La requérante alléguait que la déchéance de son autorité parentale à l’égard de son fils, X, lequel avait été placé dans une famille d’accueil ayant des convictions religieuses différentes des siennes, et l’autorisation donnée à cette famille d’adopter X avaient emporté violation des articles 8 et 9 de la Convention.
GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE ABDI IBRAHIM c. NORVÈGE
(Requête no 15379/16)
ARRÊT
Art 8 lu à la lumière de l’art 9 • Respect de la vie familiale • Des insuffisances dans le processus décisionnel ayant entraîné la rupture des liens mère-enfant, dans un contexte de différences culturelles et religieuses entre la mère et les parents adoptifs • Poids insuffisant attaché à l’intérêt mutuel de la mère et de l’enfant à maintenir des liens familiaux et des relations personnelles par le biais de visites • Absence de prise en compte adéquate de l’intérêt de la mère à ce qu’il fût permis à son fils de conserver des liens avec ses racines culturelles et religieuses
STRASBOURG
10 décembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abdi Ibrahim c. Norvège,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Ksenija Turković,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Paul Lemmens,
Ganna Yudkivska,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay,
Arnfinn Bårdsen,
Peeter Roosma, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 septembre et 6 octobre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15379/16) dirigée contre le Royaume de Norvège et dont une ressortissante somalienne, Mme Mariya Abdi Ibrahim (« la requérante »), a saisi la Cour le 17 mars 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représentée par Me A. Lutina, avocate à Oslo. Le gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Emberland, du bureau de l’avocat général (affaires civiles).
3. La requérante alléguait que la déchéance de son autorité parentale à l’égard de son fils, X, lequel avait été placé dans une famille d’accueil ayant des convictions religieuses différentes des siennes, et l’autorisation donnée à cette famille d’adopter X avaient emporté violation des articles 8 et 9 de la Convention.
4. Le 20 septembre 2016, la requête fut communiquée au Gouvernement. Le gouvernement tchèque fut autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour).
5. Le 17 décembre 2019, une chambre de la deuxième section composée de Robert Spano, président, Marko Bošnjak, Valeriu Griţco, Egidijus Kūris, Ivana Jelić, Arnfinn Bårdsen et Darian Pavli, juges, ainsi que de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section, estima à l’unanimité que toutes les allégations de la requérante devaient être examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention, déclara que le grief présenté sur le terrain de l’article 8 était recevable et conclut qu’il y avait eu violation de cette disposition.
6. Le 17 mars 2020, la requérante demanda le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Elle présenta également une demande en révision de l’arrêt rendu par la chambre.
7. Le 21 avril 2020, la chambre écarta la demande en révision de son arrêt.
8. Le 11 mai 2020, le collège de la Grande Chambre fit droit à la demande de renvoi devant la Grande Chambre.
9. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
10. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
11. Le président de la Grande Chambre a autorisé les gouvernements danois et turc, le Centre AIRE ainsi que les parents adoptifs de X à intervenir dans la procédure écrite. Le gouvernement tchèque a été informé que l’autorisation d’intervenir qui lui avait été accordée devant la chambre était prorogée devant la Grande Chambre. Lesdits tiers intervenants ont soumis des observations devant la Grande Chambre.
12. Une audience a eu lieu au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 27 janvier 2021 (article 59 § 3 du règlement). En raison de la crise sanitaire résultant de l’épidémie de Covid-19, elle s’est déroulée par visioconférence. L’enregistrement vidéo de l’audience a été mis en ligne le lendemain sur le site Internet de la Cour.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. M. Emberland agent,
Mme H. Lund Busch coagente,
Mme T. Oulie-Hauge
Mme L.I. Gjone Gabrielsen
M. E. Bolstad Pettersen
Mme H. Bautz-Holter Geving
Mme C. Kullman Five conseillers ;
– pour la requérante
Mme A. Lutina conseil,
Mme M. Abdi Ibrahim requérante,
M. P. Henriksen
M. M. Andenæs
M. E. Bjørge conseillers.
La Cour a entendu Mme Lutina et M. Emberland en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
13. La requérante est née en Somalie en 1993. En 2009, elle quitta son domicile, seule, alors qu’elle attendait un enfant dont le père était originaire de la même ville qu’elle. Elle n’était pas mariée avec le père et celui-ci ne reconnaissait pas la paternité. Elle se rendit chez son oncle au Kenya et, en novembre 2009, elle y donna naissance à son fils, X, dans des conditions traumatisantes. Elle était elle-même encore mineure au moment de sa grossesse et de l’accouchement.
14. En février 2010, la requérante quitta le Kenya avec X. Ils se rendirent d’abord en Suède, puis en Norvège, où ils demandèrent l’asile dans le courant de ce même mois. Par une décision du 4 juin 2010, les autorités accordèrent à la requérante un permis de séjour temporaire ainsi que le statut de réfugié en Norvège. Deux cousins de l’intéressée vivent dans ce pays.
15. En quête d’une aide pour les soins à donner à X, la requérante s’installa avec celui-ci dans une résidence d’accueil parents-enfants (« l’établissement parents-enfants ») le 21 septembre 2010. Le 28 septembre 2010, l’établissement, estimant que X était en danger lorsqu’il était laissé à la garde de sa mère, adressa un signalement de situation préoccupante (« bekymringsmelding ») aux services de protection de l’enfance. Le signalement se terminait ainsi :
« de l’avis de [l’établissement parents-enfants], la vie de X aurait été en danger si le personnel ne l’avait pas protégé pendant son séjour. Nous estimons que notre structure ne nous permet pas d’apporter une protection suffisante à l’enfant et nous pensons également que celui-ci est en souffrance. »
Selon l’établissement, la requérante avait été informée de ces inquiétudes, avec l’assistance d’un interprète, la veille de l’envoi du signalement.
16. Il ressort des comptes rendus de conversations téléphoniques versés au dossier ouvert par les services de protection de l’enfance que tant avant l’arrivée de la requérante et de X à l’établissement parents-enfants qu’à la fin de leur séjour, diverses recherches aux fins de trouver des familles somaliennes susceptibles d’accueillir l’enfant avaient été entreprises.
17. X fut alors placé en accueil d’urgence chez une assistante familiale norvégienne, après avoir séjourné pendant une semaine dans l’établissement parents-enfants. Le procès-verbal d’une réunion qui se tint le 11 octobre 2010 au domicile de l’assistante familiale d’urgence indique que les services de placement devaient avoir une entrevue avec une Somalienne que la requérante décrivait comme étant sa sœur et qui était censément disposée à accueillir X. Ce procès-verbal révèle également que les services de placement devaient vérifier si un autre couple de Somaliens sans enfant pouvait être candidat à l’accueil de X. Il expose en outre que ces services devaient déterminer s’il existait dans la région de Norvège concernée des familles somaliennes qui avaient suivi et achevé le programme de formation « PRIDE » (« Parents, Ressources, Information, Développement, Éducation », qui était notamment destiné aux personnes souhaitant devenir parents d’accueil) et qui auraient été prêtes à envisager de prendre X en charge. Le Gouvernement a en outre présenté à la Cour un document daté du 13 août 2020 indiquant que les services de protection de l’enfance avaient aussi envisagé la possibilité de placer X dans une famille musulmane afghane qui avait terminé le programme PRIDE, mais qu’ayant pris connaissance de différences culturelles majeures entre les Somaliens et les Afghans, ils avaient décidé de ne pas le faire.
18. L’entrevue susmentionnée avec la femme somalienne eut lieu le 14 octobre 2010. Selon le compte rendu ultérieurement dressé par les services de placement, l’intéressée donna l’impression d’être une mère qui s’occupait bien de ses deux enfants. Son logement fut toutefois considéré comme impropre à l’accueil d’un enfant supplémentaire, et les services de placement doutaient qu’elle disposât du surcroît de temps et d’énergie dont elle aurait eu besoin pour prendre en charge un nouvel enfant, étant donné qu’il s’agissait d’une mère seule qui élevait déjà deux jeunes enfants.
19. Le 6 novembre 2010, les services municipaux prièrent le conseil des affaires sociales du comté (fylkesnemnda for barnevern og sosiale saker) de délivrer une ordonnance de placement. La requérante s’y opposa et demanda à titre subsidiaire que X fût placé chez sa cousine ou dans une famille d’accueil somalienne ou musulmane.
20. Dans la décision qu’il rendit le 10 décembre 2010, le conseil des affaires sociales conclut que les conditions requises pour la délivrance d’une ordonnance de placement à l’égard de X étaient manifestement réunies et que le soin de choisir la famille d’accueil qui allait recevoir X devait être laissé aux autorités.
21. Le conseil des affaires sociales considéra que la décision de prendre une ordonnance de placement était étayée par la forte probabilité que X fût à ce moment-là un enfant qui présentait un développement psychologique anormal et un trouble de l’attachement, lequel aurait été causé par l’incapacité de la requérante à répondre à ses besoins de sécurité physique et psychologique. Il estima que les éléments disponibles révélaient que X était un enfant perturbé sur le plan affectif, qui n’avait pas développé de relation sécure avec sa mère, et qui, à cette époque, présentait des besoins très importants du fait de sa vulnérabilité psychologique. Il indiqua que la requérante avait reçu une aide et un accompagnement considérables, qui n’avaient toutefois pas produit d’effet significatif sur ses compétences parentales. Il ajouta qu’il s’agissait à l’évidence d’un cas de négligence grave que l’on pouvait raisonnablement qualifier d’inacceptable, indépendamment de toute considération liée à l’origine ethnique, culturelle et linguistique. Il considéra que, dès lors qu’il était établi que la requérante s’était montrée rétive à tout accompagnement (lite veiledbar) et qu’elle avait clairement fait savoir qu’elle ne coopérerait pas avec les services de protection de l’enfance tant que X ne lui serait pas restitué, des mesures d’assistance ne seraient pas de nature à mettre l’enfant à l’abri de nouvelles négligences et ne pouvaient donc pas être préférées à un placement.
22. Au sujet du droit de visite, le conseil estima qu’un régime de quatre brèves visites par an serait approprié. Il releva que l’assistante familiale d’urgence avait déclaré qu’après les visites de sa mère [biologique], X passait des nuits très agitées et qu’elle avait précisé que l’enfant ne dormait pas bien, qu’il se réveillait et pleurait de manière inconsolable, qu’il semblait effrayé et qu’il était alors difficile de rétablir le contact avec lui pour l’apaiser. Il exposa que, selon l’assistante familiale d’urgence, cet état pouvait persister pendant deux à trois nuits, et il considéra que l’on pouvait probablement établir un parallèle avec l’anxiété que le personnel de l’établissement parents-enfants (paragraphe 15 ci-dessus) avait observée chez X lorsque celui-ci se trouvait en présence de la requérante. Il jugea qu’il importait d’éviter ce type de réactions après les visites, qu’il fallait veiller à ne pas freiner le développement de X au sein de sa famille d’accueil en lui imposant constamment des visites qui le perturberaient considérablement et qu’il ne fallait pas non plus que ces visites fussent trop longues. Il ajouta que ces visites devaient impérativement se dérouler sous surveillance si l’on voulait assurer la sécurité physique et mentale de X. Il déclara qu’il autorisait ainsi les services de protection de l’enfance à superviser les visites de la manière qu’ils jugeaient la plus adéquate.
23. Concernant le choix de la famille d’accueil, le conseil exposa que l’objectif premier devait être de trouver un foyer qui saurait répondre au besoin considérable de sécurité psychologique et de stabilité que présentait X. Il précisa que celui-ci avait jusque-là connu des perturbations affectives telles qu’il serait probablement nécessaire de choisir pour lui une famille d’accueil « assistée » (c’est-à-dire recevant une assistance et un soutien supplémentaires), et que compte tenu de son âge et de son stade de développement, il était urgent de trouver une famille en mesure de répondre à tous ses besoins. Le conseil nota qu’il fallait au plus tôt retirer X à l’assistante familiale d’urgence pour le confier à une famille d’accueil à l’égard de laquelle il pourrait développer le meilleur attachement possible, et que plus il resterait chez l’assistante familiale et plus son arrivée dans sa nouvelle famille serait ensuite source de stress pour lui.
24. Le conseil considéra que l’attachement délétère que X nourrissait à l’égard de la requérante militait contre un placement chez la cousine de celle-ci. Il exposa que les interactions avec la requérante avaient jusque-là montré que celle-ci ne comprendrait pas la finalité des restrictions apportées aux contacts avec son fils dans l’hypothèse où celui-ci vivrait chez une parente, et qu’il supposait que si la requérante n’était pas tenue à l’écart de la famille d’accueil, le bon développement de X s’en trouverait menacé. Il ajouta que la cousine n’avait de contacts avec la requérante que depuis très peu de temps et qu’elle avait déjà fort à faire puisqu’elle élevait seule ses deux enfants.
25. Bien que l’article 4-15 de la loi sur la protection de l’enfance disposât qu’il y avait lieu de tenir dûment compte de l’origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique d’un enfant au moment de choisir un placement pour lui (paragraphe 61 ci-dessous), le conseil dit qu’il pensait qu’il était en l’espèce plus important de veiller à ce que la considération primordiale exposée dans ce même article fût prise en compte. La loi sur la protection de l’enfance posait en effet pour point de départ la nécessité de choisir un placement adapté aux spécificités de l’enfant et à son besoin d’être pris en charge et éduqué dans un environnement stable. Le conseil expliqua, comme il l’avait déjà indiqué, que X présentait, selon les dires de tous, une fragilité affective et que son intérêt supérieur dictait en priorité qu’il amorçât le travail vital lui permettant de remédier à cet état de fait dans un nouveau foyer.
26. Le conseil déclara que l’idéal serait que les services de protection de l’enfance, en coopération avec l’office de l’enfance, de la jeunesse et de la famille (Barne-, ungdoms- og familieetaten – Bufetat), réussissent à trouver une famille d’accueil qui fût jugée à la hauteur de cette mission et qui pût aussi correspondre aux spécificités ethniques, religieuses, culturelles et linguistiques à prendre en considération dans cette affaire. Il ajouta qu’il espérait donc que cette option serait examinée pour autant que les délais le permettaient, mais qu’il laissait aux services de protection de l’enfance le soin de choisir une solution de placement. Il indiqua que si une famille d’accueil d’origine norvégienne était retenue, il faudrait veiller à inculquer à X la connaissance souhaitable de la langue, de la culture et de la religion de sa mère – la requérante – dans toute la mesure où l’on pouvait y parvenir sans faire obstacle à son bon développement au sein de sa famille d’accueil.
27. Le 13 décembre 2010, X fut confié à une famille d’accueil norvégienne et chrétienne, membre de l’église évangélique libre de Norvège et de la société missionnaire norvégienne. Le compte rendu d’une entrevue avec la requérante qui eut lieu trois jours plus tard, le 16 décembre 2010, renfermait les passages suivants :
« La mère veut que [X] vive dans une famille somalienne, elle a entendu parler d’une famille à (…) qui accueille des enfants placés. Ou bien (…), il [pourrait], si possible, vivre chez (…) à (…) [Une travailleuse sociale] lui fait savoir qu’il n’a malheureusement pas été possible de trouver une famille somalienne susceptible de recevoir [X], et que celui-ci vivra donc désormais dans une famille norvégienne, mais qu’elle s’occupera bien de lui et qu’il vivra très bien chez elle. »
28. La requérante contesta cette décision du conseil des affaires sociales devant le tribunal de district. Pendant l’audience devant cette juridiction, elle renonça à sa demande subsidiaire de voir X placé dans une famille d’accueil somalienne ou musulmane si sa revendication principale, c’est-à-dire la contestation de l’ordonnance de placement, devait ne pas être accueillie.
29. Dans le jugement qu’il rendit le 6 septembre 2011, le tribunal de district confirma la décision du conseil des affaires sociales relativement à l’ordonnance de placement, mais il modifia la décision concernant le régime de visite, lequel fut porté à une heure, six fois par an. Pour justifier sa décision sur le droit de visite, il avança notamment qu’il était nécessaire que X conservât des attaches avec sa culture d’origine et indiqua qu’il pensait qu’à l’époque considérée il était impossible de dire si les aptitudes parentales de la requérante allaient s’améliorer, et donc si l’ordonnance de placement s’inscrirait sur le long terme. Il ajouta cependant que la vulnérabilité de X et son besoin de stabilité et de sérénité ne dictaient pas d’autoriser des visites fréquentes. La Cour ne dispose pas d’informations indiquant que la requérante aurait fait appel du jugement rendu par le tribunal de district.
30. Le 27 juin 2012, une entrevue eut lieu entre la requérante et les services de protection de l’enfance. Le procès-verbal de cette entrevue comportait les informations suivantes :
« La travailleuse sociale demande s’il y a quoi que ce soit d’autre à propos des visites que [la requérante] voudrait modifier – lieu, horaire, etc. [La requérante] pense que l’organisation des visites est convenable et ne veut rien changer maintenant.
De plus, [la requérante] s’oppose à ce que [X] mange du porc et aille à l’église. Ils doivent avoir du respect pour moi et pour ma religion, dit-elle.
Les services de protection de l’enfance lui indiquent que la famille d’accueil consomme peu de porc. Ils mangent beaucoup de poulet et de poisson. Ils sont au courant de ses souhaits et ils ont l’intention de ne pas utiliser beaucoup de porc dans la préparation des repas, mais d’un autre côté, ils ne peuvent pas garantir qu’ils n’en mangeront jamais. Pendant la période durant laquelle les services de protection de l’enfance ont dû rechercher une famille d’accueil pour [X], ils ont consacré beaucoup de temps à la quête d’une famille d’accueil somalienne, mais ils n’en ont pas trouvé. C’est finalement [la famille chez laquelle X résidait] qui a été retenue pour être la famille d’accueil de [X]. Ils ne sont ni somaliens ni musulmans, mais ils ont d’autres qualités importantes pour l’enfant. Ils ont un grand respect pour sa culture et pour sa religion. Ils font souvent des lectures sur la Somalie à [X] et ils entendent l’instruire sur la culture somalienne et sur la religion de son pays à mesure qu’il grandira, mais [eux-mêmes] ne peuvent pas vivre comme ça. Ils sont norvégiens, et maintenant que [X] vit dans une famille d’accueil norvégienne, il se conformera aux habitudes de cette famille.
[La requérante] demande si les services de protection de l’enfance ont reçu une lettre de son avocate (…) indiquant qu’il ne faut pas servir de porc à [X]. La travailleuse sociale répond ne pas savoir si les services de protection de l’enfance ont reçu cette lettre. [La requérante] dit qu’elle a besoin d’en parler à son avocate.
[La requérante] dit qu’il va finir par devenir « comme eux ». La travailleuse sociale convient qu’il va être influencé par la famille d’accueil et par son mode de vie, mais [qu’]en grandissant il sera capable de faire ses propres choix. C’est ainsi que ça se passe en Norvège. Nous ne pouvons pas choisir une religion ou une culture pour nos enfants. Nous pouvons leur donner des informations et formuler des souhaits concernant leurs choix, mais les enfants décident eux-mêmes. Il en sera ainsi pour [X] également.
[La requérante] poursuit en disant que [X] ne peut pas rester dans cette famille d’accueil et que [nous] allons revenir sur cette question. Les services de protection de l’enfance soulignent qu’ils pensent que [X] doit rester là où il est.
S’agissant de la question de l’église, [X] n’y est pas allé beaucoup jusqu’à maintenant. [X] dort encore tous les matins, si bien que les parents d’accueil vont souvent à l’église à tour de rôle pour que l’un d’eux reste à la maison avec [lui]. [La requérante] se moque un peu de cela. La travailleuse sociale poursuit en indiquant que lorsque [X] ne dormira plus le matin, il est fort probable qu’il ira plus souvent à l’église avec [la famille]. Il s’agit là d’un moment important dans le quotidien de la famille et maintenant que [X] vit avec elle, il est normal qu’il l’accompagne. Lorsqu’il sera plus grand, il faudra naturellement chercher à savoir s’il souhaite ou non accompagner la famille à l’église. De plus, les parents d’accueil parleront à X de la Somalie, de l’islam et de sa culture d’origine et lui enseigneront tout ce qu’ils pourront à ce sujet ici en Norvège.
Plus tard, lorsque X sera grand et si [la requérante] et lui entretiennent de bonnes relations, il n’est pas inconcevable qu’il puisse l’accompagner à la mosquée, mais pour le moment il est encore trop petit. C’est un point sur lequel nous devrons revenir ultérieurement. »
31. Le 3 octobre 2012, les services de protection de l’enfance adressèrent à la requérante une lettre renfermant les passages suivants :
« Nous faisons suite à l’entrevue avec [la requérante] qui a eu lieu le 29 août 2012. À cette occasion, la requérante a déclaré qu’elle ne voulait pas que [X] mange du porc et qu’il aille à l’église. [La requérante] a demandé aux services de protection de l’enfance de lui décrire dans une lettre quelle était leur position à cet égard.
L’ordonnance de placement de [X] a fait l’objet d’une audience devant le conseil des affaires sociales du comté (…) (le 10 décembre 2010) ainsi que (…) devant le tribunal de district (le 6 septembre 2011). Ces deux instances ont statué en faveur des services de protection de l’enfance, qui ont pris l’enfant en charge en décembre 2010. Dans leurs décisions et jugements, aucune de ces juridictions n’a statué sur des questions ayant trait à la pratique religieuse.
Les services de protection de l’enfance comme la famille d’accueil appellent de leurs vœux une bonne collaboration avec la mère et entendent témoigner de leur respect pour ses croyances religieuses. Les services de protection de l’enfance envisagent le placement comme une mesure de long terme. Cela signifie que [X] vivra probablement dans la famille d’accueil jusqu’à l’âge adulte. [X] grandira dans la famille d’accueil et il en fera partie intégrante.
Les parents d’accueil sont de confession chrétienne, ils vont régulièrement à l’église et c’est de la fréquentation de l’église qu’ils tirent une grande partie de leurs interactions sociales. Les services de protection de l’enfance estiment que refuser à [X] d’en faire partie ne servirait pas son intérêt supérieur. [X] partagera la vie quotidienne de sa famille d’accueil et, par conséquent, il l’accompagnera à l’église.
La famille d’accueil n’aura pas le droit de faire enregistrer l’enfant auprès d’un culte sans le consentement de la mère. Lorsque [X] aura quinze ans, il pourra demander lui-même à se faire enregistrer ou à se faire radier de tout culte ; voir l’article 32 de la loi sur la protection de l’enfance.
À mesure que [X] grandira, il sera naturel de lui parler de l’islam et de la Somalie, en fonction de ce qu’il pourra comprendre et de ce qui l’intéressera. Les deux parents d’accueil se montrent très favorables à cette idée. Ils comprennent parfaitement qu’il est important de prendre son histoire au sérieux.
Lors d’une entrevue entre les parents d’accueil et les services de protection de l’enfance qui s’est tenue le 20 septembre 2012, les parents d’accueil se sont engagés à s’organiser pour que [X] consomme le moins possible de porc. Ils font preuve de respect et de compréhension pour les convictions religieuses de [la requérante]. Les parents d’accueil s’efforceront de satisfaire autant qu’ils le pourront son souhait sur cette question. Ils ne peuvent toutefois pas exclure qu’il arrive à X de consommer du porc à de rares occasions. »
32. Le 11 septembre 2013, les services de protection de l’enfance demandèrent au conseil des affaires sociales du comté de prendre une ordonnance visant à déchoir la requérante de son autorité parentale à l’égard de X et d’autoriser les parents d’accueil de celui-ci à l’adopter. Ils invitèrent aussi le conseil, à titre subsidiaire, à refuser à la requérante le droit de rendre visite à X.
33. Dans le cadre de la demande d’adoption déposée par les parents d’accueil, les services de protection de l’enfance rédigèrent le 11 octobre 2013 un rapport concernant les candidats à l’adoption. Sous le titre « Motivation de l’adoption », ils indiquaient notamment ce qui suit :
« Les questions de la culture et de la religion font partie de la réflexion autour de l’adoption. Les choses seront plus faciles pour [X] si on le laisse grandir avec eux en l’absence d’autres éléments perturbateurs liés à la culture et à la religion. Ils savent qu’il leur posera des questions et ils savent qu’il est important pour lui d’obtenir des réponses à ses interrogations sur sa différence de couleur de peau, de lieu de naissance, etc. C’est un aspect qu’ils veulent prendre au sérieux afin d’être prêts à lui parler de ce qui l’intéresse.
Par ailleurs, anticipant que l’enfant voudra connaître ses origines biologiques, les parents d’accueil sont conscients qu’ils devront engager un travail à ce sujet lorsque [X] grandira. Connaître ses origines biologiques est important et nous ne l’en empêcherons pas, disent-ils tous les deux [les parents adoptifs]. À plusieurs reprises depuis qu’ils ont accueilli le garçon, le couple a fait part de son intérêt au sujet de la famille de l’enfant, non seulement en Norvège, mais aussi en Somalie. Si l’enfant exprime un vif désir à ce sujet (la connaissance de ses origines biologiques) avant d’avoir dix-huit ans, nous devrons aviser en fonction de sa maturité, dit [la mère adoptive]. Quel impact cette information produira-t-elle sur lui ? Est-ce le bon moment ? »
34. Le conseil, composé d’un avocat qualifié pour siéger comme juge professionnel, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire, examina l’affaire les 27 et 28 février 2014. Un représentant des services municipaux et son avocat, ainsi que la requérante et son avocate, furent présents. Douze témoins et un expert, K.P., firent une déposition.
35. Dans sa décision du 21 mars 2014, le conseil des affaires sociales fit droit à la demande formulée à titre principal par les services de protection de l’enfance. Il conclut que X avait développé un attachement tel à l’égard de ses parents d’accueil que le retirer de leur foyer pourrait entraîner pour lui de graves problèmes, et estima en outre que la requérante serait définitivement incapable de s’occuper de lui correctement. Se fondant sur une appréciation globale des facteurs d’ordre général et individuel dans cette affaire, il exposa qu’il existait des raisons particulièrement impérieuses d’accorder aux parents d’accueil l’autorisation d’adopter X. Il considéra en effet que l’adoption constituerait pour X une source de stabilité et de sécurité et qu’elle répondrait de ce fait à l’intérêt supérieur de l’enfant. Il ajouta qu’une adoption contribuerait plus efficacement qu’un placement à long terme en famille d’accueil à la reconstruction psychique de l’enfant (tilheling på det personlighetsmessige plan). Selon le conseil, l’adoption renforcerait les droits de X et celui-ci se forgerait une identité plus solide en tant que membre d’une famille aimante.
36. Le conseil déclara que, pour que X développât son identité et qu’il comprît bien sa situation dans la vie, il était important qu’il reçût en temps voulu des informations sur sa famille biologique. Il ajouta que les parents d’accueil s’étaient dits prêts à contribuer à renseigner X sur sa mère biologique et sur sa culture lorsque celui-ci montrerait une maturité suffisante pour être en mesure d’en tirer un bénéfice. Selon le conseil, les parents d’accueil de X n’entendaient pas lui taire son identité et ils n’avaient pas non plus l’intention d’essayer de dissimuler l’enfant si un jour il leur arrivait de croiser la requérante dans la rue.
37. Le conseil exposa de plus que X avait été placé dans une famille d’accueil d’origine norvégienne et que ses parents d’accueil étaient des chrétiens pratiquants. Il précisa que l’enfant vivait dans cet environnement depuis plus de trois ans et que c’était là qu’il grandirait. Il ajouta que la relation entre l’enfant et sa mère [biologique] avait été rompue si tôt qu’on ne pouvait pas dire que le placement avait provoqué une rupture avec sa culture et sa religion, bien qu’il eût toutefois coupé l’enfant de son héritage culturel et religieux. Le conseil considéra que des contacts entre X et sa mère dans les années à venir pouvaient potentiellement favoriser chez l’enfant la formation de valeurs liées à son origine ethnique qui contribueraient à la construction de son identité. Il ajouta que ce facteur ne pouvait toutefois pas servir d’argument décisif contre l’adoption. D’après le conseil, dès lors que les contacts avec la requérante ravivaient chez X des réactions dysfonctionnelles, il y avait lieu de considérer que l’aspect culturel revêtait une importance secondaire par rapport à la préservation du développement de la personnalité fondamentale de l’enfant.
38. Par ailleurs, le conseil estima que l’adoption placerait X sur un pied d’égalité avec les quatre enfants biologiques des parents d’accueil et en particulier avec l’un d’eux, qui vivait toujours chez eux et auprès duquel X grandissait. À son avis, une parité de situation avec ce dernier pouvait contribuer à faire naître chez X un sentiment d’égalité, ce qui constituait un argument important incitant à autoriser les parents d’accueil à adopter X.
39. À la suite d’un appel interjeté par la requérante contre la décision du conseil, le tribunal de district désigna un expert psychologue, S.H.G. Dans son rapport du 13 octobre 2014, à la section intitulée « La situation actuelle », le psychologue indiquait notamment ce qui suit :
« La mère alterne entre des tenues traditionnelles et un style vestimentaire plus norvégien, mais elle se couvre la tête, elle est fidèle à sa culture musulmane et elle pratique sa religion. Elle souligne à quel point elle est attachée à ces valeurs et elle pense que ce sera également le cas de son fils, en particulier à mesure qu’il grandira. Elle respecte les autres religions, mais elle n’est pas contente qu’on emmène son fils à l’église alors qu’il n’est jamais allé à la mosquée (…)
Les parents d’accueil sont des chrétiens pratiquants et des membres de la société missionnaire norvégienne, mais ils disent avoir un grand respect pour la religion de la mère. Ils transmettent leur culture aux enfants, parce que c’est ce qu’ils connaissent, mais ils privilégient l’indépendance et la confiance en soi. »
Dans un chapitre intitulé « Compte rendu d’observation et d’entretiens avec la mère, l’enfant et les parents d’accueil, et informations provenant de sources secondaires », la section intitulée « Visite chez les parents d’accueil » contenait notamment le passage suivant :
« La culture et la religion ? Il est arrivé si jeune, nous lui avons donc transmis ce que nous connaissons – la culture chrétienne. Mais la mère d’accueil dit qu’ils ont beaucoup de respect pour la culture et la religion de la mère [biologique]. Nous laissons nos enfants décider eux-mêmes, ajoute-t-elle. Nous valorisons par-dessus tout la confiance en soi et l’estime de soi. Toutefois, rompre avec cela maintenant et passer à quelque chose de nouveau lui ferait beaucoup de tort. Nous finirons très probablement par lui parler des différences et nous consoliderons son identité. Nous ne pouvions pas l’emmener à l’église en raison du niveau sonore. Nous l’y emmenons désormais, mais cela ne se passe pas au mieux parce qu’il y a trop de monde. Nous fréquentons des chrétiens et nous lisons des livres chrétiens. Il ne saurait pas non plus comment faire dans une mosquée. »
L’expert recommandait que le tribunal de district refusât d’autoriser l’adoption et que le régime de visite entre la requérante et X fût progressivement étendu.
40. Le tribunal de district tint une audience du 4 au 6 novembre 2014. La formation de jugement se composait d’un juge professionnel, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire. Huit témoins furent appelés. L’expert désigné par la justice fut présent pendant toute l’audience et déposa après que les autres témoins eurent été entendus.
41. Dans son jugement du 21 novembre 2014, le tribunal de district confirma la décision du conseil. Il reprit à son compte les motifs que le conseil avait exposés à l’appui de sa décision de déchoir la requérante de l’autorité parentale et d’autoriser l’adoption, et fit référence à ces motifs, mais en les enrichissant de clarifications et d’indications supplémentaires. Le tribunal de district se rallia aux appréciations du psychologue K.P., qui avait été désigné comme expert devant le conseil (paragraphe 34 ci-dessus) et non à celles de S.H.G., qui avait été désigné comme expert par le tribunal de district (paragraphe 39 ci-dessus).
42. Au titre des motifs invoqués pour démontrer qu’une adoption répondrait à l’intérêt supérieur de X, le tribunal de district indiqua, entre autres, dans son jugement que X était déjà placé dans une famille d’accueil d’origine norvégienne dont les membres étaient des chrétiens pratiquants. Il exposa que l’enfant vivait dans cette famille depuis près de quatre ans, ce qui constituait selon lui un argument à prendre considération lorsqu’il s’agissait de décider où l’enfant allait grandir. Il estima que pour X la rupture avec son héritage culturel s’était produite dès le moment où il avait été placé.
43. À la suite d’un nouveau recours introduit par la requérante, la cour d’appel tint une audience les 12 et 13 mai 2015. Sa formation de jugement se composait de trois juges professionnels, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire. La requérante, accompagnée de son avocate, assista à l’audience. Huit témoins furent entendus, dont quatre experts parmi lesquels les psychologues S.H.G. et K.P. Devant la cour d’appel, la requérante reconnut que X s’était tellement attaché à ses parents d’accueil qu’il serait difficile de le lui restituer. Elle admit également que X avait réagi négativement aux visites et elle reconnut qu’il vaudrait peut-être mieux à l’avenir les éviter durant certaines périodes particulières de la vie de l’enfant. Elle précisa qu’elle ne demanderait pas son retour auprès d’elle, mais elle indiqua toutefois qu’à ce moment-là on ne pouvait pas conclure avec certitude que le moindre contact avec elle à l’avenir serait contraire à l’intérêt supérieur de X. Elle avança en particulier que la nécessité pour l’enfant de garder un lien avec ses racines culturelles et religieuses plaidait en faveur du maintien d’une possibilité de visites à l’avenir.
44. Dans son arrêt du 27 mai 2015, la cour d’appel indiqua que les parties étaient convenues que X avait développé un attachement tel pour ses parents d’accueil que le retirer de ce foyer pourrait entraîner pour lui de graves problèmes, et qu’elle partageait unanimement le point de vue des parties à cet égard. Elle rappela que X avait été placé chez ses parents d’accueil à l’âge d’un an et qu’il vivait chez eux depuis quatre ans et demi au moment où la cour d’appel rendait son arrêt. Elle exposa qu’avant son placement X avait passé deux mois et demi chez l’assistante familiale d’urgence et elle précisa que l’enfant n’avait vécu auprès de sa mère biologique que durant les dix premiers mois de son existence. Elle en conclut que X considérait ses parents d’accueil comme ses parents et que toutes les informations disponibles indiquaient qu’il était fortement attaché à eux.
45. La cour d’appel ajouta que X était un enfant vulnérable qui avait des besoins particuliers. Elle déclara qu’il fallait supposer que si X était arraché à son environnement habituel et confié aux soins de sa mère biologique, avec laquelle il n’avait eu que des contacts sporadiques, il se trouverait exposé à un risque particulier de subir un préjudice grave. Selon elle, un retour auprès de la requérante n’étant en tout état de cause pas à l’ordre du jour (ei tilbakeføring under alle omstende [er] uaktuell), il n’était pas nécessaire de dire si l’intéressée serait définitivement incapable de s’occuper de lui correctement.
46. La décision en l’espèce demandait de déterminer si une adoption répondrait à l’intérêt supérieur de X. Une majorité de la cour d’appel conclut que tel serait le cas, et déclara se rallier pour l’essentiel aux motifs exposés à cet égard dans la décision du conseil des affaires sociales ainsi que dans le jugement du tribunal de district.
47. La majorité considéra que les compétences parentales de la requérante étaient à l’origine de plusieurs facteurs de risque. Elle ajouta que de nombreuses (fleire) personnes avaient observé que l’intéressée avait rencontré de sérieuses difficultés pour s’occuper de X pendant leur première année en Norvège. Elle indiqua qu’à la date où elle prononçait son arrêt la requérante avait quelques années de plus et semblait avoir gagné en maturité. Elle estima que compte tenu de l’âge et du passé de la requérante, il était compréhensible que celle-ci ait eu beaucoup de mal à prendre soin de X. Elle jugea que X devait être considéré comme un enfant qui présentait des besoins particuliers et qui souffrait possiblement de troubles précoces de l’attachement. Elle conclut que l’enfant avait subi de graves négligences, à la fois matérielles et affectives. Elle releva que l’établissement parents-enfants avait indiqué que l’intégrité physique de X s’était trouvée menacée à plusieurs reprises pendant le temps où celui-ci y avait été hébergé avec sa mère et qu’un autre témoin, une dénommée M.L., avait également exprimé des inquiétudes à propos de la capacité de la requérante à s’occuper de X sur un plan pratique. De l’avis de la cour d’appel, il apparaissait néanmoins que c’était l’absence de sécurité et de contacts affectifs qui constituait l’aspect le plus important de la négligence.
48. La majorité de la cour d’appel déclara que ces constats pouvaient s’expliquer par le fonctionnement psychologique et par les conditions de vie qui avaient été ceux de la requérante pendant la grossesse, au moment de la naissance et durant la période postnatale, mais que cela n’en avait pas moins engendré une situation grave pour X et pour son développement. Elle ajouta que l’enfant avait eu des réactions traumatiques lorsqu’il avait revu sa mère. Elle exposa qu’à l’issue des rencontres avec sa mère, il pouvait par exemple hurler pendant des heures d’affilée ou se montrer agité et angoissé durant plusieurs jours. Elle précisa que pareilles réactions avaient également été observées lorsqu’il était au jardin d’enfants et qu’elles avaient été constatées aussi bien pendant qu’après les visites de sa mère. Elle releva que l’hôpital avait lui aussi formulé des remarques à leur sujet. Jugeant peu probable qu’une séparation d’avec sa mère biologique intervenue alors que X avait dix mois pût produire ce type de réactions plus tard dans sa vie, elle déclara ne pas reprendre à son compte l’avis du psychologue S.H.G., lequel avait estimé que les réactions de X pouvaient avoir un lien avec son placement d’urgence en 2010.
49. La majorité précisa que X s’était apaisé une fois que les visites avaient cessé en 2013 et que depuis lors il n’avait apparemment vu la requérante que deux fois. Elle releva que l’enfant avait été très éprouvé par les crises de larmes qui avaient fait suite aux visites de la requérante et qu’il demeurait très sensible au bruit, à la foule et à l’excès de stimuli. À son avis, tous ces signes indiquaient qu’il s’agissait d’un enfant hypersensible, ce qui était logique dans le cas d’un sujet affichant des réactions traumatiques.
50. La majorité considéra que X avait besoin de relations aussi sécurisantes que possible et qu’il lui fallait grandir dans la stabilité et le calme en conservant son lieu de vie d’alors, c’est-à-dire le domicile de sa famille d’accueil. Elle ajouta que plus on favoriserait la solidité de son développement psychologique, mieux il serait armé pour faire face à d’éventuels problèmes d’identité à l’adolescence. Elle affirma que tous les éléments disponibles laissaient penser que X avait développé un attachement fondamental profond à l’égard de ses parents d’accueil et de sa famille d’accueil. Elle estima qu’il fallait accorder une grande importance à cette relation, conformément à ce que dictait la jurisprudence de la Cour suprême.
51. La cour d’appel indiqua que l’idée de veiller à ce qu’un enfant particulièrement vulnérable pût bénéficier d’un lien pérenne avec un environnement auquel il était profondément attaché devait être mise en balance avec d’autres aspects pertinents importants. Elle rappela que dans tous les cas une adoption entraînait une rupture avec le principe selon lequel l’enfant devait vivre dans sa famille biologique, ce qui devait peser d’un grand poids dans toute décision. Elle ajouta qu’en l’espèce les parents d’accueil n’étaient pas disposés à accepter une « adoption ouverte » qui aurait permis à la requérante de rendre visite à l’enfant à l’avenir, et que cette affaire présentait des dimensions supplémentaires liées à l’origine ethnique, à la culture, à la religion, ainsi qu’à l’éventualité d’une conversion religieuse. Elle précisa que le fait que la requérante fût musulmane alors que les parents adoptifs envisagés étaient chrétiens soulevait des questions particulières, d’autant plus que ces derniers étaient pratiquants et avaient l’intention de faire baptiser l’enfant adopté.
52. Un expert – N.S., spécialiste de l’étude des religions – avait déclaré devant la cour d’appel que dans l’islam les enfants de musulmans étaient considérés comme des musulmans tant qu’ils n’avaient pas été, par exemple, baptisés. Les parties avaient fait référence à un Livre blanc publié par une commission mandatée par le gouvernement (NOU 2012 : 5 Bedre beskyttelse av barns utvikling), qui exposait comment l’adoption était perçue dans différentes cultures et dans l’islam. Ce Livre blanc indiquait que la religion pouvait constituer un obstacle à l’adoption pour les familles musulmanes pratiquantes, expliquant que l’islam professait une interdiction générale de l’adoption, qui était comprise comme l’appropriation d’enfants nés d’autres parents biologiques. Il y était noté par ailleurs que le point de vue sur l’adoption différait suivant les pays musulmans et les diverses écoles juridiques de l’islam, mais que tous interdisaient de rompre les liens avec la famille biologique de l’enfant adoptif. Le Livre blanc concluait que les services de protection de l’enfance se trouvaient face à une difficulté particulière lorsqu’ils envisageaient l’adoption à titre de mesure de protection dans le cas d’enfants musulmans. L’une des membres de la commission qui avait rédigé ce Livre blanc avait témoigné en qualité d’experte devant la cour d’appel et déclaré que la commission n’avait pas voulu formuler de recommandations dans un sens ou dans l’autre au sujet des considérations ci-dessus ; elle avait souligné que chaque cas devait faire l’objet d’une évaluation fondée sur les besoins de l’enfant.
53. Prenant appui sur des sources de droit international, la cour d’appel estima que l’on ne pouvait y déceler aucune interdiction de l’adoption d’enfants d’origine musulmane en Norvège. Elle observa que l’article 20 § 3 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant disposait que lorsque plusieurs solutions, dont l’adoption, étaient envisagées « dans le choix entre ces solutions, il [était] dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique » (paragraphe 73 ci-dessous). Elle indiqua que l’article 3 § 1 de cette convention ainsi que le deuxième paragraphe de l’article 104 de la Constitution norvégienne (respectivement aux paragraphes 73 et 59 ci-dessous) faisaient de l’intérêt supérieur de l’enfant une considération primordiale dans tous les actes et toutes les décisions qui concernaient les enfants. Elle précisa qu’en vertu de l’article 21 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (paragraphe 73 ci-dessous), l’intérêt supérieur de l’enfant devait constituer la considération primordiale dans les affaires d’adoption.
54. La cour d’appel nota que, dans le contexte de la délivrance de l’ordonnance de placement, le conseil des affaires sociales du comté avait formulé des observations sur le choix de la famille d’accueil et la prise en compte de considérations ethniques, culturelles et religieuses. Elle ajouta que l’administration des preuves n’avait pas permis d’en savoir davantage sur les appréciations auxquelles les services de protection de l’enfance s’étaient livrés lorsqu’ils avaient retenu pour X des parents d’accueil d’origine norvégienne, mais elle déclara supposer qu’aucune famille d’accueil d’une culture plus proche de celle de l’enfant n’était alors disponible. Elle releva que le manque criant de parents d’accueil issus des minorités était un fait notoire. Selon elle, indépendamment de la manière dont on pouvait par ailleurs évaluer le choix de la famille d’accueil, le placement initial avait une incidence sur l’appréciation de ce qui constituait l’intérêt supérieur de X à l’heure où elle devait rendre son arrêt.
55. La cour d’appel rappela que X, dans sa famille d’accueil, était élevé conformément aux valeurs de celle-ci. Elle fit observer qu’il fallait supposer que c’étaient ces valeurs qu’il considérait comme siennes et auxquelles il s’identifiait au moment où elle se livrait à son appréciation. Elle estima qu’en pareille situation, l’origine ethnique, la culture et la religion de la famille biologique devaient revêtir une importance moindre qu’elles en auraient eue sinon. Elle ajouta que si X restait placé en famille d’accueil, il serait également exposé aux valeurs dont celle-ci se réclamait. Elle précisa qu’il existait toutefois pour X une différence importante entre le fait de rester placé ou au contraire d’être adopté, car s’il était adopté, ses parents prévoyaient de le faire baptiser et de faire changer son nom. Elle considéra que la requérante vivrait ce changement comme une rupture définitive avec les valeurs religieuses auxquelles elle tenait et qu’elle aurait du mal à l’accepter. La majorité avança que l’on pouvait penser que repousser le baptême jusqu’à ce que l’enfant eût quinze ans et fût apte à décider lui-même constituerait une solution plus souple, mais que ces aspects ne faisaient toutefois pas pencher de manière décisive la balance contre l’adoption.
56. La majorité de la cour d’appel estima que si l’enfant restait placé en famille d’accueil, il pouvait en résulter des problèmes, étant donné que, par exemple, la requérante souhaitait que X fût circoncis, qu’il fréquentât une école coranique et qu’il respectât les traditions alimentaires musulmanes. La cour d’appel nota que la déclaration par laquelle la requérante avait dit devant elle considérer que le mieux pour X était de continuer de vivre avec ses parents d’accueil n’avait pas été remise en question, mais elle indiqua n’être pas vraiment certaine (noko usikker) que l’intéressée resterait toujours du même avis et qu’elle ne demanderait pas un jour que X lui fût restitué. Or de l’avis de la cour d’appel, un enfant vulnérable tel que X avait besoin de calme et de stabilité. Selon elle, une adoption clarifierait la situation, consoliderait le développement de l’identité de l’enfant et placerait celui-ci sur un pied d’égalité avec les autres membres de la famille. Compte tenu des considérations ci-dessus, la majorité de la cour d’appel conclut qu’il existait des raisons particulièrement impérieuses d’autoriser l’adoption et vota donc le rejet de l’appel formé par la requérante.
57. La minorité, c’est-à-dire l’un des juges non professionnels, estima que les raisons d’autoriser l’adoption n’étaient pas suffisamment impérieuses, mais qu’il existait des motifs justifiant de refuser pour le moment d’accorder un droit de visite à la requérante. La minorité, qui avait des aptitudes parentales de la requérante une perception légèrement plus positive que celle de la majorité, souligna que, pour le moment, un maintien de la mesure de placement en famille d’accueil apporterait plus de souplesse qu’une adoption. Elle ajouta qu’il y avait lieu d’accorder davantage de poids aux considérations ethniques, culturelles et religieuses dans l’appréciation globale de ce qui constituerait alors l’intérêt supérieur de X ; selon la minorité, ce point était en particulier mis en évidence par le fait qu’une adoption entraînerait une conversion religieuse.
58. Le 23 septembre 2015, le comité de sélection des pourvois de la Cour suprême (Høyesteretts ankeutvalg) refusa à la requérante l’autorisation de former un pourvoi.
LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
I. Le droit et la pratique internes
A. La Constitution
59. Les articles 16, 102 et 104 de la Constitution norvégienne du 17 mai 1814 (Grunnloven), telle que révisée en mai 2014, se lisent ainsi :
Article 16
« Tous les habitants du royaume disposent du droit d’exercer librement leur religion. L’Église de Norvège, une Église évangélique luthérienne, demeure l’Église établie de la Norvège et elle est soutenue comme telle par l’État. Les dispositions particulières relatives à son organisation relèvent de la loi. Un soutien égal est accordé à tous les groupes religieux et confessionnels. »
Article 102
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. Les résidences privées ne peuvent être perquisitionnées que dans le cadre d’une procédure pénale. Les autorités de l’État veillent à la protection de l’intégrité de la personne. »
Article 104
« Les enfants ont droit au respect de leur dignité humaine. Ils ont le droit d’être entendus sur les questions qui les concernent, et leur avis doit être dûment pris en considération et se voir accorder une importance proportionnée à leur âge et à leur degré de développement.
Dans les actions et décisions qui concernent des enfants, l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer une considération primordiale.
Les enfants ont droit à la protection de l’intégrité de leur personne. Les autorités de l’État doivent créer des conditions propres à faciliter le développement de l’enfant, et notamment veiller à ce que l’enfant bénéficie de la sécurité nécessaire sur un plan économique, social et sanitaire, de préférence au sein de sa propre famille. »
Il résulte de la jurisprudence de la Cour suprême – par exemple de l’arrêt du 29 janvier 2015 (Norsk Retstidende (Rt-2015-93), paragraphes 57 et 67) – que les dispositions ci-dessus doivent s’interpréter et s’appliquer à la lumière des textes de droit international dont elles s’inspirent, et notamment de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant ainsi que de la Convention européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
B. La loi sur les droits de l’homme
60. Les articles 2 et 3 de la loi du 21 mai 1999 sur les droits de l’homme (menneskerettsloven) sont ainsi libellés en leurs parties pertinentes en l’espèce :
Article 2
« Les conventions ci-après ont la même force que la loi norvégienne pour autant qu’elles engagent la Norvège :
1. La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales adoptée le 4 novembre 1950, telle qu’amendée par le Protocole no 11 du 11 mai 1994 à la Convention, ainsi que les Protocoles suivants : (…)
4. La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant adoptée le 20 novembre 1989, ainsi que les protocoles suivants : (…) »
Article 3
« Les dispositions des Conventions et des Protocoles visés à l’article 2 priment toute disposition législative avec laquelle elles sont en conflit. »
C. La loi sur la protection de l’enfance
61. Les deux premiers paragraphes de l’article 4-15, l’article 4-20 ainsi que le deuxième paragraphe de l’article 4-22 de la loi 17 juillet 1992 sur la protection de l’enfance (barnevernloven) sont ainsi libellés :
Article 4-15. Choix individualisé du placement
« Dans le cadre déterminé à l’article 4-14, la solution de placement doit être choisie en fonction des spécificités de l’enfant et de son besoin d’être pris en charge et éduqué dans un environnement stable. Il y a lieu aussi de tenir dûment compte de la continuité qu’il est souhaitable d’assurer dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de l’origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique de celui-ci. Il convient également de prendre en considération la durée probable du placement et la question de savoir s’il est possible et souhaitable que l’enfant puisse voir ses parents et avoir d’autres types de contacts avec eux.
Dans leur proposition au conseil des affaires sociales du comté, les services de protection de l’enfance doivent pour chaque cas exposer les considérations devant présider au choix de la solution de placement. Dans son ordonnance, le conseil des affaires sociales du comté peut subordonner le placement à la réalisation de certaines conditions. S’il n’est pas possible d’offrir à l’enfant un placement tel que décrit dans la proposition ou dans l’ordonnance, l’affaire doit être renvoyée devant le conseil des affaires sociales du comté. »
Article 4-20. Déchéance de l’autorité parentale. Adoption
« Si le conseil des affaires sociales du comté a rendu une ordonnance de prise en charge à l’égard d’un enfant, il peut également décider de déchoir entièrement les parents de leur autorité parentale. Si, en conséquence d’une telle déchéance, l’enfant se retrouve sans tuteur, le conseil des affaires sociales du comté entreprend dès que possible des démarches pour qu’un nouveau tuteur lui soit désigné.
Lorsque les parents ont été déchus de leur autorité parentale, le conseil des affaires sociales du comté peut autoriser l’adoption d’un enfant par des personnes autres que ses parents.
Cette autorisation peut être donnée
a) si force est de constater qu’il est probable que les parents sont définitivement incapables de s’occuper correctement de l’enfant ou si l’enfant a développé à l’égard des personnes partageant sa vie et de son environnement un attachement tel que, sur la base d’une appréciation globale, il apparaît que le retirer de ce foyer pourrait entraîner de graves problèmes pour lui, et
b) si une adoption servirait l’intérêt supérieur de l’enfant, et
c) si les candidats à l’adoption sont les parents d’accueil de l’enfant et qu’ils se sont montrés aptes à l’élever comme s’il s’agissait de leur propre enfant, et
d) si les conditions permettant d’autoriser une adoption en vertu de la loi sur l’adoption sont réunies.
Lorsque le conseil des affaires sociales du comté autorise une adoption, le ministère prend une ordonnance d’adoption. »
Article 4-22. Familles d’accueil
« Les personnes sélectionnées pour être parents d’accueil doivent présenter une aptitude particulière à offrir aux enfants un foyer sûr et accueillant et être capables de s’acquitter de leurs responsabilités de parents d’accueil dans le respect des conditions sur lesquelles se fonde la durée du placement, etc. (voir l’article 4-15). »
62. Le 27 mars 2020, la Cour suprême, siégeant en une formation de grande chambre, a rendu un arrêt et des décisions dans trois affaires de protection de l’enfance (HR-2020-661-S, HR-2020-662-S et HR-2020-663-S) dans le but d’établir des lignes directrices pour l’application de la loi sur la protection de l’enfance à la lumière des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, 10 septembre 2019) ainsi que dans des affaires ultérieures qui concernaient des mesures de protection de l’enfance adoptées dans l’État défendeur.
63. L’une des décisions susmentionnées (HR-2020-661-S) portait sur un recours contre le refus de la cour d’appel d’autoriser un appel dans une affaire de déchéance de l’autorité parentale et d’autorisation d’une adoption. Dans cette décision, la Cour suprême s’est livrée à un examen approfondi de la jurisprudence de la Cour combinée avec la jurisprudence et la pratique internes aux fins d’éclaircir les exigences découlant de la Convention et de repérer, et si possible d’aplanir, d’éventuelles incohérences afin d’assurer la conformité avec la Convention.
64. En ce qui concerne les affaires dans lesquelles la substitution d’une adoption à un placement en famille d’accueil était en cause, la Cour suprême a conclu que les conditions juridiques générales, telles qu’elles étaient exprimées dans sa jurisprudence et dans la loi sur la protection de l’enfance, étaient conformes à la Convention et à la jurisprudence de la Cour et qu’elles pouvaient donc être maintenues, mais elle a considéré que la pratique en matière de protection de l’enfance en Norvège appelait néanmoins des ajustements. Sous le titre « Observations synthétiques sur la réunification [de la famille] », la Cour suprême exposait ce qui suit :
« (142) Me fondant sur la présentation de la loi sur la protection de l’enfance telle qu’interprétée dans la jurisprudence et dans les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, j’estime que l’état du droit peut être résumé de la manière suivante :
(143) Pour le droit norvégien comme pour la Convention européenne des droits de l’homme, le but général poursuivi est celui de voir l’ordonnance de placement annulée et la famille réunie. Une ordonnance de placement est donc toujours temporaire pour commencer. Les autorités sont tenues par l’obligation positive de s’efforcer activement de préserver la relation entre l’enfant et ses parents et de faciliter leur réunion. Cela implique qu’elles doivent suivre de près l’évolution de la situation. Le droit de visite et les mesures d’assistance jouent un rôle crucial à cet égard. Tant que l’objectif poursuivi est celui de la réunification, il y a lieu d’organiser des contacts afin de la rendre possible. Les autorités doivent, dans la mesure du possible, veiller à ce que les rencontres soient de bonne qualité. Si les visites ne se passent pas bien, il faut essayer de procéder à des ajustements ou de mettre en œuvre des solutions de remplacement, par exemple de les organiser dans un lieu différent ou avec un accompagnement.
(144) Tant que l’objectif poursuivi est celui de la réunification de la famille, les visites répondent à la finalité non seulement de permettre à l’enfant de connaître ses parents, mais aussi de préserver la possibilité d’une réunification. Ce point appelle une appréciation minutieuse de la fréquence et de la qualité des rencontres. Et même lorsqu’une réunification se révèle impossible, le maintien des liens familiaux présente un intérêt intrinsèque, à condition que l’enfant n’en souffre pas.
(145) À mon avis, et suivant la situation, il ne faut en principe pas empêcher les services de protection de l’enfance d’envisager dès le début du processus – au moment du choix de la solution de placement pour l’enfant (article 4-14 de la loi sur la protection de l’enfance) et de l’élaboration d’un plan de prise en charge [par l’autorité publique] (article 4-15) – l’hypothèse que le placement s’inscrira dans le long terme. Si une fratrie est concernée, il y a lieu de procéder à une appréciation individuelle du cas de chaque enfant. Le régime de visite doit toutefois, en tout état de cause, être déterminé dans l’optique d’un futur retour de l’enfant auprès de ses parents biologiques. Cet impératif perdure jusqu’à ce qu’une évaluation individuelle et scrupuleuse démontre ultérieurement qu’il y a lieu de renoncer à cet objectif, en dépit de l’obligation pour les autorités de faciliter la réunification. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas de méthode standard pour définir la fréquence des visites et il convient de ne pas oublier qu’un régime de visite strict risque de rendre une réunification plus difficile.
(146) Il est crucial que les autorités fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour faciliter la réunification de la famille. Cet objectif peut toutefois être abandonné si les parents biologiques se révèlent particulièrement inaptes (voir, par exemple, le paragraphe 207 de l’arrêt Strand Lobben). Pareille situation peut également influer sur le choix des mesures à appliquer par les autorités de protection de l’enfance. Dans l’appréciation de cette situation, l’intérêt de l’enfant revêt également une importance primordiale. Pour autant, cela n’exclut pas automatiquement tout contact lorsque l’enfant vit en famille d’accueil. Il arrive que les parents se comportent bien pendant les visites, mais qu’ils ne possèdent pas les compétences parentales nécessaires pour une réunification. La préservation de liens familiaux, même lorsque l’objectif de la réunification a été abandonné, présente encore des mérites intrinsèques.
(147) Deuxièmement, les parents ne peuvent pas demander de mesures susceptibles de nuire à la santé et au développement de l’enfant (Strand Lobben, § 207). Une adoption peut par conséquent avoir lieu s’il peut être établi que le maintien du statut d’enfant placé portera atteinte à la santé et au développement de l’enfant. De plus, la réunification peut, même en l’absence de ces effets délétères, être exclue lorsqu’un laps de temps considérable s’est écoulé depuis que l’enfant a été retiré à ses parents, de sorte que le besoin de stabilité de l’enfant supplante l’intérêt de ses parents (Strand Lobben, § 208). Quoi qu’il en soit, les autorités de protection de l’enfance et les tribunaux doivent, avant de décider éventuellement d’une adoption, procéder à une appréciation individuelle fondée sur des bases factuelles solides et sur un processus minutieux.
(148) Par conséquent, dans ces trois situations, il y a lieu de garder à l’esprit qu’il est dans la nature même de l’adoption d’exclure toute véritable perspective de réunification de la famille et de partir du principe que l’intérêt supérieur de l’enfant concerné dicte que celui-ci soit placé de manière définitive dans une nouvelle famille (Strand Lobben, § 209). »
65. Dans cette décision de grande chambre, la Cour suprême a également déclaré que les arrêts rendus par la Cour européenne avaient mis en évidence le fait que le processus décisionnel, l’exercice de mise en balance ou la motivation n’avaient pas toujours été satisfaisants. La Cour suprême a précisé que la Cour européenne avait en particulier conclu à des violations à raison de manquements par les autorités à leur obligation d’œuvrer à la réunion de l’enfant avec ses parents. Au sujet des dilemmes que présente le choix d’une perspective lorsque l’on évalue les erreurs ou les insuffisances possibles, la Cour suprême a dit ce qui suit :
« (114) Lorsque les juridictions norvégiennes et, en dernier ressort, la Cour suprême contrôlent les ordonnances prises par les autorités de la protection de l’enfance, elles appliquent la loi sur la protection de l’enfance en suivant le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir le deuxième paragraphe de l’article 104 de la Constitution, les articles 3 et 9 de la Convention relative aux droits de l’enfant et l’article 4-1 de la loi sur la protection de l’enfance, que j’ai déjà mentionnés). Parallèlement, la jurisprudence doit se concilier avec la Convention européenne des droits de l’homme, et la Cour suprême a aligné son interprétation de la loi sur la protection de l’enfance sur la jurisprudence de la Cour.
(115) Si les services de protection de l’enfance ou le conseil des affaires sociales du comté ont commis des erreurs au début de la procédure, par exemple à raison de l’inadéquation des mesures d’assistance, ou encore parce que la décision a reposé sur une base lacunaire ou s’est accompagnée d’une motivation insuffisante, le tribunal peut, suivant les circonstances, chercher à y remédier en annulant une ordonnance de prise en charge ou une ordonnance d’adoption. Dans d’autres cas, le tribunal peut modifier une décision antérieure, par exemple en renforçant le droit de visite qui a été accordé. Si, toutefois, aucune de ces possibilités ne peut être envisagée, le tribunal devra, en fonction de la situation, opter pour un placement en famille d’accueil ou pour une adoption s’il apparaît clairement au moment où il statue que tel est l’intérêt supérieur de l’enfant, malgré les erreurs précédemment commises dans l’examen de l’affaire. La question de savoir dans quelle mesure non seulement l’erreur mais aussi la décision définitive rendue par la Norvège doivent être considérées comme emportant violation de l’article 8, si la Cour en constate une ultérieurement, dépend donc d’une interprétation de l’arrêt de la Cour.
(116) Par ailleurs, pour éviter que pareille situation n’arrive devant les instances de contrôle, il importe que les services de protection de l’enfance et le conseil des affaires sociales du comté – dans leurs efforts destinés à définir les mesures servant le mieux l’intérêt de l’enfant – prennent en compte dès le départ toutes les exigences pertinentes visées au deuxième paragraphe de l’article 104 de la Constitution, à l’article 8 de la Convention, dans la Convention relative aux droits de l’enfant et au chapitre 4 de la loi sur la protection de l’enfance. »
66. La Cour suprême a rendu le 11 juin 2020 une autre décision (HR-2020-1229-U) dans laquelle elle mettait aussi en avant le caractère temporaire des ordonnances de placement ainsi que le but de la réunification de la famille à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne. Le 15 septembre 2020, elle a de plus statué sur deux affaires relatives aux conditions imposées par le droit interne pour l’annulation des ordonnances de placement (HR-2020-1788-A et HR-2020-1789-A). Se référant à ses décisions du 27 mars 2020, elle a rappelé le 15 septembre 2020 que les conditions générales se trouvant énoncées dans la loi sur la protection de l’enfance et dans la jurisprudence interne – y compris le « seuil » défini pour la délivrance des ordonnances de placement – pouvaient être maintenues, mais que la pratique quant à leur application aux cas concrets appelait certains ajustements à la lumière des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme.
67. Le 18 juin 2021, le Parlement norvégien a adopté une nouvelle loi sur la protection de l’enfance, qui n’est pas encore entrée en vigueur. Les travaux préparatoires pertinents (projet de loi no 133 (2020-2021) (Ny barnevernslov, page 35) indiquent que les arrêts de la Cour européenne ainsi que la jurisprudence susmentionnée de la Cour suprême ont joué un rôle central dans les travaux ayant conduit à ce projet de nouvelle loi.
D. Le règlement et la circulaire relatifs aux familles d’accueil
68. Le règlement du 18 décembre 2003 sur les familles d’accueil (fosterhjemsforskriften) contient des règles détaillées supplémentaires applicables aux familles d’accueil. Selon l’article 3 de ce règlement, les parents d’accueil doivent disposer des aptitudes particulières, du temps et de l’énergie nécessaires pour offrir à l’enfant un foyer sûr et accueillant. Les parents d’accueil doivent avoir des conditions de vie stables, être en bonne santé et faire preuve de bonnes compétences interpersonnelles. Ils doivent aussi posséder les moyens financiers, le logement et le réseau social requis pour offrir à l’enfant la possibilité de mener une vie satisfaisante. L’article 4 du règlement dispose que lors du choix de la famille d’accueil, les services de protection de l’enfance doivent attacher une importance décisive à ce qui constitue l’intérêt supérieur de l’enfant. Ils doivent rechercher si les parents d’accueil potentiels présentent les capacités requises pour répondre aux besoins individuels de l’enfant. Ils doivent aussi dûment prendre en considération l’origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique de l’enfant.
69. Le ministère de l’Enfance et des Affaires familiales (Barne- og familiedepartementet) a publié le 15 juillet 2004 une circulaire énonçant des lignes directrices relatives aux familles d’accueil (Q-2004-1072 B). Cette circulaire dispose entre autres que les services de protection de l’enfance doivent tenir compte de manière appropriée de l’origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique de l’enfant. Elle précise que si les parents de l’enfant appartiennent à une minorité religieuse ou linguistique, ce ne sera pas toujours possible. Au sujet de l’origine religieuse, la circulaire indique que les services de protection de l’enfance devraient néanmoins, dans la mesure du possible, éviter de placer les enfants auprès de parents d’accueil dont la philosophie de vie diffère substantiellement de celle de leurs parents biologiques.
E. La loi sur l’enfance
70. La loi du 8 avril 1981 relative aux enfants et aux parents (la loi sur l’enfance) (barnelova) comportait à l’époque considérée les dispositions suivantes :
Article 30. Signification de l’autorité parentale
« L’enfant est en droit de recevoir de l’attention et de la considération de la part des personnes qui sont investies de l’autorité parentale à son égard. Ces personnes ont le droit et le devoir de prendre pour l’enfant des décisions d’ordre personnel dans les limites définies aux articles 31 à 33. L’exercice de l’autorité parentale se fonde sur les intérêts et les besoins de l’enfant.
Les personnes investies de l’autorité parentale sont tenues par l’obligation d’élever l’enfant et de s’en occuper correctement. Elles doivent veiller à ce que l’enfant reçoive une éducation adaptée à ses capacités et à ses aptitudes.
L’enfant ne doit être soumis ni à des violences ni à tout autre traitement de nature à nuire à sa santé physique ou mentale ou à la menacer. Cette règle s’applique également lorsque la violence est exercée aux fins de l’éducation de l’enfant. Il est interdit de recourir à la violence, à tout comportement engendrant de la peur ou du mécontentement ou à toute autre conduite dénuée de considération à l’égard de l’enfant. (…) »
Article 31. Droit de l’enfant à la codétermination
« Dès que l’enfant devient capable de forger son propre point de vue sur les questions qui le concernent, les parents doivent prendre en considération son opinion avant d’arrêter une décision relative à sa situation personnelle. Ils doivent attacher à l’opinion de l’enfant une importance proportionnée à l’âge de celui-ci et à sa maturité. Cet impératif s’applique également aux autres personnes qui ont la garde de l’enfant ou qui s’occupent de lui.
Lorsque l’enfant a atteint l’âge de sept ans ou dès qu’il est capable de se forger son propre point de vue même s’il est plus jeune, il y a lieu de lui communiquer des informations et de lui offrir des possibilités d’exprimer son opinion avant que des décisions au sujet de questions personnelles le concernant ne soient prises, notamment relativement à l’autorité parentale, à la garde et aux visites. Il y a lieu d’attacher à l’opinion de l’enfant un poids proportionné à son âge et à sa maturité. Lorsque l’enfant atteint l’âge de douze ans, son opinion doit revêtir un poids significatif. »
Article 32. Éducation, adhésion à des associations
« Les enfants qui ont atteint l’âge de quinze ans doivent prendre eux-mêmes les décisions qui concernent le choix de leurs études et décider eux-mêmes de s’inscrire dans une association ou au contraire de s’en retirer. »
Article 33. Droit de l’enfant de décider pour lui-même
« À mesure que l’enfant grandit et jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de dix-huit ans, les parents doivent progressivement étendre son droit de décider pour lui-même. »
F. La loi sur l’adoption
71. La loi du 28 février 1986 sur l’adoption (adopsjonsloven), telle qu’en vigueur à l’époque considérée, renfermait entre autres la disposition suivante :
Article 13
« À l’adoption, l’enfant adopté et ses héritiers acquièrent le même statut juridique que celui qui aurait été le leur si l’enfant adopté avait été l’enfant biologique de ses parents adoptifs, sauf si l’article 14 ou toute autre loi en disposent autrement. Au même moment, la relation juridique de l’enfant avec sa famille d’origine cesse d’exister, sauf disposition contraire dans une loi spéciale. (…) »
G. La loi relative aux communautés religieuses, etc.
72. La loi du 13 juin 1969 relative aux communautés religieuses, etc. (lov om trudomssamfunn og ymist anna) inclut les dispositions suivantes :
Article 3
« Toute personne de plus de quinze ans a le droit d’intégrer une communauté religieuse ou d’en sortir. »
Article 6
« Lorsque les parents n’appartiennent pas tous les deux à l’Église de Norvège, ils sont en droit de décider ensemble de faire intégrer une communauté religieuse à l’enfant ou de l’en retirer tant qu’il a moins de quinze ans.
Lorsque l’un des parents seulement est investi de l’autorité parentale à l’égard de l’enfant, il peut prendre cette décision seul.
Si aucun des deux parents n’est investi de l’autorité parentale à l’égard de l’enfant, le tuteur est en droit de faire intégrer une communauté religieuse à l’enfant ou de l’en retirer.
Pour autant que possible, à partir de l’âge de douze ans, les enfants doivent être autorisés à exprimer leur opinion concernant leur intégration dans une communauté religieuse ou leur sortie d’une telle communauté. »
II. Éléments de droit international
73. Les articles 3, 5, 8, 9, 14, 20, 21 et 30 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, adoptée le 20 novembre 1989, sont ainsi libellés en leurs parties pertinentes en l’espèce :
Article 3
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.
2. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées.
3. Les États parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié. »
Article 5
« Les États parties respectent la responsabilité, le droit et le devoir qu’ont les parents ou, le cas échéant, les membres de la famille élargie ou de la communauté, comme prévu par la coutume locale, les tuteurs ou autres personnes légalement responsables de l’enfant, de donner à celui-ci, d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités, l’orientation et les conseils appropriés à l’exercice des droits que lui reconnaît la présente Convention. »
Article 8
« 1. Les États parties s’engagent à respecter le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales, tels qu’ils sont reconnus par la loi, sans ingérence illégale. (…) »
Article 9
« 1. Les États parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Une décision en ce sens peut être nécessaire dans certains cas particuliers, par exemple lorsque les parents maltraitent ou négligent l’enfant, ou lorsqu’ils vivent séparément et qu’une décision doit être prise au sujet du lieu de résidence de l’enfant.
2. Dans tous les cas prévus au paragraphe 1 du présent article, toutes les parties intéressées doivent avoir la possibilité de participer aux délibérations et de faire connaître leurs vues.
3. Les États parties respectent le droit de l’enfant séparé de ses deux parents ou de l’un d’eux d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant. (…) »
Article 14
« 1. Les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
2. Les États parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des représentants légaux de l’enfant, de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. »
Article 20
« 1. Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial, ou qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans ce milieu, a droit à une protection et une aide spéciales de l’État.
2. Les États parties prévoient pour cet enfant une protection de remplacement conforme à leur législation nationale.
3. Cette protection de remplacement peut notamment avoir la forme du placement dans une famille, de la kafalah de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le choix entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. »
Article 21
« Les États parties qui admettent et/ou autorisent l’adoption s’assurent que l’intérêt supérieur de l’enfant est la considération primordiale en la matière, et :
a) Veillent à ce que l’adoption d’un enfant ne soit autorisée que par les autorités compétentes, qui vérifient, conformément à la loi et aux procédures applicables et sur la base de tous les renseignements fiables relatifs au cas considéré, que l’adoption peut avoir lieu eu égard à la situation de l’enfant par rapport à ses père et mère, parents et représentants légaux et que, le cas échéant, les personnes intéressées ont donné leur consentement à l’adoption en connaissance de cause, après s’être entourées des avis nécessaires ; (…) »
Article 30
« Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques ou des personnes d’origine autochtone, un enfant autochtone ou appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d’avoir sa propre vie culturelle, de professer et de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe. »
74. La résolution 64/142 sur les Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 2009, renferme les paragraphes suivants :
« 11. Dans toutes les décisions concernant la protection de remplacement, il convient de prendre en compte qu’il est préférable, en principe, de maintenir l’enfant aussi près que possible de son lieu de résidence habituel, pour faciliter les contacts avec sa famille et, éventuellement, faciliter à terme son retour dans sa famille, et pour éviter de trop bouleverser sa vie scolaire, culturelle et sociale. (…)
16. Il faut veiller à promouvoir et à garantir tous les autres droits particulièrement pertinents pour les enfants privés de protection parentale, y compris, mais pas uniquement, le droit d’accéder aux services d’éducation et de santé et aux autres services de base, le droit à une identité, la liberté de religion ou de croyance, le droit de pratiquer sa langue, et le droit à la propriété et à l’héritage. (…)
57. La prise de décisions concernant la protection de remplacement dans l’intérêt supérieur de l’enfant devrait donner lieu à une procédure judiciaire, administrative ou autre, assortie de garanties légales, et s’accompagnant, le cas échéant, de la désignation d’un conseil représentant l’enfant dans toute procédure légale. La prise de décisions devrait se fonder sur un processus rigoureux d’évaluation, de planification et de contrôle, au moyen des structures et mécanismes existants, et aboutir à une décision au cas par cas prise par des professionnels qualifiés, si possible au sein d’une équipe multidisciplinaire. L’enfant, tout comme ses parents ou tuteurs légaux, devrait être consulté à chaque étape du processus, eu égard à son degré de maturité. À cette fin, toutes les personnes concernées devraient avoir accès à l’information nécessaire pour former leur opinion. Les États devraient tout faire pour fournir les ressources et les moyens nécessaires à la formation et à la reconnaissance des professionnels chargés de déterminer la meilleure forme de protection de remplacement, afin de faciliter le respect des dispositions applicables.
58. L’évaluation devrait se faire dans les meilleurs délais et être approfondie et méticuleuse. Elle devrait tenir compte de la sécurité et du bien-être immédiats de l’enfant ainsi que de sa protection et de son épanouissement à long terme. Elle devrait également prendre en compte les caractéristiques personnelles de l’enfant et son développement, son origine ethnique, culturelle, linguistique et religieuse, son environnement familial et social, son dossier médical et ses éventuels besoins spéciaux. (…)
88. Les enfants devraient avoir la possibilité de satisfaire aux besoins de leur vie religieuse et spirituelle. Ils devraient avoir le droit de recevoir des visites de la part de représentants qualifiés de leur religion et décider librement de participer ou non aux offices religieux, à l’éducation religieuse ou aux activités de conseil. La religion de l’enfant devrait être respectée et aucun enfant ne devrait être encouragé ou incité à changer de religion ou de croyance pendant son placement. »
75. L’Observation générale no 14 (2013) du 29 mai 2013 sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 1) du Comité des droits de l’enfant des Nations unies inclut, notamment, les paragraphes suivants :
« 38. En matière d’adoption (art. 21), le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant est encore renforcé ; il ne doit pas être simplement « une considération primordiale », mais « la considération primordiale ». L’intérêt supérieur de l’enfant doit, de fait, être le facteur déterminant dans les décisions relatives à l’adoption, mais aussi dans d’autres domaines.
(…)
55. Les enfants ne forment pas un groupe homogène et il faut donc tenir compte de cette diversité pour évaluer leur intérêt supérieur. L’identité de l’enfant englobe des éléments comme le sexe, l’orientation sexuelle, l’origine nationale, la religion et les convictions, l’identité culturelle et la personnalité. Les enfants et les jeunes ont en commun des besoins fondamentaux universels, mais la manière dont ils expriment ces besoins dépend d’un large éventail de facteurs physiques, sociaux et culturels, notamment du développement de leurs capacités. Le droit de l’enfant de préserver son identité est garanti par la Convention (art. 8) et doit être respecté et pris en considération lors de l’évaluation de son intérêt supérieur.
56. En ce qui concerne l’identité culturelle ou religieuse, par exemple, s’il est envisagé de placer un enfant dans une famille d’accueil ou une institution, il doit être dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans son éducation, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique (art. 20, par. 3), et l’autorité décisionnaire doit prendre en considération ce contexte particulier lors de l’évaluation et de la détermination de l’intérêt supérieur de cet enfant. Ce même principe s’applique en cas d’adoption, de séparation d’avec les parents ou de divorce des parents. Prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant implique d’assurer à l’enfant l’accès à la culture (y compris la langue, si possible) de son pays et de sa famille d’origine, ainsi que la possibilité d’accéder à des renseignements sur sa famille biologique, conformément à la législation et aux règles des professions intéressées du pays concerné (voir art. 9, par. 4).
57. La préservation des valeurs et traditions religieuses et culturelles en tant qu’éléments constitutifs de l’identité de l’enfant doit être prise en considération, mais il n’en demeure pas moins que certaines pratiques non conformes aux droits visés par la Convention ou incompatibles avec ces droits ne sont pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant. L’identité culturelle ne saurait excuser ou justifier que les décisionnaires et les autorités perpétuent des traditions et valeurs culturelles déniant à l’enfant des droits garantis par la Convention. »
76. Dans ses Observations finales du 4 juillet 2018 concernant le rapport de la Norvège valant cinquième et sixième rapports périodiques (CRC/C/NOR/CO/5-6), le Comité des droits de l’enfant des Nations unies indique notamment ce qui suit :
« 21. Appelant l’attention de l’État partie sur les Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants, le Comité tient à souligner que la pauvreté financière et matérielle, ou des conditions uniquement et exclusivement imputables à cet état de pauvreté, ne devraient jamais servir de justification pour retirer un enfant à la garde de ses parents, pour placer un enfant sous protection de remplacement ou pour empêcher sa réintégration. À cet égard, le Comité recommande à l’État partie : (…)
f) De prendre les mesures voulues, notamment la formation adéquate du personnel, pour que les enfants appartenant à une minorité autochtone ou nationale qui bénéficient d’une protection de remplacement puissent connaître leur culture d’origine et conservent leurs liens avec celle-ci ; (…) »
77. L’article 18 du Pacte international des Nations unies relatif aux droits civils et politiques, adopté le 16 décembre 1966, est ainsi libellé :
Article 18
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement.
2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.
4. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions. »
78. Le troisième paragraphe de l’article 13 du Pacte international des Nations unies relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté le 16 décembre 1966, est ainsi libellé :
Article 13
« 3. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux, de choisir pour leurs enfants des établissements autres que ceux des pouvoirs publics, mais conformes aux normes minimales qui peuvent être prescrites ou approuvées par l’État en matière d’éducation, et de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants, conformément à leurs propres convictions. »
79. Les quatre premiers paragraphes de l’article 5 de la Déclaration sur l’élimination de toutes formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies le 25 novembre 1981 (résolution 36/55), sont ainsi libellés :
Article 5
« 1. Les parents ou, le cas échéant, les tuteurs légaux de l’enfant ont le droit d’organiser la vie au sein de la famille conformément à leur religion ou leur conviction et en tenant compte de l’éducation morale conformément à laquelle ils estiment que l’enfant doit être élevé.
2. Tout enfant jouit du droit d’accéder, en matière de religion ou de conviction, à une éducation conforme aux vœux de ses parents ou, selon le cas, de ses tuteurs légaux, et ne peut être contraint de recevoir un enseignement relatif à une religion ou une conviction contre les vœux de ses parents ou de ses tuteurs légaux, l’intérêt de l’enfant étant le principe directeur.
3. L’enfant doit être protégé contre toute forme de discrimination fondée sur la religion ou la conviction. Il doit être élevé dans un esprit de compréhension, de tolérance, d’amitié entre les peuples, de paix et de fraternité universelle, de respect de la liberté de religion ou de conviction d’autrui et dans la pleine conscience que son énergie et ses talents doivent être consacrés au service de ses semblables.
4. Dans le cas d’un enfant qui n’est sous la tutelle ni de ses parents ni de tuteurs légaux, les vœux exprimés par ceux-ci, ou toute autre preuve recueillie sur leurs vœux en matière de religion ou de conviction, seront dûment pris en considération, l’intérêt de l’enfant étant le principe directeur. »
III. observations de droit comparé
80. La Cour a jugé utile de mener une étude comparative sur les aspects du droit et de la pratique internes pertinents pour l’objet de la présente affaire dans quarante et un États parties à la Convention (Albanie, Allemagne, Andorre, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Macédoine du Nord, Malte, Monaco, Monténégro, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République de Moldova, République slovaque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Saint-Marin, Serbie, Slovénie, Suisse, Turquie et Ukraine).
81. Selon les informations dont la Cour dispose, dans onze États ou ordres juridiques au moins (Arménie, Azerbaïdjan, communauté flamande de Belgique, Espagne, Finlande, France, Hongrie, Monténégro, Pays-Bas, Pologne et Russie), la législation ou la réglementation imposent directement l’obligation de tenir compte de l’origine religieuse, ethnique ou linguistique dans les procédures d’adoption ou de placement en famille d’accueil. Dans au moins six États (Albanie, Irlande, Macédoine du Nord, Royaume-Uni, Slovénie et Suisse), l’obligation de tenir compte de l’origine religieuse, ethnique, culturelle et linguistique des enfants et des adultes concernés est énoncée non pas dans la législation ou la réglementation mais dans des actes administratifs de valeur infra-législative tels que des instructions et des circulaires.
82. De plus, dans quinze États au moins (Autriche, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Espagne, France, Italie, Macédoine du Nord, Monténégro, Pays-Bas, Pologne, République de Moldova, Royaume-Uni, Roumanie, Slovénie et Suisse), l’obligation de prendre en compte l’origine religieuse, ethnique, culturelle et linguistique ne revêt pas la forme d’une obligation indépendante, mais constitue un aspect spécifique du critère fondamental d’ordre plus général qui est celui de « l’intérêt supérieur de l’enfant » ou du « bien-être de l’enfant ». De surcroît, en Irlande, il existe l’obligation de respecter « si possible » les souhaits du tuteur de l’enfant concernant l’éducation religieuse de celui-ci et la religion des parents d’accueil potentiels, et l’Irlande du Nord impose une obligation de résultat assez claire. Aucun des autres États couverts par les travaux de recherche de la Cour ne prévoit une obligation positive de placer l’enfant dans une famille possédant la même identité religieuse, ethnique, culturelle et linguistique que l’enfant et/ou que ses parents biologiques. Il n’y existe qu’une obligation procédurale « de la prendre en compte » comme l’un des critères présidant au choix d’une famille adoptive et/ou d’accueil. Il ne s’agit toutefois jamais du critère le plus important ou décisif, et d’autres considérations peuvent la supplanter dans le cadre général que constitue « l’intérêt supérieur de l’enfant ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DEs ARTICLEs 8 et 9 de la CONVENTION et de l’article 2 du protocole no 1 à la CONVENTION
83. La requérante alléguait initialement que la déchéance de son autorité parentale à l’égard de son fils, X, et l’autorisation accordée aux parents d’accueil de X d’adopter celui-ci avaient emporté violation de son droit au respect de la vie familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
84. La requérante soutenait en outre que les mesures susmentionnées avaient méconnu son droit à la liberté de religion tel que protégé par l’article 9 de la Convention, qui se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
85. De plus, dans la procédure devant la Grande Chambre, la requérante invoque l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, qui énonce ce qui suit :
« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »
A. L’arrêt de la chambre
86. Rappelant que la Cour est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la chambre a considéré que les observations formulées par la requérante au sujet des origines culturelles et religieuses qui étaient les siennes et celles de X appelaient aussi, dans le contexte spécifique de l’affaire, un examen sous l’angle de l’article 8. Elle a donc déclaré recevable le grief présenté sur le terrain de l’article 8.
87. Concernant le fond, la chambre a dit que les principes généraux applicables aux affaires dans lesquelles des mesures de protection de l’enfance avaient été prises, telles que celles en cause en l’espèce, étaient bien établis dans la jurisprudence de la Cour et qu’ils avaient été exposés de manière détaillée dans le récent arrêt Strand Lobben et autres (précité, §§ 202-213). Appliquant ces principes au cas d’espèce, elle a noté que dans le cadre de la procédure interne la requérante n’avait pas sollicité l’annulation de l’ordonnance de placement ni par conséquent le retour de X auprès d’elle, et qu’elle avait simplement demandé à ne pas être déchue de son autorité parentale à l’égard de X et à ce que l’adoption de celui-ci ne fût pas autorisée. De plus, alors même que la requérante n’avait pas fait appel du jugement du tribunal de district ni saisi la Cour lorsque l’ordonnance de placement avait été prise, la chambre a déclaré que les décisions relatives au droit de visite qui avaient été adoptées pendant cette procédure avaient eu pour conséquence que X et la requérante n’avaient eu que des contacts minimes dès le départ, ce qui était contraire au principe découlant de l’article 8 selon lequel le régime de visite doit préserver, renforcer et développer les liens familiaux. Dans ces conditions, la chambre a eu des difficultés à considérer que les autorités internes pouvaient passer pour avoir pris des mesures véritablement destinées à faciliter la réunification de la famille avant de décider d’approuver l’adoption de X.
88. La chambre a également considéré que la cour d’appel avait exposé une motivation limitée à l’appui de ses constats concernant la nature et les causes des réactions de X aux visites de la requérante, alors que cette juridiction avait attaché de l’importance à ces réactions dans sa décision sur l’adoption. Venant s’ajouter aux autres raisons spécifiques qui militaient en faveur de la préservation d’une possibilité de visites entre X et la requérante, en particulier celles qui avaient trait à leur origine culturelle et religieuse, les considérations ci-dessus ont amené la chambre à conclure que pendant le déroulement de l’affaire qui avait abouti à l’adoption de X, le but de permettre à la requérante et à X de connaître une vie familiale n’avait pas reçu suffisamment de poids. Soulignant la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu, la chambre a considéré que le processus décisionnel qui avait conduit à la décision litigieuse de déchoir la requérante de son autorité parentale à l’égard de X et d’autoriser l’adoption de celui-ci n’avait pas dûment pris en compte l’ensemble des vues et des intérêts de la requérante. La chambre a conclu à une violation de l’article 8 de la Convention.
B. Thèse des parties
1. La requérante
89. La requérante soutient que la question de savoir s’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention est réglée depuis l’arrêt de la chambre. Elle dit que sa demande de renvoi devant la Grande Chambre ne fait pas référence à cette disposition et que le gouvernement défendeur, n’ayant pas sollicité de renvoi, devrait être forclos à avancer qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8. Elle estime qu’il y a clairement eu violation de cette disposition. Elle affirme qu’en l’espèce le placement en famille d’accueil a plus encore que dans l’affaire Strand Lobben et autres (citée au paragraphe 62 ci-dessus) soumis le lien entre la mère biologique et l’enfant à rude épreuve, exposant que X, contrairement à l’enfant concerné dans cette dernière affaire, a été coupé de ses racines culturelles, ethniques, linguistiques et religieuses.
90. La requérante argue que les visites qui ont eu lieu pendant que X vivait en famille d’accueil se sont déroulées sous supervision et qu’elles n’ont pas laissé à elle-même et à l’enfant suffisamment d’espace pour nouer des liens familiaux. Elle indique qu’après un certain temps les parents d’accueil ont cessé de la désigner par le mot « maman ».
91. La requérante estime que l’article 8 devrait être interprété à la lumière de l’article 9 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1. Elle est d’avis que les questions concernant des atteintes à la liberté de religion devraient toutefois rester en dehors du champ de l’article 8 et que la question qui se pose sous l’angle de l’article 9 mérite une analyse à part entière. Elle argue que pour un parent, élever son enfant conformément à sa propre religion ou à sa conviction constitue une manifestation de cette religion ou de cette conviction, que cette pratique se trouve au cœur de la conception de la liberté religieuse, et qu’elle se retrouve de manière universelle dans toutes les religions et tous les systèmes de croyances.
92. La requérante allègue que, contrairement à ce qu’imposait selon elle l’article 4-15 de la loi sur la protection de l’enfance, il n’y a pas eu de tentative pour trouver une famille d’accueil qui aurait été issue de la même culture et de la même religion qu’elle. Elle y voit un manquement au principe de légalité découlant selon elle de l’article 9 de la Convention et elle fait également référence à l’article 7. Elle estime que l’enfant aurait dû être placé dans une famille d’accueil musulmane aux racines somaliennes, ou, si ce n’était pas possible, au moins dans une famille musulmane. Dans ses observations devant la Grande Chambre, elle soutient qu’on ne peut pas dire que les autorités ont fait des efforts pour faciliter un tel placement. Elle ajoute ne pas avoir été au courant des efforts qui auraient été déployés et ne pas y avoir été associée. Elle avance également que les services de protection de l’enfance, en lançant la procédure d’adoption, ont permis que l’enfant subît un endoctrinement dans une religion autre que la sienne, ce qu’elle considère comme étant contraire à l’article 9 et à l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, et qu’ils ont donc pris une décision qui aurait aussi emporté violation des droits de l’enfant. De plus, selon elle, les autorités norvégiennes n’ont pas suffisamment renseigné la famille d’accueil sur la manière de respecter et de prendre en compte l’identité religieuse de l’enfant placé ainsi que sur leur devoir de ne pas convertir l’enfant à leur propre religion.
93. En outre, la requérante argue qu’en l’espèce les autorités internes n’ont pas avancé le moindre élément susceptible de s’approcher des considérations ayant assez de poids et de solidité que la jurisprudence de la Cour requiert pour qu’il soit justifié de rompre les liens familiaux. Elle affirme que la famille d’accueil, qui avait l’intention de faire baptiser l’enfant, l’a fait après l’adoption, et elle en conclut que l’adoption a rompu tous les liens entre l’enfant et sa religion. Selon elle, l’islam qualifie d’apostasie la conversion à une autre religion et la charia y voit un crime. De surcroît, à la suite de l’adoption le nom de l’enfant aurait été changé. Le choix du nom de l’enfant serait la prérogative des parents et le nom serait souvent porteur d’une tradition familiale, culturelle et religieuse. En l’espèce, le nom de l’enfant aurait présenté une connotation religieuse particulièrement marquée et ce changement de nom serait directement lié à la religion des parents adoptifs. Le changement de nom en lui-même tomberait sous le coup de l’article 9 de la Convention dans cette affaire.
94. La requérante affirme que pendant toute la durée de son affaire, elle a exprimé son identité religieuse et ses souhaits précis concernant l’éducation religieuse de l’enfant. Elle avance que le placement de l’enfant auprès de la famille en question ne poursuivait pas de but légitime et que le but légitime aurait été celui de réunir l’enfant avec elle. Elle explique que la violation de l’article 9 de la Convention dont elle se plaint ne s’est pas produite précisément au moment de l’adoption mais qu’elle a commencé lorsque l’enfant a été confié à sa famille d’accueil, et qu’elle s’est poursuivie pendant toute la durée du placement.
95. La requérante soutient que l’article 2 du Protocole no 1 s’applique aux faits de son affaire. À ses yeux, il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que le placement d’un enfant par l’autorité publique ne prive pas les parents de tous les droits découlant de cette disposition.
96. La requérante considère que les articles 8 et 9 de la Convention et l’article 2 du Protocole no 1 interagissent et doivent s’interpréter à la lumière de l’article 14 de la Convention. Elle estime qu’une politique de placement d’enfants veillant à la « neutralité religieuse » avantage systématiquement les majorités religieuses, car, selon elle, les enfants appartenant à ces majorités auraient plus de chances d’être placés auprès d’une personne pratiquant la même religion qu’eux que les enfants issus des minorités. Elle ajoute que cette affaire est aussi celle d’un enfant qui a été baptisé dans une église missionnaire n’appartenant pas au courant principal de la religion en cause et dont les activités pourraient être qualifiées par la majorité d’endoctrinement ; selon elle, des parents biologiques se réclamant de la majorité chrétienne auraient eux aussi pu s’opposer à un placement et à une adoption pour ces motifs.
97. La requérante considère que la Cour devrait attacher un grand poids aux mesures qui sont antérieures à celles qu’elle est appelée à examiner, car, à son avis, la façon dont elles ont été prises a ouvert la voie à l’adoption qui est intervenue ultérieurement. Elle affirme qu’en ne se livrant pas à un examen de ses droits tels que garantis par l’article 9 de la Convention et par l’article 2 du Protocole no 1, les autorités norvégiennes ont, en tant que premières garantes des droits protégés par la Convention, manqué à l’obligation que leur imposait son article 1.
98. Devant la Grande Chambre, la requérante prie la Cour de s’exprimer sur l’opportunité d’indiquer à l’État défendeur des mesures au titre de l’article 46 de la Convention. Elle expose dans ce contexte que le droit procédural interne permet de rouvrir les jugements dans lesquels la Convention a été mal appliquée.
2. Le Gouvernement
99. Le Gouvernement estime que c’est à juste titre que la chambre a inclus les aspects culturels et religieux de l’affaire dans son examen sur le terrain de l’article 8 de la Convention. Il considère que le grief porte sur les sentiments de la mère à l’égard de l’éducation donnée à son fils, lesquels ont été, selon lui à raison, englobés dans les intérêts des parents tels que pris en compte dans l’appréciation de la proportionnalité effectuée au regard du second paragraphe de cette disposition. Il ajoute que l’article 8 protège la « vie privée » du parent, laquelle, affirme-t-il, comprend entre autres l’origine ethnique individuelle ainsi que la relation entre le parent et l’enfant.
100. D’après le Gouvernement, si l’on se fonde sur les critères exposés par la Cour dans l’affaire Strand Lobben et autres (précitée), il n’y a pas eu violation de l’article 8 en l’espèce. La chambre se serait appuyée sur sa propre appréciation des preuves et elle ne se serait pas référée à des faits pertinents, s’écartant ainsi du rôle subsidiaire et procédural de la Cour. Elle n’aurait mentionné, entre autres, ni les efforts que les autorités internes auraient déployés pour permettre à la requérante de préserver sa relation avec son enfant, ni ceux qu’elles auraient consentis avant la décision de placement d’urgence.
101. Dans ce contexte, le Gouvernement affirme que durant la période qui s’est écoulée entre le moment où X a été placé chez l’assistante familiale d’urgence (c’est-à-dire vers fin septembre – début octobre 2010) et le moment où les services municipaux de protection de l’enfance ont demandé son adoption par ses parents d’accueil (le 11 septembre 2013), puis encore jusqu’au moment où l’adoption a été confirmée en 2015, plusieurs mesures d’assistance furent mises en œuvre. Selon lui, pour commencer, la requérante a bénéficié d’un suivi complet dans deux centres pour demandeurs d’asile avant que des dispositions fussent prises pour la loger dans une maison auprès de professionnels mandatés par les services municipaux pour lui venir en aide, lui prêter assistance et la conseiller à l’époque où elle vivait encore avec son fils. À partir de janvier 2011, la requérante aurait résidé pendant deux ans dans un foyer accueillant des mineurs isolés demandant l’asile, où des thérapeutes auraient été présents jour et nuit. En janvier 2013, elle se serait installée dans un appartement au sein d’un foyer dans lequel le personnel lui aurait prodigué un suivi régulier. Elle aurait reçu une formation continue aux activités du quotidien ainsi qu’une assistance considérable sur un plan médical et éducatif. Alors que toutes ces mesures auraient été de nature à aider la requérante à gagner en maturité, à acquérir de l’indépendance et à devenir une adulte responsable et capable de s’occuper de nouveau de son enfant, les aptitudes parentales de l’intéressée n’auraient pourtant affiché aucune amélioration. Le Gouvernement ajoute que, parallèlement, X avait des besoins particuliers.
102. Le Gouvernement soutient que les décisions prises par les autorités internes montrent que des circonstances exceptionnelles ont présidé à la déchéance de l’autorité parentale et à l’autorisation de l’adoption et que ces mesures, qui étaient selon lui motivées par une exigence primordiale touchant l’intérêt supérieur de l’enfant, étaient donc justifiées.
103. Le Gouvernement argue que dans les circonstances de l’espèce aucune question distincte ne se pose que ce soit relativement à l’article 9 de la Convention ou à l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. Concernant l’article 9 en général, il se dit toutefois disposé à admettre que, pour une personne, faire au nom de son enfant des choix dictés par la religion peut être constitutif d’une « manifestation » de sa religion au regard de cette disposition. En outre, selon le Gouvernement, que l’on analyse l’affaire sous l’angle des obligations négatives ou sous celui des obligations positives découlant de l’article 9, il y a lieu de mettre en balance les différents intérêts en jeu.
104. Le Gouvernement affirme que les services de protection de l’enfance ont essayé d’exaucer le souhait de la requérante de voir son fils placé dans une famille d’accueil somalienne et musulmane. D’après lui, ces services ont pris contact avec une cousine de la requérante, avec un couple de Somaliens ainsi qu’avec une famille musulmane afghane, en vain. Malgré les efforts déployés depuis de nombreuses années pour recruter des parents d’accueil musulmans en Norvège, il demeurerait difficile de trouver ce type de familles. Les services de protection de l’enfance auraient ainsi dûment tenu compte des souhaits de la requérante et ils auraient déployé tous les efforts qu’il était raisonnablement possible d’attendre d’eux pour trouver une famille d’accueil musulmane, mais lorsque cette quête se serait révélée infructueuse, l’intérêt de X à être placé rapidement aurait pris le pas sur les intérêts de la requérante.
105. Le Gouvernement expose que pendant la période où X était un enfant placé, les services de protection de l’enfance ont, dans le cadre de leur supervision de sa famille d’accueil, évalué les aspects culturels et religieux du séjour de X chez elle. Il avance que ces services savaient à quel point il importait que l’enfant n’oubliât pas ses origines culturelles et religieuses pour qu’une future réunion de X avec sa mère demeurât possible et qu’ils étaient sensibles à cet aspect. Il ajoute que les parents d’accueil de X ont pris part à une formation qui les a sensibilisés à l’importance de veiller à ce que X n’oubliât pas ses origines.
106. Le Gouvernement admet que l’adoption qui est intervenue ultérieurement a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit de manifester sa religion, même s’il estime que l’ordonnance de placement l’avait déjà privée d’une partie de sa liberté de religion à cet égard. Selon lui, la décision d’autoriser l’adoption de X était toutefois fondée sur ce qui constituait l’intérêt supérieur de celui-ci. La cour d’appel aurait analysé en détail les aspects religieux et culturels de l’affaire et elle se serait livrée à une appréciation équilibrée et bien étayée dans laquelle elle aurait mis en balance les intérêts de la requérante, d’une part, et l’intérêt de X à demeurer au sein de la famille chez laquelle il vivait depuis plus de trois ans, d’autre part. Cette juridiction aurait entendu deux experts de l’islam sur la question du placement d’un garçon musulman chez des parents d’accueil chrétiens, se serait appuyée sur leurs dépositions et aurait accordé une attention considérable et minutieuse à l’intérêt pour la requérante et l’enfant à ce que leur foi fût respectée. La marge d’appréciation n’aurait pas été outrepassée.
107. Tandis que le Gouvernement considère à titre principal qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 9 de la Convention ou de l’article 2 du Protocole no 1, il estime à titre subsidiaire qu’il serait plus indiqué de retenir l’article 9 plutôt que l’article 2 du Protocole no 1, les fonctions assumées par l’État défendeur dans cette affaire ne se situant pas dans le cadre de l’« éducation » et de l’« enseignement » au sens de cette dernière disposition.
108. Le Gouvernement déclare que la plupart des décisions rendues sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1 concernaient des activités menées dans des écoles et autres établissements éducatifs. Selon lui, en retirant X à son parent biologique et en le plaçant dans une famille d’accueil, l’État a peut-être d’une certaine manière commis une ingérence dans l’« enseignement » reçu par l’enfant, mais il s’agissait d’un « enseignement » qui aurait été dispensé dans un environnement familial et qui aurait été significativement différent de l’« enseignement » prodigué dans les écoles de l’État en termes de contenu, de contexte et de finalité.
109. Le Gouvernement considère que les principes développés sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1 ne se prêtent pas bien au traitement des questions soulevées par la présente espèce. D’après lui, ces principes sont le reflet de la mise en balance des intérêts à laquelle doivent se livrer les établissements éducatifs compte tenu de la fonction qui est celle de l’école en tant qu’institution œuvrant pour l’intégration, le pluralisme et la transmission du savoir. Dans une affaire telle que la présente espèce, la mise en balance des intérêts s’opérerait différemment, les intérêts de l’enfant en question joueraient un rôle prédominant tandis que la mise en balance entre les intérêts respectifs des différentes communautés religieuses revêtirait une importance moindre. Le Gouvernement soutient que si les questions d’éducation sont généralement examinées sous l’angle de cette disposition, cela n’empêche pas la Cour d’analyser les affaires portant sur des questions d’éducation au regard de l’article 9.
3. Les tiers intervenants
a) Le gouvernement danois
110. Le Gouvernement danois consacre son intervention aux principes généraux qui régissent la déchéance de l’autorité parentale et l’adoption sans le consentement des parents. En substance, il avance que dans ce type d’affaires, la Cour – conformément au principe de subsidiarité – ne devrait pas substituer sa propre mise en balance des intérêts en jeu sur le fond à celle des autorités nationales, mais devrait plutôt contrôler le processus décisionnel de celles-ci. Il estime de plus que, dans les affaires de protection de l’enfance, comme les affaires d’adoption, la Cour devrait confirmer le caractère primordial de l’intérêt supérieur de l’enfant.
111. De l’avis du gouvernement danois, la chambre a examiné les décisions nationales sur le fond et, dans son appréciation, a laissé apparaître une tendance nouvelle à accorder un poids accru aux intérêts des parents – avec pour corollaire un recul de l’importance attachée à l’intérêt supérieur de l’enfant.
112. Par ailleurs, le gouvernement danois estime que le choix de la famille d’accueil devrait être principalement dicté par l’intérêt supérieur de l’enfant. Selon lui, lorsqu’elles sélectionnent une famille d’accueil, les autorités devraient tenir compte des besoins de l’enfant et de sa situation dans l’existence, et notamment de ses origines culturelles et religieuses et de ses besoins. Dans certains cas, il ne serait toutefois pas possible de trouver une famille ayant les mêmes origines culturelles et religieuses que l’enfant et ses parents, notamment faute de familles d’accueil disponibles présentant ces caractéristiques. De l’avis du gouvernement danois, lorsqu’il est nécessaire et dans l’intérêt supérieur de l’enfant de retirer celui-ci à ses parents, cet aspect ne doit pas empêcher de placer l’enfant dans une famille d’accueil, même si les origines culturelles et religieuses de celle-ci sont différentes.
b) Le gouvernement tchèque
113. Le gouvernement tchèque soutient que lorsque l’on examine le respect par les autorités de l’État des obligations que leur impose l’article 8 de la Convention, il est nécessaire de prendre dûment en compte la situation de tous les membres de la famille, cette disposition garantissant selon lui une protection à l’ensemble de la famille. Il affirme en outre qu’il existe un large consensus sur la primauté à accorder à l’intérêt supérieur de l’enfant dans toutes les décisions qui le concernent. Il ajoute que, toutefois, le principe de « l’intérêt supérieur » n’a pas été conçu pour servir de sorte de « carte joker » et que la priorité qui lui est donnée ne signifie pas que les États contractants doivent sacrifier le droit à la vie familiale des parents biologiques.
114. Au sujet des contacts entre les parents biologiques et leur enfant qui a été pris en charge par l’autorité publique ainsi que d’autres mesures propres à favoriser la réunification de la famille, le gouvernement tchèque, faisant référence à l’article 9 § 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant, observe que l’enfant est en droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt supérieur. Il met de surcroît en avant les obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention et il argue qu’il est extrêmement important de maintenir les contacts entre les parents biologiques et l’enfant pendant que celui-ci est placé, le régime de visite ayant, selon lui, vocation à préserver, à renforcer et à développer les liens familiaux.
115. En ce qui concerne l’adoption, le gouvernement tchèque argue que la question cruciale consiste à savoir si, dans les cas où les parents biologiques souhaitent prendre part à l’éducation de leur enfant et/ou exercer leur droit de visite (le cas échéant), l’adoption et éventuellement les restrictions ou les interdictions ultérieurement appliquées au droit de visite sont compatibles avec l’article 8 de la Convention. À cet égard, il déclare en outre, notamment, que l’étendue de la relation de l’enfant avec son parent biologique peut constituer un facteur déterminant. Il considère que cet aspect soulève la question de l’attribution d’un droit de visite suffisant et de la préservation du lien avec la famille biologique pendant la période où l’enfant est placé en famille d’accueil.
116. Le gouvernement tchèque évoque la résolution de l’Assemblée des Nations unies sur les « Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants » et indique que, selon le Comité des droits de l’enfant des Nations unies, l’État partie doit prendre les mesures voulues, notamment la formation adéquate du personnel, pour que les enfants appartenant à une minorité autochtone ou nationale qui bénéficient d’une protection de remplacement puissent connaître leur culture d’origine et conservent leurs liens avec celle-ci.
117. Le gouvernement tchèque ajoute que lorsqu’elles décident de placer un enfant hors du milieu familial, voire de le faire adopter, les autorités doivent également dûment prendre en considération, le cas échéant, le vœu des parents biologiques de voir leurs enfants confiés à des parents d’accueil ou à des parents adoptifs qui aient les mêmes convictions religieuses qu’eux. Il estime à cet égard que pour choisir un candidat approprié à l’adoption, les autorités doivent chercher à déterminer si les adoptants potentiels saisissent bien les aspects développementaux et comportementaux en jeu, les questions entourant les besoins culturels, spirituels ou religieux de l’enfant, l’importance de renseigner l’enfant sur ses origines ainsi que les problématiques liées au racisme et à ses effets.
118. Le gouvernement tchèque argue aussi qu’il est crucial d’informer un enfant issu d’une minorité ou d’origine autochtone sur ses origines afin de lui donner la capacité d’exercer le droit d’avoir sa propre vie culturelle, de professer ou de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue tel que garanti par l’article 30 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Il ajoute dans ce contexte que le Comité des droits de l’enfant recommande aux États parties de protéger autant que possible le droit des enfants adoptés à conserver l’un de leurs prénoms de naissance.
c) Le gouvernement turc
119. Le gouvernement turc soutient que la Cour reconnaît aux autorités une ample marge d’appréciation s’agissant de la nécessité de placer un enfant. Il considère néanmoins qu’il faut exercer un contrôle plus rigoureux à la fois sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités aux droits et aux visites des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale.
120. De plus, le gouvernement turc expose que, au vu de la jurisprudence de la Cour et des pratiques internationales, il ne faudrait recourir au retrait des enfants et à leur placement à long terme dans des familles d’accueil ou auprès de parents adoptifs potentiels que dans des cas exceptionnels et en dernier ressort, après que toutes les autres options ont été épuisées, ces mesures étant selon lui souvent irréversibles, en particulier pour les enfants d’un âge compris entre zéro et six ans. Il ajoute qu’en l’espèce il n’est pas évident que des circonstances exceptionnelles, comme des antécédents de violence, de mauvais traitements, de toxicomanie ou d’alcoolisme, aient définitivement empêché la mère de s’occuper de son enfant et aient justifié les mesures, qu’il qualifie de lourdes, prises par les autorités et ayant conduit à la rupture des liens entre la mère et l’enfant. Le gouvernement turc estime qu’il n’est pas prouvé de manière suffisante que les services de protection de l’enfance aient épuisé d’autres options avant de retirer l’enfant à la requérante et de le placer dans une famille adoptive potentielle. Il attire également l’attention de la Cour sur la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent selon lui la requérante et son fils et argue que les autorités, par la décision même d’imposer un régime de visite très restrictif, ont manqué à leur obligation positive de prendre des mesures destinées à aider la requérante et l’enfant à continuer de mener leur vie familiale.
121. Le gouvernement turc affirme qu’il n’est pas évident que les autorités nationales se soient livrées à une appréciation minutieuse au moment de choisir les parents d’accueil et qu’elles aient épuisé les autres options disponibles avant de placer l’enfant chez des parents d’accueil d’une religion différente. Il avance également que l’on ignore quelles mesures, le cas échéant, les services de protection de l’enfance ont adoptées pour répondre à la crainte exprimée par la requérante que les parents d’accueil endoctrinent volontairement l’enfant dans leur propre foi sans prendre en considération le fait que celui-ci était de confession musulmane et que la requérante, en tant que mère de l’enfant, souhaitait qu’il fût élevé en musulman, dans le respect de l’identité culturelle et religieuse de ses racines.
122. Le gouvernement turc note de plus qu’après avoir été adopté l’enfant a été baptisé et a reçu un nom chrétien, et il argue que les décisions prises par les autorités ont abouti à la conversion de l’enfant au christianisme, ce en quoi il voit une ingérence dans l’exercice par la requérante et son fils de leur droit à la liberté de religion tel que prévu à l’article 9 de la Convention. Il déclare dans ce contexte que le fait que l’enfant a été baptisé et a reçu un nom chrétien revient implicitement à dire que l’enfant n’aurait pas été en mesure de s’intégrer dans sa famille adoptive sans renoncer à son identité culturelle et religieuse de naissance. Il ajoute pour finir qu’il serait utile en l’espèce que la Cour recherche s’il y a eu violation de l’interdiction de la discrimination consacrée par l’article 14 combiné avec les autres dispositions.
123. Le gouvernement turc estime que l’origine religieuse, culturelle, ethnique et linguistique de l’enfant n’a pas été prise en considération dans les décisions adoptées par les services de protection de l’enfance et dans les jugements rendus par les juridictions norvégiennes au sujet du placement de l’enfant de la requérante. Il y voit une ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits découlant non seulement de l’article 8 mais aussi de l’article 9 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1, ainsi que de l’article 14 de la Convention combiné avec ces dispositions. Pour le gouvernement turc, le comportement des autorités a emporté violation du droit de la requérante à élever et à éduquer son enfant conformément à ses propres convictions et croyances religieuses.
d) Le Centre AIRE
124. Le Centre AIRE se concentre sur la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Dans ce contexte, il attire l’attention de la Cour entre autres sur le fait que les droits énoncés dans cette convention s’appliquent à tous les enfants de moins de dix-huit ans, y compris aux mères adolescentes. Au sujet des mères adolescentes demandant l’asile, il ajoute que cette convention impose qu’un tuteur soit désigné pour les jeunes mères comme pour leurs bébés, afin de veiller à ce que tous leurs besoins, y compris leurs besoins de mères, soient correctement satisfaits. Il soutient également que le principe de la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant s’applique tant à l’intérêt supérieur des bébés qu’à celui de leur mère si celle-ci est également mineure.
125. Par ailleurs, le Centre AIRE met en avant des questions liées à la participation de l’enfant au processus décisionnel si les enfants concernés sont capables de se forger leurs propres opinions et il indique, entre autres, que pour que la procédure interne soit conforme aux exigences procédurales découlant de l’article 8 de la Convention, il faut que l’enfant ait participé, directement ou indirectement, à la procédure de protection ou d’adoption. Selon le Centre AIRE, cette même règle s’applique à la procédure devant cette Cour, c’est-à-dire que pour que les exigences énoncées dans la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant soient respectées, il faut que la Cour européenne des droits de l’homme entende l’opinion de l’enfant.
126. Dans ses observations, le Centre AIRE analyse également différentes formes de protection de remplacement et d’adoption sous l’angle des problématiques religieuses. En outre, il déclare qu’il est essentiel de savoir que l’adoption n’est pas autorisée par l’islam et qu’elle est interdite par le Coran. Il indique que dans l’islam c’est l’institution de la kafala qui a vocation à trouver un nouveau foyer aux enfants dont les parents biologiques ne s’occupent plus. La kafala imposerait des obligations religieuses très astreignantes aux kafils (les nouveaux parents) et serait souvent exécutée par la voie d’une procédure judiciaire.
127. Au sujet de l’enfant et de la religion, le Centre AIRE s’intéresse principalement dans ses observations à la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Il indique notamment que dans la plupart des religions chrétiennes, un enfant « n’acquiert » pas le statut de chrétien à la naissance, mais seulement par le baptême. Il ajoute que dans l’islam ou dans le judaïsme, un enfant né d’un parent musulman ou juif (ou reconnu comme tel) acquiert cette religion à la naissance, de la même manière que dans de nombreux États, la nationalité s’acquiert par la naissance. Il expose que dans le monde musulman, dans de nombreux pays, l’apostasie est considérée comme un crime, et qu’elle est socialement réprouvée dans tous les pays musulmans. Selon le Centre AIRE, il y a par conséquent lieu de rechercher très sérieusement et expressément si et pour quelles raisons, le cas échéant, l’intérêt supérieur d’un enfant musulman de tradition musulmane dicte une conversion forcée au christianisme. Pour le centre, il s’agit là d’une question très distincte de celle de savoir s’il est approprié de placer un enfant musulman dans une famille d’accueil chrétienne, ce qui pourrait selon cette organisation constituer une solution acceptable dans les cas où il n’est pas question de conversion forcée et où aucun autre membre de la famille n’est disponible pour assumer ce rôle.
e) Les parents adoptifs de X
128. Les parents adoptifs de X se concentrent sur le fait que la Cour a, selon eux, établi dans sa jurisprudence que les relations constitutives d’une « vie privée ou familiale » au sens de l’article 8 de la Convention n’étaient pas exclusivement des relations entre personnes ayant un lien de parenté biologique. S’agissant de la vie familiale chez des parents d’accueil, ils indiquent que les lignes directrices pertinentes se trouvent en particulier énoncées dans l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Moretti et Benedetti c. Italie (no 16318/07, §§ 44-52, 27 avril 2010). Ils ajoutent qu’au vu de la jurisprudence de la Cour il y a lieu de tenir dûment compte des autres liens personnels étroits qui se sont formés pendant que l’enfant était placé, par exemple avec les membres de la fratrie.
129. Les parents adoptifs arguent de surcroît que l’intérêt supérieur de l’enfant prime dans les affaires telles que la présente espèce, et soutiennent que dans le prolongement de ces deux aspects de la jurisprudence de la Cour – la force des liens familiaux entre l’enfant et les parents d’accueil et la primauté du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant – la Grande Chambre devrait chercher à les combiner dans l’application de l’article 8 au cas d’espèce. Ils affirment également à cet égard que l’arrêt Moretti et Benedetti, précité, est particulièrement pertinent pour la Cour, estimant qu’il illustre la réalité complexe des situations dans lesquelles plusieurs intérêts – qui trouvent leur origine dans les liens familiaux tels que protégés par la Convention – entrent en conflit les uns avec les autres et vont dans des directions opposées.
C. Appréciation de la Cour
1. Sur l’objet du litige devant la Grande Chambre
130. La Cour rappelle que le contenu et l’objet de l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité. Cela signifie que la Grande Chambre ne peut pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables par la chambre (voir, par exemple, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 100, 4 décembre 2018). Dans la présente espèce, la Grande Chambre note que la chambre a déclaré recevable le grief introduit par la requérante (paragraphe 3 ci-dessus) relativement à la déchéance de son autorité parentale et à l’autorisation de l’adoption de son fils, X, qui avaient dans un premier temps été décidées par le conseil des affaires sociales du comté le 21 mars 2014 puis confirmées en appel (voir, entre autres, les paragraphes 14-30, 34 et 36 de l’arrêt de la chambre).
131. La Grande Chambre observe que X fut placé chez une assistante d’accueil d’urgence en 2010 (paragraphe 17 ci-dessus) puis sous un régime d’accueil classique à la suite de la décision prise par le conseil des affaires sociales du comté le 10 décembre 2010 (paragraphe 20 ci-dessus). Cette même décision accordait à la requérante le droit à quatre brèves visites par an, qui devaient se dérouler sous surveillance (paragraphe 22 ci-dessus). La requérante fit appel de cette décision, laquelle fut confirmée en dernier lieu par le tribunal de district dans son jugement du 6 septembre 2011, qui porta le régime de visite à six séances d’une heure par an (paragraphe 29 ci-dessus). La requérante n’ayant pas saisi la possibilité d’introduire un recours, le jugement du tribunal de district devint définitif à l’expiration du délai de recours.
132. La procédure susmentionnée, qui s’est déroulée de 2010 à 2011, n’entre pas dans l’objet de la requête introduite par la requérante telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre, et la Cour n’a donc pas compétence pour examiner sa compatibilité avec l’article 8 de la Convention. Il en va de même des décisions qui ont visé à restreindre le régime de visite accordé à la requérante à l’égard de X, qui étaient antérieures à la procédure d’adoption, laquelle a été engagée en 2013 (paragraphe 32 ci-dessus).
133. Dans son examen de la procédure relative à la décision rendue le 21 mars 2014 par le conseil des affaires sociales du comté ainsi que des décisions prises en appel contre cette décision, à savoir le jugement adopté par le tribunal de district le 21 novembre 2014, l’arrêt rendu par la cour d’appel le 27 mai 2015 et la décision du comité de sélection des pourvois de la Cour suprême prise le 23 septembre 2015, la Cour devra néanmoins replacer cette procédure et ces décisions dans leur contexte, ce qui signifie inévitablement qu’elle devra s’intéresser dans une certaine mesure à la procédure et aux décisions antérieures (voir, de la même manière, Strand Lobben et autres, précité, § 148). De fait, comme la Cour suprême norvégienne l’a reconnu (paragraphes 62-66 ci-dessus), il importe dans une affaire telle que la présente espèce de rechercher si les autorités internes compétentes ont pris en considération dès le début toutes les exigences pertinentes découlant de l’article 8 de la Convention, telles que reflétées dans le droit interne et dans d’autres instruments internationaux comme la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (M.L. c. Norvège, no 64639/16, § 98, 22 décembre 2020).
2. Sur la qualification juridique du grief de la requérante
134. L’une des principales raisons ayant conduit la requérante à demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre tient à ce que la chambre avait considéré que tous ses arguments devaient être examinés sous l’angle de l’article 8 de la Convention, et non en partie sur le terrain de l’article 9, comme l’intéressée l’avançait (paragraphe 34 de l’arrêt de la chambre).
135. La Cour observe à cet égard que les griefs introduits devant elle par la requérante sous l’angle des articles 8 et 9 de la Convention concernent les mêmes mesures, à savoir la déchéance de l’autorité parentale de l’intéressée à l’égard de X et l’autorisation de l’adoption de X par ses parents d’accueil. Il en va de même des arguments supplémentaires que la requérante formule pour la première fois devant la Grande Chambre en relation avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. La Cour relève aussi que X lui-même n’est pas requérant devant elle.
136. Sur ce point, la Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit tirés par le requérant de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
137. Si, au vu de la jurisprudence de la Cour, le type de mesures en cause dans la présente affaire est invariablement examiné sous l’angle de l’article 8 de la Convention, il se pose la question de savoir si et dans quelle mesure le grief formulé par la requérante appelle l’application de l’article 9 de la Convention et/ou de l’article 2 du Protocole no 1.
138. Se penchant pour commencer sur cette dernière disposition, la Cour rappelle que les organes de la Convention ont en certaines occasions eu à examiner, en plus du grief porté sur le terrain de l’article 8 de la Convention, des griefs qui étaient formulés sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 au sujet du choix d’une famille d’accueil. Il y a lieu de noter que dans l’arrêt Olsson c. Suède (no 1) (24 mars 1988, § 95, série A no 130), l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme avait indiqué au paragraphe 183 de son rapport adopté le 2 décembre 1986 :
« Une décision de placement n’a pas le même caractère qu’un jugement d’adoption ou un jugement retirant à un parent l’autorité parentale sur un enfant. Une ordonnance de placement n’a pas pour effet de retirer aux parents l’autorité parentale. Elle signifie cependant que les autorités publiques assument la responsabilité de la garde effective de l’enfant durant une période qui n’est généralement pas fixée d’avance. Toutefois, une ordonnance de garde a un caractère temporaire, son but étant que les enfants soient finalement rendus à leurs parents. De l’avis de la Commission, une ordonnance de garde n’a pas pour effet d’enlever aux parents les droits qui leur sont conférés par l’article 2 du Protocole no 1. Cependant, le contenu de ces droits est inévitablement restreint du fait qu’une ordonnance de garde transfère temporairement certains droits parentaux aux pouvoirs publics. En revanche, les autorités responsables doivent dûment tenir compte du droit des parents aux termes de l’article 2 du Protocole no 1, en exerçant les droits que leur donne l’ordonnance de garde. »
139. La Cour, jugeant le grief dépourvu de fondement, se rallia au constat de non-violation de l’article 2 du Protocole no 1 qui avait été établi par la Commission (Olsson c. Suède (no 1), précité). La Commission a de la même manière formulé une conclusion négative dans l’affaire Tennenbaum c. Suède (déc.) (no 16031/90, 3 mai 1993), tout comme elle l’avait fait de nombreuses années auparavant au sujet d’une mesure d’adoption dans l’affaire X c. Royaume-Uni (no 7626/76, 11 juillet 1977). Apparemment en raison du caractère secondaire de cette question et de la fragilité de la base sur laquelle les griefs reposaient, les organes de la Convention n’ont pas défini la portée de cette disposition, se contentant d’affirmer que les autorités devaient dûment tenir compte du droit des parents découlant de l’article 2 du Protocole no 1. Il apparaît que la plupart des affaires examinées sous l’angle de cette disposition ainsi que les principes y afférents élaborés dans la jurisprudence de la Cour concernent les obligations incombant à l’État dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement institutionnalisés, comme le fait observer l’État défendeur. La Cour observe par ailleurs que, alors que l’article 2 du Protocole no 1 est lex specialis par rapport à l’article 9 de la Convention (voir, par exemple, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 54, CEDH 2007‑III et Lautsi et autres c. Italie [GC], no 30814/06, § 59, CEDH 2011 (extraits)), initialement, dans sa requête devant la Cour telle que la chambre l’a déclarée recevable, la requérante s’est appuyée uniquement sur cette dernière disposition. Dans ces conditions, la Grande Chambre n’examinera pas cette question sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1.
140. En venant à l’article 9, que la requérante invoquait initialement dans sa requête, la Cour reconnaît que les vues de l’intéressée ont atteint le « degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour entrer dans le champ d’application des garanties consacrées par cette disposition (voir, parmi d’autres, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 68, 26 avril 2016). Elle estime également que pour un parent, élever son enfant conformément à ses propres convictions religieuses ou philosophiques peut être considéré comme une manière de « manifester sa religion ou sa conviction (…) par (…) l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » (soulignement ajouté). Il est clair que lorsque l’enfant vit avec son parent biologique, ce dernier peut exercer dans sa vie quotidienne les droits qu’il tient de l’article 9 par la façon dont il exerce les droits découlant de l’article 8. Dans une certaine mesure, il peut aussi continuer de le faire lorsque l’enfant a été pris en charge d’office par l’autorité publique, par exemple en assumant l’autorité parentale ou en usant d’un droit de visite destiné à faciliter la réunification de la famille. La prise en charge d’office d’un enfant entraîne inévitablement des restrictions à la liberté du parent biologique de manifester sa religion ou d’autres convictions philosophiques dans l’éducation qu’il donne à l’enfant. Cependant, pour les raisons exposées ci-dessous, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu en l’espèce de définir le champ d’application de l’article 9 et de statuer sur son applicabilité aux griefs soulevés.
141. De l’avis de la Cour, le grief de la requérante concernant l’effet préjudiciable du choix de la famille d’accueil au regard de son souhait de voir X élevé dans la foi musulmane peut être considéré comme faisant partie intégrante de son grief relatif à son droit au respect de sa vie familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention, interprété et appliqué à la lumière de l’article 9, et non comme soulevant une question distincte relative au respect des droits protégés par cette dernière disposition.
142. Dans ce contexte, la Cour juge approprié de centrer son examen de la présente affaire sur la compatibilité des mesures litigieuses avec le droit de la requérante au respect de sa vie familiale découlant de l’article 8, lequel doit toutefois être interprété et appliqué à la lumière de l’article 9 de la Convention. C’est une approche qu’elle a suivie dans un certain nombre d’affaires dans lesquelles elle a estimé que le mieux était de qualifier le grief par référence à un seul article tout en reconnaissant que l’objet du litige se rapportait également à des intérêts protégés par d’autres articles de la Convention et de ses Protocoles (voir, par exemple, les affaires Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 52, série A no 23, et Folgerø et autres, précitée, § 100, dans lesquelles la Cour a dit qu’il fallait lire les deux phrases de l’article 2 du Protocole no 1 à la lumière non seulement l’une de l’autre, mais aussi, notamment, des articles 8, 9 et 10 de la Convention ; voir aussi Lautsi et autres, précité) ; voir aussi l’approche adoptée dans un certain nombre d’affaires pour l’interprétation de l’article 11 à la lumière des articles 9 et/ou 10 (voir, par exemple, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 57, série A no 44 ; Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 41, Recueil 1998-III, et Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 102, 15 novembre 2018) ; ou en sens inverse (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, §§ 53 et suiv., CEDH 2011) ; ou l’article 9 à la lumière de l’article 11 (İzzettin Doğan et autres, précité, § 93).
3. Sur le respect de l’article 8
143. Il n’est pas contesté entre les parties, et la Cour estime qu’il est établi sans ambiguïté, que les mesures qui ont été adoptées pendant la procédure litigieuse – à savoir la déchéance de l’autorité parentale de la requérante à l’égard de X et l’autorisation de l’adoption de celui-ci – ont été constitutives d’une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie familiale tel que garanti par le premier paragraphe de l’article 8 de la Convention. De plus, la Cour ne perçoit pas de raison de douter que les mesures en cause étaient prévues par la loi, à savoir la loi sur la protection de l’enfance (paragraphe 61 ci-dessus), et qu’elles poursuivaient des buts légitimes en vertu du second paragraphe de l’article 8, à savoir la protection de la « morale et de la santé » de X ainsi que de ses « droits ». Il reste dès lors à rechercher si ces mesures litigieuses étaient « nécessaires dans une société démocratique » à la poursuite desdits buts légitimes, et notamment si les autorités internes ont dûment pris en compte les intérêts de la requérante tels que protégés par la liberté garantie à l’article 9.
144. Cette approche ne va pas seulement dans le sens de la promotion de la cohérence interne et de l’harmonie (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X) avec celle qui se trouve exposée au paragraphe 142 ci-dessus concernant l’article 8 combiné avec l’article 2 du Protocole no 1. Elle concorde aussi avec la norme exprimée sous diverses formes dans le droit interne de l’immense majorité des États parties à la Convention et qui se trouve reflétée dans le texte de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, et notamment son article 20 (3), qui dispose qu’il doit être dûment tenu compte, entre autres, de l’origine ethnique, religieuse et culturelle de l’enfant (paragraphes 73, 81 et 82 ci-dessus).
a) Principes généraux
145. Les principes généraux applicables aux mesures de protection de l’enfance sont exposés dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Strand Lobben et autres, précité, §§ 202-213 (voir aussi, entre autres, K.O. et V.M. c. Norvège, no 64808/16, §§ 59-60, 19 novembre 2019 ; A.S. c. Norvège, no 60371/15, §§ 59-61, 17 décembre 2019 ; Cînța c. Roumanie, no 3891/19, § 26, 18 février 2020 ; Y.I. c. Russie, no 68868/14, §§ 75-78, 25 février 2020 ; Hernehult c. Norvège, no 14652/16, §§ 61-63, 10 mars 2020 ; Pedersen et autres c. Norvège, no 39710/15, §§ 60-62, 10 mars 2020, et M.L. c. Norvège, précité, §§ 77-81). Tout en gardant à l’esprit l’objet du litige tel que délimité aux paragraphes 130 à 133 ci-dessus et sans oublier non plus qu’au cœur de l’affaire se trouvent la déchéance de l’autorité parentale et l’autorisation de l’adoption décrites aux paragraphes 32 à 58 ci-dessus, la Cour devra, pour rechercher si ces mesures étaient « nécessaires dans une société démocratique », tenir compte des principes suivants :
« 203. La Cour doit statuer sur le respect de cette dernière condition en recherchant si, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les motifs invoqués en justification de la mesure en cause étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 (voir, parmi beaucoup d’autres, Paradiso et Campanelli, précité, § 179). La notion de nécessité implique en outre que l’ingérence corresponde à un besoin social impérieux et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi eu égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (ibidem, § 181).
204. En ce qui concerne la vie familiale d’un enfant, la Cour rappelle qu’il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (voir, entre autres, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 135, CEDH 2010). Elle souligne d’ailleurs que dans les affaires dans lesquelles sont en jeu des questions de placement d’enfants et de restrictions du droit de visite, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération (Jovanovic, précité, § 77, et Gnahoré c. France, no 40031/98, § 59, CEDH 2000‑IX).
205. En même temps, il y a lieu de noter que la recherche de l’unité familiale et celle de la réunion de la famille en cas de séparation constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible (K. et T. c. Finlande, précité, § 178).
206. Dans les cas où les intérêts de l’enfant et ceux de ses parents seraient en conflit, l’article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre tous ces intérêts et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents (voir, par exemple, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 64, CEDH 2003‑VIII (extraits), ainsi que les références qui y sont citées).
207. De manière générale, d’une part, l’intérêt supérieur de l’enfant dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille (Gnahoré, précité, § 59). D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (voir, parmi beaucoup d’autres, Neulinger et Shuruk, précité, § 136, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 50, CEDH 2000‑VIII, et Maršálek c. République tchèque, no 8153/04, § 71, 4 avril 2006). Il existe un important consensus international autour de l’idée que l’enfant ne doit pas être séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant (voir l’article 9 § 1 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, reproduit au paragraphe 134 ci-dessus). De plus, il appartient aux États contractants d’instaurer des garanties procédurales pratiques et effectives permettant de veiller à la protection et à la mise en œuvre de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir l’Observation générale no 14 (2013) du Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, paragraphes 85 et 87, cités au paragraphe 136 ci-dessus).
208. Par ailleurs, en principe, la décision de prise en charge doit être considérée comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêtent, et tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant (voir, par exemple, Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 81, série A no 130). L’obligation positive susmentionnée de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, précité, § 178). Dans ce genre d’affaires, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (voir, entre autres, S.H. c. Italie, no 52557/14, § 42, 13 octobre 2015). Ainsi, une autorité qui serait responsable d’une situation de rupture familiale parce qu’elle a manqué à son obligation susmentionnée ne peut pas fonder la décision d’autorisation d’une adoption par l’absence de liens entre les parents et l’enfant (Pontes c. Portugal, no 19554/09, §§ 92 et 99, 10 avril 2012). Qui plus est, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Scozzari et Giunta, précité, § 174, et Olsson (no 1), précité, § 81). Toutefois, lorsqu’un laps de temps considérable s’est écoulé depuis que l’enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille (K. et T. c. Finlande, précité, § 155).
209. En ce qui concerne la substitution à l’accueil familial d’une mesure plus lourde comme une déchéance de l’autorité parentale accompagnée d’une autorisation d’adoption, qui entraîne la rupture définitive des liens juridiques des parents avec l’enfant, il y a lieu de rappeler que « [d]e telles mesures ne doivent être appliquées que dans des circonstances exceptionnelles et ne peuvent se justifier que si elles s’inspirent d’une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant » (voir, par exemple, Johansen, précité, § 78, et Aune, précité, § 66). La nature même de l’adoption implique que toute perspective réelle de réintégration dans la famille ou de réunification de la famille est exclue et que l’intérêt supérieur de l’enfant dicte au contraire qu’il soit placé à titre permanent au sein d’une nouvelle famille (R. et H. c. Royaume-Uni, no 35348/06, § 88, 31 mai 2011).
210. Lorsqu’elle recherche si les motifs ayant justifié les mesures litigieuses étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, la Cour tiendra compte du fait que la conception que l’on a du caractère opportun d’une intervention des autorités publiques dans les soins à donner à un enfant varie d’un État à l’autre en fonction d’éléments tels que les traditions relatives au rôle de la famille et à l’intervention de l’État dans les affaires familiales, ainsi que des ressources que l’on peut consacrer à des mesures publiques dans ce domaine particulier. Il reste que le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant revêt dans chaque cas une importance décisive. Il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue que les autorités nationales bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés, souvent dès le moment où des mesures de placement sont envisagées ou immédiatement après leur mise en œuvre. Il découle de ces considérations que la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes dans l’exercice de leurs responsabilités en matière de réglementation des questions de prise en charge d’enfants par l’autorité publique et des droits des parents dont les enfants ont été ainsi placés, mais de contrôler sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, § 154, et Johansen, précité, § 64).
211. La marge d’appréciation laissée ainsi aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu tels que, d’une part, l’importance qu’il y a à protéger un enfant dans une situation jugée très dangereuse pour sa santé ou son développement et, d’autre part, l’objectif de réunir la famille dès que les circonstances le permettront. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, précité, § 155, et Johansen, précité, § 64). Cette marge n’est toutefois pas illimitée. Ainsi, la Cour a dans certains cas attaché de l’importance à la question de savoir si, avant d’ordonner le placement d’un enfant, les autorités avaient d’abord tenté de prendre des mesures moins draconiennes, par exemple de soutien et de prévention, et si ces mesures s’étaient révélées vaines (voir, par exemple, Olsson (no 1), précité, §§ 72-74, R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 86, 18 juin 2013, et Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 75, CEDH 2002‑I). Il faut exercer un contrôle plus rigoureux à la fois sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités aux droits et aux visites des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (K. et T. c. Finlande, précité, ibidem, et Johansen, précité, ibidem).
212. Dans les affaires de prise en charge par l’autorité publique, la Cour se penche également sur le processus décisionnel suivi par les autorités afin de déterminer s’il a été conduit d’une telle manière qu’elles ont pu être informées des vues et intérêts des parents biologiques et en tenir dûment compte, et que les parents ont pu en temps voulu exercer tout recours offert à eux (voir, par exemple, W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 63, série A no 121, et Elsholz, précité, § 52). Il échet dès lors de déterminer, en fonction des circonstances de chaque espèce et notamment de la gravité des mesures à prendre, si les parents ont pu jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez grand pour leur accorder la protection requise de leurs intérêts et ont été en mesure de faire valoir pleinement leurs droits (voir, par exemple, W. c. Royaume-Uni, précité, § 64, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 72, CEDH 2001‑V (extraits), Neulinger et Shuruk, précité, § 139, et Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, § 138, 13 mars 2012). (…)
213. La question de savoir si le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts d’un parent dépend des circonstances propres à chaque affaire (voir, par exemple, Sommerfeld, précité, § 68). (…) »
b) Application de ces principes au cas d’espèce
146. En venant à l’examen concret de la nécessité des mesures litigieuses, la Cour observe qu’après la tenue d’une audience de deux jours à laquelle la requérante, accompagnée de son avocate, avait assisté, la cour d’appel a décidé qu’il y avait lieu de substituer une adoption à la mesure de placement de X en famille d’accueil. La cour d’appel a entendu huit témoins, dont quatre qui ont déposé à titre d’experts, parmi lesquels les psychologues S.H.G. et K.P. La formation de jugement de la cour d’appel se composait de trois juges professionnels, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire (paragraphe 43 ci-dessus). De la même manière, le conseil des affaires sociales du comté et le tribunal de district avaient conduit des procédures approfondies (paragraphes 34 et 40 ci-dessus).
147. La Cour note en outre que, dans sa décision de substituer une adoption au placement de X en famille d’accueil, qui allait à l’encontre des souhaits de la mère biologique, la cour d’appel s’est pour l’essentiel appuyée sur les motifs suivants : X vivait dans sa famille d’accueil depuis quatre ans et demi ; il réagissait mal aux visites de la requérante ; il s’était attaché à ses parents d’accueil ; c’était un enfant vulnérable qui avait besoin de stabilité (voir, en particulier, les paragraphes 44-50 ci-dessus). De plus, la cour d’appel a estimé que par rapport au maintien de la mesure de placement en famille d’accueil, une adoption exclurait la possibilité pour la requérante de demander un jour que X lui fût restitué ainsi que l’éventualité de conflits potentiels entre elle et la famille d’accueil alimentés par leurs divergences culturelles et religieuses (voir, en particulier, le paragraphe 56 ci-dessus).
148. La Cour observe de surcroît que la cour d’appel a admis l’opinion exprimée par la requérante à l’époque des faits, à savoir que le maintien de la mesure de placement de X répondrait à l’intérêt supérieur de celui-ci. Il apparaît donc à la Cour qu’à l’époque de la procédure litigieuse, l’intérêt pour la requérante à éviter une adoption découlait principalement du caractère définitif et irréversible de cette mesure. Les parents d’accueil n’ayant pas voulu d’un régime « d’adoption ouverte » autorisant les visites après l’adoption (paragraphe 51 ci-dessus), une adoption aurait eu pour conséquence de priver, de facto et de jure, la requérante de tout droit d’avoir des contacts avec son enfant à l’avenir. De plus, l’intérêt de la requérante à ce que X demeurât placé au lieu d’être adopté s’expliquait par la probabilité, qui avait été exprimée, qu’une adoption conduisît à la conversion religieuse de son fils, à laquelle elle s’opposait.
149. La Cour rappelle que de manière générale l’adoption entraîne la rupture du lien familial à un degré qui, selon sa jurisprudence, n’est admissible que dans des circonstances très exceptionnelles et ne peut se justifier que s’il s’inspire d’une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant (Strand Lobben et autres, §§ 206 et 207, cité au paragraphe 145 ci-dessus). En effet, la nature même de l’adoption implique que toute perspective réelle de réintégration dans la famille ou de réunification de la famille est exclue et que l’intérêt supérieur de l’enfant dicte au contraire qu’il soit placé à titre permanent au sein d’une nouvelle famille (ibidem, § 209). Compte tenu de la nature des problématiques et de la gravité des intérêts en jeu, ces décisions appellent nécessairement un contrôle plus rigoureux (ibidem, §§ 209 et 211).
150. Dans ce contexte, il y a lieu de souligner que, bien que pendant la procédure d’adoption la requérante ait admis que X pouvait rester en famille d’accueil et indépendamment du point de savoir si les autorités internes avaient eu raison d’envisager pour X un placement à long terme si celui-ci n’était pas adopté, l’intéressée et son fils pouvaient toujours prétendre à leur droit au respect de la vie familiale en vertu de l’article 8 de la Convention. Le fait que la requérante n’a pas demandé la réunification de la famille n’exonérait pas les autorités de leur obligation générale de tenir compte de l’intérêt supérieur de X à conserver des liens familiaux avec la requérante, de préserver leurs relations personnelles et, par voie de conséquence, de leur offrir une possibilité d’avoir des contacts l’un avec l’autre pour autant que cela était raisonnablement réalisable et compatible avec l’intérêt supérieur de X (Strand Lobben et autres, § 207, cité au paragraphe 145 ci-dessus). Les considérations qui précèdent occupent une place centrale dans l’examen par la Cour de la question de savoir si les autorités internes ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour démontrer que les circonstances de la cause étaient si exceptionnelles qu’elles justifiaient une rupture complète et définitive des liens entre X et la requérante, si ces autorités étaient animées par une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant et aussi si, en prenant pareille décision, elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.
151. De plus, la Cour est pleinement consciente de l’intérêt prépondérant de l’enfant dans le processus décisionnel. Le processus qui a abouti au retrait de l’autorité parentale et à l’autorisation de l’adoption révèle toutefois que les autorités internes n’ont pas cherché à se livrer à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa famille biologique, mais qu’elles se sont concentrées sur les intérêts de l’enfant au lieu de s’efforcer de concilier les deux ensembles d’intérêts en jeu, et que, de surcroît, elles n’ont pas sérieusement envisagé la possibilité que l’enfant gardât le contact avec sa famille biologique (voir, de la même manière, Strand Lobben et autres, précité, § 220). Dans ce contexte, la Cour n’est pas convaincue que les autorités internes compétentes aient dûment pris en compte l’incidence potentielle du fait que la requérante n’avait pas demandé l’annulation de l’ordonnance de placement mais qu’elle s’était simplement opposée à l’adoption au motif qu’elle souhaitait conserver le droit de voir son enfant (paragraphe 43 ci-dessus). À cet égard, la cour d’appel s’étant dans une large mesure appuyée dans sa décision sur une appréciation de l’attachement développé par X à l’endroit de sa famille d’accueil, la base factuelle sur laquelle a reposé cette appréciation fait ressortir des insuffisances dans le processus décisionnel.
152. À ce sujet, la Cour observe que la question des contacts entre la requérante et X, et particulièrement celle des réactions de X aux visites qui avaient eu lieu depuis son placement, a joué un rôle central dans l’examen par la cour d’appel de la question qu’elle était appelée à trancher. Sur ce point, la Cour relève en particulier que la décision en cause a été prise alors que les contacts entre la requérante et X étaient en réalité demeurés très rares dès lors que X avait été placé. Le 10 décembre 2010, lors de la délivrance de l’ordonnance de placement, le conseil des affaires sociales du comté avait décidé d’accorder à la requérante le droit à quatre visites de deux heures par an, et le 6 septembre 2011, dans son jugement, le tribunal de district avait mis en place un régime de six visites d’une heure par an (paragraphes 22 et 29 ci-dessus). Entre 2013 et le moment où la cour d’appel a statué, X n’avait apparemment vu la requérante que deux fois (paragraphe 49 ci-dessus). La Cour estime que les rares rencontres qui ont eu lieu entre la requérante et X après la délivrance de l’ordonnance de placement n’ont fourni que peu d’éléments permettant de savoir clairement si la décision de refuser à la requérante tout droit de voir son enfant à l’avenir correspondait à l’intérêt supérieur de celui-ci, tel que cet intérêt se présentait en 2015 lorsque la décision litigieuse a été prise (voir, mutatis mutandis, Strand Lobben et autres, précité, § 221).
153. De plus, la Cour note que les motifs énoncés dans la décision de la cour d’appel portent essentiellement sur les effets potentiels d’un retrait de X à ses parents d’accueil et de son retour éventuel auprès de la requérante plutôt que sur les raisons qui ont conduit à mettre fin à tout contact entre X et la requérante. À cet égard, il apparaît que la cour d’appel a accordé davantage d’importance à l’opposition exprimée par les parents d’accueil à une « adoption ouverte » qu’à l’intérêt de la requérante à disposer d’une possibilité de poursuivre sa vie familiale avec son enfant grâce aux visites.
154. En outre, la Cour émet des réserves quant à l’importance que la cour d’appel a donnée à la nécessité de faire obstacle à toute possibilité pour la requérante de recourir un jour à des voies de droit pour contester l’ordonnance de placement ou le régime de visite. Même s’il peut effectivement exister des cas dans lesquels des procédures judiciaires à répétition peuvent, du fait des circonstances propres à l’affaire, porter préjudice à l’enfant concerné et donc constituer un facteur à prendre en compte, l’exercice de voies de recours judiciaires par un parent biologique ne saurait automatiquement être considéré comme un élément jouant en faveur de l’adoption (Strand Lobben et autres, précité, §§ 212 et 223). La Cour note à cet égard que les droits procéduraux des parents biologiques, y compris leur droit d’engager une procédure pour demander l’annulation d’une ordonnance de placement ou l’assouplissement de restrictions imposées aux visites avec leur enfant, font partie intégrante de leur droit au respect de la vie familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, M.L. c. Norvège, précité, § 95).
155. S’agissant de l’aspect particulier de l’affaire tenant à la confession musulmane de la requérante et au souhait formulé par celle-ci de voir X élevé conformément à ses croyances et à ses origines religieuses, il y a lieu de noter que la cour d’appel a reconnu que l’intérêt à favoriser l’attachement de X à l’environnement de sa famille d’accueil devait être mis en balance avec d’autres considérations importantes. Celles-ci concernaient non seulement le fait, rappelé ci-dessus, que les parents adoptifs n’avaient pas voulu demander une adoption ouverte, mais aussi des aspects liés à l’appartenance ethnique, à la culture et à la religion, ainsi que la question de la conversion religieuse, particulièrement à la lumière des différences confessionnelles entre la requérante et les parents adoptifs potentiels (paragraphe 51 ci-dessus).
156. Sur ce point, la cour d’appel a entendu deux experts qui ont exposé leur analyse concernant les obstacles à l’adoption dans l’islam, l’une d’eux ayant souligné que l’appréciation devait dans chaque cas se fonder sur les besoins de l’enfant (paragraphe 52 ci-dessus).
157. De plus, s’appuyant sur une étude des sources du droit international, la cour d’appel n’a pas conclu que l’on pouvait en déduire que l’adoption d’enfants d’origine musulmane était interdite en Norvège. La Cour observe en particulier que la cour d’appel s’est fondée sur l’article 20 § 3 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, affirmant que lorsque les solutions possibles, dont l’adoption, étaient appréciées « il [était] dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique » (paragraphe 53 ci-dessus), en d’autres termes sur une norme qui correspond et est conforme en substance aux exigences énoncées par la Convention (paragraphes 143-144 ci-dessus).
158. La cour d’appel a aussi cherché à savoir comment la requérante vivrait une adoption au regard de ses valeurs religieuses (paragraphe 55 ci-dessus). Elle a également formulé des observations sur le choix de la famille d’accueil qui a été opéré en l’espèce et elle a supposé à cet égard qu’aucune famille d’accueil issue d’une culture plus proche de celle de la requérante n’était alors disponible. Elle a noté que le manque criant de parents d’accueil issus des minorités était un fait notoire et qu’indépendamment de la manière dont on pouvait par ailleurs évaluer le choix de la famille d’accueil, le placement initial avait une incidence sur l’appréciation de ce qui constituait l’intérêt supérieur de X à l’heure où elle devait rendre son arrêt (paragraphe 54 ci-dessus). De surcroît, la cour d’appel s’est intéressée à ce que l’on pouvait considérer comme les propres valeurs de X au moment de l’adoption éventuelle, à la lumière de l’éducation que lui avaient donnée ses parents d’accueil (paragraphe 55 ci-dessus). Elle a en outre fait observer que les différences religieuses en cause pouvaient de la même façon engendrer des difficultés en cas de maintien en famille d’accueil, avant de conclure effectivement qu’il y avait lieu d’accorder une importance décisive à la manière dont une adoption clarifierait la situation, consoliderait le développement de l’identité de X et placerait celui-ci sur un pied d’égalité avec les autres membres de la famille dans laquelle il vivait (paragraphe 56 ci-dessus).
159. La Cour rappelle qu’en l’espèce sa compétence se limite à la procédure qui s’est déroulée de 2013 à 2015 (paragraphes 130-133 ci-dessus). Il s’ensuit que la décision relative au choix de la famille d’accueil de X qui a été prise en 2010 échappe à son examen. Cependant, ainsi qu’il ressort de la motivation de la cour d’appel mentionnée au paragraphe précédent, le choix de la famille d’accueil qui a été effectué en 2010 a constitué une considération pertinente pour l’appréciation à laquelle la cour d’appel s’est livrée en 2015 sur la question de la déchéance de l’autorité parentale et de la décision d’autoriser l’adoption, en ce que le placement initial avait une incidence significative sur ce qui était considéré comme l’intérêt supérieur de X au moment où cette juridiction devait rendre son arrêt.
160. Dans la procédure devant la Cour, le gouvernement défendeur a produit des éléments montrant que les autorités internes avaient, à l’époque considérée, déployé des efforts pour trouver une famille d’accueil correspondant aux intérêts de la requérante (paragraphes 16 à 18 ci-dessus). Après que l’ordonnance de placement eut été prise, la requérante fut informée de l’impossibilité de trouver une famille somalienne (paragraphe 27 ci-dessus), et pendant la procédure d’appel qu’elle avait engagée contre cette ordonnance, elle renonça à sa demande subsidiaire de voir X placé dans une famille d’accueil somalienne ou musulmane (paragraphe 28 ci-dessus).
161. La Cour note que finir par trouver une famille d’accueil correspondant aux origines culturelles et religieuses de la requérante ne constituait pas le seul moyen d’assurer le respect des droits de celle-ci garantis par l’article 8 de la Convention, tel qu’interprété à la lumière de l’article 9. Elle renvoie aux appréciations effectuées par les juridictions internes des divers intérêts qui doivent être pris en compte tout au long de la procédure dans les affaires de cette nature, dans lesquelles l’intérêt supérieur de l’enfant doit toujours primer (voir, en particulier, les paragraphes 23-26, 36-37 et 51-56 ci-dessus), ainsi qu’au consensus relativement large observé dans le droit international autour de l’idée que, dans des circonstances telles que celles de la présente espèce, les autorités internes sont tenues par une obligation de moyen, et non de résultat (paragraphes 80-82 ci-dessus). Sur la base des informations disponibles, la Cour ne peut pas non plus douter du fait que l’action des autorités a aussi revêtu la forme d’efforts, qui se sont finalement révélés infructueux, visant à trouver pour X dès le départ une famille d’accueil plus adaptée dans cette perspective (paragraphe 17 ci-dessus). La Grande Chambre estime toutefois, à l’instar de la chambre (paragraphe 64 de l’arrêt de la chambre), que les dispositions qui ont été prises par la suite concernant la possibilité pour la requérante d’avoir des contacts réguliers avec son enfant (paragraphe 152 ci-dessus), qui ont culminé avec la décision d’autoriser l’adoption de X (paragraphes 44-56 ci-dessus), n’ont pas dûment tenu compte de l’intérêt de la requérante à ce qu’il fût permis à X de garder au moins certains liens avec ses racines culturelles et religieuses.
162. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’en privant la requérante de son autorité parentale à l’égard de X et en autorisant l’adoption de celui-ci par ses parents d’accueil, les autorités internes n’ont pas accordé un poids suffisant au droit de la requérante au respect de sa vie familiale, et en particulier à l’intérêt mutuel de la mère et de l’enfant à maintenir leurs liens familiaux et leurs relations personnelles et, par conséquent, à préserver la possibilité de se voir. Les raisons avancées à l’appui de cette décision n’étaient pas suffisantes pour démontrer que les circonstances de cette affaire étaient si exceptionnelles qu’elles justifiaient une rupture complète et définitive des liens entre X et la requérante, ou que la décision rendue à cette fin était motivée par une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de X. Soulignant la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu, la Cour considère aussi que le processus décisionnel ayant conduit à la rupture définitive des liens de la requérante avec X n’a pas dûment pris en compte l’ensemble des vues et des intérêts de la requérante. Partant, il y a eu violation de l’article 8.
II. APPLICATION des ARTICLEs 41 et 46 de la CONVENTION
A. Article 41 de la Convention
163. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
164. Devant la Grande Chambre, la requérante réclame une indemnité pour préjudice moral, mais sans en préciser le montant.
165. Le Gouvernement ne formule pas d’observations spécifiques sur cette demande.
166. La Cour relève que la requérante n’a présenté de demande de satisfaction équitable ni dans sa réponse du 23 mars 2017 à la lettre de la Cour datée du 9 février 2017 ni d’une autre manière dans le délai indiqué par la Cour dans ladite lettre. De plus, la requérante n’a formulé de demande à ce titre à aucun moment pendant la procédure ordinaire devant la chambre. La Cour observe également que la requérante, dans la demande en révision de l’arrêt de la chambre qu’elle a introduite le 17 mars 2000 aux fins d’y faire inclure l’octroi d’une satisfaction équitable, déclarait que l’absence de demande de satisfaction équitable de sa part s’expliquait uniquement par un oubli.
167. En vertu de l’article 60 § 2 du règlement, le requérant doit soumettre ses prétentions, chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses observations sur le fond. Si le requérant ne respecte pas ces exigences, la Cour peut rejeter tout ou partie de ses prétentions (article 60 § 3 du règlement). Dans sa lettre susmentionnée en date du 9 février 2017 adressée à la requérante, la Cour attirait l’attention de celle-ci sur ces aspects.
168. De plus, la pratique de la Cour dans les affaires ayant fait l’objet d’un renvoi en vertu de l’article 43 de la Convention consiste généralement à considérer que la demande de satisfaction équitable est la même que celle initialement présentée devant la chambre, un requérant n’étant autorisé devant la Grande Chambre qu’à soumettre ses prétentions au titre des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure devant celle-ci (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 63, 30 mars 2017).
169. De fait, dans l’arrêt Nagmetov, précité, la Cour a adopté une approche à appliquer dans des situations exceptionnelles afin de déterminer si elle doit allouer une satisfaction équitable. Elle a dit qu’en l’absence d’une « demande » de satisfaction équitable formée de manière appropriée, il fallait tout d’abord vérifier qu’un certain nombre de conditions préalables étaient réunies, avant d’évaluer les considérations impérieuses militant pour l’octroi d’une indemnité.
170. En l’espèce, toutefois, il ne ressort pas du dossier que la requérante ait expressément souhaité former une demande de satisfaction équitable dans la procédure ordinaire devant la chambre (comparer avec Nagmetov, précité, § 85). En application de l’article 60 de son règlement, la Cour n’alloue donc aucune somme pour préjudice moral au titre de l’article 41 de la Convention.
2. Frais et dépens
171. La requérante réclame la somme totale de 383 906,25 couronnes norvégiennes (NOK), soit environ 37 650 euros (EUR), pour les frais et dépens qu’elle dit avoir engagés devant la Grande Chambre.
172. La requérante indique que ces frais et dépens correspondent aux trente heures de travail fournies par son avocate pour les besoins du renvoi devant la Grande Chambre, la rédaction de ses observations devant la Grande Chambre et les recherches effectuées à cette fin dans les documents relatifs à l’affaire, ainsi qu’aux trente-cinq heures de travail consacrées par son avocate à l’étude des observations du Gouvernement et à la rédaction de son projet de plaidoirie devant la Grande Chambre. Selon elle, à un tarif horaire de 2 500 NOK, la rémunération du travail accompli par l’avocate se monte donc à 162 500 NOK, soit environ 16 000 EUR.
173. La requérante expose que les frais et dépens engagés par elle englobent également les dix heures de travail effectuées par son conseiller, M. Henriksen, pour des recherches sur des questions relatives aux faits, au droit norvégien et à la jurisprudence de la Cour, ainsi qu’à la doctrine, et pour sa contribution à la rédaction des observations. Elle explique que M. Henriksen a également consacré quinze heures de travail à l’étude des observations du Gouvernement ainsi qu’à la relecture et à la contribution à la rédaction de la plaidoirie de l’avocate, et qu’il a aussi assisté à l’audience devant la Grande Chambre en visioconférence. Selon elle, à un tarif horaire de 2 500 NOK, la rémunération du travail accompli par M. Henriksen s’élève donc à 62 500 NOK, soit environ 6 100 EUR.
174. La requérante ajoute avoir engagé à titre de conseillers MM. Andenæs et Bjørge. Elle expose que ceux-ci ont effectué des recherches dans la jurisprudence de la Cour et dans la doctrine, relu ses observations devant la Grande Chambre et contribué à leur rédaction, ce qui a représenté dix heures de travail pour chacun, et qu’ils ont en outre étudié les observations du Gouvernement, relu la plaidoirie de l’avocate et participé à sa rédaction, et assisté à l’audience devant la Cour par visioconférence, ce qui représente dix heures de travail pour chacun. Elle indique qu’à un tarif horaire de 2 500 NOK la rémunération du travail accompli par MM. Andenæs et Bjørge se monte donc à 100 000 NOK, soit environ 9 800 EUR.
175. De surcroît, la requérante dit avoir engagé des frais de traduction d’un montant de 27 281,25 NOK lors du dépôt de ses observations devant la Grande Chambre, puis d’un montant supplémentaire de 10 875 NOK avant l’audience, ce qui représente un total de 38 156,25 NOK, soit environ 3 700 EUR. Elle ajoute qu’elle a également demandé à un technicien de la sonorisation d’être présent pour l’audience devant la Grande Chambre et pour les séances d’essai y afférentes, ce qui a occasionné une dépense de 8 750 NOK, soit environ 850 EUR. Elle réclame aussi le remboursement des frais exposés pour la location des locaux depuis lesquels elle-même et son avocate ont participé en visioconférence à l’audience devant la Cour, à savoir 12 000 NOK, soit environ 1 200 EUR. Les frais de voyage et d’hébergement de la requérante, ainsi que ceux afférents aux locaux utilisés pour l’audience, sont déjà couverts par la somme versée par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.
176. Le Gouvernement ne formule pas d’observations au sujet de la demande de remboursement présentée par la requérante relativement aux frais et dépens.
177. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’octroyer la somme de 30 000 EUR pour les frais et dépens engagés au cours de la procédure suivie devant la Grande Chambre.
3. Intérêts moratoires
178. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
B. Article 46 de la Convention
179. Dans sa plaidoirie devant la Grande Chambre, la requérante avance, pour la première fois depuis le début de la procédure devant la Cour, que la Cour devrait indiquer des mesures individuelles au titre de l’article 46 de la Convention. Sans préciser clairement quelles mesures elle envisage, elle mentionne en particulier la possibilité d’ordonner une réouverture de la procédure d’adoption.
180. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par elle dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à inscrire dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (voir, parmi d’autres, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 311, 1er décembre 2020).
181. La Cour rappelle en outre que ses arrêts sont essentiellement déclaratoires par nature et que, en principe, c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous la surveillance du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions et l’esprit de l’arrêt de la Cour. Toutefois, dans certaines circonstances particulières, elle a jugé utile d’indiquer à l’État défendeur quels types de mesures pouvaient être pris pour mettre fin au problème – souvent d’ordre systémique – à l’origine du constat de violation (ibidem, § 312).
182. En ce qui concerne la demande formulée par la requérante en l’espèce, la Cour relève en premier lieu que dans les affaires de ce type, de manière générale, l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer une considération primordiale, y compris lorsque la Cour doit envisager d’indiquer des mesures individuelles en vertu de l’article 46 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Haddad c. Espagne, no 16572/17, § 79, 18 juin 2019, et Omorefe c. Espagne, no 69339/16, § 70, 23 juin 2020).
183. La Cour note que X et ses parents adoptifs mènent actuellement une vie familiale ensemble, et que des mesures individuelles pourraient en fin de compte entraîner une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de cette vie familiale. Il s’ensuit que les faits et les circonstances pertinents pour l’article 46 de la Convention pourraient soulever des problèmes nouveaux, qui ne sont pas abordés dans le présent arrêt sur le fond (voir, mutatis mutandis, Johansen c. Norvège (déc.), no 12750/02, 10 octobre 2002).
184. De plus, bien que la requérante n’ait pas demandé de mesure présentant un caractère plus général, la Cour observe que, pour autant qu’un certain problème systémique puisse être en cause, le Gouvernement défendeur a démontré qu’il déploie des efforts pour exécuter les arrêts rendus par la Cour relativement à différents types de mesures de protection de l’enfance et dans lesquels elle a constaté des violations de l’article 8 (voir, par exemple, les paragraphes 62-66 ci-dessus). Elle observe par ailleurs que l’État défendeur a entrepris de mettre en application une nouvelle législation (paragraphe 67 ci-dessus).
185. Pour les raisons susmentionnées, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’indiquer de mesures au titre de l’article 46 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
2. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette, par quatorze voix contre trois, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 10 décembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Prebensen Jon Fridrik Kjølbro
Adjoint à la greffière Président
_________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion en partie dissidente commune aux juges Lemmens et Motoc ;
– opinion en partie dissidente du juge Serghides.
J.F.K.
S.C.P.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS ET MOTOC
(Traduction)
1. Nous partageons sans réserve le constat de violation de l’article 8 de la Convention énoncé dans l’arrêt. Nous souscrivons aussi à l’attribution d’une somme de 30 000 euros [EUR] (au moins) pour le remboursement des frais et dépens exposés par la requérante.
2. À notre grand regret, nous nous trouvons toutefois dans l’impossibilité de nous rallier à la majorité lorsqu’elle conclut que la demande de satisfaction équitable pour le surplus doit être rejetée (point 3 du dispositif). À notre avis, la Cour aurait dû allouer une indemnité pour préjudice moral. Nous estimons de plus que la Cour aurait dû se montrer plus généreuse dans le remboursement des frais et dépens.
La question de l’indemnisation du préjudice moral
3. La majorité note que la requérante n’a pas formulé de demande de satisfaction équitable dans le délai indiqué par la Cour pour la procédure devant la chambre. La requérante déclare que cette absence de demande est due à un oubli (paragraphe 166 de l’arrêt). La majorité applique alors l’article 60 § 2 du règlement de la Cour et rejette la demande d’indemnité présentée devant la Grande Chambre (paragraphe 167). Elle ne fait pas usage de la possibilité, dont dispose la Cour, d’allouer dans certaines situations une satisfaction équitable même en l’absence d’une demande formée de manière appropriée (paragraphes 169-170 de l’arrêt, faisant référence à Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 63, 30 mars 2017).
4. Il y a lieu de rappeler que l’article 41 de la Convention habilite la Cour à accorder à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 199, CEDH 2014 (extraits) ; Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 179, 17 mai 2016 ; Nagmetov, précité, § 57 ; Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 245, 19 décembre 2017 ; Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 145, 8 juillet 2019 ; Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 122, 20 janvier 2020, et Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 32, 18 juin 2020).
5. Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Nagmetov, « l’article 41 de la Convention [est] la principale disposition juridique sur la satisfaction équitable, la norme de valeur supérieure (voir, mutatis mutandis, Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 42, CEDH 2014) et la norme applicable dans le cadre du mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme instauré par les Parties contractantes » (Nagmetov, précité, § 76). Elle a par conséquent dit dans cette affaire que « si normalement elle ne se penche pas d’office sur la question de la satisfaction équitable, ni la Convention ni ses Protocoles ne l’empêchent d’exercer le pouvoir d’appréciation que l’article 41 de la Convention lui confère. Lorsqu’une « demande » n’a pas été formée de manière appropriée dans le respect de son règlement, la Cour reste donc compétente pour octroyer, de façon raisonnable et mesurée, une satisfaction équitable pour un préjudice moral découlant des circonstances exceptionnelles d’une affaire donnée » (ibidem).
6. La présente espèce revêt un caractère tel que les circonstances qui la caractérisent peuvent et doivent être considérées comme « exceptionnelles ». De plus, compte tenu a) du fait que c’est uniquement à cause d’un oubli qu’aucune demande d’indemnisation du préjudice moral n’a été soumise pendant la procédure devant la chambre, et b) du fait que l’on ne sait pas dans quelle mesure la requérante pourra un jour de nouveau avoir des contacts avec son fils (paragraphe 183 de l’arrêt), nous estimons que la situation appelle une forme de réparation pour le préjudice moral subi par la requérante.
Celle-ci n’ayant pas précisé de montant pour cette réparation, nous n’avons pas besoin, dans le cadre d’une opinion dissidente, d’en indiquer un nous-mêmes.
La question du remboursement des frais et dépens
7. La majorité alloue la somme de 30 000 EUR pour couvrir une partie des frais de procédure exposés devant la Grande Chambre (paragraphe 177 de l’arrêt).
Il y a lieu de rapprocher ce montant de la somme de 37 650 EUR demandée par la requérante (paragraphe 171) relativement aux éléments suivants :
a) honoraires de son avocate : environ 16 000 EUR (paragraphe 172) ;
b) honoraires des autres conseillers : environ 15 900 EUR (paragraphes 173-174) ;
c) autres frais : environ 5 750 EUR (paragraphe 175).
La majorité n’explique pas pourquoi la « réalité » de l’intégralité de la somme demandée, sa « nécessité » et/ou le « caractère raisonnable de [son] taux » ne sont pas considérés comme établis (paragraphe 177) et pourquoi en conséquence, la somme allouée n’est que de 30 000 EUR, au lieu de 37 650 EUR.
8. À notre avis, rien ne justifie de douter que tous les frais et dépens ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils étaient raisonnables quant à leur taux. En particulier, nous ne pensons pas que la requérante devrait être « pénalisée » pour avoir consulté trois conseillers, lesquels ont effectué un complément de recherches dans le but de rédiger son mémoire devant la Grande Chambre. Au contraire, dès lors qu’une affaire est renvoyée devant la Grande Chambre, il est dans l’intérêt de la bonne administration de la justice que les mémoires présentés soient qualitativement à la hauteur des débats auxquels l’affaire donnera lieu. Nous estimons que les requérants – et aussi les gouvernements – devraient être encouragés à produire devant la Grande Chambre des mémoires d’excellente qualité. Le mémoire soumis par la requérante en l’espèce présentait le niveau de qualité requis. À notre avis, les frais et dépens qui ont été exposés à cette fin méritent par conséquent d’être intégralement remboursés par le Gouvernement.
En conclusion, nous pensons que la Cour aurait dû allouer l’intégralité de la somme demandée.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
I. LA SATISFACTION ÉQUITABLE au titre DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION : LE PRÉJUDICE MORAL
A. Introduction
1. Mon seul désaccord avec l’arrêt porte sur le point 3 du dispositif, qui rejette la demande de satisfaction équitable de la requérante pour le surplus.
2. Ce désaccord se concentre, en particulier, sur la décision de ne pas allouer de somme pour préjudice moral à la requérante, qui avait formulé une demande à ce titre devant la Grande Chambre pour la première fois (paragraphe 164 de l’arrêt).
3. Ayant considéré, comme tous mes autres éminents collègues, qu’il y avait violation du droit de la requérante au respect de sa vie familiale tel que protégé par l’article 8 de la Convention, j’aurais souhaité accorder à l’intéressée une somme pour préjudice moral au titre de la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention. Puisque je me trouve dans la minorité, je ne suis toutefois pas tenu de déterminer quelle somme il aurait fallu lui allouer.
B. Le respect des conditions énoncées à l’article 41
4. À mon avis, toutes les conditions énoncées à l’article 41 pour l’octroi d’une satisfaction équitable sont satisfaites en l’espèce : « il y a eu violation » d’une disposition de la Convention, spécifiquement l’article 8 ; la Haute Partie contractante concernée ne prévoit pas d’effacer ou ne prévoit « d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation » ; et « il y a lieu » d’accorder une satisfaction équitable à la requérante.
C. L’expression « il y a lieu » telle qu’employée à l’article 41 et la notion de « circonstances exceptionnelles » telle qu’utilisée par la Cour
5. Je suis en désaccord avec l’arrêt (paragraphes 169-170), qui réserve l’application de l’article 41 aux seules « situations exceptionnelles ». Pareille interprétation est exagérément restrictive, ne correspond pas au libellé de l’article 41, et va également à l’encontre du principe de l’effectivité des droits garantis par la Convention.
6. Il ne faut pas se méprendre et penser que l’argument selon lequel l’article 41 ne devrait pas être réservé aux « situations exceptionnelles » suggère que dès lors que la Cour conclut à une violation d’un droit protégé par la Convention, elle doit accorder une satisfaction équitable. La Cour doit accorder une indemnisation pour préjudice moral si elle considère « qu’il y a lieu » de le faire. Cependant, ce qu’« il y a lieu » de faire dépend des faits de la cause et ne requiert pas l’existence de circonstances « exceptionnelles ». En l’espèce, compte tenu de toutes les circonstances et de l’impact que la violation a produit sur la requérante, la Cour aurait dû juger qu’il y avait lieu de lui allouer une somme au titre de la satisfaction équitable, ce qu’à mon grand regret elle n’a pas fait.
D. La pratique fondée sur l’article 43 de la Convention – critique
7. Je désapprouve la pratique, qui est suivie par la Cour dans la présente espèce et qui consiste à considérer que si un requérant ne soumet pas de demande de satisfaction équitable pendant la procédure devant la chambre, il ne peut plus le faire devant la Grande Chambre. La Cour fonde cette pratique sur l’article 43 de la Convention, qui porte sur le « renvoi devant la Grande Chambre » (paragraphe 168 de l’arrêt) ; cependant, aucune disposition de l’article 43 ne peut étayer expressément ou implicitement cette pratique.
E. La satisfaction équitable et la nature de la violation d’un droit fondamental
8. À mon humble avis, la satisfaction équitable est intrinsèquement liée à la nature d’une violation des droits fondamentaux et elle constitue une partie ou un élément implicite du grief tiré de pareille violation. Par conséquent, j’estime que la Cour dispose du pouvoir inhérent d’allouer une satisfaction équitable lorsque les conditions préalables énoncées à l’article 41 sont remplies, qu’une demande spécifique de réparation du préjudice moral ait ou non été présentée, que ce fût devant la chambre ou devant la Grande Chambre. La Cour détient le pouvoir discrétionnaire de décider ce qu’« il y a lieu » de faire en vertu de l’article 41, mais si elle constate que toutes les conditions exposées à l’article 41 sont satisfaites, elle est tenue par une obligation d’accorder une satisfaction équitable.
F. Le constat d’une violation et la « satisfaction équitable » au titre de l’article 41
9. Je pense également que le constat d’une violation de l’article 8 ne vaut pas satisfaction équitable suffisante au regard du préjudice moral que peut avoir subi la requérante. L’article 41 de la Convention, tel qu’il est libellé, ne saurait être interprété comme signifiant que le constat d’une violation d’une disposition de la Convention peut en lui-même constituer une « satisfaction équitable » suffisante pour « la partie lésée », étant donné que le premier élément constitue une condition préalable au second et que l’on ne peut pas considérer que les deux sont équivalents.
G. Conclusion : les conséquences d’une absence d’indemnisation du préjudice moral
10. À mon avis, ne pas allouer à la requérante de somme pour le préjudice moral que lui a infligé la violation de son droit tel que protégé par l’article 8 revient à rendre la protection de son droit illusoire et fictive. Cela va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour, qui dit que la protection des droits de l’homme doit être à la fois concrète et effective, et non théorique et illusoire.
Dernière mise à jour le décembre 10, 2021 par loisdumonde
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