Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 246
Décembre 2020
Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC] – 26374/18
Arrêt 1.12.2020 [GC]
Article 6
Procédure pénale
Article 6-1
Tribunal établi par la loi
Participation d’une juge dont la nomination avait été viciée par une influence injustifiée de l’exécutif en l’absence de contrôle juridictionnel et de redressement effectifs : violation
En fait – La Cour d’appel nouvellement créée, qui avait commencé à fonctionner en 2018, rejeta l’appel que le requérant avait formé contre sa condamnation pénale. Ce dernier se plaignit que l’un des membres de la formation de jugement, la juge A.E., avait été nommée en méconnaissance des procédures prévues par le droit interne. La Cour suprême reconnut l’irrégularité de la nomination de cette juge. Premièrement, en remplaçant quatre des candidats – que la commission d’évaluation avait considérés comme étant les quinze les plus qualifiés – par quatre autres, dont A.E. – qui n’était pas parmi ces quinze – sans s’être livrée à une évaluation indépendante du dossier et sans avoir adéquatement motivé sa décision, la ministre de la Justice avait violé le droit interne. Deuxièmement, au lieu de voter séparément sur chacune des candidatures individuelles, comme l’exigeait le droit interne, le Parlement avait procédé à un vote en bloc, en faveur de la liste de la ministre. La Cour suprême jugea cependant que ces irrégularités n’étaient pas de nature à entraîner l’annulation de la nomination et que le requérant avait bénéficié d’un procès équitable. Par un arrêt rendu le 12 mars 2019 (Information Note 227), une chambre de la Cour, par cinq voix contre deux, a conclu à la violation du droit à un tribunal « établi par la loi ». À cette fin, le critère déterminant était de savoir s’il y avait eu une violation « flagrante » du droit interne. À la demande du Gouvernement, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre.
En droit – Article 6 § 1 : La tâche de la Grande Chambre se limite à déterminer les conséquences des violations du droit interne, c’est-à-dire à rechercher si la présence de la juge A.E. a privé le requérant du droit à être jugé par un « tribunal établi par la loi ». La présente affaire donne à la Grande Chambre l’occasion d’affiner et clarifier le sens à donner à la notion de « tribunal établi par la loi » notamment en recherchant comment les éléments constitutifs de cette notion devraient être interprétés d’une manière qui en refléterait le mieux le but qui et rendrait réellement effective la protection qu’elle offre. La Grande Chambre analyse aussi comment s’articule cette notion avec les autres « exigences institutionnelles » (l’indépendance et l’impartialité).
a) Portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi »
1. « Tribunal » : Un « tribunal » se caractérise par sa fonction juridictionnelle et doit également satisfaire une série d’exigences, par exemple l’indépendance, en particulier vis-à-vis de l’exécutif, l’impartialité et la durée du mandat de ses membres. En outre, il est inhérent à la notion même de « tribunal » que celui-ci se compose de juges sélectionnés sur la base du mérite au bout d’un processus rigoureux pour s’assurer de la nomination à ces fonctions des candidats les plus qualifiés – du point de vue tant de leurs compétences professionnelles que de leur intégrité morale. Plus le tribunal se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie juridictionnelle, plus les critères de sélection applicables devraient être exigeants. Les juges non professionnels peuvent être soumis à des critères de sélection différents, en ce qui concerne en particulier les compétences professionnelles requises.
2. « Etabli » : Eu égard aux conséquences fondamentales qu’il emporte pour le bon fonctionnement et la légitimité du pouvoir judiciaire dans un État démocratique régi par la prééminence du droit, le processus de nomination des juges constitue nécessairement un élément inhérent à la notion de « tribunal établi par la loi ». Si la jurisprudence pertinente de la Cour concernait surtout jusqu’à présent des violations de règles de droit interne régissant la compétence d’un tribunal ou ayant des effets immédiats sur sa composition, il existe des précédents en ce sens, par exemple l’affaire Ilatovskiy c. Russie (6945/04, 9 juillet 2009). Plus, une telle approche trouve également appui dans l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » : en tant que reflet du principe de la prééminence du droit, elle vise à préserver le pouvoir judiciaire de toute influence extérieure irrégulière émanant en particulier du pouvoir exécutif. Le processus de nomination des juges peut faire l’objet d’influences abusives de cette nature et il doit donc être soumis à un contrôle strict. Ladite exigence englobe aussi toutes les dispositions de droit interne – y compris en particulier celles qui garantissent l’indépendance des membres d’un tribunal. Il est donc évident que la participation d’un juge à l’examen d’une affaire peut également être « irrégulière » si les règles ayant encadré le processus de sa nomination ont été enfreintes. Enfin, il existe également un consensus sur ce point parmi les États étudiés.
3. « Par la loi » : La nature et l’objet des affaires se rapportant à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » dont la Cour a connu jusqu’à présent appelaient surtout une décision sur les points de savoir si une juridiction saisie d’une affaire avait une quelconque base légale en droit interne et si les prescriptions de la législation interne pertinente régissant la constitution et le fonctionnement de cette juridiction avaient été respectées. Néanmoins, l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » veut aussi dire un « tribunal établi conformément à la loi ». Cette exigence ne vise en aucun cas à imposer une uniformité dans les pratiques que suivent les États membres. Le seul fait que le pouvoir exécutif exerce une influence décisive sur les nominations n’y enlève rien. La seule préoccupation ici consiste à veiller à ce que le droit interne pertinent en matière de nomination des juges soit libellé en des termes aussi peu équivoques que possible, de manière à empêcher toute ingérence arbitraire, notamment de la part du pouvoir exécutif.
4. Les relations étroites entre les exigences d’« indépendance », d’« impartialité » et d’un « tribunal établi par la loi » : L’examen sous l’angle de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » ne doit pas perdre de vue le but commun que partagent les garanties d’« indépendance » et d’« impartialité », c’est-à-dire le respect des principes fondamentaux de la prééminence du droit et de la séparation des pouvoirs. Il faut donc rechercher systématiquement si l’irrégularité alléguée dans une affaire donnée était d’une gravité telle qu’elle a porté atteinte aux principes fondamentaux susmentionnés et compromis l’indépendance de la juridiction en question. À cet égard, l’« indépendance » ici évoquée est celle qui, d’un point de vue personnel et institutionnel, est nécessaire à toute prise de décision impartiale, et elle désigne aussi bien, d’une part, un état d’esprit qui dénote l’imperméabilité du juge envers toute pression extérieure en tant qu’attribut de son intégrité morale que, d’autre part, un ensemble de dispositions institutionnelles et fonctionnelles – qui comprend à la fois une procédure permettant de nommer les juges d’une manière qui assure leur indépendance et des critères de sélection fondés sur le mérite –, de façon à offrir des garanties contre une influence abusive et/ou un pouvoir discrétionnaire illimité des autres autorités de l’État, tant au stade initial de la nomination d’un juge que pendant l’exercice par celui-ci de ses fonctions.
b) Le critère du seuil de gravité
La Grande Chambre approuve la logique et la teneur générale du critère de la « violation flagrante » instauré par la chambre, étoffé ci-dessous. Cependant, afin de lever les ambiguïtés, elle décide de ne pas appliquer le même. Si les États contractants doivent bénéficier d’une certaine marge d’appréciation, la démarche suivante en trois critères, à considérer cumulativement, offre une base solide qui aidera la Cour – et au bout du compte les juridictions nationales – à s’orienter lorsqu’il leur faudra rechercher si des irrégularités dans telle ou telle procédure de nomination d’un juge sont d’une gravité telle qu’elles emportent violation du droit à un tribunal établi par la loi et si un équilibre juste et proportionné a été ménagé entre les différents principes en jeu dans les circonstances particulières de l’affaire.
1. La première étape de la démarche : Il doit, en principe, exister une violation manifeste du droit interne, en ce sens que celle-ci doit être objectivement et réellement reconnaissable en tant que telle. La Cour s’en remet en général à l’interprétation que les juridictions nationales livrent, sauf si la violation est « flagrante » – c’est-à-dire sauf si leur conclusion peut être regardée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable. Toutefois, l’absence d’une violation manifeste n’exclut pas en elle-même la possibilité d’une violation du droit à un tribunal établi par la loi. Il peut exister des circonstances dans lesquelles une procédure de nomination d’un juge qui est a priori conforme aux règles internes pertinentes n’en emporte pas moins des conséquences qui sont incompatibles avec l’objet et le but de ce droit conventionnel. En pareil cas, elle doit poursuivre son examen sous l’angle des deuxième et troisième étapes de la démarche.
2. La deuxième étape de la démarche : La violation en question doit s’analyser à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui sont de veiller à ce que le pouvoir judiciaire puisse s’acquitter de sa mission à l’abri de toute ingérence injustifiée, de manière à préserver ainsi la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs. En conséquence, seules les atteintes touchant les règles fondamentales de la procédure de nomination des juges – c’est-à-dire celles qui videraient de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi » – sont de nature à emporter violation de ce droit (par exemple la nomination à la fonction de juge d’une personne ne remplissant pas les conditions nécessaires – ou les violations qui autrement nuiraient au but et aux effets de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », telle qu’interprétée par la Cour). Il faut tenir compte, à cet égard, du but que poursuivait la loi qui a été enfreinte, c’est-à-dire rechercher si la loi en question visait à empêcher toute ingérence injustifiée de l’exécutif. En conséquence, les violations de pure forme qui n’auraient aucune incidence sur la légitimité du processus de nomination doivent être considérées comme n’atteignant pas le niveau de gravité requis.
3. La troisième étape de la démarche : Le contrôle que les juridictions nationales ont opéré, le cas échéant, sur la question des conséquences juridiques – au regard des droits que la Convention garantit à chacun – d’une atteinte aux règles du droit interne régissant les nominations judiciaires joue un rôle important aux fins de déterminer si cette atteinte emporte violation du droit à un « tribunal établi par la loi », et ce contrôle constitue donc une étape de la démarche elle-même. Il doit être exercé sur la base des normes pertinentes de la Convention, en mettant correctement en balance les intérêts concurrents en présence. En particulier, il faut ménager un équilibre de manière à déterminer s’il existe un besoin impérieux – de nature substantielle et impérative – de s’écarter des principes de la sécurité juridique et de l’inamovibilité des juges, pour autant qu’ils soient pertinents, au vu des circonstances particulières d’une affaire. Si le contrôle interne a été conforme à la Convention et si les conclusions qui s’imposaient ont été tirées, il faudra de bonnes raisons à la Cour pour substituer son appréciation à celle du juge national.
L’absence d’un délai précis au-delà duquel une irrégularité dans la procédure de nomination ne pourra plus être contestée n’aurait pas pour conséquence en pratique de rendre les nominations indéfiniment contestables. Plus le temps s’écoulera, plus la préservation de la sécurité juridique jouera en faveur du droit du justiciable à un « tribunal établi par la loi » dans la mise en balance à opérer. Il faudra aussi tenir compte aussi des difficultés en matière de preuve que ferait naître l’écoulement du temps ainsi que des délais légaux pertinents dont le droit interne des Parties contractantes pourrait assortir les contestations de cette nature.
c) Application aux circonstances de l’espèce du seuil de gravité exposé ci‑dessus
1. Y a-t-il eu une violation manifeste du droit interne ? – Compte tenu des conclusions opérées par la Cour suprême islandaise, la première condition est manifestement satisfaite.
2. Les violations du droit interne touchaient-elles une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges ? – Il y a eu violation grave d’une règle fondamentale de la procédure nationale de nomination des juges, au vu notamment de sa finalité principale, qui est de limiter l’influence de l’exécutif (en faisant intervenir une commission d’évaluation indépendante) et de renforcer ainsi l’indépendance du pouvoir judiciaire en Islande.
En ce qui concerne les violations commises par la ministre, cette dernière n’a pas expliqué pourquoi elle avait retenu tel candidat plutôt que tel autre, contrairement à ce que lui imposait le droit interne. Les quatre candidats que la ministre a ajoutés avaient tous obtenu plus de points au titre de l’expérience judiciaire que les quatre candidats qui en avaient été écartés. Or la liste initiale que la commission d’évaluation avait dressée comprenait des candidats qui s’étaient vu attribuer encore moins de points au titre de l’expérience judiciaire que les quatre candidats écartés mais que la ministre a quand même décidé de conserver. De même, parmi les candidats que la commission n’avait pas recommandés, il y en avait certains qui avaient obtenu au titre de l’expérience judiciaire plus de points que les quatre candidats que la ministre a finalement retenus. S’il est allégué que la ministre avait également tenu compte de facteurs subjectifs tels que la « réussite » d’un candidat dans sa carrière, aucune autre précision n’a été donnée sur la manière dont elle avait mesuré ces facteurs. L’action de la ministre était de nature à faire naître des préoccupations objectivement justifiées quant à la motivation politique de son action : les allégations du requérant quant aux liens politiques entre la ministre et l’époux de la juge en question ne peuvent être négligées ; de plus, la ministre adhérait à l’un des partis politiques qui composaient la majorité du gouvernement de coalition, grâce aux seuls votes desquels sa proposition a été adoptée devant le Parlement. Ces éléments suffisent à mettre en cause la légitimité et la transparence de toute la procédure.
Pour ce qui est des vices dans la procédure conduite devant le Parlement, non seulement celui-ci n’a pas enjoint à la ministre de justifier ses propositions par des raisons objectives mais encore il a méconnu les règles spéciales de vote, ce qui a nui au rôle qu’il était censé jouer en tant que frein à l’exercice abusif par l’exécutif de ses pouvoirs. Dès lors, il n’était pas injustifié pour le requérant de croire que la décision du Parlement était principalement motivée par des considérations partisanes.
3. Les violations alléguées du droit à un « tribunal établi par la loi » ont-elles fait l’objet d’un contrôle et d’un redressement effectifs par les juridictions internes ? : La Cour suprême n’a pas livré un contrôle conforme à la Convention et elle n’a pas tenu compte de la question de savoir si le but de la garantie qui découle de la notion de tribunal « établi par la loi » avait été rempli. Premièrement, alors qu’elle avait le pouvoir de statuer sur les conséquences des irrégularités susmentionnées sur le droit du requérant à un procès équitable et d’y remédier, la haute juridiction n’a pas tiré les conclusions que ses propres constats imposaient. L’accent qu’elle a mis sur le simple fait que les nominations avaient été officialisées indique qu’elle avait admis qu’elle n’avait plus guère voix au chapitre en la matière ensuite, voire qu’elle s’y était résignée. La Cour suprême s’est principalement focalisée sur la question de savoir si les irrégularités en cause avaient eu la moindre incidence concrète sur l’indépendance ou l’impartialité d’A.E., une question n’a en elle-même aucun rapport direct avec l’examen de la question distincte de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi ». Deuxièmement, la Cour suprême n’a répondu à aucun des arguments et allégations très précis et éminemment pertinents formulés par le requérant sur ce dernier point (voir ci-dessus). En conséquence, il ne ressort pas clairement de son arrêt en quoi les manquements à la procédure en question n’étaient pas de nature à compromettre la régularité de la nomination d’A.E. et, par voie de conséquence, la participation ultérieure de celle-ci au procès du requérant. Troisièmement, pour ce qui est de l’équilibre que la Cour suprême aurait dû ménager, si l’écoulement d’un certain délai peut en principe faire pencher la balance en faveur de la « sécurité juridique », tel n’est pas le cas en l’espèce. La nomination d’A.E. et des trois autres candidats en cause a été contestée au niveau national aussitôt après l’achèvement de la procédure de nomination et les irrégularités qui avaient vicié celle-ci ont été établies avant même l’entrée en fonction de ces juges.
La retenue ici manifestée – et le fait qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre, d’une part, la préservation du principe de la sécurité juridique et, d’autre part, le respect de la loi – ne sont pas propres aux faits de l’espèce : il s’agissait de la pratique constante de la Cour suprême. Cette pratique pose problème pour deux raisons principales. En premier lieu, elle porte atteinte au rôle important que le pouvoir judiciaire exerce dans le maintien des freins et contrepoids qui sont inhérents à la séparation des pouvoirs. En second lieu, compte tenu de l’importance et des implications des violations en question, et du rôle éminemment important que le pouvoir judiciaire joue dans une société démocratique régie par la prééminence du droit, ces violations peuvent très bien emporter des conséquences qui ne se limitent pas aux candidats qui ont été individuellement lésés par leur non-nomination : elles touchent forcément le justiciable en général.
4. Conclusion globale : Le droit du requérant à un « tribunal établi par la loi » a été violé à raison de la participation à son procès d’une juge dont la procédure de nomination avait été viciée par de graves irrégularités qui ont porté atteinte à la substance même du droit en question.
Conclusion : violation (unanimité).
La Cour juge que la question de savoir si les mêmes irrégularités ont aussi compromis l’indépendance et l’impartialité de cette juridiction n’appelle aucune poursuite de son examen.
Article 46 : Le constat de violation en l’espèce ne peut pas en lui-même être considéré comme imposant à l’État défendeur l’obligation au regard de la Convention de rouvrir toutes les affaires similaires qui sont depuis lors passées en force de chose jugée conformément au droit islandais.
Article 41 : Le constat de violation vaut satisfaction équitable suffisante en l’espèce.
Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde
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