey Vladislavovich SHKARLET
1973, Moscou
Sergey Sergeyevich GALKIN 319 389 EUR comme valeur de l’appartement, ou, alternativement, rétablissement du titre de propriété ;
5 000 EUR pour préjudice moral.
85 000 RUB pour représentation au niveau interne ;
200 000 RUB pour représentation devant la Cour.
800 EUR (huit cents euros) pour représentation au niveau interne ;
1 000 EUR (mille euros)
pour représentation devant la Cour.

ANNEXE II

Nom du requérant, no de la requête Transactions avec l’appartement en question, achat par le requérant Affaire pénale (le cas échéant) et action en revendication par la municipalité de Moscou (dates) Date de la dernière décision définitive (juge unique de la Cour suprême rejetant le pourvoi en cassation)
Conclusions des tribunaux
Action contre le vendeur (le cas échéant)
 
Pendik,
no 61539/19
En 2005, Kou., propriétaire de l’appartement, décéda. En vertu d’un certificat notarié de succession de 2010, la ville de Moscou devint propriétaire de l’appartement.
À l’issue d’un litige civil en 2012-2013, la justice rejeta l’action d’O.K. tendant à la déclarer propriétaire de l’appartement. Celle-ci alléguait que l’appartement servait de gage dans un contrat conclu entre elle et Kou.
Mais à l’issue d’un nouveau litige, par un jugement du 20 mai 2014, O.K. fut déclarée propriétaire de l’appartement. En novembre 2014, ce jugement fut annulé en appel. Malgré cela, en décembre 2014, O.K. légua l’appartement à son fils P.K. qui, en avril 2015, le vendit à la requérante.
Pas d’affaire pénale.
Revendication 21 septembre 2017.
18 juillet 2019.
O.K. et P.K. avaient agi abusivement et étaient de mauvaise foi ; toutes les transactions à l’égard des appartements étaient nulles.
Selon la juridiction d’appel, l’argument de la requérante quant à sa bonne foi « n’avait pas été convaincant, car la demanderesse [la municipalité] avait été dépossédée de l’appartement contre sa volonté ». Selon le juge de cassation, la requérante « n’avait pas renversé les preuves de la demanderesse selon lesquelles elle n’était pas de bonne foi, ni démontré que, avant l’achat, elle était privée de possibilité de découvrir que l’appartement faisait l’objet d’une contestation ».
Shkarlet, n15964/20 En 1998, I., propriétaire de l’appartement, et Tch. divorcèrent. En avril 2007, I. décéda. Mais en 2008, Tch. obtint un certificat notarié de succession d’I., en dissimulant le divorce, et enregistra son droit de propriété sur l’appartement. En janvier 2011, il vendit l’appartement au requérant.
Après la vente, en 2011-2014, trois litiges opposèrent Tch. et le requérant concernant l’expulsion de Tch., l’annulation et la résolution de la vente à la demande de ce dernier.
En 2016, le requérant demanda à la police de mener des vérifications sur l’état civil de Tch., en indiquant avoir découvert, à l’occasion des litiges avec celui-ci, qu’I., décédée en avril 2007, avait été la femme de Tch., tandis que ce dernier était déjà marié à une autre personne en mars 2007.
En juillet 2017, Tch. fut mis en examen pour escroquerie ; en 2018, une décision de non-lieu pour prescription de l’action publique fut rendue.
Revendication 18 avril 2018.
1er novembre 2019.
Selon la juridiction d’appel, le requérant avait des doutes quant à la légitimité du titre de Tch. « lorsqu’il consultait les documents relatifs à l’appartement » au moment de la conclusion du contrat. Il était donc au courant de risques.
Le 16 avril 2021, le tribunal du district Perovski de Moscou accueillit l’action du requérant contre Tch. et ordonna à celui-ci de rembourser à l’intéressé le montant du prix payé en 2011, augmenté d’intérêts.
Le 28 septembre 2021, une procédure d’exécution forcée fut ouverte. Les huissiers découvrirent que Tch. possédait un camion, ainsi que 8 492 RUB sur un compte bancaire, somme qu’ils transférèrent au requérant.

Dernière mise à jour le janvier 11, 2022 par loisdumonde

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