AFFAIRE D.I. c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) 32006/20

Le requérant a fait l’objet d’une procédure d’extradition à l’issue de laquelle les juridictions bulgares ont autorisé sa remise aux autorités kirghizes. Il allègue que la mise à exécution de la décision d’extradition emporterait violation de l’article 3 de la Convention. Le 31 juillet 2020, la Cour a décidé, en vertu de l’article 39 du règlement, d’indiquer au Gouvernement de ne pas procéder à l’extradition du requérant vers le Kirghizistan pendant la durée de la procédure devant elle.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE D.I. c. BULGARIE
(Requête no 32006/20)
ARRÊT

Art 3 • Extradition • Absence d’un risque sérieux et avéré de torture ou à d’autres mauvais traitements en cas d’extradition vers le Kirghizistan d’un ressortissant de cet État au regard de la situation générale du pays et des circonstances particulières du requérant

STRASBOURG
14 décembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire D.I. c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Tim Eicke, président,
Yonko Grozev,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu la requête (no 32006/20) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant kirghiz, M. D.I. (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 juillet 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») la requête,

Vu la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,

Vu la mesure provisoire indiquée au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour (« le règlement »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Le requérant a fait l’objet d’une procédure d’extradition à l’issue de laquelle les juridictions bulgares ont autorisé sa remise aux autorités kirghizes. Il allègue que la mise à exécution de la décision d’extradition emporterait violation de l’article 3 de la Convention.

2. Le 31 juillet 2020, la Cour a décidé, en vertu de l’article 39 du règlement, d’indiquer au Gouvernement de ne pas procéder à l’extradition du requérant vers le Kirghizistan pendant la durée de la procédure devant elle.

EN FAIT

3. Le requérant est né en 1992 au Kirghizistan. Il est ressortissant de cet État et il appartient à l’ethnie kirghize. Il réside actuellement à Varna et il est représenté par Me I.N. Angelov, avocat exerçant dans cette même ville.

4. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.

I. La procédure pénale ouverte contre le requérant au kirghizistan

5. Le requérant est un homme d’affaires et il est président-directeur général de deux sociétés à responsabilité limitée de droit kirghiz.

6. Entre le 19 février et le 6 décembre 2019, la direction générale du ministère de l’Intérieur à Bichkek fut saisie de cinq plaintes pénales contre le requérant. Trois entrepreneurs différents se plaignaient d’avoir été escroqués par lui. Plusieurs poursuites pénales furent ouvertes contre l’intéressé.

7. Le 23 décembre 2019, le requérant fut mis en examen en son absence pour plusieurs chefs d’escroquerie et d’appropriation frauduleuse de biens sociaux. On lui reprochait d’avoir conclu, en sa qualité de gérant de deux sociétés, des contrats de livraison de profilés métalliques avec d’autres sociétés partenaires, d’avoir touché les sommes d’argent correspondant aux contrats conclus et de n’avoir pas honoré ses engagements, ainsi que de s’être approprié les fonds d’une des sociétés qu’il dirigeait. D’après les estimations des organes de l’enquête, le préjudice causé aux victimes s’élevait à plusieurs millions d’euros.

8. Le 24 décembre 2019, les différentes poursuites pénales ouvertes contre le requérant furent réunies.

9. Le 25 décembre 2019, un juge d’instruction à Bichkek ordonna la détention du requérant.

II. le départ du requérant du kirghizistan, son arrivée en bulgarie et la procédure relative à son extradition

10. Entre-temps, le 3 décembre 2019, au matin, le requérant avait quitté le Kirghizistan par voie terrestre et s’était rendu au Kazakhstan voisin, d’où il avait pris un vol à destination de Moscou. Plus tard, il se rendit à Istanbul.

11. Le 10 janvier 2020, muni d’un visa de tourisme, il arriva en Bulgarie. Il s’installa à Varna où il loua un logement.

12. Le 20 février 2020, à la demande des autorités kirghizes, Interpol publia dans sa base de données une notice rouge pour le requérant, en vue de le localiser, de l’arrêter, puis de l’extrader.

13. Le 27 février 2020, il fut arrêté à Varna.

14. Le 29 février 2020, le tribunal régional de Varna plaça le requérant en détention dans l’attente de l’adoption de la décision d’extradition. Le 10 mars 2020, la cour d’appel de Varna modifia cette mesure et assigna le requérant à son domicile à Varna.

15. Le 17 mars 2020, le parquet général du Kirghizistan demanda l’extradition du requérant pour qu’il fût jugé des faits d’escroquerie dont il était soupçonné. Dans sa demande, le parquet général kirghiz garantissait aux autorités bulgares que le requérant bénéficierait de toutes les facilités nécessaires pour préparer sa défense, y compris l’assistance d’un avocat, qu’il ne serait pas soumis à la torture ou à d’autres traitements inhumains ou dégradants, qu’il était poursuivi pour des infractions pénales de droit commun et que la demande d’extradition n’avait pas pour but la persécution de l’intéressé pour des motifs politiques, pour son appartenance raciale, sa nationalité, sa religion ou ses convictions politiques.

16. Cette demande fut transmise par voie diplomatique aux autorités bulgares compétentes le 17 avril 2020. Peu de temps après, le parquet régional de Varna initia une procédure d’extradition devant le tribunal régional de la même ville.

17. Devant le tribunal régional, l’avocat du requérant s’opposa à l’extradition de son client. Il soutint que les accusations portées contre le requérant avaient été fabriquées par des concurrents et des adversaires politiques de son père, que les faits qu’on lui reprochait ne pouvaient pas être qualifiés d’escroquerie selon le code pénal bulgare et n’étaient donc pas passibles d’une sanction pénale en Bulgarie. Il ajouta que son client avait quitté son pays parce qu’il avait été maltraité, qu’il craignait pour sa vie et pour sa sécurité et qu’il ne pouvait pas bénéficier des garanties d’un procès pénal équitable.

18. Interrogé par le tribunal, le requérant expliqua que son père était un homme politique influent, que les accusations pénales portées contre lui étaient fausses et qu’il s’agissait en réalité d’un moyen de pression de la part des adversaires politiques de son père. Il ajouta qu’il risquait d’être maltraité en prison s’il était renvoyé au Kirghizistan et il souligna que l’Organisation des Nations unies avait établi que le recours à la torture était monnaie courante dans son pays. Par ailleurs, il aurait été maltraité à trois occasions différentes par les forces de l’ordre kirghizes.

19. Par une décision du 3 juin 2020, le tribunal régional de Varna refusa d’autoriser l’extradition du requérant. Il estima que les faits reprochés au requérant pouvaient être qualifiés d’escroquerie selon le code pénal bulgare et qu’ils étaient punissables en Bulgarie. Il releva cependant que les pièces du dossier démontraient qu’il existait un risque réel de violation des articles 3 et 6 de la Convention en cas d’extradition du requérant en raison de la pratique de la torture au Kirghizistan, des conditions de détention dans les prisons kirghizes et de l’absence de garanties pour un procès équitable. Pour arriver à cette conclusion, il se référa aux preuves présentées par le requérant, et en particulier à un rapport, établi par une organisation non gouvernementale kirghize nommée « Juristes pour la protection des droits de l’homme », selon lequel les forces de l’ordre kirghizes avaient régulièrement recours à différentes techniques de torture (pressions psychologiques, violences physiques, privation de nourriture et d’eau, étranglement, immobilisation à l’aide de menottes, électrocution) pour extorquer des aveux et pour intimider les témoins.

20. Le parquet interjeta appel de cette décision au motif que la conclusion du tribunal régional sur une éventuelle violation de l’article 3 de la Convention en cas d’extradition du requérant vers le Kirghizistan ne reposait pas sur des preuves pertinentes et suffisantes. Il contesta en particulier la force probante et la pertinence des pièces présentées par le requérant et son avocat.

21. L’avocat du requérant s’opposa à l’appel du parquet en réitérant les arguments déjà exposés devant le tribunal de première instance (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).

22. Par un arrêt définitif du 23 juillet 2020, la cour d’appel de Varna infirma la décision du tribunal régional et autorisa l’extradition du requérant.

23. La cour d’appel estima en particulier que les pièces du dossier ne démontraient pas sans équivoque que le requérant risquait d’être soumis à la torture ou à d’autres traitements inhumains ou dégradants dans son pays d’origine. Elle observa que la décision du tribunal régional se fondait exclusivement sur un rapport rédigé par une organisation non gouvernementale kirghize à la demande de l’avocat bulgare du requérant. Or les informations contenues dans ce rapport n’étaient pas corroborées par l’extrait du rapport du Comité contre la torture des Nations unies qui était versé au dossier de l’affaire. Celui-ci contenait des informations selon lesquelles le parquet, le défenseur des droits et le Centre national pour la prévention de la torture kirghiz avaient effectué plusieurs visites inopinées dans les lieux de détention, avaient donné des instructions aux autorités pénitentiaires et avaient initié des procédures disciplinaires contre les personnes responsables des mauvais traitements. Par ailleurs, des documents en provenance de l’Agence nationale pour les réfugiés (ci-après « l’ANPR ») avaient également été versés au dossier. Ceux-ci démontraient que le nouveau code pénal et le nouveau code de procédure pénale kirghiz, entrés en vigueur en janvier 2019, avaient davantage renforcé la protection contre la torture et les autres mauvais traitements. Ainsi, les autorités kirghizes avaient fait preuve de leur détermination à se conformer aux engagements internationaux pris dans ce domaine, à combattre ces phénomènes et à enquêter de manière effective sur les allégations de torture et de mauvais traitements vis-à-vis des personnes détenues.

24. La cour d’appel constata que le requérant avait initié une procédure d’octroi de protection internationale devant les autorités bulgares, qui était encore pendante (paragraphes 27-31 ci-dessous). Sur la base des données recueillies au cours de cette procédure, l’agent chargé du dossier du requérant avait formulé un avis négatif à cet égard.

25. La cour d’appel estima encore que toutes les conditions légales pour autoriser l’extradition du requérant avaient été réunies et qu’il n’existait aucun autre obstacle à sa remise aux autorités kirghizes. Elle ordonna sa détention dans l’attente de l’exécution de la décision d’extradition.

26. Le 13 août 2020, le tribunal régional de Varna mit fin à la détention du requérant et lui imposa une simple mesure de contrôle consistant en l’obligation de ne pas quitter son lieu de résidence sans l’autorisation des autorités. Le 26 août 2020, cette décision fut confirmée par la cour d’appel de Varna.

III. la demande de protection internationale sollicitée par le requérant et la procédure ouverte à cet égard

27. Entretemps, le 30 janvier 2020, le requérant avait fait une demande d’octroi du statut de réfugié et d’un statut humanitaire auprès de l’ANPR.

28. Entre les 30 janvier et 30 juin 2020, le requérant eut trois entretiens avec un agent de l’ANPR au sujet de sa demande. L’agent lui posa des questions sur son histoire et sur les raisons qui l’avaient motivé de quitter son pays et de demander une protection en Bulgarie.

29. Le requérant exposa qu’il était le fils d’un membre éminent du Parlement kirghiz élu sur le ticket du Parti socio-démocrate du Kirghizistan. Il était membre de ce parti ainsi que de son organisation de la jeunesse. Son père et lui étaient parmi les sympathisants de l’ancien président kirghiz, Almazbek Atambaev, et de ce fait ils auraient été persécutés par les partisans du président en exercice, Sooronbay Jeenbekov. Il affirma avoir été menacé et attaqué à plusieurs reprises par des individus qu’il soupçonnait d’appartenir à l’appareil sécuritaire de l’État. Selon ses dires, les poursuites pénales ouvertes contre lui auraient été un moyen de pression pour motiver son père de quitter ses fonctions officielles.

30. Par une décision du 19 août 2020, le directeur adjoint de l’ANPR rejeta la demande du requérant. Il constata en particulier que le récit de l’intéressé selon lequel il aurait été persécuté en raison de l’activité politique de son père était contradictoire, illogique et non étayé. Les allégations de violences physiques subies par lui au Kirghizstan concernaient des incidents violents impliquant non pas les forces de l’ordre, mais des particuliers et le requérant n’avait pas porté plainte contre ces personnes devant les organes compétents. Par ailleurs, l’intéressé n’appartenait pas à un groupe vulnérable en raison, par exemple, de son appartenance ethnique, de sa religion ou de son orientation sexuelle. Enfin, il n’y avait aucune raison de penser qu’il serait soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants dans son pays d’origine.

31. Le 23 septembre 2020, la décision de rejet fut notifiée au requérant qui la contesta devant le tribunal administratif de Varna. À la date de la dernière information portée à la connaissance de la Cour, à savoir le 1er février 2021, cette procédure était encore pendante devant le tribunal administratif.

IV. autres informations pertinentes

32. Selon les publications concordantes parues sur plusieurs sites d’information en ligne, M. Almazbek Atambaev exerça la fonction de président de la République kirghize entre le 1er décembre 2011 et le 24 novembre 2017. M. Sooronbay Jeenbekov lui succéda à ce poste et exerça cette fonction jusqu’à sa démission, le 15 octobre 2020, à l’issue d’une crise politique marquée par plusieurs jours de manifestations anti-gouvernementales et par l’annulation des résultats des élections législatives du 4 octobre 2020. À la suite de ces événements, un homme politique d’opposition, M. Sadyr Japarov, exerça les fonctions de président par intérim.

33. Aux élections présidentielles du 10 janvier 2021, M. Japarov fut élu président du Kirghizistan et entra en fonction le 28 janvier 2021.

34. Selon les informations disponibles sur le site Internet du Parlement kirghiz (www.kenesh.kg), à la date du 10 août 2021, le père du requérant, S.K.I., était toujours député au Parlement et membre du comité parlementaire de l’ordre public et de la lutte contre la criminalité et la corruption.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

35. Les conditions légales pour autoriser l’extradition d’un étranger et la procédure suivie à cette fin sont régies par la loi de 2005 sur l’extradition et le mandat d’arrêt européen. Les dispositions pertinentes de cette loi sont citées dans l’arrêt M.G. c. Bulgarie (no 59297/12, § 34, 25 mars 2014).

36. La loi sur l’asile et les réfugiés réglemente les conditions et les procédures d’octroi de protection spéciale des étrangers sur le territoire bulgare.

37. En vertu de l’article 8 alinéa 1 de cette loi, le statut de réfugié en Bulgarie est accordé à des étrangers qui ont des raisons sérieuses de craindre qu’ils seraient persécutés en raison de leur race, religion, nationalité, appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques, qui se trouvent en dehors de leur territoire national, et qui ne peuvent ou – du fait de cette crainte – ne veulent pas se réclamer de la protection de leur pays d’origine ou y retourner.

38. En vertu de l’article 9, alinéa 1, points 1 et 2 de la loi, le statut humanitaire est accordé aux étrangers qui ne remplissent pas les conditions pour l’octroi du statut de réfugiés, mais qui ne peuvent ou ne veulent pas se réclamer de la protection de leur pays d’origine en raison de l’existence d’un danger d’être exécutés ou d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants dans leur pays.

39. Le statut de réfugié et le statut humanitaire sont accordés par le président de l’ANPR (article 2, alinéa 3, de la même loi) et son refus est susceptible de recours devant les tribunaux administratifs (article 84, alinéa 3, et article 85, alinéa 4, de la loi).

informationS pertinenteS concernant la situation des droits de l’homme au kirghizistan

I. les sources intergouvernementales et européennes

A. L’Organisation des Nations unies

40. Le Kirghizistan a adhéré au Pacte international des droits civils et politiques (le Pacte) et à son Protocole facultatif en 1994. L’article 7 du Pacte interdit toute forme de torture ou de traitements ou peines inhumains ou dégradants et le Protocole facultatif permet aux particuliers d’adresser des communications individuelles au Comité des droits de l’homme des Nations unies (ci-après le « CDH ») pour se plaindre des violations de leurs droits civils et politiques protégés par le Pacte.

41. Depuis 1998, le Kirghizistan a soumis au CDH trois rapports périodiques en application de l’article 40 du Pacte. Dans ses observations finales concernant le deuxième rapport périodique, publiées le 22 avril 2014, le CDH avait exprimé ses préoccupations quant à la pratique généralisée de la torture et des mauvais traitements sur les personnes privées de liberté afin d’obtenir des aveux et quant à l’absence de poursuites pénales et de punitions contre les auteurs de ces actes. Il a formulé des recommandations à cet égard. Le troisième rapport périodique, présenté par le Kirghizistan le 25 février 2020, et dont l’examen par le CDH est encore pendant, fait état des démarches entreprises depuis 2014 par les autorités kirghizes dans le domaine de la protection contre la torture et les autres traitements inhumains et dégradants. La partie pertinente de ce rapport se lit ainsi :

Article 7

« Commentaires à propos des observations finales du Comité des droits de l’homme concernant le deuxième rapport périodique du Kirghizistan
(Torture et mauvais traitements, C. 15)

124. Conformément aux dispositions de la Constitution, nul ne peut être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Toute personne privée de liberté a le droit d’être traitée avec humanité et dans le respect de la dignité humaine (art. 22).

125. Le nouveau code pénal et le nouveau code de procédure pénale, qui sont entrés en vigueur le 1er janvier 2019, renforcent les garanties fondamentales relatives au droit de ne pas être soumis à la torture en garde à vue et au cours de l’enquête préliminaire.

126. La durée de la peine la plus lourde dont sont passibles les actes de torture visés à l’article 143 du code pénal (Actes de torture) a été réduite de cinq ans. La peine maximale pouvant désormais être prononcée par un juge est une peine de privation de liberté de dix ans.

127. Les dispositions concernant la torture, qui figuraient dans la section intitulée « Infractions commises par un agent dans l’exercice de ses fonctions », ont été déplacées dans la section « Atteintes aux personnes », car l’État a pour mission première de protéger les valeurs suprêmes que constituent les droits de l’homme et les libertés fondamentales.

128. Tout suspect est obligatoirement soumis à un examen médical, qui donne lieu à l’établissement d’un rapport, dès son arrivée dans un centre de détention temporaire et dès lors que lui-même, son défenseur, un proche ou un conjoint porte plainte pour violence, torture ou mauvais traitements imputables à des agents chargés de l’enquête ou de l’instruction. L’administration du centre de détention est tenue de faire procéder à cet examen médical.

129. Conformément au code de procédure pénale, les dispositions relatives à la libération conditionnelle anticipée et au délai de prescription de l’action pénale ne s’appliquent pas aux personnes inculpées pour actes de torture.

(…)

131. L’article 4 de la loi du 14 juin 2002 sur les principes généraux relatifs à l’amnistie et à la grâce interdit l’amnistie de personnes ayant commis des infractions graves et particulièrement graves, quelle que soit la durée de la peine prononcée contre elles. Les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 143 du code pénal relèvent également de la catégorie des infractions graves.

(…)

135. En 2018, le ministère de la Santé a préparé un projet d’arrêté sur l’harmonisation et la normalisation de la collecte de preuves médicales sur la violence, la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants pour imposer le respect des règles établies par tous les organismes publics et faire appliquer les directives et principes pratiques du Protocole d’Istanbul. Cette question a été inscrite dans le plan de travail du conseil de coordination du gouvernement de la République kirghize pour les droits de l’homme pour 2019.

136. Afin de prévenir la torture et les mauvais traitements, un organisme public indépendant − le Centre national pour la prévention de la torture − a été créé en 2012. Entre 2014 et 2018, le Centre a effectué plus de 4 000 visites de contrôle.

(…)

141. Entre 2012 et 2018, 18 agents − dont 14 membres des forces de l’ordre et 4 membres de l’administration pénitentiaire − ont été reconnus coupables d’actes de torture par les tribunaux.

142. Six agents des forces de l’ordre ont été dispensés de peine, le délai de prescription étant échu, puisque les actes qui leur étaient imputés avaient été commis avant juillet 2012 (c’est-à-dire avant le durcissement des peines encourues pour actes de torture) ; les 12 autres − parmi lesquels 2 agents des forces de l’ordre reconnus coupables d’actes de torture sur mineurs − ont été condamnés à des peines de sept à onze ans de privation de liberté.

143. Afin de prévenir et d’empêcher les actes de torture et les mauvais traitements à l’encontre des citoyens, des locaux du service du ministère de l’Intérieur chargé de la lutte contre l’extrémisme et les migrations illicites ont été équipés d’un système de vidéosurveillance et d’enregistrement audio.

144. Le 16 mars 2017, le ministère de l’Intérieur a publié le décret no 226 portant approbation du règlement relatif au système de vidéosurveillance des locaux de détention temporaire des services de police sur l’ensemble du territoire.

145. Au 1er janvier 2019, les services de police géraient 46 centres de détention temporaire, comptant au total 253 cellules et 1 162 lits. Ces centres étaient équipés de systèmes de vidéosurveillance (…). ».

Dans le cadre de la même procédure pendante devant le CDH, plusieurs organisations non gouvernementales ont soumis des rapports concernant différents aspects de la situation des droits de l’homme au Kirghizistan. Certains de ces rapports concernaient la protection contre la torture et les autres traitements inhumains et dégradants. Ainsi, dans son rapport, l’organisation Coalition contre la torture au Kirghizistan a noté les changements dans la législation interne réprimant les actes de torture, ceux permettant de rassembler des preuves médicales fiables et ceux excluant les preuves obtenues par la torture et elle a formulé un certain nombre d’observations concernant cette nouvelle législation et la pratique des autorités en son application. Elle a également exprimé ses préoccupations quant à la persistance des cas de torture en détention, quant à l’inefficacité des enquêtes pénales menées à cet égard et quant au nombre peu élevé des condamnations prononcées contre les auteurs des actes de torture. Le rapport de Human Rights Watch faisait remarquer que malgré les amendements au code pénal kirghiz de 2019, qui avaient contribué à renforcer la protection juridique contre la torture et à augmenter les peines prévues à cet égard, le recours à des actes de torture par les forces de l’ordre se poursuivait au Kirghizistan et l’impunité était la norme. À titre d’exemple, le rapport de Human Rights Watch soulignait que, lorsqu’elle menait des recherches en 2018 sur la possession de matériel extrémiste, l’organisation avait reçu plus de deux douzaines de plaintes pour mauvais traitements, y compris la torture, de suspects accusés de terrorisme ou d’infractions liées à l’extrémisme au Kirghizistan.

42. Entre 2016 et 2020, le CDH a examiné 11 communications individuelles contre le Kirghizistan concernant des violations de l’article 7 du Pacte. Il a constaté des violations de cet article dans 9 de ces affaires en raison notamment de violences infligées à des particuliers aux mains de la police et de l’absence d’une enquête effective à cet égard. Les faits matériels dans la plupart de ces affaires concernent des événements datant de 2010 et 2011, qui s’étaient produits dans le sud du pays, à savoir dans les villes d’Och, Suzak et Jalal-Abad. Une de ces affaires, dont les faits remontent à 2012, concerne des mauvais traitements infligés à un détenu par la police de Bichkek (Marat Abdiev c. Kirghizistan, CCPR/C/124/D/2892/2016). D’après les données disponibles sur le site du CDH, entre 2017 et 2019, le comité a été saisi de 19 nouvelles communications individuelles contre le Kirghizistan contenant des allégations de violation de l’article 7 du Pacte.

43. Le Kirghizistan a adhéré à la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et il a ratifié son Protocole facultatif en 2008. Depuis cette date, le sous-comité pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après le « sous-comité ») a effectué deux visites dans ce pays, en 2012 et en 2018. Le 15 juillet 2019, le sous-comité a publié un rapport rédigé à la suite de la visite effectuée en 2018, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« 14. Le mécanisme national de prévention organise trois types de visite dans des lieux de privation de liberté : des inspections complètes, programmées par le conseil de coordination ; des inspections spéciales, comme suite aux plaintes reçues par le mécanisme ; des visites intermédiaires, qui permettent de suivre l’application des recommandations formulées à l’issue d’une visite précédente. À la suite de ces visites, le mécanisme établit des rapports et formule des recommandations dont un certain nombre sont rendus publics. Le Centre national adresse au Parlement, au plus tard le 1er mars de chaque année, un rapport annuel auquel il doit joindre ses états financiers. Il semble que, d’une façon générale, le Parlement ne se préoccupe guère d’examiner ces rapports. En effet, la séance qui devait être consacrée à l’examen du rapport de 2016 a été ajournée à plusieurs reprises et celle au cours de laquelle devait être examiné le rapport de 2017 ne s’était pas encore tenue au moment où le présent rapport a été rédigé. Les recommandations du mécanisme sont généralement prises à la légère par les hautes instances gouvernementales, mais semblent avoir un certain poids au plan opérationnel.

15. Le sous-comité constate une méprise quant au rôle du mécanisme, dont on attend notamment qu’il enquête sur des cas de torture et de mauvais traitements. De façon générale, l’efficacité du mécanisme est mesurée au nombre de plaintes qu’il reçoit et au nombre de procédures pénales intentées par les autorités, ce qui est contraire à l’esprit du Protocole facultatif et à la mission de prévention confiée par celui-ci au mécanisme national.

(…)

17. Le sous-comité note que l’État alloue régulièrement des fonds au Centre national pour assurer son bon fonctionnement et l’exercice de ses activités, et que ces fonds sont versés en temps utile ; le mécanisme pourrait toutefois être en mesure de mieux remplir sa mission si des ajustements étaient apportés à son budget. Le Centre national a en effet besoin d’étoffer son personnel afin de pouvoir s’occuper de zones géographiques et de questions thématiques auxquelles sa composition actuelle ne lui permet pas de s’intéresser.

18. À titre d’observation générale, le sous-comité estime que le Gouvernement kirghiz devrait redoubler d’efforts pour appuyer la mission du mécanisme national de prévention. Il doit avant tout bien appréhender cette mission telle que la prévoit le Protocole facultatif, avant de renforcer son appui financier et stratégique au mécanisme, notamment en en faisant mieux connaître les recommandations et en veillant à ce que celles-ci soient appliquées. »

44. En janvier 2020, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a examiné la situation des droits de l’homme au Kirghizistan dans le cadre du troisième cycle de l’examen périodique universel. Le 22 septembre 2020, il a adopté sa décision finale dont le texte se lit ainsi :

« Le Conseil des droits de l’homme,

Agissant dans le cadre du mandat que l’Assemblée générale lui a confié dans sa résolution 60/251, du 15 mars 2006, et conformément à ses résolutions 5/1 et 16/21, des 18 juin 2007 et 25 mars 2011, et à la déclaration de son président PRST/8/1, du 9 avril 2008, concernant les modalités et pratiques relatives à l’Examen périodique universel,

Ayant procédé à l’Examen concernant le Kirghizistan le 20 janvier 2020 conformément à toutes les dispositions pertinentes de l’annexe de sa résolution 5/1,

Adopte les textes issus de l’Examen concernant le Kirghizistan, à savoir le rapport du Groupe de travail chargé de l’Examen périodique universel, les observations du Kirghizistan sur les recommandations et/ou conclusions, ses engagements et les réponses qu’il a apportées, avant l’adoption desdits textes en plénière, aux questions ou aux points qui n’avaient pas été suffisamment traités pendant le dialogue mené dans le cadre du Groupe de travail ».

45. Au cours de cet examen, plusieurs délégations nationales ont noté avec satisfaction les démarches entreprises par les autorités kirghizes pour lutter contre la torture et les autres traitements inhumains et dégradants, notamment la création du Centre national pour la prévention de la torture, le développement d’un plan d’action national pour la prévention de la torture pour la période 2015-2017, la mise en œuvre des mesures législatives de lutte contre la torture. D’autres délégations nationales ont fait des recommandations concernant notamment le besoin d’assurer le financement régulier du Centre national pour la prévention de la torture, la nécessité de mettre en place des formations adaptées pour les agents des forces de l’ordre et de l’administration pénitentiaire pour prévenir les mauvais traitements, le besoin d’adopter des mesures permettant d’enquêter efficacement, et de manière indépendante, sur les allégations de torture ou d’autres traitements inhumains et dégradants. Le Gouvernement kirghiz a accepté la grande majorité de ces recommandations, il a pris note des recommandations concernant les garanties pour l’indépendance des organes chargés d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements et a fourni des informations supplémentaires à cet égard. Le rapport du Groupe de travail chargé de l’Examen périodique universel contenait également les constats suivants, basés sur les informations fournies par le gouvernement kirghiz :

« 113. Au cours du dialogue, il a été indiqué que, depuis 2014, le ministère kirghiz de la Santé appliquait le Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le gouvernement avait également adopté un plan d’action pour lutter contre la torture.

(…)

116. Des mesures avaient été prises pour garantir au médiateur et au Centre national pour la prévention de la torture un accès sans entraves aux centres de détention avant jugement. On avait mis en place une vidéosurveillance obligatoire dans tous les centres de détention temporaire et l’on y procédait désormais à des contrôles inopinés. En 2019 et 2016, le concours du Comité international de la Croix-Rouge et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avait permis de construire des centres de détention temporaire conformes aux normes internationales.

(…)

126. Le Centre national pour la prévention de la torture avait effectué 4 854 visites préventives, et le budget de l’État lui allouait chaque année les fonds nécessaires à son bon fonctionnement.

(…)

132. Concernant la recommandation faite par l’Allemagne, le nouveau code de procédure pénale prévoyait que les preuves obtenues sous la torture étaient irrecevables.

(…)

134. La loi sur les services répressifs avait été adoptée. Elle réglementait entre autres les procédures sur l’usage de la force et les enquêtes sur les actes comportant l’usage de la force. »

B. L’Union européenne

46. Les rapports annuels de l’Union européenne sur les droits de l’homme et la démocratie publiés entre 2016 et 2018 indiquaient que la situation générale des droits de l’homme au Kirghizistan était stable et ils faisaient mention des changements positifs dans la lutte contre la torture. Les rapports de 2016 et 2017 constataient que « les autorités s’efforçaient, notamment en coopération avec des organismes internationaux, de mettre en place des mécanismes pour prévenir la torture et d’autres formes de traitements cruels et inhumains » et que « le Kirghizistan poursuivait ses efforts pour prévenir la torture et autres traitements cruels, inhumains et dégradants, notamment par le biais du travail du Centre national pour la prévention de la torture ».

47. La partie pertinente du rapport de 2019 se lisait comme suit :

« Dans l’ensemble, la situation des droits de l’homme est restée stable et est considérée comme la plus avancée dans la région. Le gouvernement est resté attaché à son programme en matière de droits de l’homme et a adopté les documents pertinents pour sa mise en œuvre, par exemple le Plan d’action national pour les droits de l’homme 2019-2021. La mise en œuvre de la réforme judiciaire (…) figure parmi les priorités des dirigeants. Cinq nouveaux codes (dont le code pénal et le code de procédure pénale) sont entrés en vigueur le 1er janvier 2019, fournissant de nouveaux outils et réduisant les décisions arbitraires. (…) Des lacunes persistent sur des questions spécifiques relatives aux droits de l’homme, notamment la persistance de l’impunité pour le recours à la torture, (…), le manque d’indépendance et de professionnalisme dans le système judiciaire et la faiblesse générale de l’état de droit. »

48. Le rapport de 2020 ne contient aucune observation particulière concernant la lutte contre la torture et les autres traitements inhumains ou dégradants au Kirghizistan. Tout en exposant les défis existant dans certains domaines, comme la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, ce rapport constate que « (…) le Kirghizistan reste le pays d’Asie centrale le plus progressiste en ce qui concerne son bilan en matière de démocratie et de droits de l’homme ».

II. les rapports des organisations non gouvernementales

49. La partie pertinente du dernier rapport mondial annuel de Human Rights Watch, fondé sur les événements de 2020 et publié en 2021, se lit ainsi :

« L’impunité pour la torture et les mauvais traitements demeure la norme. Dans le cadre des restrictions liées au Covid-19 imposées en mars, les autorités ont refusé aux avocats et aux observateurs du Centre national pour la prévention de la torture l’accès aux prisons et autres lieux de détention. Selon les statistiques gouvernementales envoyées au groupe anti-torture Voice of Freedom, 68 allégations de torture ont été enregistrées au cours des cinq premiers mois de 2020.

En août, le ministère de la Santé a proposé un projet de décret établissant des règles pour la conduite des examens médicaux en cas de violence, de torture et de mauvais traitements. Le décret était en attente d’adoption au moment de la rédaction du présent rapport.

Le 22 août, les autorités kirghizes ont extradé le journaliste Bobomourod Abdoullaïev du Kirghizistan vers l’Ouzbékistan malgré le risque de torture auquel il était confronté. Abdoullaïev a affirmé qu’il avait été maltraité par des responsables du GKNB. »

50. La partie pertinente du Rapport 2020/21 d’Amnesty International, concernant la situation des droits humains en 2020, se lit ainsi :

« Des informations crédibles ont cette année encore fait état de torture et d’autres mauvais traitements en garde à vue. Bobomourod Abdoullaïev, journaliste ouzbek, a été arrêté le 9 août dans la capitale, Bichkek, à la suite d’une demande d’extradition formulée par l’Ouzbékistan. Il n’a pas été autorisé à consulter un avocat, et a par la suite affirmé que les enquêteurs l’avaient torturé le 11 août, en entravant sa respiration à l’aide d’une serviette, pour le contraindre à signer un document. Le 22 août, Bobomourod Abdoullaïev a été renvoyé de force en Ouzbékistan, où il courait un risque réel d’être torturé, alors que sa demande d’asile au Kirghizistan était toujours en instance.

Le Comité des droits de l’homme [des Nations unies] a conclu, en mai et juin respectivement, que le Kirghizistan n’avait pas mené d’enquête indépendante sur les allégations de torture formulées par Choukourillo Osmonov et Janysbek Khalmamatov. Choukourillo Osmonov avait déclaré avoir été torturé en 2011 par quatre policiers qui voulaient le forcer à avouer sa participation aux troubles de grande ampleur survenus à Och en 2010, alors qu’il se trouvait à l’étranger à l’époque. C’est l’enquêteur responsable des investigations à son sujet qui avait été chargé d’enquêter sur ses allégations de torture ; il avait conclu à l’absence de preuves de torture malgré les rapports médicaux et les déclarations de témoins. Choukourillo Osmonov avait ensuite été déclaré coupable d’incendie volontaire, de participation à des émeutes et de meurtre. »

III. les sources nationales

A. Le Centre national pour la prévention de la torture

51. Le Centre national pour la prévention de la torture (ci-après « le Centre national ») est un organe indépendant créé en 2012 par une loi du Parlement kirghiz, financé par l’État et supervisé par le conseil de coordination, qui comprend le médiateur, deux membres du Parlement et huit représentants d’organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme. Depuis 2014, il est pleinement opérationnel et fonctionne comme un mécanisme national de prévention au sens du Protocole facultatif se rapportant à la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (paragraphe 43 ci-dessus). À ce titre, le Centre national aide les autorités kirghizes dans leurs efforts de lutte contre la torture, assure la liaison entre les organisations internationales et non gouvernementales, formule des recommandations, effectue des visites inopinées dans les lieux de détention et informe les autorités chargées des poursuites de tous les cas de mauvais traitements recensés. Le Centre national publie des rapports annuels, d’une centaine de pages, contenant des informations détaillées sur ses activités annuelles. Les rapports sont soumis pour examen au Parlement kirghiz et approuvés par celui-ci.

52. Selon les deux derniers rapports annuels, de 2019 et de 2020, disponibles sur le site Internet du Centre national (www.npm.kg), ses collaborateurs ont effectué 1 008 visites de suivi préventif en 2019 et 795 en 2020, dont 221 et 155 respectivement dans les établissements de détention situés à Bichkek. Les visites ont porté sur différents types d’institutions et d’établissements, allant des centres de détention temporaire dans les commissariats de police aux orphelinats privés. Chaque visite comprenait nécessairement des entrevues individuelles avec des personnes détenues dans un établissement spécifique. En 2019, le nombre d’entrevues était de 1 835. Au cours de ces visites, le personnel du Centre national a examiné les documents justifiant la détention, les dossiers médicaux et les dossiers des sanctions imposées par la direction de l’établissement. Après chaque notification concernant des mauvais traitements présumés (faite par l’intermédiaire d’une ligne téléphonique d’urgence mise en place par une organisation non gouvernementale ou à la suite du décès d’un détenu), les collaborateurs de Centre national se sont rendus dans les installations concernées, ont émis des recommandations et ont effectué des visites de suivi pour suivre les progrès accomplis. Les rapports contiennent également des informations sur le nombre de plaintes pour torture et mauvais traitements reçues (117 en 2019 et 81 en 2020, dont 40 et 25, respectivement, concernant les établissements de détention situés à Bichkek). Selon le rapport de 2020, entre janvier 2016 et décembre 2020, le parquet kirghiz avait renvoyé en jugement 77 agents de l’État pour des faits qualifiés de différents types de mauvais traitements. Pendant la même période, 31 personnes avaient été condamnées à des peines de prison ferme pour des faits similaires.

53. Enfin, les rapports énumèrent des recommandations spécifiques à l’intention du Parlement, du gouvernement, du conseil de coordination des droits de l’homme, de la Cour suprême, du bureau du procureur général, des ministères de l’Intérieur et de la Santé, du service d’État pour l’exécution des peines et pour le suivi de la mise en œuvre des enquêtes.

B. Le rapport de 2020 du Département d’État américain sur les droits de l’homme au Kirghizistan

54. La partie pertinente de ce rapport se lit ainsi :

« La législation interdit la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Néanmoins, les sévices physiques, y compris les traitements inhumains et dégradants, se seraient poursuivis dans les prisons. Les violences policières seraient restées un problème, notamment en détention provisoire.

Des avocats, des journalistes et des organisations de protection des droits de l’homme, notamment Golos Svobody, Bir Duino et l’organisation non gouvernementale internationale (ONG) Human Rights Watch (HRW), ont signalé des cas de torture commis par la police et d’autres organismes chargés de l’application de la loi. Les autorités auraient torturé des personnes pour obtenir des aveux au cours d’enquêtes criminelles. En juin, la coalition anti-torture a fait état de 54 allégations de torture. La police aurait été à l’origine de 52 de ces allégations, tandis que le comité d’État pour la sécurité nationale (GKNB) aurait été responsable des deux autres cas. Selon la coalition anti-torture, 21 des 54 enquêtes sur la torture ont été abandonnées pour des raisons administratives. À la fin de 2020, le bureau du procureur général (BPG) n’aurait porté plainte au pénal dans aucun des cas présumés de torture, bien que les enquêtes se poursuivent dans 33 cas. Les ONG ont déclaré que le gouvernement avait mis en place de solides structures de protection contre la torture, mais que l’influence de certaines parties du gouvernement menaçait l’indépendance de ces organes.

(…)

Dans les cas où les procureurs poursuivent les policiers pour torture, les procureurs, les juges et les accusés auraient régulièrement soulevé des objections de procédure et de fond. Ces objections auraient retardé les affaires, ce qui aurait souvent donné lieu à un dépérissement des preuves, et aurait finalement conduit au rejet de l’affaire.

Au cours de l’année, des ONG ont indiqué que les tribunaux auraient régulièrement accepté comme éléments de preuve des aveux qui auraient été obtenus sous la torture. L’ONG de défense des droits humains Bir Duino a indiqué que la police continuait d’utiliser la torture pour extorquer des aveux, et que les tribunaux rejetaient souvent les allégations de torture, affirmant que les accusés mentaient afin d’affaiblir les arguments de l’État. Des avocats ont déclaré qu’une fois que les procureurs ont porté une affaire devant les tribunaux, une condamnation était presque certaine. Dans un rapport sur la torture dans le pays, Bir Duino a souligné des problèmes persistants, notamment la mise en œuvre du nouveau code, qui crée des lacunes dans un système d’enquête sur la torture déjà faible, et l’incapacité des institutions juridiques, notamment des juges d’instruction, à enquêter sur la torture en temps voulu. (…) Selon Golos Svobody, les enquêteurs mettent souvent deux semaines ou plus à examiner les allégations de torture, alors que les preuves matérielles de torture ne sont plus visibles. Les avocats présentent les allégations de torture au cours du procès, et les tribunaux les rejettent généralement. Dans certains cas, les détenus qui avaient porté plainte pour torture se seraient ensuite rétractés, apparemment en raison d’actes d’intimidation de la part d’agents des forces de l’ordre (…) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

55. Le requérant allègue que si son extradition vers le Kirghizistan était exécutée, il serait exposé à un risque réel et sérieux d’être soumis à la torture ou d’autres traitements inhumains ou dégradants. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

56. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. En particulier, le requérant n’aurait pas présenté aux tribunaux internes des éléments suffisants pour prouver qu’il appartenait à un groupe particulièrement vulnérable, qu’il avait été persécuté dans son pays d’origine ou qu’il risquait d’être soumis à des mauvais traitements s’il était extradé vers le Kirghizistan. Ainsi, le requérant n’aurait pas permis aux tribunaux internes d’examiner son grief de violation de l’article 3 de la Convention préalablement à l’introduction de sa requête devant la Cour et aurait tenté de contourner le caractère subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention.

57. Le requérant répond qu’il a contesté devant les tribunaux internes la décision d’extradition prise contre lui et que, au cours de cette procédure, il avait présenté des éléments de preuves sérieux et suffisants pour démontrer l’existence d’un risque d’être soumis à des mauvais traitements s’il était livré aux autorités kirghizes. Ainsi, il aurait utilisé la voie de recours qui était normalement disponible et efficace en droit interne avant de s’adresser à la Cour.

2. Appréciation de la Cour

58. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). En particulier, l’article 35 § 1 de la Convention impose de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (ibidem, § 72).

59. La Cour observe d’abord que le grief formulé par le requérant sous l’angle de l’article 3 de la Convention est lié à la décision des autorités bulgares de procéder à son extradition vers le Kirghizistan (paragraphes 22 et 55 ci-dessus). Elle constate ensuite que le requérant et son avocat ont soulevé en substance la question de la compatibilité de cette extradition avec l’article 3 de la Convention tant devant le tribunal de première instance que devant l’instance d’appel (paragraphes 17, 18 et 21 ci-dessus) et dans le cadre de la procédure prévue à cet effet par le droit interne (paragraphe 35 ci-dessus). L’intéressé a notamment allégué avoir été maltraité par les forces de l’ordre kirghizes et qu’en cas de retour dans son pays, il craignait pour sa vie et sa sécurité. Dans ses entretiens avec un agent de l’ANPR, le requérant a en outre affirmé faire partie d’un groupe persécuté au Kirghizistan, à savoir les sympathisants de l’ancien président Almazbek Atambaev, et avoir été menacé et agressé à plusieurs reprises par des individus qu’il soupçonnait appartenir à l’appareil sécuritaire de l’État (paragraphe 29 ci‑dessus). Il est à noter enfin que c’est l’appréciation par la cour d’appel de Varna des preuves présentées dans le cadre de la procédure d’extradition et l’adoption par celle-ci d’une conclusion différente de celle du tribunal régional (paragraphes 22-25 ci-dessus) qui ont amené le requérant à saisir la Cour d’une requête, alléguant une violation de l’article 3 de la Convention dans l’éventualité de sa remise aux autorités kirghizes.

60. À la lumière de ces éléments, la Cour estime que le requérant a en substance soulevé devant l’organe interne adéquat, et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, son grief de violation de l’article 3 de la Convention. Il convient donc de rejeter l’objection de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

61. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

62. Le requérant expose que s’il était extradé il encourrait un risque sérieux d’être soumis à la torture et à d’autres traitements inhumains et dégradants en violation de l’article 3 de la Convention.

63. Il indique d’abord que son père, un homme politique influent, et lui‑même sont des partisans de l’ex-président kirghiz, Almazbek Atambaev. De ce fait, ils auraient été soumis à des persécutions politiques de la part des autorités kirghizes et des partisans du président Jeenbekov. Par conséquent, il appartiendrait à un groupe particulièrement vulnérable et il serait exposé à un risque d’être soumis à des mauvais traitements s’il était livré aux autorités. Dans le cadre de la procédure d’extradition, les tribunaux bulgares auraient négligé les preuves présentées à cet égard et auraient attribué une importance exagérée aux garanties données par les autorités kirghizes, selon lesquelles l’intéressé ne serait pas soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants.

64. Le requérant soutient également que la situation générale au Kirghizistan se caractérise par le recours généralisé à la torture et aux violences par les forces de l’ordre et dans les établissements pénitentiaires, ainsi que par l’impunité des auteurs de tels actes. Il invoque à cet égard le dernier rapport annuel de Human Rights Watch (paragraphe 49 ci-dessus).

65. Il souligne également que la pandémie de la Covid-19 a été utilisée par les autorités kirghizes comme prétexte pour restreindre les droits civils et politiques des citoyens et leur accès à la justice et pour revenir à la pratique répandue consistant à recourir à la torture et à d’autres mauvais traitements.

b) Le Gouvernement

66. Le Gouvernement soutient que si le requérant était extradé vers le Kirghizistan son extradition ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

67. Il observe que la situation personnelle de l’intéressé n’indiquait nullement qu’il allait être soumis à la torture et à d’autres mauvais traitements dans son pays d’origine. Les allégations du requérant selon lesquelles il avait été persécuté au Kirghizistan pour ses convictions et activités politiques et par conséquent qu’il appartenait à un groupe particulièrement vulnérable n’auraient été étayées par aucune preuve pertinente ni devant les tribunaux internes ni devant la Cour. Le Gouvernement observe à cet égard que le requérant était poursuivi au Kirghizistan pour des infractions de droit commun, que les autorités kirghizes avaient donné des assurances aux autorités bulgares que l’intéressé ne serait pas soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et que l’ANPR avait rejeté la demande de protection internationale du requérant (paragraphe 30 ci-dessus).

68. Le Gouvernement soutient également que la situation générale au Kirghizistan ne fait pas apparaître un risque accru pour le requérant d’être soumis à la torture ou à d’autres traitements inhumains ou dégradants. Les rapports des organes de l’Organisation des Nations unies et des organisations non gouvernementales spécialisées témoignent de l’engagement sérieux des autorités kirghizes dans le domaine de la lutte contre la torture et les autres traitements inhumains et dégradants et des progrès réalisés à cet égard. En particulier, le Kirghizistan a adhéré aux instruments internationaux de protection contre la torture et les autres formes de mauvais traitements, les autorités kirghizes coopèrent activement avec les instances internationales compétentes dans ce domaine, il existe une législation interne adéquate pour combattre ce phénomène et un mécanisme national préventif efficace.

69. Selon le Gouvernement, la décision judiciaire autorisant l’extradition du requérant reposait sur l’analyse approfondie de toutes le circonstances connues et pertinentes de l’espèce, elle était amplement motivée et la conclusion selon laquelle le requérant n’encourait pas un risque avéré et sérieux d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention a été pleinement justifiée.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

70. Les principes généraux applicables dans des affaires similaires, concernant l’application de l’article 3 en cas d’extradition ou d’expulsion d’un particulier, ont été résumés par la Cour dans ses arrêts Mamatkoulov et Askarov c. Turquie ([GC], nos 46827/99 et 46951/99, §§ 66-70, CEDH 2005‑I) et Saadi c. Italie ([GC], no 37201/06, §§ 124-136, CEDH 2008), et plus récemment dans les arrêts F.G. c. Suède ([GC], no 43611/11, §§ 111-127, 23 mars 2016) et J.K. et autres c. Suède ([GC], no 59166/12, §§ 77-105, 23 août 2016). En particulier, pour établir l’existence de motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’extrade vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Mamatkulov et Askarov, précité, § 67), la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé, en appliquant des critères rigoureux et en se basant sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (Saadi, précité, §§ 128 et 130). Si le requérant n’a pas encore été extradé au moment où la Cour examine l’affaire, la date à prendre en compte pour cette appréciation est celle de la procédure devant la Cour (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 69).

b) Application des principes généraux dans le cas d’espèce

71. À la lumière des principes exposés ci-dessus, la Cour doit chercher à établir si, à l’heure actuelle, le requérant encourt un risque sérieux et avéré de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de mise à exécution de la décision de l’extrader vers le Kirghizistan. Pour ce faire, la Cour examinera d’abord la situation générale dans ce pays, et en particulier dans sa capitale, Bichkek, où un juge d’instruction a émis un mandat d’arrêt à l’encontre de l’intéressé (paragraphe 9 ci-dessus) et où il serait vraisemblablement détenu s’il devait être extradé. Elle se penchera ensuite sur la situation individuelle du requérant.

i. La situation générale au Kirghizistan

72. La Cour observe d’abord que le Kirghizistan a adhéré à plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’homme qui interdisent la torture et les autres traitements inhumains et dégradants et qui offrent aux particuliers des garanties et des voies de recours à cet égard : le Pacte international des droits civils et politiques et son Protocole facultatif (paragraphe 40 ci-dessus), la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et son Protocole facultatif (paragraphe 43 ci-dessus).

73. La Cour constate ensuite que les autorités kirghizes coopèrent activement avec les organes compétents du système de l’Organisation des Nations unies dans ce domaine : entre 1998 et 2020 le gouvernement kirghiz a soumis au Comité des droits de l’homme des Nations unies (le CDH) trois rapports périodiques en application de l’article 40 du Pacte international des droits civils et politiques et l’examen du dernier de ces rapports est encore pendant (paragraphe 41 ci-dessus) ; le pays a été visité à deux reprises par le sous-comité pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, en 2012 et en 2018 (paragraphe 43 ci‑dessus) ; en 2020, la situation des droits de l’homme au Kirghizistan a été examinée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies dans le cadre du troisième cycle de l’examen périodique universel et le gouvernement kirghiz a activement participé à cette procédure (paragraphes 44-45 ci-dessus).

74. Il est vrai que, dans ses observations finales du 2014 sur le deuxième rapport périodique du Kirghizistan, le CDH avait exprimé ses préoccupations quant au recours généralisé des mauvais traitements en détention et à l’absence de poursuites pénales contre les auteurs de ces actes (paragraphe 41 ci-dessus). Force est de constater cependant que d’après les informations les plus récentes dont dispose la Cour, y compris celles présentées pendant les procédures menées devant les organes compétents du système de l’Organisation des Nations unies, la situation générale à cet égard semble s’améliorer. En particulier : la législation kirghize réprime pénalement les actes de torture et d’autres traitements inhumains et dégradants, y compris lorsque ceux-ci sont commis par les agents des forces de l’ordre contre des détenus ; les preuves obtenues sous la torture sont irrecevables dans le cadre du procès pénal ; les autorités ont entrepris des mesures pour assurer la collecte des preuves médicales fiables en cas d’allégations de torture en milieu carcéral ; l’utilisation de la vidéosurveillance pour prévenir les tortures et autres mauvais traitements dans les centres de détention temporaire et dans les autres établissements pénitentiaires est une pratique bien établie et généralisée ; plusieurs enquêtes pénales sur des allégations de mauvais traitements en milieu carcéral ont été ouvertes et un certain nombre d’entre elles ont abouti à l’identification et à la condamnation des auteurs des faits (paragraphes 41, 45 et 52 in fine ci-dessus).

75. La ratification par le Kirghizistan du Protocole facultatif du Pacte international relatif aux droits civils et politiques permet aux particuliers de saisir le CDH pour se plaindre des violations de leur droit de ne pas être soumis à la torture et aux autres traitements inhumains et dégradants (paragraphe 40 ci-dessus). Le CDH a en effet été saisi de telles communications individuelles contre le Kirghizistan (paragraphe 42 ci‑dessus). L’analyse de la jurisprudence du comité depuis 2016 fait apparaître qu’il a constaté des violations de l’article 7 du Pacte dans neuf affaires contre le Kirghizistan, dont les faits remontent à 2010, 2011 et 2012, et qui concernent principalement des événements qui s’étaient déroulés dans les régions méridionales du pays et non pas dans sa capitale. Une seule de ces affaires concerne des mauvais traitements infligés pendant la détention d’un suspect à Bichkek (ibidem).

76. La Cour observe ensuite que les autorités kirghizes ont mis en place le Centre national pour la prévention de la torture (ci-après « le Centre national »), qui est pleinement opérationnel depuis 2014, et qui fonctionne comme un mécanisme national de prévention au sens du Protocole facultatif se rapportant à la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les collaborateurs de cet organisme indépendant effectuent des visites inopinées dans les différents types d’établissements de détention, conduisent des entretiens avec les détenus, recueillent et transmettent aux autorités de l’enquête les plaintes des détenus pour mauvais traitements et formulent des recommandations aux différentes autorités compétentes (paragraphes 43 et 51 ci-dessus). La Cour observe que, même dans le contexte très difficile des restrictions sanitaires liées à la pandémie de la Covid-19, le Centre national a continué ses activités : en 2020, ses agents ont effectué plusieurs visites de contrôle de divers établissements de détention, dont 155 pour la seule ville de Bichkek. Par ailleurs, en 2019, le Centre national a reçu 40 plaintes pour torture et mauvais traitements de personnes détenues à Bichkek et les plaintes similaires reçues en 2020 ont été au nombre de 25 (paragraphe 52 ci-dessus).

77. La Cour ne perd pas de vue que le Département d’État américain ainsi que des organisations non gouvernementales spécialisées dans la défense des droits de l’homme et actives au Kirghizistan ont récemment signalé des cas de torture commis par la police et d’autres organismes chargés de l’application de la loi et qu’elles ont fait état de leur préoccupation face à l’absence de progrès dans des enquêtes pénales déjà ouvertes à cet égard par les autorités (paragraphes 49, 50 et 54 ci-dessus).

78. Cependant, contrairement aux affirmations du requérant, la Cour n’estime pas que ces informations devraient être interprétées comme un indice de l’existence d’un recours généralisé à la torture par les forces de l’ordre ou de l’existence d’un climat d’impunité pour les actes de mauvais traitements. Il convient d’observer à cet égard que tous les rapports annuels de l’Union européenne sur la situation des droits de l’homme au Kirghizistan depuis 2016 considèrent celle-ci comme « stable » et « la plus avancée dans la région », qu’ils soulignent les efforts des autorités kirghizes dans la lutte contre la torture et les mauvais traitements et que le rapport de 2020 ne contient aucune observation particulière à cet égard (paragraphes 46-48 ci-dessus).

79. À la lumière des éléments exposés ci-dessus, la Cour constate que, même si des cas individuels de torture ou de mauvais traitements ont été constatés par le passé et continuent d’être signalés au Kirghizistan, la situation générale actuelle dans ce pays ne semble pas se caractériser par l’existence d’un risque généralisé de torture ou d’autres mauvais traitements pour toute personne détenue dans les établissements pénitentiaires de ce pays, et plus particulièrement à Bichkek.

ii. La situation individuelle du requérant

80. Pour ce qui est de la situation personnelle du requérant, la Cour observe en premier lieu que les poursuites pénales menées contre lui au Kirghizistan concernent des soupçons d’escroquerie et d’appropriation frauduleuse : les faits matériels auraient été commis par lui en sa qualité de gérant de deux sociétés de droit kirghiz (paragraphe 5 ci-dessus) et dans le cadre des relations avec les partenaires commerciaux de ces sociétés (paragraphe 7 ci-dessus). Il ne s’agit donc pas de faits liés à l’activité ou aux convictions politiques de l’intéressé.

81. Le requérant a soutenu devant les autorités bulgares et devant la Cour qu’il appartenait à un groupe particulièrement vulnérable, à savoir les partisans de l’ex-président kirghiz, M. Almazbek Atambaev, qui seraient la cible de persécutions de la part des autorités et des partisans du président en exercice, Sooronbay Jeenbekov (paragraphes 29 et 63 ci-dessus). Force est de constater cependant qu’aucun des rapports récents relatifs à la situation des droits de l’homme au Kirghizistan ne fait apparaître que les partisans de l’ex-président Almazbek Atambaev seraient particulièrement exposés à un risque d’être soumis à la torture ou d’autres mauvais traitements par les forces de l’ordre (paragraphes 41-54 ci-dessus).

82. À supposer même que les convictions du requérant et les activités politiques de son père auraient pu provoquer des craintes pour sa sécurité au moment où il a quitté son pays, la Cour constate que la situation politique au Kirghizistan a évolué de manière significative peu après le départ du requérant. En particulier, M. Sooronbay Jeenbekov a démissionné de son poste de président de la République kirghize le 15 octobre 2020 à la suite de plusieurs jours de manifestations contre le gouvernement en place (paragraphe 32 ci-dessus). Un homme politique de l’opposition, M. Sadyr Japarov, a assuré la présidence de la République kirghize par intérim après la démission de l’ancien président, avant d’être élu président et de prendre ses fonctions en janvier 2021 (paragraphes 32 in fine et 33 ci-dessus). Compte tenu des affirmations du requérant selon lesquelles il était activement engagé dans la vie politique de son pays (paragraphes 29 et 63 ci-dessus), et de l’importance des événements décrits ci-dessus, la Cour considère que l’intéressé a dû prendre connaissance des changements politiques survenus au Kirghizistan.

83. Par ailleurs, d’après l’information disponible sur le site du Parlement kirghiz au mois d’août 2021, le père du requérant, S.K.I, était toujours député en fonction et membre du comité parlementaire de l’ordre public et de la lutte contre la criminalité et la corruption (paragraphe 34 ci-dessus). De même, aucune pièce du dossier n’indique que le père de l’intéressé serait actuellement menacé de voir son immunité parlementaire levée ou d’être poursuivi pénalement en raison de ses opinions politiques.

84. La Cour observe ensuite que, dans le cadre de la procédure d’extradition, les autorités kirghizes ont donné aux autorités bulgares des assurances diplomatiques, provenant du parquet général kirghiz, selon lesquelles le requérant était poursuivi pour des infractions de droit commun et non pas en raison de ses convictions politiques et qu’il ne serait pas soumis à la torture ou à d’autres traitements inhumains ou dégradants s’il était extradé (paragraphe 15 ci-dessus). À la lumière de la situation générale actuelle des droits de l’homme au Kirghizistan (paragraphes 72-79 ci‑dessus) et des autres circonstances propres à la situation personnelle du requérant (paragraphes 80-83 ci-dessus), la Cour estime qu’il s’agissait d’une garantie supplémentaire permettant d’écarter tout risque sérieux et avéré pour son intégrité physique s’il était extradé vers le Kirghizistan.

85. La Cour observe enfin qu’aucun élément du dossier ne lui permet de conclure que la procédure d’extradition menée devant les autorités bulgares était inadéquate ou insuffisamment étayée par des matériels provenant de sources nationales ou par des matériels provenant d’autres sources fiables et objectives. En particulier, la cour d’appel de Varna a autorisé l’extradition du requérant après avoir examiné toutes les circonstances pertinentes en l’espèce, à savoir tant la situation générale au Kirghizistan que la situation individuelle du requérant, et après avoir effectué une analyse approfondie d’un certain nombre d’informations provenant de sources nationales et internationales (paragraphes 22-25 ci-dessus).

86. La Cour estime par conséquent que la situation individuelle du requérant ne fait pas apparaître non plus l’existence d’un risque sérieux et avéré qu’il serait soumis à des traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention au Kirghizistan.

iii. Conclusion de la Cour

87. En conclusion, et après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes en l’espèce, la Cour considère que ni la situation générale au Kirghizistan ni les circonstances particulières du requérant ne font apparaître l’existence d’un risque sérieux et avéré qu’il serait soumis à la torture ou à d’autres mauvais traitements s’il était livré aux autorités kirghizes. Par conséquent, la mise à exécution de la décision d’extrader le requérant vers le Kirghizistan n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

II. ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR

88. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt ne deviendra définitif que a) lorsque les parties auront déclaré ne pas demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) à l’expiration d’un délai de trois mois, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre aura rejeté une demande de renvoi formée en vertu de l’article 43 de la Convention.

89. Elle considère que, jusqu’à ce moment et à moins qu’elle ne prenne une nouvelle décision à cet égard, la mesure provisoire indiquée au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement (paragraphe 2 ci‑dessus) doit continuer de s’appliquer (voir ci-dessous le dispositif de l’arrêt).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit que l’extradition du requérant vers le Kirghizistan n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Décide d’indiquer au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement qu’il reste souhaitable dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure que le requérant ne soit pas extradé jusqu’à ce que le présent arrêt soit devenu définitif ou jusqu’à nouvel ordre.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 décembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                             Tim Eicke
Greffier                                          Président

Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde

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