Abdi Ibrahim c. Norvège [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 257
Décembre 2021

Abdi Ibrahim c. Norvège [GC] – 15379/16

Arrêt 10.12.2021 [GC]

Article 8
Article 8-1
Respect de la vie familiale

Des insuffisances dans le processus décisionnel ayant entraîné la rupture des liens mère-enfant, dans un contexte de différences culturelles et religieuses entre la mère et les parents adoptifs : violation

En fait – La requérante, une ressortissante somalienne, reçut le statut de réfugié en Norvège en juin 2010 ; elle était accompagnée de son fils, X, qui était né quelques mois plus tôt au Kenya. En décembre 2010, X fit l’objet d’un placement d’urgence par les services sociaux. À la suite d’une décision rendue par le conseil des affaires sociales du comté (« le conseil ») durant ce même mois, il fut ensuite placé dans une famille chrétienne dans le cadre d’un régime d’accueil ordinaire, alors que sa mère avait indiqué qu’il devait être confié soit à ses cousins soit à une famille somalienne ou musulmane. La requérante se vit accorder le droit de rendre quatre visites supervisées par an à X. Elle fit appel et en septembre 2011 le tribunal de district confirma l’ordonnance de placement et porta le régime de visite à six visites d’une heure par an. Elle ne chercha pas à contester cette décision. En septembre 2013, les services sociaux demandèrent que la famille d’accueil fût autorisée à adopter X, ce qui aurait pour conséquence de priver la requérante de son droit de visite et de ses droits parentaux à l’égard de son fils. La requérante fit appel : elle ne demanda pas à ce que X lui fût restitué, celui-ci vivant depuis longtemps chez ses parents d’accueil auxquels il s’était attaché, mais elle sollicita un droit de visite afin que l’enfant pût conserver un lien avec ses racines culturelles et religieuses. En dernière instance, en mai 2015, la cour d’appel autorisa l’adoption de X, après avoir examiné, entre autres, les questions que soulevait le projet d’adoption sur le plan ethnique, culturel et religieux. La requérante se vit refuser le droit de saisir la Cour suprême d’un recours.

La requérante invoquait les articles 8 et 9 de la Convention, ainsi que l’article 2 du Protocole no 1. Dans un arrêt rendu le 17 décembre 2019, une chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y avait eu violation de l’article 8. L’affaire fut renvoyée devant la Grande Chambre à la demande de la requérante.

En droit –

a) Sur l’objet du litige – Telle que délimitée par la décision de la chambre sur la recevabilité, l’affaire se circonscrit aux griefs formulés par la requérante relativement à la déchéance de son autorité parentale et à l’autorisation d’adoption, et donc à la procédure et aux décisions internes intervenues sur la période allant de 2013 à 2015. Elle nécessite toutefois de s’intéresser aussi à la procédure et aux décisions intervenues sur la période allant de 2010 à 2011 concernant le placement en famille d’accueil et les droits de visite de la requérante.

b) Sur la qualification juridique des griefs de la requérante – Les griefs formulés par la requérante sous l’angle des dispositions invoquées concernent tous le même type de mesures, qui, au vu de la jurisprudence de la Cour, a invariablement été examiné sous le seul angle de l’article 8 de la Convention. Il se pose la question de savoir si et dans quelle mesure les griefs formulés par la requérante appellent l’application de l’article 9 de la Convention et/ou de l’article 2 du Protocole no 1. Les organes de la Convention ont en certaines occasions eu à examiner, en plus du grief porté sur le terrain de l’article 8 de la Convention, des griefs qui étaient formulés sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 au sujet du choix d’une famille d’accueil. Ils n’ont toutefois pas défini la portée de cette disposition, se contentant d’affirmer que les autorités devaient dûment tenir compte du droit des parents en découlant. La Grande Chambre juge qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la présente espèce sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1 étant donné que, premièrement, la plupart des affaires examinées sous l’angle de cette disposition ainsi que les principes y afférents élaborés dans la jurisprudence de la Cour concernent les obligations incombant à l’État dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement institutionnalisés et, deuxièmement, la requérante n’avait pas invoqué cette disposition dans sa requête initiale devant la Cour telle qu’elle avait été déclarée recevable par la chambre.

En vertu de l’article 9, pour un parent, élever son enfant conformément à ses propres convictions religieuses ou philosophiques peut être considéré comme une manière de « manifester sa religion ou sa conviction (…) par (…) l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ». Il est clair que lorsque l’enfant vit avec son parent biologique, ce dernier peut exercer dans sa vie quotidienne les droits qu’il tient de l’article 9 par la façon dont il exerce les droits découlant de l’article 8. Dans une certaine mesure, il peut aussi continuer de le faire lorsque l’enfant a été pris en charge d’office par l’autorité publique, par exemple en assumant l’autorité parentale ou en usant d’un droit de visite destiné à faciliter la réunification de la famille. La prise en charge d’office d’un enfant entraîne inévitablement des restrictions à la liberté du parent biologique de manifester sa religion ou d’autres convictions philosophiques dans l’éducation qu’il donne à l’enfant. Il se justifie néanmoins de considérer le grief de la requérante concernant l’effet préjudiciable du choix de la famille d’accueil au regard de son souhait de voir X élevé dans la foi musulmane comme faisant partie intégrante de son grief relatif à son droit au respect de sa vie familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention, interprété et appliqué à la lumière de l’article 9, et non comme soulevant une question distincte.

c) Sur l’article 8 lu à la lumière de l’article 9 – Les mesures litigieuses ont été constitutives d’une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie familiale, elles étaient prévues par la loi et elles poursuivaient les buts légitimes de la protection de la « morale et de la santé » de son fils X ainsi que des « droits » de celui-ci. Dès lors, la question cruciale est celle de savoir si elles étaient « nécessaires dans une société démocratique », et notamment si les autorités internes ont dûment pris en compte les intérêts de la requérante tels que protégés par la liberté garantie à l’article 9. Cette approche concorde avec la norme qui se trouve reflétée, entre autres, dans le texte de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, et notamment son article 20 (3), qui dispose qu’il doit être dûment tenu compte, entre autres, de l’origine ethnique, religieuse et culturelle de l’enfant. Elle correspond en substance aux exigences de la Convention et s’y conforme.

La cour d’appel a admis l’opinion exprimée par la requérante à l’époque des faits, à savoir que le maintien de la mesure de placement de X répondrait à l’intérêt supérieur de celui-ci. Il apparaît donc qu’à l’époque de la procédure litigieuse, l’intérêt pour la requérante à éviter une adoption découlait principalement du caractère définitif et irréversible de cette mesure et du fait qu’une adoption entraînerait la conversion religieuse de son fils, qui allait à l’encontre de ses propres souhaits. Les parents d’accueil n’ayant pas voulu d’un régime « d’adoption ouverte » autorisant les visites après l’adoption, une adoption aurait eu pour conséquence de priver, de facto et de jure, la requérante de tout droit d’avoir des contacts avec son enfant à l’avenir. Bien que la requérante ait admis que X pouvait rester en famille d’accueil et indépendamment du point de savoir si les autorités internes avaient eu raison d’envisager pour X un placement à long terme si celui-ci n’était pas adopté, l’intéressée et son fils pouvaient toujours prétendre à leur droit au respect de la vie familiale en vertu de l’article 8 de la Convention. Le fait que la requérante n’a pas demandé la réunification de la famille n’exonérait pas les autorités de leur obligation générale de tenir compte de l’intérêt supérieur de X à conserver des liens familiaux avec la requérante, de préserver leurs relations personnelles et, par voie de conséquence, de leur offrir une possibilité d’avoir des contacts l’un avec l’autre pour autant que cela était raisonnablement réalisable et compatible avec l’intérêt supérieur de X.

Les procédures devant le conseil et les juridictions internes ont été approfondies et méticuleuses, et se sont notamment appuyées sur la déposition d’experts psychologues. Le processus qui a abouti au retrait de l’autorité parentale et à l’autorisation de l’adoption révèle toutefois que les autorités internes n’ont pas cherché à se livrer à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa famille biologique. Au lieu de s’efforcer de concilier les deux ensembles d’intérêts en jeu, elles se sont concentrées sur les intérêts de l’enfant et elles n’ont pas attaché suffisamment de poids au droit de la requérante au respect de sa vie familiale, et en particulier à l’intérêt mutuel de la mère et de l’enfant à maintenir des liens familiaux et des relations personnelles et, par conséquent, à la possibilité pour eux de garder le contact. Dans ce contexte, la Cour n’est pas convaincue que les autorités internes compétentes aient dûment pris en compte l’incidence potentielle du fait que la requérante n’avait pas demandé l’annulation de l’ordonnance de placement mais qu’elle s’était simplement opposée à l’adoption au motif qu’elle souhaitait conserver le droit de voir son enfant.

La cour d’appel s’étant dans une large mesure appuyée dans sa décision sur une appréciation de l’attachement développé par X à l’endroit de sa famille d’accueil, la base factuelle sur laquelle a reposé cette appréciation fait ressortir des insuffisances dans le processus décisionnel. Elle a statué dans un contexte où les contacts entre la requérante et X étaient en réalité demeurés très rares dès lors que X avait été placé. Les rares rencontres qui avaient eu lieu entre la requérante et X après la délivrance de l’ordonnance de placement n’ont fourni que peu d’éléments permettant de savoir clairement si la décision de refuser à la requérante tout droit de voir son enfant à l’avenir correspondait à l’intérêt supérieur de celui-ci, tel que cet intérêt se présentait lorsque la décision litigieuse a été prise. De plus, la décision s’est essentiellement attachée aux effets potentiels d’un retrait de X à ses parents d’accueil et de son retour éventuel auprès de la requérante plutôt qu’aux raisons qui ont conduit à mettre fin à tout contact entre X et la requérante. Ainsi, il apparaît que la cour d’appel a accordé davantage d’importance à l’opposition exprimée par les parents d’accueil à une « adoption ouverte » qu’à l’intérêt de la requérante à disposer d’une possibilité de poursuivre sa vie familiale avec son enfant grâce aux visites. En outre, la Cour émet des réserves quant à l’importance que la cour d’appel a donnée à la nécessité de faire obstacle à toute possibilité pour la requérante de recourir un jour à des voies de droit pour contester l’ordonnance de placement ou le régime de visite ; l’exercice de voies de recours judiciaires par les parents biologiques ne saurait automatiquement être considéré comme un élément jouant en faveur de l’adoption et l’exercice des droits procéduraux fait partie intégrante de leur droit au respect de la vie familiale tel que garanti par l’article 8.

La cour d’appel a reconnu que l’intérêt à favoriser l’attachement de X à l’environnement de sa famille d’accueil devait aussi être mis en balance avec des aspects liés à l’appartenance ethnique, à la culture et à la religion, ainsi qu’avec la question de la conversion religieuse, particulièrement à la lumière des différences confessionnelles entre la requérante et les parents adoptifs potentiels. À cet égard, elle a recueilli la déposition de deux experts, elle a examiné les sources du droit international – en particulier l’article 20 § 3 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant – et elle a aussi cherché à savoir comment la requérante vivrait une adoption au regard de ses valeurs religieuses. Elle a supposé – compte tenu du manque criant de parents d’accueil issus des minorités – qu’aucune famille d’accueil issue d’une culture plus proche de celle de la requérante n’était alors disponible. De surcroît, la cour d’appel s’est intéressée à ce que l’on pouvait considérer comme les propres valeurs de X au moment de l’adoption éventuelle, à la lumière de l’éducation que lui avaient donnée ses parents d’accueil, et elle a observé que les différences religieuses en cause pouvaient de la même façon engendrer des difficultés en cas de maintien en famille d’accueil. Elle a conclu qu’il y avait lieu d’accorder une importance décisive à la manière dont une adoption clarifierait la situation, consoliderait le développement de l’identité de X et placerait celui-ci sur un pied d’égalité avec les autres membres de la famille dans laquelle il vivait. Enfin, il ressort également de la motivation exposée par la cour d’appel que le choix de la famille d’accueil qui avait été opéré en 2010 avait une incidence significative sur ce qui était considéré comme l’intérêt supérieur de X au moment où cette juridiction devait, en 2015, livrer son appréciation relative à l’autorisation de l’adoption.

La Cour note que finir par trouver une famille d’accueil correspondant aux origines culturelles et religieuses de la requérante ne constituait pas le seul moyen d’assurer le respect des droits de celle-ci garantis par l’article 8 de la Convention, tel qu’interprété à la lumière de l’article 9. À cet égard, les autorités internes étaient tenues par une obligation de moyen, et non de résultat. Sur la base des informations disponibles, la Cour ne peut pas non plus douter du fait que l’action des autorités a aussi revêtu la forme d’efforts, qui se sont finalement révélés infructueux, visant à trouver pour X dès le départ une famille d’accueil plus adaptée dans cette perspective. La Grande Chambre estime toutefois, à l’instar de la chambre, que les dispositions qui ont été prises par la suite concernant la possibilité pour la requérante d’avoir des contacts réguliers avec son enfant, qui ont culminé avec la décision d’autoriser l’adoption de X, n’ont pas dûment tenu compte de l’intérêt de la requérante à ce qu’il fût permis à X de garder au moins certains liens avec ses racines culturelles et religieuses.

Par conséquent, les raisons avancées à l’appui de la décision litigieuse n’étaient pas suffisantes pour démontrer que les circonstances de cette affaire étaient si exceptionnelles qu’elles justifiaient une rupture complète et définitive des liens entre X et la requérante, ou que la décision rendue à cette fin était motivée par une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de X. Au vu de la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu, le processus décisionnel ayant conduit à la rupture définitive des liens de la requérante avec X n’a pas dûment pris en compte l’ensemble des vues et des intérêts de la requérante.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : pas de demande.

Article 46 : dans les affaires de ce type, de manière générale, l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer une considération primordiale, y compris lorsque la Cour doit envisager d’indiquer des mesures individuelles en vertu de l’article 46 de la Convention. X et ses parents adoptifs mènent actuellement une vie familiale ensemble, et des mesures individuelles pourraient en fin de compte entraîner une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de cette vie familiale. Il s’ensuit que les faits et les circonstances pertinents pour l’article 46 de la Convention pourraient soulever des problèmes nouveaux, qui ne sont pas abordés dans le présent arrêt sur le fond. De plus, bien que la requérante n’ait pas demandé de mesure présentant un caractère plus général, la Cour observe que, pour autant qu’un certain problème systémique puisse être en cause, le Gouvernement défendeur a démontré qu’il déploie des efforts pour exécuter les arrêts rendus par la Cour relativement à différents types de mesures de protection de l’enfance et dans lesquels elle a constaté des violations de l’article 8, et qu’il a entrepris de mettre en application une nouvelle législation. Pour les raisons susmentionnées, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’indiquer de mesures au titre de l’article 46 de la Convention.

(Voir aussi Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], 37283/13, 10 septembre 2019, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le décembre 10, 2021 par loisdumonde

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