L’affaire concerne un cas allégué d’enlèvement international d’enfant et, plus particulièrement, l’inertie alléguée des autorités nationales invitées à se prononcer sur la demande de retour de la fille du requérant.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CREŢOI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 49960/19)
ARRÊT
STRASBOURG
14 décembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Creţoi c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Carlo Ranzoni, président,
Valeriu Griţco,
Marko Bošnjak, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête (no 49960/19) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant roumain, M. Laurenţiu-Cristian Creţoi (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 août 2019,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement »),
le souhait du gouvernement roumain de ne pas se prévaloir de son droit d’intervenir dans la procédure, en vertu de l’article 36 § 1 de la Convention,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 novembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne un cas allégué d’enlèvement international d’enfant et, plus particulièrement, l’inertie alléguée des autorités nationales invitées à se prononcer sur la demande de retour de la fille du requérant.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1979 et réside à Bucarest. Il est représenté par Me T. Iovu, avocate exerçant à Chișinău.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.
I. La genèse de l’affaire
4. En aout 2013, le requérant épousa une ressortissante moldave et roumaine. Les époux avaient leur résidence habituelle à Bucarest, Roumanie. De cette union, le 20 février 2015, naquit une enfant, sur laquelle les époux exerçaient une autorité parentale conjointe.
5. Le 29 juillet 2015, accompagné de son épouse et sa fille, le requérant se rendit en République de Moldova, pour y passer des vacances. Le 11 septembre 2015, la mère de l’enfant communiqua au requérant qu’elle refuse de rentrer avec sa fille en Roumanie.
II. La procédure civile relative au retour de l’enfant
6. À une date non spécifiée, le requérant saisit le ministère roumain de la Justice en vue d’obtenir le retour immédiat de sa fille en Roumanie. Dans sa demande, le requérant soutint que la mère de l’enfant retenait abusivement leur fille en République de Moldova.
7. Le 8 décembre 2015, le ministère roumain de la Justice transmit au ministère du Travail, de la Protection Sociale et de la Famille de la République de Moldova (« le ministère moldave ») la demande du requérant relative au retour immédiat de l’enfant, en application des dispositions de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (« la Convention de La Haye »).
8. Le 16 décembre 2015, le ministère moldave, en tant qu’autorité centrale chargée de l’application de la Convention de La Haye, saisit l’autorité tutélaire de Chișinău. Cette dernière rendit, le 6 mai 2016, un avis concluant qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de rester avec sa mère.
9. Entre-temps, le 21 mars 2016, le ministère moldave avait informé le ministère roumain de la Justice que le retour de l’enfant en Roumanie n’était pas possible. S’appuyant sur l’article 13 lettre b) de la Convention de La Haye, il indiquait que l’enfant continuait d’être allaitée et que la séparation de sa mère n’était pas dans son intérêt supérieur.
10. Le 28 mars 2017, le ministère moldave engagea une procédure aux fins d’obtenir une décision de justice ordonnant le retour de l’enfant. Parmi ses arguments, il nota qu’au moment de la saisine par le requérant du ministère roumain de la Justice, le droit de garde était exercé conjointement par les deux parents et que la mère de l’enfant avait enfreint ce droit. Il ajouta enfin que ni lui, ni les autorités locales tutélaires ne sont compétentes pour examiner les demandes visant le retour des enfants.
11. Le 18 décembre 2017, le tribunal de Chișinău refusa d’ordonner le retour de l’enfant. Se fondant sur plusieurs dispositions de la Convention de La Haye, en particulier les articles 3, 12, 13, 20, il motiva que la demande avait été formulée par l’autorité moldave compétente plus d’un an et six mois après le refus de la mère de retourner en Roumanie et que l’enfant s’était déjà intégrée dans son nouveau milieu, habitant plus de deux ans avec sa mère au domicile des grands-parents. Le tribunal estima qu’il ne pouvait considérer la Roumanie comme l’État de la résidence habituelle de l’enfant, compte tenu du très jeune âge de celle-ci au moment où elle avait quitté ce pays. Il jugea enfin que, compte tenu du fait que l’enfant avait moins de trois ans, une éventuelle séparation de sa mère, qui prenait soin d’elle depuis son arrivée en République de Moldova, entrainerait du stress pour l’enfant.
12. Le requérant interjeta appel contre ce jugement. Il releva, entre autres, que le motif relatif à l’intégration dans le nouveau milieu ne lui était imputable dans la mesure où il avait déployé des efforts suffisants pour exercer ses droits et obligations parentales.
13. Le 14 juin 2018, la cour d’appel de Chișinău rejeta comme mal fondé l’appel du requérant.
14. Par une décision définitive du 27 mars 2019, la Cour suprême de justice confirma, sur recours du requérant, la décision de la cour d’appel du 14 juin 2018.
III. La procédure relative au divorce et au droit de garde de l’enfant
15. Dans l’intervalle, en février 2016, la mère de l’enfant avait engagé une action de divorce devant les instances judiciaires moldaves. Elle demandait également la garde de l’enfant.
16. Le 15 aout 2017, le requérant avait formulé, sur le fondement de l’article 16 de la Convention de La Haye, une demande d’ajournement de cette procédure dans l’attente de l’issue de la procédure relative au retour de l’enfant. Le 16 aout 2017, le tribunal de Chișinău rejeta cette demande.
17. Par une décision définitive de la Cour suprême de justice du 24 octobre 2018, le mariage fut dissout et le droit de garde de l’enfant fut accordé à la mère.
LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
18. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention de La Haye, à laquelle la République de Moldova est Partie contractante (date de l’entrée en vigueur : le 1er juillet 1998), sont exposées dans l’arrêt X c. Lettonie ([GC], no 27853/09, § 34, CEDH 2013).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
19. Le requérant dénonce une atteinte à son droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Il allègue que les autorités moldaves, saisies de la demande de retour immédiat de sa fille, n’ont pas pris les mesures nécessaires et adéquates pour la mise en œuvre des dispositions de la Convention de La Haye. Invoquant l’article 6 de la Convention, il se plaint également que la durée de la procédure interne visant le retour de l’enfant a été excessive.
20. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner les griefs soulevés par le requérant sous l’angle du seul article 8 de la Convention (Phostira Efthymiou et Ribeiro Fernandes c. Portugal, no 66775/11, § 30, 5 février 2015, et M.V. c. Pologne, no 16202/14, § 57, 1er avril 2021).
L’article 8 de la Convention dispose, dans sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (…) familiale (…). »
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il avance que le requérant aurait dû engager devant les juridictions moldaves une action civile afin d’obtenir la reconnaissance des décisions de justice roumaines ayant établi son droit de visite à l’égard de l’enfant. Alternativement, il argue que celui-ci aurait dû demander aux autorités moldaves d’établir un planning des visites. Le Gouvernement soutient que cette omission du requérant a privé les autorités internes de la possibilité de remédier à la violation alléguée de la Convention.
22. Le requérant retorque que le grief qu’il soulève dans cette affaire ne relève pas du droit de visite, mais du non-retour de sa fille retenue par la mère. Il rappelle que dans cette affaire, il dénonce la mauvaise application par les juridictions nationales moldaves des dispositions de la Convention de La Haye et le non-respect par les autorités moldaves des obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 8 de la Convention.
23. La Cour observe qu’en l’espèce, la procédure relative au retour de l’enfant s’est achevée par la décision définitive de la Cour suprême de justice du 27 mars 2019 (paragraphe 14 ci-dessus). Dans la mesure où le requérant se plaint d’une violation de son droit au respect de sa vie familiale en raison, notamment, des défaillances de la procédure en cause, la Cour estime que le requérant a satisfait à la condition de l’épuisement des voies de recours internes. Partant, elle rejette l’exception soulevée.
24. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
25. Le requérant reproche aux autorités moldaves, invitées à se prononcer sur la demande de retour de sa fille, de ne pas avoir agi avec diligence et célérité, en violation de la Convention de La Haye et de l’article 8 de la Convention. Il déplore notamment le délai, excessif selon lui, qu’il a fallu à l’autorité responsable de l’application de la Convention de La Haye pour saisir les instances judiciaires de la demande de retour de l’enfant. Il souligne également que la durée de la procédure judiciaire visant le retour a eu des conséquences néfastes sur la relation père-enfant, compte tenu du très jeune âge de l’enfant. De l’avis du requérant, le cumul des négligences dont ont fait preuve les autorités moldaves dans la mise en œuvre de la Convention de La Haye entraîne une violation de l’article 8 de la Convention.
26. Le Gouvernement soutient qu’il n’a pas eu d’ingérence dans le droit du requérant garanti par l’article 8 de la Convention dans la mesure où les juridictions nationales n’ont pas jugé que le non-retour de l’enfant était illicite. De plus, il avance que les autorités en question ont entrepris les démarches adéquates et suffisantes aux termes de la Convention de La Haye. Enfin, il estime que la procédure en cause n’a connu aucun retard.
27. Les principes relatifs à la question du rapport entre la Convention et la Convention de La Haye, la portée de l’examen par la Cour des requêtes visant au non-retour de l’enfant, l’intérêt supérieur de l’enfant et les obligations procédurales des États en la matière sont énoncés dans l’arrêt X c. Lettonie (précité, §§ 93-108), ainsi que dans un certain nombre d’autres arrêts (voir, parmi d’autres, Monory c. Roumanie et Hongrie, no 71099/01, §§ 72 et 73, 5 avril 2005; Iosub Caras c. Roumanie, no 7198/04, §§ 34 et 38, 27 juillet 2006; Adžić c. Croatie, no 22643/14, §§ 93-95, 12 mars 2015; et M.V., précité, § 74).
28. La Cour constate, à titre liminaire, qu’il n’est pas contesté en l’espèce que le lien entre le requérant et son enfant relève d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention.
29. Ensuite, elle souligne que l’action en retour de l’enfant a été engagée par le ministère moldave le 28 mars 2017, soit un peu plus d’un an et trois mois après avoir été saisi de la demande de retour de l’enfant (paragraphe 7 ci-dessus). Constatant une inactivité totale, à savoir entre le 8 décembre 2015 et le 28 mars 2017, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas agi avec la diligence requise (comparer avec Vilenchik c. Ukraine, no 21267/14, § 55 in fine, 3 octobre 2017). La lettre du ministère moldave adressée, le 21 mars 2016, au ministère roumain de la Justice et estimant impossible le retour de l’enfant en Roumanie n’affecte pas cette appréciation de la Cour dans la mesure où le ministère moldave lui-même, lors de la saisine du tribunal avec la demande de retour, s’est positionné comme n’ayant pas compétence pour décider en la matière (paragraphe 10 ci-dessus).
30. La Cour note, en outre, que les juridictions internes saisies de l’affaire ont rendu une décision définitive après deux ans à partir de l’introduction de l’action en justice (paragraphes 10 et 14 ci-dessus). Même si le délai de six semaines prévues à l’article 11 paragraphe 2 de la Convention de La Haye n’est pas obligatoire (Iosub Caras, précité, § 38), de l’avis de la Cour, le dépassement de ce délai de plus d’un an, dix mois et deux semaines ne saurait être considéré, en l’espèce, comme conforme à l’obligation positive d’agir rapidement dans le cadre d’une procédure de retour de l’enfant (Adžić, précité, § 97). Aucune explication pertinente n’a été fournie par le Gouvernement pour justifier un tel retard substantiel. Dans le cas présent, il s’ensuit que le temps qu’il a fallu aux juridictions internes pour adopter la décision finale n’a pas répondu à l’urgence de la situation (Iosub Caras, précité, § 39).
31. Dans de pareilles affaires, tout retard dans la procédure risque de trancher en fait, avant les débats, la question dont les juridictions se trouvent saisies (Adžić, précité, § 93). Dès lors, aux yeux de la Cour, la durée de la procédure, en l’occurrence, a été décisive pour l’issue de l’affaire et les relations futures du père avec son enfant.
32. A la lumière de ces considérations et de la durée globale de la procédure d’environ trois ans et trois mois, nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour arrive à la conclusion que les autorités internes n’ont pas agi avec la diligence exceptionnelle requise dans les affaires visant les relations entre le parent et son enfant et qu’elles ne se sont pas acquittées de leurs obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention (ibidem).
33. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
34. Enfin, la Cour relève que, l’enfant ayant perdu le contact avec son père à l’âge d’un peu plus de six mois et ayant vécu avec sa mère en République de Moldova pendant plus de six ans, le présent arrêt ne doit en aucun cas être interprété dans le sens qu’il suggère que l’État défendeur prenne des mesures pour ordonner le retour de l’enfant en Roumanie (M.V., précité, § 82).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
35. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
36. Le requérant demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
37. Il réclame également 2 210 euros (EUR) au titre des frais et dépens engagés au niveau interne et devant la Cour. Il produit copies des justificatifs de paiement ainsi qu’un décompte horaire détaillé du travail presté par son représentant devant la Cour pour la présente affaire.
38. Le Gouvernement conteste ces sommes.
39. La Cour estime que le requérant a dû subir un préjudice certain en raison de la violation constatée ci-dessus. Statuant en équité, elle lui octroie 4 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
40. Pour ce qui est de la demande présentée au titre des frais et dépens et compte tenu des documents en sa possession, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme intégrale demandée, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 2 210 EUR (deux mille deux cent dix euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 décembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Carlo Ranzoni
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le décembre 15, 2021 par loisdumonde
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