AFFAIRE GUDMUNDUR ANDRI ASTRADSSON c. ISLANDE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 26374/18

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE GUÐMUNDUR ANDRI ÁSTRÁÐSSON c. ISLANDE
(Requête no 26374/18)
ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) • Tribunal établi par la loi • Participation d’une juge dont la nomination avait été viciée par une ingérence injustifiée de l’exécutif en l’absence de contrôle juridictionnel et de redressement effectifs • Violation grave mettant en cause la légitimité de la procédure de nomination et faisant naître des préoccupations objectivement justifiées quant à la motivation politique des décisions en cause • Manquement par la Cour suprême à tirer les conclusions qui s’imposaient de ses propres constats reconnaissant l’existence d’une violation et à répondre aux arguments du requérant • Sélection de juges sur la base du mérite au bout d’un processus rigoureux étant inhérente à la notion de « tribunal » • Règles de droit interne régissant la procédure de nomination des juges étant un élément inhérent à la notion de « tribunal établi par la loi » • « Tribunal établi par la loi » synonyme de « tribunal établi conformément à la loi » • Examen à la lumière de la finalité commune aux garanties d’« indépendance » et d’« impartialité » qui est le respect des principes fondamentaux de la prééminence du droit et de la séparation des pouvoirs • Application d’une démarche en trois étapes pour déterminer si des irrégularités dans le processus de nomination d’un juge ont heurté dans sa substance même le droit à un tribunal établi par la loi • Question de savoir s’il y a eu 1) une violation manifeste 2) d’une règle fondamentale de la procédure de nomination et 3) un contrôle et un redressement effectifs par les juridictions internes, conformément à la Convention, au regard des allégations • Droit interne censé mettre en balance les intérêts concurrents en jeu, y compris ceux se rapportant aux principes de la sécurité juridique et de l’inamovibilité des juges

Art 46 • Mesures générales • Aucune obligation pesant sur l’État défendeur de rouvrir toutes les affaires similaires qui sont depuis lors passées en force de chose jugée

STRASBOURG
1er décembre 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme

En l’affaire Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Robert Spano,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Síofra O’Leary,
Georgios A. Serghides,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Mārtiņš Mits,
Georges Ravarani,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jovan Ilievski,
Péter Paczolay,
María Elósegui, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2020 et le 16 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26374/18) dirigée contre la République d’Islande et dont un ressortissant de cet État, M. Guðmundur Andri Ástráðsson (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 mai 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me V. H. Vilhjálmsson, avocat à Reykjavik. Le gouvernement islandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente par intérim, Mme F.R. Þorsteinsdóttir, Avocate générale de l’État par intérim.

3. Dans sa requête, M. Ástráðsson se plaignait que la condamnation qui lui avait été infligée au pénal avait été confirmée par un « tribunal » qui n’était pas « établi par la loi » et qui n’était ni indépendant ni impartial, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 19 juin 2018, la requête fut communiquée au Gouvernement.

5. Elle fut attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 12 mars 2019, une chambre de cette section composée de Paul Lemmens, président, Robert Spano, Işıl Karakaş, Valeriu Griţco, Ivana Jelić, Arnfinn Bårdsen et Darian Pavli, juges, ainsi que de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section, rendit un arrêt dans lequel elle concluait, à l’unanimité, que la requête était recevable et, par cinq voix contre deux, qu’il y avait eu violation du droit à un tribunal établi par la loi consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Lemmens et Griţco.

6. Le 14 mai 2019, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 9 septembre 2019, le collège de la Grande Chambre fit droit à cette demande.

7. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8. Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé des observations écrites (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire. Des observations ont également été reçues du gouvernement polonais, du Commissaire aux droits de l’homme de la République de Pologne, de la Défenseure publique (médiatrice) de Géorgie et de la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme, que le président de la Grande Chambre avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). Les parties ont répondu à ces observations dans leurs plaidoiries à l’audience (article 44 § 6 du règlement).

9. Une audience publique a eu lieu au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 5 février 2020.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
Mme F. R. Þorsteinsdóttir, agente par intérim du gouvernement,
Avocate générale de l’État par intérim,
Me T. Otty QC, conseil,
Mmes G. S. Arnardóttir, agente adjointe,
M. Thejll, agente adjointe,
Me G. Molyneaux, conseiller ;

– pour le requérant
Me V. H. Vilhjálmsson, conseil.

La Cour a entendu Me Vilhjálmsson, Mme Þorsteinsdóttir et Me Otty en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

10. Les 14 et 20 février 2020, respectivement, le requérant et le Gouvernement ont produit des réponses écrites complémentaires à certaines des questions que les juges avaient posées lors de l’audience.

EN FAIT

I. Le contexte de l’affaire

A. Le contexte législatif de la procédure de nomination judiciaire en Islande

1. La loi no 92/1989 portant séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire à l’échelon du district

11. Le 19 mai 1989, dans le cadre des mesures de restructuration de la justice en Islande, le Parlement islandais (Althingi) adopta la loi no 92/1989 portant séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire à l’échelon du district. Cette loi prévoyait notamment l’instauration d’une commission d’évaluation (« la commission »), chargée d’évaluer les compétences et qualifications des candidats à la fonction de juge de tribunal de district. Initialement proposée en 1976, la création de cette commission visait – selon les travaux préparatoires de la loi en question – à garantir l’indépendance des juges et à renforcer la confiance du justiciable dans l’indépendance du pouvoir judiciaire. Entité administrative indépendante, la commission d’évaluation était censée jouer un rôle consultatif auprès du ministre de la Justice et elle devait être composée de trois membres, respectivement nommés par la Cour suprême, par les tribunaux de district et par le barreau islandais.

12. Quant à la nomination des membres de la Cour suprême, la loi no 75/1973 relative à la Cour suprême (Lög um Hæstarétt Íslands) avait déjà auparavant désigné celle-ci comme organe consultatif en la matière.

2. La loi no 15/1998 sur la justice

13. Entrée en vigueur le 1er juillet 1998, la loi no 15/1998 sur la justice (« l’ancienne loi sur la justice ») avait à l’origine maintenu, dans ses parties pertinentes, la mission, la composition et le rôle consultatif de la commission d’évaluation. Dans un arrêt qu’elle rendit le 14 avril 2011 dans le cadre d’un litige relatif à la nomination d’un juge de tribunal de district, la Cour suprême estima que, malgré le caractère consultatif du rôle que jouait la commission d’évaluation au moment des faits, le ministre de la Justice, lorsqu’il faisait une proposition contraire à la recommandation de la commission, était toutefois tenu par le principe imposant de retenir le candidat le plus qualifié à un poste au sein de la fonction publique et par l’obligation d’« instruction suffisante » découlant de l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives (voir le paragraphe 115 ci-dessous pour plus d’éléments sur cet arrêt).

14. Le rôle de la commission d’évaluation dans le processus de nomination judiciaire fut renforcé en 2010 à la suite des modifications apportées par la loi no 45/2010 à l’article 4a de l’ancienne loi sur la justice (paragraphe 103 ci-dessous). D’autres changements importants relatifs à la composition et à la mission de la commission d’évaluation, outre l’augmentation à cinq du nombre de ses membres et l’élargissement de ses attributions à la nomination des juges de la Cour suprême, furent introduits, en particulier la règle qui imposait au ministre de la Justice de ne nommer que les candidats que la commission avait considérés comme étant les plus qualifiés pour le poste en question. Le ministre de la Justice ne pouvait nommer un candidat que la commission n’avait pas considéré comme tel qu’après avoir recueilli le consentement du Parlement. Les travaux préparatoires de la loi précisaient que le but de ces mesures était de renforcer l’indépendance de la magistrature. Ils se référaient à des instruments juridiques et à des recommandations de source internationale en ce qui concerne les nominations judiciaires, et mettaient l’accent sur l’importance d’une procédure régulière en la matière, compte tenu du rôle notable que joue la magistrature dans la garantie des droits se rapportant à l’équité du procès et dans le jeu des freins et contrepoids inhérents à la séparation des pouvoirs. Ils renvoyaient par ailleurs à un principe fondamental non écrit de droit administratif islandais voulant que les nominations à des postes dans la fonction publique fussent fondées sur des considérations objectives et que seul fût retenu le candidat le plus qualifié pour tout poste de ce type (voir le paragraphe 114 pour de plus amples éléments sur le principe non écrit de droit administratif susmentionné).

15. En conséquence du renforcement par cette réforme du rôle conféré à la commission d’évaluation dans le processus de nominations judiciaires, le ministre de la Justice prit en 2010 un arrêté (no 620/2010) encadrant les travaux de la commission (voir le paragraphe 107 ci-dessous pour plus d’éléments sur ce texte).

B. La création de la Cour d’appel et la nomination de ses membres

1. Le contexte juridique général

16. Le 26 mai 2016, le Parlement islandais adopta la loi no 50/2016 sur la justice (« la nouvelle loi sur la justice »). Cette loi entra en vigueur le 1er janvier 2018, tandis qu’un certain nombre de ses dispositions provisoires, dont la disposition temporaire IV relative à la nomination des juges à la Cour d’appel, étaient entrées en vigueur plus tôt, le 14 juin 2016.

17. La nouveauté de cette loi était l’instauration dans le système judiciaire islandais d’un second degré de juridiction, la Cour d’appel (Landsréttur), qui transformait ainsi l’ancien système à deux degrés – les tribunaux de district et la Cour suprême – en un système à trois degrés.

18. L’article 21 de la nouvelle loi sur la justice énonce que la Cour d’appel se compose de quinze juges. La disposition temporaire IV de cette loi régissait la procédure initiale de sélection et de nomination des juges de la nouvelle Cour d’appel. Son premier paragraphe prévoyait que le processus de nomination devait être achevé au plus tard le 1er juillet 2017 et que les juges nommés entreraient en fonction à compter du 1er janvier 2018, date à partir de laquelle la Cour d’appel devait commencer à fonctionner. Renvoyant à l’article 4a de l’ancienne loi no 15/1998 sur la justice (paragraphe 14 ci-dessus), le premier paragraphe de la disposition temporaire IV ajoutait qu’une commission d’évaluation analyserait les qualifications de chacun des candidats à la fonction de juge à la Cour d’appel et qu’elle remettrait au ministre de la Justice un rapport d’appréciation sur les candidats qu’elle considérerait comme étant les plus qualifiés pour exercer cette fonction. Dans son paragraphe pertinent, qui reprenait dans une large mesure l’article 4a de l’ancienne loi sur la justice (paragraphe 103 ci-dessous), la disposition temporaire énonçait que le ministre de la Justice ne pouvait pas nommer un candidat que la commission d’évaluation n’aurait pas considéré comme étant parmi les plus qualifiés pour exercer cette fonction. Elle précisait toutefois que le ministre de la Justice pouvait s’écarter de l’avis de la commission d’évaluation et proposer un ou plusieurs autre(s) candidat(s) non retenu(s) par la commission, pourvu que celle-ci eût à tout le moins jugé que ce ou ces candidat(s) satisfaisai(en)t à toutes les conditions minimales posées à l’article 21 de la nouvelle loi sur la justice (paragraphe 105 ci-dessous) en matière de nomination au poste de juge de la Cour d’appel et que la proposition fût acceptée par l’Althingi.

19. Le deuxième paragraphe de la disposition temporaire IV prévoyait ensuite que pour les premières nominations à la nouvelle Cour d’appel le ministre de la Justice soumettrait à l’Althingi ses propositions sur chacun des candidats recommandés. Si l’Althingi acceptait les propositions du ministre, il devait alors les communiquer au président de l’Islande, qui nommerait formellement les juges en question. Si l’Althingi n’acceptait pas l’une ou plusieurs des propositions du ministre, celui-ci devait alors lui faire de nouvelles propositions pour remplacer la ou les candidature(s) rejetée(s).

2. L’appel à candidatures

20. Le 10 février 2017, un appel à candidatures fut publié pour les quinze postes de juge à la Cour d’appel. La date limite de dépôt des candidatures était fixée au 28 février 2017. Selon les informations figurant sur le site Internet officiel du Gouvernement, les candidats étaient priés de fournir des renseignements sur les points suivants :

« 1) Activité professionnelle actuelle.

2) Études et formations.

3) Expérience dans le domaine judiciaire.

4) Expérience de la pratique du droit.

5) Expérience au sein de l’administration.

6) Expérience en tant qu’universitaire, par exemple enseignement et autres activités universitaires, et publication d’articles et d’ouvrages revus par un comité de lecture, conférences académiques, etc.

7) Expérience en matière de management.

8) Expérience dans d’autres activités susceptibles d’avoir une utilité pour un candidat à un poste de juge, par exemple participation à la rédaction d’une loi.

9) Informations sur les compétences générales et spéciales.

10) Indications sur la personnalité du candidat et son indépendance au travail.

11) Coordonnées de deux personnes de référence (collègues ou supérieurs, actuels ou anciens) susceptibles de fournir à la commission, oralement et par écrit, des renseignements sur le travail et l’esprit d’équipe du candidat.

12) Autres éléments témoignant des qualités et compétences professionnelles du candidat qui sont susceptibles de revêtir une importance pour l’exercice de la fonction de juge à la Cour d’appel. »

Les candidats furent informés en outre que leurs dossiers devaient être accompagnés, le cas échéant, des documents suivants :

« 1) Copie des diplômes.

2) Copie de jugements rédigés par le candidat au cours des douze derniers mois dans des affaires ayant été débattues oralement en justice.

3) Copie de conclusions rédigées et défendues oralement par le candidat au cours des douze derniers mois dans des procès.

4) Copie d’actes administratifs rédigés par le candidat au cours des douze derniers mois.

5) Ouvrages de doctrine publiés et copie d’articles rédigés par le candidat. Celui-ci est prié d’indiquer quels articles ont été revus par un comité de lecture.

6) Autres documents témoignant des compétences professionnelles du candidat pour l’exercice de la fonction de juge à la Cour d’appel. »

21. Trente-sept dossiers de candidature avaient initialement été déposés, dont un par une certaine A.E. Cependant, seuls trente-trois d’entre eux furent finalement examinés par la commission d’évaluation, trois candidatures ayant été retirées et un candidat n’ayant pas satisfait aux conditions légales pour exercer la fonction en question.

3. La procédure d’appréciation devant la commission d’évaluation

22. Au cours d’une réunion tenue le 2 mars 2017, la ministre de la Justice (qui à l’époque exerçait cette fonction sous le titre de ministre de l’Intérieur) communiqua les dossiers de candidature au président de la commission d’évaluation[1] et proposa que celui-ci lui remît une liste d’une vingtaine de candidats qualifiés à partir de laquelle elle ferait son choix.

23. Postérieurement à cette réunion avec la ministre de la Justice, la commission d’évaluation entama son processus d’appréciation. Selon la déposition faite par son président dans le cadre des procédures que deux des candidats présélectionnés, à savoir J.R.J. et Á.H., engagèrent à la suite du processus de nomination, la commission se livra à son appréciation en se fondant sur une grille d’évaluation qu’elle avait conçue (voir les paragraphes 60-75 ci-dessous pour plus de précisions sur ces procédures judiciaires). Ainsi qu’il ressort de cette déposition, chacun des candidats fut apprécié individuellement et se vit attribuer des points sur la base de douze critères d’appréciation spécifiques[2] qui étaient indiqués dans la grille d’évaluation, notamment la formation, l’expérience judiciaire et l’expérience de la pratique du droit ou au sein de l’administration. Le nombre total de points attribués à chacun des candidats déterminait ensuite leur classement.

24. La commission d’évaluation mena des entretiens avec les candidats entre le 24 et le 26 avril 2017 puis le 2 mai 2017, et elle adressa en outre des questionnaires aux personnes de référence indiquées par les candidats.

25. Le 11 mai 2017, le président de la commission remit à la ministre de la Justice le projet de rapport d’appréciation. Ce document comportait une liste des quinze candidats que la commission considérait comme étant les plus qualifiés pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel. Selon les éléments ressortant des procédures judiciaires mentionnées au paragraphe précédent, la ministre demanda une nouvelle fois lors de ces échanges si la commission pouvait lui remettre une liste comportant plus de quinze candidats qualifiés. Le président lui montra alors la grille d’évaluation sur laquelle la commission s’était fondée et à partir de laquelle la liste des quinze candidats les plus qualifiés avait été établie.

26. Le même jour, la commission communiqua aux candidats, pour commentaire, le projet de rapport d’appréciation.

27. Dix-sept candidats adressèrent des commentaires, qui furent débattus par la commission au cours de réunions tenues les 18 et 19 mai 2017.

4. Le rapport d’appréciation final établi par la commission d’évaluation

28. Le 19 mai 2017, la commission d’évaluation adressa à la ministre de la Justice son rapport d’appréciation, dont la version finale avait été élaborée à la suite de l’analyse des commentaires sur le projet de rapport reçus des candidats. Selon les informations figurant dans le rapport, si les commentaires des candidats avaient entraîné certains changements dans l’avis de la commission, ils n’avaient pas eu d’incidence sur ses recommandations concernant les quinze candidats les plus qualifiés.

29. Selon la déposition faite par la ministre de la Justice devant le tribunal de district dans le cadre d’autres procédures judiciaires que deux autres candidats, à savoir E.J. et J.H., avaient engagées après le processus de nomination, la commission communiqua également à la ministre le 19 mai 2017, avec le rapport d’appréciation, la grille d’évaluation mentionnée au paragraphe 23 ci-dessus, où figurait le nombre de points qui avaient été attribués à chacun des trente-trois candidats pour chaque catégorie d’évaluation, ainsi que leur classement (voir les paragraphes 91-96 ci‑dessous pour plus d’éléments sur ces procédures). Dans ses observations, le Gouvernement affirme que la grille d’évaluation a été remise à la ministre de la Justice à une date ultérieure, à savoir le 28 mai 2017, avec la lettre que le président de la commission d’évaluation avait adressée à cette dernière (paragraphe 40 ci-dessous) –, mais il n’a produit aucun élément apte à le confirmer.

30. Le rapport d’appréciation, qui comptait 117 pages, était divisé en six chapitres. Le premier chapitre indiquait les noms des candidats ; le deuxième exposait les critères d’appréciation ; le troisième expliquait la procédure que la commission avait suivie dans son appréciation ; le quatrième donnait des renseignements à caractère général sur les candidats et le cinquième exposait l’évaluation qui avait été faite de ces derniers. Le dernier chapitre était divisé en douze sections – qui correspondaient aux douze critères d’appréciation évoqués au paragraphe 23 ci-dessus – où, à la fin de chacune d’entre elles, les candidats étaient évalués selon leurs qualifications. Dans la partie qui énonçait la conclusion du rapport, la commission d’évaluation apportait les précisions suivantes sur ce processus d’appréciation :

« (…) La conclusion de la commission d’évaluation repose sur une appréciation complète des mérites des candidats, l’aspect le plus important étant que les candidats aient une formation, des connaissances et des capacités en droit étendues et générales. Pour ce qui est de l’appréciation de l’utilité de l’expérience professionnelle des candidats pour l’exercice des fonctions de juge à la Cour d’appel, une solide expérience dans le domaine judiciaire, dans la pratique du droit ou au sein des organes administratifs de règlement des litiges est un élément de poids. En outre, il importe que l’expérience des candidats soit variée, par exemple qu’ils aient une expérience dans un domaine où ils auraient appliqué des règles juridiques dans d’autres branches du droit. De surcroît, l’expérience des premières années dans chaque emploi se voit attribuer le plus grand poids relatif en la matière, de sorte qu’il y a moins de raisons d’opérer une distinction entre des candidats qui posséderaient une longue expérience professionnelle parce que l’un d’eux aurait exercé un emploi plus longtemps qu’un autre.

(…) La commission a évalué les compétences générales des candidats, ainsi que leur capacité à préparer et rédiger des décisions et à présider un tribunal, en tenant compte des commentaires formulés par les personnes de référence, des pièces des dossiers de candidature, d’autres documents pertinents et des entretiens conduits avec eux. »

31. La commission estimait dans son rapport que les trente-trois candidats remplissaient tous les conditions au regard de la loi pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel. Cependant, dans la conclusion de son rapport, elle proposait une liste des quinze candidats qu’elle jugeait être les plus qualifiés pour cette fonction. Contrairement à la grille d’évaluation sur laquelle l’appréciation reposait, ce rapport ne proposait aucun classement de ces quinze candidats, mais il indiquait expressément qu’ils étaient tous plus qualifiés pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel que les dix-huit candidats restants. A.E. ne figurait pas parmi les quinze candidats que la commission avait considérés comme étant les plus qualifiés. Il ressort de la grille d’évaluation jointe au rapport d’appréciation qu’A.E. était classée dix‑huitième sur les trente-trois candidats[3].

32. Selon certains éléments produits lors de la première des procédures engagées par les candidats J.R.J. et Á.H. (évoquées ci-dessus, au paragraphe 23), le 19 mai 2017, la commission d’évaluation présenta également à la ministre de la Justice un mémorandum sur la procédure qu’elle avait suivie pour analyser les commentaires formulés par les candidats en réponse au projet de rapport d’appréciation (paragraphes 27 et 28 ci-dessus).

5. La procédure devant la ministre de la Justice

a) Échanges préliminaires avec le Parlement sur la procédure de nomination

33. Par un courriel du 12 mai 2017, le secrétaire général du Parlement adressa à la ministre de la Justice et à la présidente du Parlement un mémorandum sur la procédure à suivre pour la nomination des juges à la Cour d’appel et sur le rôle que jouerait le Parlement dans ce processus. Ce mémorandum relevait d’emblée que le Parlement n’avait jamais conduit pareille procédure auparavant et que celle-ci n’était pas tout à fait claire, mais qu’elle serait menée conformément à l’article 45 § 5 de la loi no 55/1991 relative aux procédures parlementaires (paragraphe 109 ci‑dessous), puis il donnait d’autres détails sur la procédure proposée. Il indiquait que la ministre de la Justice devait remettre au Parlement une proposition pour la nomination de chacun des quinze juges et motiver chacune de ses propositions, en précisant en particulier si elle souhaitait s’écarter de l’avis de la commission d’évaluation. Il ajoutait que les propositions de la ministre seraient ensuite communiquées à la commission parlementaire de contrôle et des questions constitutionnelles (« la CCQC »), qui émettrait à leur sujet un avis de manière à permettre au Parlement de statuer sur chacune des candidatures proposées. Il précisait que le Parlement ne pouvait pas modifier les propositions de la ministre et que, s’il n’acceptait pas l’une d’elles, la procédure devait alors recommencer.

34. Par un courriel du 16 mai 2017, le secrétaire permanent ad hoc du ministère de la Justice informa les juristes du bureau du Premier ministre, du ministère de la Justice et du ministère des Finances que la ministre avait approuvé la procédure proposée, telle qu’exposée dans le mémorandum du secrétaire général du Parlement.

b) Proposition de la ministre de la Justice relativement aux nominations à la Cour d’appel

35. Par un courriel du 26 mai 2017, la ministre communiqua à deux juristes de son ministère le projet de lettre qu’elle comptait adresser au Parlement concernant les nominations à la Cour d’appel et elle leur demanda leur avis à ce sujet. Si le projet de lettre n’a pas été versé au dossier devant la Cour, il ressort de la suite des échanges entre l’un des juristes et le secrétaire permanent ad hoc du ministère de la Justice (paragraphe 37 ci-dessous) que la ministre entendait s’écarter de la liste dressée par la commission d’évaluation.

36. Par un courriel envoyé le même jour, ces juristes répondirent à la ministre qu’ils avaient inséré des commentaires et des suggestions dans le projet de lettre. Ils faisaient principalement observer que, si la ministre entendait modifier la liste des candidats proposés par la commission, elle devait le faire en se fondant spécifiquement sur les qualifications des intéressés. Les juristes recommandaient d’informer les candidats des modifications, au plus tard avant que la liste ne fût remise au Parlement ou que celui-ci ne l’examinât.

37. Par un courriel du 28 mai 2017, l’un des juristes que la ministre de la Justice avait consultés fit part de ces observations au secrétaire permanent ad hoc du ministère de la Justice. Il y faisait essentiellement remarquer que, si la ministre estimait que la procédure que la commission avait suivie ou que les conclusions de l’appréciation que celle-ci avait faite étaient entachées d’irrégularités, elle disposait de deux options. Selon lui, la première option consistait à renvoyer le dossier à la commission aux fins d’une nouvelle appréciation et la seconde laissait à la ministre le choix de remédier elle-même aux irrégularités, auquel cas elle devrait évaluer toutes les candidatures conformément aux « objectifs ministériels » (expression employée dans le courriel) et aux critères légaux pertinents. Le juriste estimait que, dans ce dernier cas, les qualifications de chaque candidat devaient faire l’objet d’une appréciation concrète basée sur de nouveaux éléments. Il notait que la démarche normale était de demander à la commission de procéder à une nouvelle évaluation. Il ajoutait que la décision de la ministre portant nomination d’un juge était un acte administratif qui devait à ce titre respecter la loi no 37/1993 relative aux procédures administratives (paragraphe 108 ci‑dessous). Enfin, il estimait qu’il serait judicieux d’informer les candidats de tout changement dans l’importance accordée à tel ou tel critère d’appréciation et de leur permettre de présenter de nouveaux éléments susceptibles d’être utiles à la nouvelle appréciation.

38. Ainsi qu’il ressort du libellé des jugements rendus par le tribunal de district le 25 octobre 2018 dans le cadre des procédures engagées par les candidats E.J. et J.H. (paragraphes 91-96 ci-dessous), le 28 mai 2017, le secrétaire permanent ad hoc du ministère de la Justice adressa à la ministre un courriel concernant les propositions que celle-ci avait faites relativement aux nominations à la Cour d’appel. Selon le secrétaire permanent, qui avait examiné le projet de proposition de la ministre, celle-ci avait trois options :

« 1. La ministre peut déclarer demain [devant le Parlement] qu’elle n’est pas satisfaite des critères sur lesquels la commission d’évaluation a fondé ses conclusions et proposer que l’entrée en vigueur de la [nouvelle loi sur la justice] (…) soit reportée au 1er octobre [2017] et que la commission d’évaluation réexamine la question en se fondant sur les critères que la ministre retiendra en les justifiant adéquatement.

2. La ministre peut adresser demain à l’Althingi une lettre renfermant des propositions qui prévoiraient des modifications [dans la liste de la commission d’évaluation] justifiées par l’importance accrue accordée à l’expérience judiciaire. Elle [réparerait ainsi] les irrégularités en livrant sa propre appréciation, ce qui voudrait signifierait que la même évaluation serait conduite pour chacun des candidats, sur la base des critères raisonnables et légitimes qu’elle retiendrait. Il faudrait alors procéder à une analyse concrète des compétences de chacun des candidats à l’aune des nouveaux critères. Il serait préférable d’accorder davantage d’importance à l’expérience judiciaire et d’en informer l’ensemble du groupe (…) Nous pourrions également dire que ce changement entraîne une modification de la représentation équilibrée des sexes, sans évoquer ces considérations [particulières] dans la proposition [de la ministre].

3. La ministre peut adresser à l’Althingi [sa] liste non modifiée (et elle aurait ainsi à travailler au choix de nouveaux noms en se fondant sur un raisonnement légitime) – ce qui ne serait pas une option plaisante. »

39. Parallèlement, par une lettre du 27 mai 2017, la ministre de la Justice avait sollicité auprès de la commission d’évaluation des éléments et documents complémentaires relatifs à son appréciation des trente-trois candidats. Elle demandait en particulier si la commission avait débattu des raisons pour lesquelles tel ou tel poids avait été attribué à chacun des critères d’appréciation et s’il existait des traces écrites de cette décision. Elle souhaitait en outre savoir si la commission avait examiné, à la lumière notamment de la loi no 10/2008 sur l’égalité, sa décision de ne retenir pour les quinze postes que les quinze candidats considérés comme étant les plus qualifiés.

40. Le 28 mai 2017, le président de la commission adressa à la ministre une lettre dans laquelle il lui donnait des précisions sur la procédure d’appréciation que la commission avait suivie. Il précisait à la ministre de quelle manière la commission avait pondéré chacun des douze critères d’évaluation prédéterminés – qui selon lui étaient les mêmes depuis les modifications apportées par la loi no 45/2010 (paragraphe 14 ci-dessus) – et expliquait que la même méthode et la même approche avaient été adoptées pour toutes les nominations judiciaires pendant les quatre années durant lesquelles il avait présidé la commission. Il indiquait qu’en application de cette même méthode tous les candidats avaient été évalués séparément à l’aune de chaque critère, que les points qui leur avaient été attribués étaient inscrits dans la grille d’évaluation et que ces points déterminaient leur classement général. Il soulignait que la commission avait choisi d’accorder à chaque critère individuel le même poids que dans les procédures de nomination antérieures, précisant en particulier qu’il était important de rester cohérent en la matière. Selon lui, il fallait éviter de modifier les pondérations après le dépôt des candidatures en faveur de certains candidats et au détriment d’autres.

41. Pour ce qui est de la seconde question posée par la ministre, à savoir pourquoi seuls quinze noms avaient été recommandés dans le rapport de la commission, le président indiquait dans sa lettre que la commission avait estimé qu’il n’y avait pas plusieurs candidats de mérite égal, et qu’il n’avait pas éprouvé de difficulté pour déterminer quel candidat était plus qualifié que l’autre. Il précisait que, dans ce cas précis, quinze vacances de poste avaient été annoncées et que la commission avait conclu que quinze candidats étaient plus qualifiés que les autres pour exercer les fonctions en question. Il observait que la commission n’avait donc pas jugé nécessaire d’ajouter d’autres candidats à la liste soumise dans son rapport et que la grille d’évaluation de la commission exposait clairement le classement des candidats. Il notait que la ministre avait demandé de pouvoir choisir, par exemple parmi une vingtaine de candidats, ceux à retenir pour les quinze postes vacants. Il expliquait que, si cette approche venait à être suivie, le candidat classé vingtième selon la grille d’évaluation de la commission pouvait être choisi devant le candidat classé cinquième, ou classé dixième, etc. Il indiquait qu’une telle solution ne serait pas conforme à la finalité de la loi no 45/2010, telle que décrite dans ses travaux préparatoires (paragraphe 14 ci-dessus). Il faisait observer que la raison d’être du cadre légal qui exigeait qu’un comité d’experts séparé, et non le ministre lui‑même, évaluât les candidats à des fonctions judiciaires était de préserver l’indépendance judiciaire, telle qu’appréciée à l’aune de la situation dans d’autres pays européens.

42. Enfin, en ce qui concerne la référence que la ministre avait faite à la loi no 10/2008 sur l’égalité, le président de la commission précisait que celle-ci n’évaluait pas les qualifications des candidats en fonction de leur sexe. Il ajoutait que cette loi, dont la commission devait selon lui tenir compte dans ses travaux en vertu de l’arrêté no 620/2010, ne permettait aucune discrimination fondée sur le sexe, fût-elle directe ou indirecte. D’après lui, la ministre ne pouvait opposer des considérations tenant à la parité entre les sexes que dans le cas où la commission aurait jugé que plusieurs candidats avaient des qualifications égales pour le poste, ce qui n’aurait pas été le cas en l’espèce.

6. La procédure devant le Parlement

a) La présentation au Parlement de la liste de candidats dressée par la ministre de la Justice

43. Par une lettre du 29 mai 2017, la ministre de la Justice présenta à la présidente du Parlement sa proposition concernant les quinze candidats à nommer aux postes de juge à la Cour d’appel. Cette proposition ne retenait que onze des quinze candidats que la commission d’évaluation avait considérés comme étant les plus qualifiés pour ces postes. Les candidats classés septième, onzième, douzième et quatorzième[4] dans la grille d’évaluation de la commission avaient été supprimés de la liste et remplacés par quatre autres candidats, qui étaient classés dix-septième, dix-huitième, vingt-troisième et trentième[5]. La proposition de la ministre incluait donc A.E., que la commission d’évaluation avait classée dix-huitième (paragraphe 31 ci‑dessus).

44. Dans une lettre séparée envoyée le même jour, la ministre présenta des arguments à l’appui de ses propositions et des changements qu’elle avait décidé d’apporter à la liste de la commission d’évaluation. Elle y précisait d’emblée que la commission, dans son rapport circonstancié, avait retenu les critères d’appréciation fixés par l’arrêté no 620/2010 (encadrant les travaux de la commission) et que le poids qu’elle avait attribué à chacun d’entre eux avait eu une incidence décisive sur le classement de chaque candidat. Elle estimait cependant que la commission n’avait pas donné à l’« expérience judiciaire » l’importance qu’exigeait la fonction de juge à la Cour d’appel. Elle affirmait en outre que l’appréciation de candidats à des fonctions judiciaires n’était pas une science exacte, qu’il ne serait pas possible de distinguer un candidat qualifié d’un autre non qualifié par une différence de 0,025 point sur une échelle de 1 à 10 points, et que rien dans l’arrêté no 620/2010 ne justifiait une telle méthode de travail. Elle disait avoir conclu de son examen du rapport d’appréciation, des commentaires que les candidats avaient formulés au sujet du rapport et des documents de travail qui lui avaient été remis que plusieurs autres candidats forts de nombreuses années d’expérience judiciaire auraient dû eux aussi figurer dans la liste de la commission d’évaluation. Elle déclarait donc qu’elle considérait que vingt-quatre candidats au total, dont ceux recommandés par la commission, remplissaient les conditions requises pour exercer les fonctions en question et qu’elle avait dressé sa liste de quinze candidats en se fondant sur les principes exposés ci-dessus. Elle ne donnait aucune autre précision sur les raisons pour lesquelles elle avait décidé spécifiquement de remplacer les candidats classés septième, onzième, douzième et quatorzième par ceux classés dix‑septième, dix-huitième, vingt-troisième et trentième. La Cour ne dispose pas non plus d’information sur l’identité des vingt-quatre candidats que la ministre avait sélectionnés.

b) La procédure devant la commission parlementaire de contrôle et des questions constitutionnelles

45. À réception des propositions de la ministre, la CCQC tint le 29 mai 2017 une séance à laquelle elle convia la ministre de la Justice ainsi que le secrétaire permanent ad hoc du ministère de la Justice, un certain nombre d’experts, des représentants du barreau islandais et de l’association des magistrats islandais, le médiateur parlementaire et le président de la commission d’évaluation. La Cour ne dispose pas des procès-verbaux de cette séance mais il ressort des actes des procédures engagées ultérieurement par J.R.J. et Á.H. que la ministre de la Justice avait fait l’objet de critiques pendant cette séance pour n’avoir pas justifié le choix de chacun des candidats qu’elle avait proposés au Parlement.

46. Le 30 mai 2017, la CCQC tint trois séances consacrées à la proposition de la ministre de la Justice concernant la nomination des juges à la Cour d’appel. Lors de la première séance, B.N., qui était alors le président de la CCQC, déclara qu’il était l’époux de l’une des candidates proposées, à savoir A.E., et qu’il devait donc se retirer.

47. Lors de l’une des séances du 30 mai 2017, la ministre présenta à la CCQC un mémorandum dans lequel elle justifiait davantage ses propositions. Elle y répétait son avis selon lequel il fallait apprécier les candidatures d’une juridiction d’appel en accordant davantage de poids à l’expérience judiciaire, notamment une expérience concluante au prétoire. Elle indiquait qu’elle avait tenu compte aussi dans sa proposition de la loi no 10/2008 sur l’égalité[6]. Elle exposait ensuite brièvement les carrières et qualifications des quatre candidats qu’elle avait ajoutés dans sa proposition[7]. Elle concluait ainsi :

« Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, c’est l’importante expérience judiciaire de ces [quatre] candidats qui motive la proposition de la ministre, ainsi que l’attention qu’il y a lieu d’accorder à la loi sur l’égalité.

La ministre est tenue de proposer les candidats les plus qualifiés pour les postes de juge à la Cour d’appel. En l’occurrence, elle est d’avis que les quatre candidats susmentionnés sont eux aussi les plus qualifiés pour ces postes. Son appréciation repose sur un examen approfondi des éléments produits, notamment les dossiers de candidature, le rapport de la commission d’évaluation, les commentaires des candidats et les documents de travail de la commission, et elle tient compte des objectifs légitimes examinés ci-dessus.

La ministre ne formule aucune objection au sujet des travaux préparatoires accomplis par la commission d’évaluation. Elle estime que celle-ci a suffisamment éclairci la question et que l’appréciation des facteurs sur lesquels se fonde la conclusion repose sur une instruction satisfaisante. Elle estime opportun d’accorder à l’expérience judiciaire plus de poids que la commission d’évaluation ne l’a fait. Celle‑ci a déjà évalué les candidats sur la base de ce critère et tous les renseignements sur l’expérience judiciaire des intéressés figurent dans le dossier. La proposition de la ministre ne se fonde sur aucune information ou donnée nouvelle. »

48. Le 30 mai 2017, la CCQC auditionna également le président de la commission d’évaluation, des représentants du barreau islandais et de l’association des magistrats islandais, et deux universitaires, qui répondirent aux questions que leur avaient posées ses membres. À la levée de la séance, l’un de ces derniers – un député membre d’un parti de l’opposition – demanda l’insertion dans le procès-verbal de la déclaration suivante : « [c]ompte tenu du temps limité qui est imparti à la [CCQC], il est clair que la question ne sera pas réglée d’une manière suffisamment professionnelle, ce qui nuira à la confiance que les tribunaux se doivent d’inspirer au justiciable. »

49. Le 31 mai 2017, la majorité de la CCQC, dont chacun des membres avait suivi les consignes de vote de son parti, proposa une résolution parlementaire qui recommandait que le Parlement approuvât la proposition de la ministre. La CCQC releva d’emblée que, selon la Constitution, le pouvoir judiciaire avait pour mission de contrôler les autres détenteurs de prérogatives de puissance publique et que les commissions d’évaluation, telles que celle qui avait été mise en place en Islande, avaient pour but de limiter les pouvoirs de l’exécutif en matière de nominations judiciaires en offrant un avis professionnel sur les qualifications des candidats à ces postes. Elle déclara que, si la ministre souhaitait s’écarter de la liste de candidats soumise par la commission d’évaluation, elle devait motiver sa proposition, et que son choix devait être objectif et porter sur les personnes les plus qualifiées pour le poste de juge à la Cour d’appel. Elle constata que la commission d’évaluation avait considéré que les trente-trois candidats satisfaisaient aux conditions légales pour être nommés à ce poste. Sur ce fondement, et après avoir débattu des raisons qui expliquaient la proposition de la ministre concernant la nomination des juges à la Cour d’appel, notamment les divergences par rapport à la recommandation de la commission, elle déclara qu’elle acceptait la liste que la ministre avait proposée. Elle souligna que le rôle du Parlement dans ce processus devait se limiter à vérifier si la ministre avait suivi la bonne procédure, si les candidats avaient été correctement comparés et si les appréciations que la ministre avait faites étaient objectives.

50. La minorité, en revanche, préconisa le rejet de la proposition, estimant insuffisants les motifs que la ministre avait exposés, en particulier pour ce qui est de son choix de s’écarter de la proposition de la commission. Elle considéra entre autres que la ministre n’avait pas précisément indiqué de quelle manière les quatre candidats qui avaient été supprimés de la liste initiale et les quatre qui y avaient été ajoutés avaient été évalués et comparés. De plus, s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour suprême le 14 avril 2011 dans l’affaire no 412/2010 (paragraphes 13 ci‑dessus et 115 ci‑dessous), elle exprima de sérieuses réserves quant au respect par la ministre des principes du droit administratif, notamment l’obligation d’instruction suffisante, le droit pour les candidats de faire des observations et le principe général de droit interne voulant que seuls les candidats les plus qualifiés soient nommés au sein de la fonction publique. Elle affirma par ailleurs que la CCQC n’avait pas pu recueillir un avis d’expert suffisant en la matière ni disposé d’assez de temps pour examiner la proposition.

c) Le vote au Parlement

51. La résolution proposée par la majorité de la CCQC fut inscrite à l’ordre du jour de la séance parlementaire du 1er juin 2017. Il ressort de la lettre du 7 juin 2017 que le secrétaire général du Parlement adressa au président de l’Islande (paragraphe 57 ci-dessous) qu’avant le début de la séance la présidente du Parlement s’était entretenue avec les chefs des différents groupes parlementaires et certains députés au sujet de la procédure de vote, et que ces discussions avaient révélé que tous les députés voteraient de la même façon sur chacune des propositions.

52. À l’ouverture de la séance, la présidente du Parlement informa officiellement les députés que les candidats dont la ministre de la Justice avait proposé la nomination comme juges à la Cour d’appel pouvaient faire l’objet d’un vote individuel ou, s’il n’y avait pas d’objection, que les propositions concernant l’ensemble des quinze candidats pouvaient être votées en bloc. Aucun député n’ayant formulé d’objection, il fut décidé de voter en bloc.

53. Ainsi, le 1er juin 2017, le Parlement mit aux voix puis rejeta, par 31 voix contre 30, la proposition de la minorité de la CCQC tendant à repousser la liste que la ministre de la Justice avait dressée, chaque député ayant strictement suivi les consignes de vote de son parti. Ensuite, la proposition de la majorité fut approuvée, là encore par un vote partisan, par 31 voix pour, toutes exprimées par des députés membres des partis politiques composant la majorité de la coalition au pouvoir, et 22 voix contre, toutes exprimées par des membres des partis de l’opposition. Huit députés au total s’étaient abstenus, dont aucun n’était membre de l’un des partis de la coalition au pouvoir.

54. Par une lettre du 2 juin 2017, la ministre de la Justice fut informée que, lors de sa séance du 1er juin 2007, le Parlement avait approuvé la liste des quinze candidats qu’elle avait proposés aux postes de juge à la Cour d’appel. La lettre était signée par la présidente et le secrétaire général du Parlement.

55. Le même jour, la ministre de la Justice adressa à la secrétaire permanente du cabinet du Premier ministre, qui faisait alors fonction de secrétaire du Conseil d’État, une lettre par laquelle elle demandait que les lettres de nomination aux postes de juge à la Cour d’appel signées par le président de l’Islande fussent envoyées pour chaque candidat qui avait été sélectionné.

7. La nomination des juges à la Cour d’appel par le président de l’Islande

56. Le 6 juin 2017, le secrétaire du président de l’Islande demanda au Parlement des informations sur la procédure que celui-ci avait adoptée pour la sélection des juges à nommer à la Cour d’appel, sur les événements qui avaient précédé le vote et sur les débats qui avaient été conduits au sein du Parlement, à l’aune des prescriptions pertinentes de la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice et de la loi relative aux procédures parlementaires.

57. Par une lettre du 7 juin 2017, le secrétaire général du Parlement exposa la procédure que le Parlement avait suivie et précisa que le vote avait été conduit conformément à la loi et aux procédures parlementaires légales et coutumières. Il ajouta ce qui suit :

« (…) Il faut souligner que la disposition [disposition temporaire IV] ne renferme aucune autre instruction sur la manière dont la question doit être débattue au sein de l’Althingi. La question relève donc des règles de la procédure parlementaire et de leur application coutumière. Toutefois, il ressort clairement de la disposition temporaire (…) que l’Althingi devait ou pouvait, s’il le souhaitait, exprimer son avis sur chacun des candidats proposés [séparément] à la fonction de juge.

Il est de pratique coutumière et de tradition ancienne de mettre aux voix plusieurs points de manière groupée s’il est clair que chaque député votera de la même manière ou s’il n’y a aucune proposition d’amendement sur des questions individuelles (…) Il s’agit de la pratique dite du vote « en bloc », et la mise aux voix, ainsi que sa conclusion, porte alors sur chacun des points. En règle générale, le droit pour les députés de demander un « vote séparé » pour un article, plusieurs articles, certaines sections, voire même tel ou tel mot, est respecté (…)

Le vote du jeudi 1er juin a fait l’objet de préparatifs particulièrement poussés. Le secrétariat de l’Althingi l’a organisé et, avant l’ouverture de la séance parlementaire, la présidente du Parlement avait recueilli les avis des chefs des groupes parlementaires et d’autres députés concernant les modalités du vote. Le document parlementaire que la commission de contrôle et des questions constitutionnelles avait produit énumérait les propositions pour chaque candidat, de façon à ce que chacun d’eux pût faire l’objet d’un vote si c’est ce qui était souhaité. Il est ressorti de conversations entre la présidente et les chefs de groupes parlementaires que les députés voteraient tous de la même manière pour chacun des candidats proposés, ce qu’ont confirmé des observations faites par différents députés lors du vote en séance. De plus, la présidente de l’Althingi a formellement rappelé, au début du vote, qu’il était possible de procéder à un vote séparé pour chacun des candidats. Or il n’y a eu ni objection à la présentation en bloc des propositions ni demande tendant au vote séparé sur les propositions de la commission. On aurait pu par exemple penser qu’un vote séparé serait demandé pour les quatre candidats inclus dans la [proposition de la ministre] (…) mais tel n’a pas été le cas.

(…)

Le secrétariat en conclut – pour répondre précisément à la question que le secrétariat du président de l’Islande a posée – que le vote est tout à fait légitime et conforme aux procédures légales et coutumières de l’Althingi. La finalité principale de la disposition temporaire susmentionnée et la règle qui en découle (…)sont de permettre à l’Althingi de prendre position sur chacun des candidats à la fonction de juge, de rejeter les propositions individuelles faites par le ministre et de ne pas être tenu d’approuver ou de rejeter toutes les propositions. Cette finalité a été respectée lorsque cette question a été débattue devant l’Althingi ; (…) »

58. Le 8 juin 2017, le président de l’Islande signa les lettres de nomination des quinze juges à la Cour d’appel que la ministre de la Justice avait proposés et que le Parlement avait acceptés. La lettre de nomination adressée à A.E. se lisait ainsi :

« Le président de l’Islande déclare que, conformément à la loi sur la justice, il nomme par la présente [A.E.] à la fonction de juge à la Cour d’appel, avec prise d’effet le 1er janvier 2018. A.E. respectera le droit constitutionnel et les lois de l’Islande en général, dans le respect de la déclaration solennelle qu’elle prononcera.

(…) »

59. Le même jour, le président de l’Islande publia une déclaration qui évoquait les échanges entre son cabinet et le Parlement (paragraphes 56 et 57 ci-dessus). Il y précisait qu’aucune erreur n’avait été commise dans les préparatifs et les modalités du vote du 1er juin 2017 et que la procédure de vote avait été conforme aux lois, conventions et procédures parlementaires.

C. Les recours formés devant le juge national en contestation de la légalité de la procédure de nomination

60. En juin 2017, J.R.J. et Á.H. – qui figuraient parmi les quinze candidats que la commission avait considérés comme étant les plus qualifiés pour être nommés juges à la Cour d’appel mais qui avaient été rayés de la liste définitive que la ministre de la Justice avait proposée au Parlement – attaquèrent chacun l’État islandais devant le tribunal de district de Reykjavík. Ils demandaient l’un et l’autre au principal l’annulation de la décision du 29 mai 2017 par laquelle la ministre les avait supprimés de la liste des quinze candidats qui avaient été proposés au Parlement pour être nommés juges à la Cour d’appel. Ils sollicitaient également l’annulation de la décision de ne pas les inclure dans la liste des quinze candidats qui avaient été proposés au président de l’Islande pour nomination après le vote au Parlement. Par ailleurs, ils réclamaient une indemnité pour préjudice matériel ainsi qu’un million de couronnes islandaises (ISK, soit environ 9 000 euros (EUR) courants) pour préjudice personnel (dommage moral). Ils soutenaient que la décision de la ministre de ne pas les proposer comme juges à la Cour d’appel était illégale parce que, selon eux, la ministre n’avait ni suffisamment motivé son choix de s’écarter de la proposition de la commission d’évaluation ni démontré que sa proposition eût satisfait à l’obligation de retenir le candidat le plus qualifié. Ils estimaient en outre que la ministre n’avait pas suffisamment instruit le dossier. Selon eux, l’approbation par le Parlement de la proposition de la ministre ne permettait pas de rectifier cette irrégularité.

61. Dans ces deux affaires, l’État islandais pria le tribunal de district de Reykjavík de déclarer irrecevables les demandes de J.R.J. et de Á.H. pour défaut de fondement ou, à titre subsidiaire, de les rejeter sur le fond. Il soutenait que, par sa nature, la décision administrative de ne pas proposer ces deux personnes aux fonctions de juge à la Cour d’appel ne pouvait faire l’objet d’une annulation et que c’était non pas la ministre de la Justice mais le Parlement et le président de l’Islande qui avaient été investis du pouvoir de nomination. Il estimait en outre insuffisamment étayées les demandes en réparation que J.R.J. et Á.H. avaient formulées.

62. Par des décisions préliminaires rendues le 7 juillet 2007, le tribunal de district rejeta les demandes en annulation et les demandes pour dommage matériel formées par J.R.J. et Á.H. Il jugea qu’il ne pouvait pas statuer sur les demandes en annulation des décisions de ne pas proposer ces deux personnes aux postes de juges à la Cour d’appel, expliquant que l’on ne savait pas quels seraient les effets de jugements en faveur des parties demanderesses puisqu’ils n’entraîneraient pas l’annulation de la nomination des quinze juges proposés au Parlement. Il estima en outre, avec l’État, que les demandes pour dommage matériel étaient insuffisamment étayées.

63. Le 10 juillet 2017, J.R.J. et Á.H. firent chacun appel devant la Cour suprême des décisions du tribunal de district. Apparemment, J.R.J. et Á.H. précisèrent dans leurs demandes qu’ils réclamaient non pas un quelconque changement dans la situation des quinze juges qui avaient déjà été nommés mais seulement l’invalidation de la décision par laquelle la ministre les avait écartés. Ils ajoutaient que ce n’était pas à eux de se prononcer sur les conséquences d’une telle invalidation sur les quinze juges nommés.

64. Par deux arrêts rendus le 31 juillet 2017, la Cour suprême confirma les décisions du tribunal de district pour autant qu’elles se rapportaient aux demandes en annulation des décisions de ne pas faire figurer J.R.J. et Á.H. sur la liste des quinze candidats qui avaient été proposés au Parlement et au président de l’Islande, respectivement, pour être nommés juges à la Cour d’appel. Elle déclara en particulier :

« (…) les tribunaux n’ont pas le pouvoir de décider qui devrait être nommé à la fonction de juge à la Cour d’appel. Dès lors, et compte tenu des précisions que [les demandeurs] ont apportées quant à [la nature de leurs] prétentions, qui serviront de base sur ce point, les [demandeurs] n’ont pas démontré qu’[ils] avaient un intérêt légal à faire invalider par le juge les décisions de la ministre de la Justice. »

Cependant, la Cour suprême annula les rejets par le tribunal de district des demandes pour dommage matériel formées par J.R.J. et Á.H. Elle renvoya donc les affaires devant le tribunal de district pour un réexamen de cette question.

65. Par deux jugements rendus le 15 septembre 2017, le tribunal de district donna gain de cause à l’État islandais et rejeta les demandes formulées par J.R.J. et Á.H. pour dommage matériel et dommage moral. Il jugea que les demandeurs avaient suffisamment établi que la procédure employée par la ministre n’avait pas été conforme à la loi. Il estima toutefois que les demandeurs n’avaient pas prouvé qu’ils auraient forcément été nommés juges à la Cour d’appel si la bonne procédure avait été appliquée ni en quoi ils étaient dès lors lésés. Il conclut également que la procédure de vote qui avait été conduite au Parlement n’avait pas enfreint la loi.

66. Le 19 septembre 2017, J.R.J. et Á.H. attaquèrent les deux jugements du tribunal de district devant la Cour suprême.

67. Le 19 décembre 2017, cette juridiction confirma les conclusions du tribunal de district concernant les demandes en réparation pour dommage matériel. Toutefois, elle accorda aux demandeurs 700 000 ISK (soit environ 5 700 EUR courants) chacun pour dommage moral.

68. Dans ses arrêts, la Cour suprême analysa tout d’abord la thèse de l’État islandais selon laquelle les demandeurs avaient à tort contesté les décisions de la ministre de la Justice relatives aux nominations judiciaires en cause puisque c’était selon lui le Parlement islandais, et non la ministre, qui décidait en dernier ressort des candidats à présenter au président de l’Islande pour nomination. À cet égard, elle rappela que, si la Constitution faisait formellement du président de l’Islande la plus haute autorité de l’État, les ministres étaient en pratique les détenteurs suprêmes du pouvoir exécutif, conformément à une tradition constitutionnelle bien ancrée. Elle estima que le régime prévu par l’ancienne loi et par la nouvelle loi sur la justice, qui associait la commission d’évaluation et le Parlement au processus de nomination des juges, ne changeait en rien cette tradition constitutionnelle. Elle en conclut que c’était le ministre de la Justice, et non le Parlement, qui avait le pouvoir de dire qui devait être proposé au président de l’Islande pour être nommé juge à la Cour d’appel. Aussi rejeta‑t-elle la thèse inverse que défendait l’État islandais.

69. La Cour suprême rappela en outre dans ses deux arrêts le principe général de droit administratif islandais imposant à l’exécutif de ne nommer au sein de la fonction publique que les candidats les plus qualifiés. Elle se référa sur ce point à deux de ses arrêts antérieurs qu’elle avait rendus le 14 avril 2011 et le 5 novembre 1998 respectivement. Selon le premier de ces arrêts, qui concernait un litige relatif à la légalité de la nomination d’un juge de tribunal de district, l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives, consacré à l’obligation d’instruction, imposait aux autorités de veiller à ce que les nominations aux postes dans la fonction publique ne fussent décidées qu’une fois recueillis tous les éléments pertinents et nécessaires. Dans le second de ces arrêts, la Cour suprême avait dit que le pouvoir du ministre en matière de nominations au sein de la fonction publique était limité par les lois applicables et par les principes généraux de droit administratif régissant ces nominations et l’évaluation des compétences des candidats. Elle avait jugé que, en matière de nominations judiciaires, l’obligation d’instruction que faisait au ministre l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives pesait sur la commission d’évaluation depuis l’instauration de celle-ci par la loi no 92/1982.

70. En ce qui concerne les faits de la cause, la Cour suprême observa d’emblée que, dans la proposition qu’elle avait présentée au Parlement, la ministre de la Justice avait décidé de conserver onze des quinze candidats que la commission d’évaluation avait considérés comme étant les plus qualifiés pour être nommés juges à la Cour d’appel. Elle releva que les qualifications de ces onze candidats avaient été examinées par la commission d’évaluation, qui possédait manifestement l’expertise requise en la matière et qui avait livré son appréciation conformément aux lois internes pertinentes. Elle en conclut que la procédure qui avait été suivie pour ces onze candidats, y compris le vote en bloc effectué devant le Parlement, n’était entachée d’aucune irrégularité dans la mesure où ce dernier avait la possibilité, sur demande, de voter séparément pour chacun des candidats.

71. Cependant, la Cour suprême constata ensuite que, dans la mesure où la ministre de la Justice avait décidé, comme la loi le lui permettait, de proposer au Parlement de ne pas suivre l’avis que la commission d’évaluation avait donné au sujet de quatre candidats, cette proposition devait reposer sur une instruction indépendante portant sur tous les points nécessaires aptes à l’étayer conformément à l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives (paragraphe 108 ci-dessous). Elle en conclut que la ministre aurait dû faire reposer son instruction et son appréciation sur une expertise du même niveau que celle de la commission d’évaluation et veiller à ce que les directives relatives à la procédure d’évaluation telles qu’énoncées dans l’arrêté no 620/2010 relatif aux travaux de la commission d’évaluation – des règles que le ministère de la Justice avait mises en place pour encadrer les travaux de la commission (paragraphe 107 ci-dessous) –fussent prises en compte dans cette appréciation. Elle estima que ces exigences étaient d’autant plus importantes que, selon la loi pertinente, le rapport d’appréciation que la commission d’évaluation avait élaboré limitait les pouvoirs de la ministre de la Justice et interdisait à celle-ci de proposer les candidats que la commission n’aurait pas considérés comme étant les plus qualifiés pour la fonction de juge, sauf si la ministre recueillait le consentement du Parlement. Elle souligna que la décision par laquelle la ministre procédait à des nominations judiciaires concernait non pas des personnes qui devaient lui rendre des comptes mais plutôt des membres d’une autre branche du pouvoir qui exerçaient une fonction de contrôle sur les autres branches et dont l’indépendance était garantie par l’article 61 de la Constitution et par l’article 24 de l’ancienne loi sur la justice.

72. Sur la base de ces éléments, la Cour suprême jugea que, compte tenu de l’obligation d’instruction que l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives faisait peser sur la ministre, celle-ci aurait dû, à tout le moins, comparer les compétences des quatre candidats qu’elle avait décidé d’inclure dans sa proposition au Parlement à celles des quatre autres qu’elle avait exclus. Elle dit que la ministre aurait ensuite dû justifier, en fonction des résultats de cette comparaison, sa décision de demander l’approbation par le Parlement de sa proposition tendant à s’écarter des conclusions de la commission. Elle ajouta que c’est seulement ainsi que le Parlement aurait pu suffisamment jouer son rôle dans ce processus et exprimer sa position sur l’appréciation de la ministre. Elle jugea que, sur ce fondement et conformément aux prescriptions de la disposition temporaire IV de la loi no 50/2016 sur la justice, la ministre était tenue de présenter une proposition indépendante pour chacun des quatre candidats qui ne figuraient pas parmi les quinze candidats retenus par la commission. Elle considéra que cette conclusion trouvait appui aussi dans le second paragraphe de la disposition temporaire IV, qui disposait que la non-acceptation par le Parlement de l’un quelconque des candidats proposés par le ministre de la Justice faisait obligation à ce dernier de présenter de nouvelles propositions pour approbation par le Parlement.

73. La Cour suprême conclut, au vu du dossier, que la ministre de la Justice s’était écartée de l’avis de la commission d’évaluation sans avoir conduit d’instruction et d’appréciation indépendantes comparables à celles auxquelles la commission s’était livrée. Elle estima que la ministre de la Justice, compte tenu du caractère inadéquat de l’instruction qu’elle avait menée, ne pouvait pas tirer au sujet des compétences des candidats une conclusion différente de celle à laquelle la commission était parvenue sur la base des mêmes éléments. Elle jugea en outre que la ministre ne pouvait opposer aucune des considérations tenant à la parité entre les sexes tirée de la loi no 10/2008 sur l’égalité des sexes parce que celles-ci ne valaient que lorsque deux candidats de sexe différent étaient réputés présenter des qualifications égales. Elle releva que ni dans sa lettre du 29 mai 2017 adressée au Parlement ni dans son mémorandum remis le lendemain à la CCQC la ministre n’avait étayé ses propositions d’une manière qui aurait satisfait aux conditions minimales susmentionnées. Elle en conclut que, dans le cadre de la procédure de nomination des juges à la Cour d’appel, la ministre de la Justice avait manqué aux exigences posées par l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives.

74. La Cour suprême ajouta que les irrégularités qui avaient entaché la procédure suivie par la ministre de la Justice avaient en conséquence vicié la procédure que le Parlement avait adoptée puisqu’elles n’avaient pas été redressées lorsque la question avait été soumise au vote devant ce dernier.

75. Quant aux demandes en réparation pour dommage moral fondées sur l’article 26 de la loi no 50/1993 relative à la responsabilité délictuelle (paragraphe 113 ci-dessous), la Cour suprême dit que, si rien ne permettait d’affirmer que la ministre de la Justice eût agi dans l’intention précise de porter atteinte à la réputation et à l’honneur personnel des demandeurs, la ministre aurait néanmoins dû savoir que son action nuirait à la réputation des demandeurs et leur causerait un préjudice personnel. Or, selon elle, la ministre avait agi « au mépris total de ce risque évident » (« Þrátt fyrir þetta gekk ráðherrann fram án þess að skeyta nokkuð um þessa augljósu hættu »).

II. Les circonstances de l’espèce

A. La procédure pénale dirigée contre le requérant

76. Le requérant est né en 1985 et réside à Kópavogur.

77. Le 31 janvier 2017, il fut inculpé en vertu de la loi no 50/1987 relative à la circulation routière de conduite sans permis de conduire valable et de conduite sous l’emprise de stupéfiants.

78. Par un jugement du 23 mars 2017, le tribunal de district de Reykjanes le reconnut coupable des faits qui lui étaient reprochés. Le requérant fut jugé sommairement puisqu’il avait admis les chefs d’inculpation et plaidé coupable. Il fut condamné à dix-sept mois d’emprisonnement et au retrait à vie de son permis de conduire.

79. Le 6 avril 2017, il attaqua le jugement devant la Cour suprême. Il ne contestait pas le verdict lui-même mais sollicitait une réduction de sa peine. Le procureur demanda la confirmation du jugement du tribunal de district. N’ayant pas été jugée par la Cour suprême avant la fin de l’année 2017, l’affaire fut transférée à la Cour d’appel nouvellement créée, en application de l’article 78 § 1 de la loi no 49/2016 portant modification de la loi relative à la procédure pénale et de la loi relative à la procédure civile.

80. Par une lettre du 29 janvier 2018, la Cour d’appel avisa le requérant et le parquet de la date à laquelle elle connaîtrait de l’affaire (le 6 février 2018) et de la composition de la formation saisie. Cette lettre précisait que la Cour d’appel serait composée de trois juges, parmi lesquels figurerait A.E., l’une des quatre juges dont la ministre de la Justice avait proposé la nomination au sein de cette juridiction (paragraphe 43 ci-dessus).

81. Par une lettre du 2 février 2018, l’avocat de la défense, alléguant des irrégularités dans la procédure par laquelle A.E. et les trois autres candidats en question avaient été nommés juges à la Cour d’appel, demanda que cette juge se déportât.

82. Le 6 février 2018, au cours d’une audience préliminaire tenue devant la Cour d’appel, le requérant, s’appuyant sur l’article 6 g) de la loi no 88/2008 relative à la procédure pénale (paragraphe 110 ci-dessous), présenta formellement une requête procédurale tendant au déport d’A.E. Invoquant son droit à être jugé par un tribunal compétent, impartial, indépendant et constitué conformément à la loi, ainsi que les règles pertinentes en la matière découlant des articles 59 et 70 § 1 de la Constitution islandaise et de l’article 6 § 1 de la Convention, il alléguait qu’il ne bénéficierait pas d’un procès équitable devant un tribunal impartial et indépendant établi par la loi si A.E. venait à y siéger, en raison des irrégularités qui, d’après lui, avaient entaché la procédure par laquelle cette dernière avait été nommée juge à la Cour d’appel. À l’appui de sa demande, il renvoyait à la décision que la Cour de justice des États de l’Association européenne de libre-échange (« la Cour de l’AELE ») avait rendue le 14 février 2017 dans l’affaire E-21/16 et à l’arrêt que le Tribunal de première instance de l’Union européenne avait rendu le 23 janvier 2018 dans l’affaire no T‑639/16 P (paragraphes 142 et 132 ci-dessous, respectivement). Il déduisait de cette décision et de cet arrêt qu’un juge qui n’aurait pas été nommé conformément à la loi ne pouvait être réputé pleinement investi de ses attributions judiciaires et que les jugements rendus par un tel juge n’auraient donc aucune validité. Selon lui, compte tenu des arrêts que la Cour suprême avait rendus le 31 juillet 2017 et le 19 décembre 2017 (paragraphes 64-75 ci-dessus), toute décision dans son affaire que la Cour d’appel rendrait avec A.E. en son sein serait dès lors dépourvue de validité.

83. Par une décision qu’elle rendit le 22 février 2018, la Cour d’appel, au sein de laquelle A.E. avait siégé, rejeta la demande du requérant tendant au déport de cette juge. Elle exposa qu’A.E. avait satisfait aux critères généraux pour se porter candidate, qu’elle avait été nommée pour une durée indéterminée et qu’elle jouissait dans le cadre de ses fonctions d’une indépendance qui était garantie par la Constitution et par la nouvelle loi sur la justice. Elle estima donc qu’il n’existait aucun fait ni aucune circonstance, au sens de de l’article 6 g) de la loi no 88/2008 relative à la procédure pénale, de nature à faire naître un doute légitime quant à la capacité d’A.E. à statuer adéquatement sur l’affaire. Le 24 février 2018, le requérant attaqua cette décision.

84. Le 8 mars 2018, la Cour suprême rejeta le recours au motif que les conditions pour la saisir n’avaient pas été remplies en raison d’un vice de forme : la demande que le requérant exposait à titre principal tendait en effet au déport d’A.E. parce qu’elle aurait été nommée irrégulièrement, or il l’avait erronément appelée « demande de récusation ».

85. Après le rejet par la Cour suprême de la demande que le requérant avait formulée en vue du déport d’A.E., la procédure se poursuivit devant la Cour d’appel, au sein de laquelle siégeait cette juge.

86. Par une lettre du 13 mars 2018, le requérant modifia ses demandes devant la Cour d’appel. À titre principal, il soutenait qu’il devait être acquitté au motif que, selon lui, la nomination des juges à la Cour d’appel avait violé les articles 59 et 70 de la Constitution ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention. À titre subsidiaire, il plaidait que sa peine devait être réduite.

87. Par un arrêt du 23 mars 2018, la Cour d’appel confirma sur le fond le jugement du tribunal du district.

88. Le 17 avril 2018, la Cour suprême autorisa sa saisine et, le 20 avril 2018, le requérant attaqua l’arrêt d’appel au moyen d’un recours que le parquet avait formé à sa demande.

89. Devant la Cour suprême, le requérant demandait à titre principal l’annulation de l’arrêt de la Cour d’appel et un nouveau procès. À titre subsidiaire, il plaidait l’acquittement ou la réduction de sa peine. Ses demandes reposaient sur les arguments suivants :

« Des tribunaux indépendants et impartiaux sont un pilier essentiel de l’État de droit. Pour lever tout doute quant à l’indépendance et à l’impartialité d’un tribunal, la stricte observation des lois et des règlements applicables en matière de nominations judiciaires est une condition indispensable.

(…)

Il est particulièrement important de s’assurer que les tribunaux sont indépendants de l’exécutif. Que des juges puissent avoir à accorder certaines faveurs en retour à des hommes politiques, à des partis politiques, à telle ou telle majorité parlementaire, au gouvernement au pouvoir ou à tel ou tel ministre nuit à leur indépendance et risque légitimement de saper la confiance que les magistrats se doivent d’inspirer au justiciable.

Il est donc d’une importance capitale de n’avoir absolument aucun doute que la nomination des juges est fondée sur la compétence professionnelle des candidats, et non sur les opinions et relations politiques de ceux-ci ou sur une décision arbitraire du ministre de la Justice (…)

Aux termes de l’article 59 de la Constitution, l’organisation de la justice relève du seul domaine de la loi. D’après la seconde phrase de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, tout tribunal doit être établi par la loi. Il en résulte que deux conditions doivent être respectées : non seulement les règles générales en matière de nominations judiciaires doivent être clairement énoncées dans les textes de loi, mais aussi et surtout les nominations judiciaires doivent être conformes à la loi dans chaque cas.

On peut d’ailleurs soutenir que la première de ces conditions, [c’est-à-dire] celle concernant les règles générales énoncées dans la loi, n’aurait guère de valeur si ces conditions n’entraînaient pas l’obligation de respecter toutes les lois et règles applicables dans chaque cas. »

S’appuyant sur ces arguments, sur la jurisprudence précitée de la Cour de l’AELE et du tribunal de l’UE (paragraphe 82 ci-dessus), ainsi que sur les arrêts antérieurement rendus par la Cour suprême au sujet des irrégularités dans la procédure ayant abouti à la nomination d’A.E. comme juge à la Cour d’appel (voir les jugements pertinents relevés aux paragraphes 67 à 75 ci-dessus), le requérant plaidait la violation de son droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, tel que garanti par l’article 70 § 1 de la Constitution et par l’article 6 § 1 de la Convention. Il soutenait sur ce point que la nomination d’A.E. à cette fonction n’avait pas été conforme à la loi, contrairement à ce qu’exigeaient selon lui l’article 59 de la Constitution et l’article 6 § 1 de la Convention. Il alléguait en outre que, au cours des élections législatives qui avaient été tenues en octobre 2017, B.N., l’époux d’A.E., un député du même parti politique que celui auquel appartenait la ministre de la Justice, à savoir le Parti de l’indépendance (Sjálfstæðisflokkurinn ; mentionné aussi au paragraphe 46 ci-dessus), avait renoncé, en faveur de la ministre, à figurer en tête de la liste de ce parti dans la circonscription de Reykjavik, après l’inclusion par la ministre de l’épouse de B.N. dans la liste qu’elle avait proposée au Parlement. En agissant ainsi, B.N. se serait effectivement barré la voie ministérielle au sein du nouveau gouvernement de coalition formé après les élections. Le marchandage qui aurait ainsi été conclu entre la ministre et B.N. aurait nui, d’un point de vue objectif, à l’apparence d’indépendance de la Cour d’appel.

90. Par un arrêt du 24 mai 2018, la Cour suprême débouta le requérant et confirma l’arrêt de la Cour d’appel. Après avoir exposé les faits et la procédure ayant abouti à la nomination d’A.E. à la Cour d’appel puis rappelé les conclusions qu’elle avait formulées dans ses arrêts du 19 décembre 2017 concernant les procédures connexes que J.R.J. et Á.H. avaient engagées, elle fit les constats suivants, dont les passages pertinents se lisent ainsi :

« [Le requérant] argue notamment à titre principal et à titre subsidiaire devant la Cour suprême que, selon l’article 59 de la Constitution et l’article 6 de [la Convention], la nomination d’un juge doit à tous égards être conforme à la loi. Si tel n’est pas le cas, et si la nomination est donc illégale, « le juge en question n’est pas légalement détenteur du pouvoir de juger et les décisions des juridictions au sein desquelles il siège restent lettre morte », comme [le requérant] le soutient dans ses observations devant la Cour suprême. La conclusion qu’il faudrait en tirer ne serait défendable que si la nomination d’une personne à un poste de juge dans de telles conditions était entachée de nullité (« markleysa »), donc pas seulement si des irrégularités dans le processus de nomination en entraîneraient l’annulation. Il faut tenir compte de ce que, dans son rapport d’appréciation susmentionné du 19 mai 2017, la commission d’évaluation a conclu que les trente-trois candidats avaient tous rempli les conditions prévues par la loi pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel, ce que nul ne conteste. La nomination des juges s’est déroulée conformément aux règles procédurales formelles du chapitre III de la loi no 50/2016 et de la disposition temporaire IV de cette même loi, à ceci près que, lors de la procédure parlementaire relative aux propositions de nominations judiciaires que la ministre de la Justice avait présentées, les conditions posées au deuxième paragraphe de la disposition temporaire n’avaient pas été satisfaites en ce que le Parlement aurait dû voter sur chacune des candidatures séparément et non sur toutes en même temps, comme il l’a fait en réalité. Or, cette question a déjà été tranchée dans l’arrêt susmentionné de la Cour suprême [du 19 décembre 2017], dans lequel celle-ci a conclu qu’il s’agissait d’un vice non significatif. Compte tenu de ces éléments et de ce que les quinze juges ont été nommés à leurs fonctions par des lettres que le président de l’Islande avait signées le 8 juin 2017 et que la ministre de la Justice avait contresignées, il ne peut être conclu que la nomination d’[A.E.] était entachée de nullité ni que les décisions judiciaires de la Cour d’appel que cette juge a rendues aux côtés de ses pairs sont pour cette raison « lettre morte ».

Sur la question de savoir si, du fait de la participation [d’A.E.], l’accusé a été privé du droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial que garantit le premier paragraphe de l’article 70 de la Constitution (voir l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme), il faut rappeler que dans ses arrêts susmentionnés [du 19 décembre 2017], la Cour suprême avait conclu que ces irrégularités s’étaient produites au cours de la procédure qui avait été suivie devant la ministre de la Justice avant la nomination des quinze juges de la Cour d’appel et que la responsabilité de l’État avait de ce fait été engagée. En l’espèce, ces conclusions ne sont aucunement contestées et ces arrêts ont donc valeur probante sur ce point conformément à l’article 116 § 4 de la loi relative à la procédure civile. Force est aussi de souligner à cet égard que, contrairement à ce que soutenait la ministre de la Justice dans son mémorandum susmentionné du 30 mai 2017, il ne peut être admis qu’en se contentant d’accorder à l’expérience judiciaire davantage de poids que la commission d’évaluation ne l’avait fait dans la grille de travail qui lui avait servi à élaborer son rapport d’appréciation du 19 mai, et en s’appuyant pour le reste sur « l’instruction suffisante » à laquelle la commission s’était livrée pour chaque critère d’appréciation, on pût conclure que quatre candidats retenus pour les postes de juge à la Cour d’appel, mais pas d’autres, seraient écartés du groupe des quinze candidats les plus qualifiés, et que quatre candidats désignés nommément seraient promus dans ce groupe [sic], mais pas d’autres. Sur la question des conséquences de ces irrégularités qui ont entaché la procédure suivie par la ministre de la Justice, il faut tenir compte de ce que la nomination de l’ensemble des quinze juges de la Cour d’appel pour une durée indéterminée, qui n’a en aucun cas été annulée par un tribunal, est devenue une réalité dès la signature de leurs lettres de nomination, datées du 8 juin 2017. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, tous ces candidats avaient satisfait aux conditions posées à l’article 21 § 2 de la loi no 50/2016 pour être nommés à ces fonctions, notamment la condition du point 8 de ce même paragraphe, c’est-à-dire être considérés comme étant qualifiés pour exercer de telles fonctions à la lumière de leur expérience professionnelle et de leurs connaissances en droit. Depuis cette date, les juges exercent leurs fonctions (voir l’article 61 de la Constitution), qui leur garantissent l’inamovibilité, sauf décision de justice. Conformément à cette même disposition de la Constitution (voir l’article 43 § 1 de la loi no 50/2016), dès la date de prise d’effet de leur nomination, ils ont pour obligation principale de n’exercer leurs fonctions officielles qu’en suivant la loi. D’après cette même disposition légale, ils bénéficient également de l’indépendance dans leurs fonctions judiciaires mais ont aussi l’obligation de les exercer sous leur propre responsabilité et de ne jamais suivre les instructions de quiconque dans leur travail. Eu égard à l’ensemble des éléments ci‑dessus, il n’y a aucune raison suffisante de douter légitimement que [le requérant] a bénéficié d’un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux, malgré les irrégularités dont était entachée la procédure qui a été suivie devant la ministre de la Justice ».

La Cour suprême n’aborda pas expressément les arguments que le requérant tirait de ce que la Cour d’appel aurait manqué d’indépendance en raison des mobiles politiques qui auraient sous-tendu les propositions de la ministre de la Justice.

B. Autres développements

1. Les autres actions judiciaires en contestation de la légalité de la procédure de nomination des juges de la Cour d’appel

91. En février et en mars 2017, E.J. et J.H., les deux autres candidats qui figuraient parmi les quinze candidats que la commission d’évaluation avait considérés comme étant les plus qualifiés mais qui avaient été rayés de la liste définitive que la ministre de la Justice avait soumise au Parlement attaquèrent l’État islandais devant le tribunal de district de Reykjavik. E.J. réclamait un jugement déclaratoire condamnant l’État à lui accorder réparation pour dommage matériel au motif que, par l’effet d’une décision illégale que la ministre de la Justice avait prise, il n’avait pas été nommé juge à la Cour d’appel. J.H. demandait réparation pour dommage matériel et dommage moral pour la même raison. Il souhaitait en particulier savoir quel était le critère, dans l’appréciation des qualifications, dont l’importance avait été réduite par rapport à celui de l’expérience judiciaire, et quelle incidence ces changements avaient eue sur l’appréciation de chacun des candidats. Il s’interrogeait aussi sur les raisons pour lesquelles la ministre avait ajouté ou conservé dans la liste certains candidats qui avaient moins d’expérience judiciaire que lui, voire d’autres qui n’en avaient aucune.

92. Par deux jugements séparés qu’il rendit le 25 octobre 2018, le tribunal de district de Reykjavik donna gain de cause aux demandeurs. Dans le premier jugement, il reconnaissait le droit d’E.J. à réparation pour dommage matériel, pour les motifs que ce dernier avait avancés. Il concluait notamment qu’E.J. avait suffisamment établi que, si la procédure avait été conduite dans le respect de la loi et si elle avait comporté un examen raisonnable de sa candidature et une comparaison de ses mérites avec ceux des autres candidats, il aurait été nommé juge à la Cour d’appel. Dans l’autre jugement, le tribunal se référait aux arrêts connexes que la Cour suprême avait rendus le 19 décembre 2017 (paragraphes 67-75 ci-dessus) et il accordait au demandeur, J.H., 1 100 000 ISK (soit environ 7 300 EUR courants) en réparation du préjudice personnel (dommage moral) que ce dernier avait subi. Quant au dommage matériel, il accordait à J.H. 4 millions d’ISK (soit environ 29 200 EUR courants) en retenant le même argument que celui qui avait été avancé dans le cas d’E.J.

93. Dans ces deux jugements, le tribunal de district se référait à la conclusion que la Cour suprême avait exposée dans les arrêts qu’elle avait rendus le 19 décembre 2017, selon laquelle la ministre, lorsqu’elle s’était écartée de la liste de la commission d’évaluation, aurait dû à tout le moins comparer les qualifications des quatre candidats qu’elle avait rayés de la liste avec celles des quatre autres qu’elle y avait ajoutés. Il observait qu’il ne fallait pas en conclure que la ministre aurait dû se limiter dans cette comparaison aux candidats spécifiques qui avaient été directement touchés par sa décision et ajoutait que si elle avait jugé opportun d’accorder davantage d’importance à l’expérience judiciaire, elle aurait alors dû examiner toutes les candidatures à l’aune de cet élément, faute de quoi elle ne pouvait être fondée à affirmer qu’elle avait sélectionné les quinze candidats les plus qualifiés sur la base de leur expérience judiciaire. Il estimait que ni les pièces du dossier ni les arguments que la ministre avait présentés devant lui ne permettaient de se faire une idée précise de la nature de la comparaison que la ministre avait opérée entre les candidats au regard de leur expérience judiciaire.

94. Le 27 mars 2020, à la suite de recours formés par l’État islandais, la Cour d’appel, à une majorité de deux juges contre un, infirma les deux jugements du tribunal de district – en partie dans le cas de J.H. et en totalité dans le cas d’E.J.

95. La Cour d’appel annula les jugements du tribunal de district pour autant qu’ils concernaient les demandes pour dommage matériel. Elle jugea que J.H. et E.J. ne pouvaient pas tenir pour acquis qu’ils auraient été nommés juges à la Cour d’appel. Elle releva que la procédure que prévoyait la disposition temporaire IV permettait clairement à la ministre de s’écarter de la proposition de la commission et de nommer d’autres candidats, pourvu qu’ils eussent les qualifications minimales. Elle considéra que, dans ces conditions, et bien que la commission d’évaluation eût proposé leur nomination, J.H. et E.J. ne pouvaient pas être regardés comme titulaires d’un droit à être nommés juges à la Cour d’appel. Elle confirma toutefois les conclusions du tribunal de district relativement aux demandes que J.H. avait formulées pour dommage moral. Elle souligna que, si ce dernier avait certes été rayé de la liste au motif qu’il fallait attacher davantage d’importance à l’expérience judiciaire, il pouvait en réalité se prévaloir d’une plus grande expérience judiciaire que celle d’au moins quatre des candidats que la ministre avait retenus dans la liste de la commission d’évaluation.

96. Par deux décisions rendues le 8 mai 2020, un collège de trois juges de la Cour suprême accorda à E.J. et J.H. l’autorisation de former devant celle-ci un recours contre les arrêts que la Cour d’appel avait rendus, au motif que ces affaires pouvaient avoir valeur de précédents. Selon les derniers renseignements dont la Cour dispose, ces affaires sont encore pendantes devant la Cour suprême.

2. Les autres développements pertinents

97. Le 5 mars 2018, plusieurs membres de deux partis de l’opposition déposèrent devant le Parlement une motion de censure contre la ministre de la Justice en raison des violations que celle-ci aurait commises dans le processus de nomination des juges à la Cour d’appel.

98. Le 6 mars 2018, le Parlement rejeta cette motion par trente-trois voix contre vingt-neuf, avec une abstention. Les trente-trois députés qui avaient rejeté la motion étaient tous des membres des partis qui composaient la majorité du gouvernement de coalition. Toutefois, deux autres membres de ces partis avaient voté en faveur de la motion.

99. Le 13 mars 2019, à la suite de l’arrêt rendu par la chambre en l’espèce (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande, no 26374/18, 12 mars 2019), la ministre de la Justice démissionna de ses fonctions et la Cour d’appel cessa entièrement de fonctionner pendant une semaine. Par la suite, la Cour d’appel reprit son activité, mais avec en son sein seulement onze des quinze juges nommés parce que les quatre juges dont les nominations étaient contestées avaient décidé de ne pas siéger. Selon des informations accessibles au public, des dispositions provisoires ont été prises pour nommer temporairement à la Cour d’appel quatre juges qui étaient censés y siéger jusqu’au 30 juin 2020.

100. Le 17 avril 2020, un nouvel appel à candidatures fut publié pour un poste de juge à la Cour d’appel, auquel A.E. répondit. Apparemment, la commission d’évaluation recommanda A.E. pour ce poste, puis celle-ci demanda à la nouvelle ministre de la Justice à être libérée de ses fonctions (alors non actives) au sein de la Cour d’appel. Le 16 juin 2020, la nouvelle ministre de la Justice annonça qu’elle suivrait l’avis de la commission d’évaluation et proposerait au président de l’Islande qu’A.E. soit nommée, avec prise d’effet au 1er juillet 2020, au poste de juge à la Cour d’appel dont l’avis de vacance avait été publié. Selon des informations accessibles au public, A.E. fut nommée par le président de l’Islande comme il avait été proposé. Il apparaît en outre que, à la suite d’un avis de vacance de postes publié le 19 juin 2020, deux autres juges ont été nommés à la Cour d’appel.

LE RÉGIME JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit interne

1. La Constitution islandaise

101. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution islandaise (Stjórnarskrá lýðveldisins Íslands) sont ainsi libellées :

Article 2

« L’Althingi et le président de l’Islande exercent conjointement le pouvoir législatif. Le président et les autres instances gouvernementales visées dans la Constitution et dans les lois exercent le pouvoir exécutif. Les tribunaux exercent le pouvoir judiciaire. »

Article 59

« L’organisation de la justice relève du seul domaine de la loi. »

Article 60

« Les juges tranchent toutes les questions de compétence des autorités. Toutefois, nul ne peut se soustraire provisoirement à une injonction d’une autorité en demandant au juge de statuer sur une question de ce type. »

Article 61

« Dans l’exercice de leurs fonctions officielles, les juges ne sont guidés que par la loi. Les juges n’exerçant aucune fonction administrative ne peuvent être révoqués que par une décision de justice et ils ne peuvent être mutés contre leur gré, sauf en cas de réorganisation de la justice (…) »

Article 70

« Toute personne a droit à un procès équitable et dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial qui statuera sur ses droits et obligations ou sur toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Les audiences sont publiques, sauf si le juge en décide autrement dans les cas que la loi prévoit en vue d’assurer le respect des bonnes mœurs, de l’ordre public ou de la sécurité de l’État, ou de préserver l’intérêt des parties.

Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente tant que sa culpabilité n’aura pas été établie. »

2. Les lois relatives à la justice

a) La loi no 92/1989 portant séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire à l’échelon du district

102. L’article 5 de la loi no 92/1989 portant séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire à l’échelon du district (Lög um framkvæmdarvald ríkisins í héraði), qui concernait la nomination d’une commission chargée d’évaluer les compétences des candidats à la fonction de juge de tribunal de district, disposait :

« (…) Le ministre de la Justice nomme tous les quatre ans une commission chargée d’évaluer les compétences des candidats à la fonction de juge de tribunal de district. La commission se compose de trois membres, dont l’un est nommé par la Cour suprême et assure la présidence de la commission. L’association des magistrats nomme un autre membre de la commission parmi les juges des tribunaux de district et le barreau en nomme le troisième membre parmi les avocats en exercice. Ces mêmes autorités nomment chacune un membre suppléant de la commission. Celle-ci remet au ministre de la Justice des évaluations écrites et motivées sur chacun des candidats.

Le ministre de la Justice édictera des règles plus détaillées sur les travaux de la commission. »

b) La loi no 15/1998 sur la justice

103. Les dispositions pertinentes de l’ancienne loi sur la justice (no 15/1998) (Lög um dómstóla), telle que modifiée par la loi no 45/2010, étaient ainsi libellées :

Article 4a

« Le ministre nomme une commission d’évaluation de cinq membres chargée d’examiner les qualifications des candidats à la fonction de juge à la Cour suprême ou de juge de tribunal de district. Deux membres sont nommés par la Cour suprême, dont l’un assure la présidence de la commission, et au moins l’un des deux n’est pas un magistrat en service actif. Le troisième membre est nommé par le Conseil de la magistrature et le quatrième par le barreau islandais. Le cinquième membre est élu par l’Althingi. (…)

La commission d’évaluation remet au ministre un rapport écrit et motivé sur les candidats à la fonction de juge à la Cour suprême. Ce rapport expose son avis sur le candidat qu’elle juge le plus qualifié pour exercer cette fonction. La commission peut le même classement à plusieurs candidats. Le ministre édictera des règles plus détaillées sur les fonctions de la commission.

Un candidat que la commission d’évaluation n’aurait pas retenu comme étant le plus qualifié ou parmi les plus qualifiés ne peut être nommé à la fonction de juge. Toutefois, il peut être dérogé à cette condition si, à la demande du ministre, l’Althingi nomme un autre candidat retenu qui, selon l’avis de la commission d’évaluation, remplit toutes les conditions énoncées aux deuxième et troisième paragraphes de l’article 4. En pareil cas, le ministre doit en faire la demande à l’Althingi dans les deux semaines à compter de la date à laquelle la commission d’évaluation remet son avis ou dans les deux semaines à compter de la date à laquelle se tient la session de l’Althingi consécutive à la remise de l’avis ; la demande doit alors être approuvée dans le mois qui suit la date de sa présentation à l’Althingi, faute de quoi le ministre sera tenu par l’avis de la commission d’évaluation. »

Article 12

« 3. Les dispositions de l’article 4a s’appliquent, mutatis mutandis, aux nominations aux postes de juge de tribunal de district ».

104. Ainsi qu’il a déjà été noté au paragraphe 14 ci-dessus, il ressort des travaux préparatoires de la loi no 45/2010 que la réforme du système des nominations judiciaires en Islande visait à renforcer l’indépendance de la magistrature, compte tenu du rôle important que joue la magistrature dans la garantie des droits se rapportant à l’équité du procès et dans le jeu des freins et contrepoids inhérents à la séparation des pouvoirs. Ces travaux offrent également les renseignements pertinents suivants sur l’appréciation de l’expérience judiciaire des candidats à des fonctions de juge :

« (…) L’évaluation des compétences des candidats doit tenir compte de plusieurs facteurs, notamment l’expérience dans le domaine du droit, qu’il s’agisse de fonctions judiciaires, d’une activité d’avocat au contentieux ou dans d’autres disciplines, de travaux universitaires ou de fonctions au sein de l’administration, mais dans la plupart des cas les candidats doivent posséder une formation et une expertise juridiques étendues et générales. Les autres activités des candidats doivent elles aussi être prises en compte, par exemple la qualité de membre de commissions administratives ou d’autres expériences similaires qui seront utiles au candidat. D’ordinaire, une expérience professionnelle variée doit être considérée comme un atout pour le candidat, mais il y a lieu d’apprécier cet aspect au cas par cas. La commission doit aussi solliciter des témoignages sur le travail du candidat et les considérer avec une attention particulière, vérifier si le candidat est efficace et travailleur et s’il a une capacité à saisir les questions essentielles et à exprimer son avis d’une manière compréhensible, tant à l’oral qu’à l’écrit. Sur ce point, il est possible de se pencher sur les travaux de doctrine du candidat, sur son expérience du contentieux et sur les jugements qu’il a pu rédiger (…) »

c) La loi no 50/2016 sur la justice

105. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la nouvelle loi sur la justice (loi no 50/2016 – Lög um dómstóla) sont ainsi libellées :

Article 11

La commission d’évaluation des qualifications des candidats aux fonctions de juge

« Le ministre nomme les cinq membres principaux – et autant de membres suppléants – d’une commission d’évaluation chargée d’examiner les qualifications des candidats à la fonction de juge à la Cour suprême, de juge à la Cour d’appel ou de juge de tribunal de district. L’un des membres est nommé par la Cour suprême et assure la présidence de la commission. Un autre membre est nommé par la Cour d’appel. Le troisième membre, qui n’est pas un magistrat en service actif, est nommé par l’administration judiciaire et le quatrième membre par le barreau islandais. Le cinquième membre est élu par l’Althingi. Chacune des autorités de nomination choisit un homme et une femme, aussi bien comme membre principal que comme membre suppléant, sauf si des raisons objectives font obstacle à une nomination paritaire, ce que l’autorité de nomination doit alors justifier. Le ministre nomme les membres de la commission en veillant au respect des dispositions de la loi sur l’égalité en matière de nomination au sein des conseils et commissions. La durée du mandat des membres de la commission d’évaluation est de cinq ans, étant entendu qu’au bout de chaque année le mandat de l’un des membres doit expirer. Un même membre ne peut être nommé membre principal de la commission pour plus de deux mandats consécutifs.

La commission d’évaluation siège dans les locaux du Conseil de la magistrature. »

Article 12

L’avis de la commission d’évaluation et la nomination des juges

« La commission d’évaluation remet au ministre un avis écrit et motivé sur les candidats à la fonction de juge. Son avis expose sa position sur le candidat qu’elle juge le plus qualifié pour exercer la fonction en question ; elle peut attribuer le même classement à plusieurs candidats. Le ministre édictera des règles plus détaillées sur les fonctions de la commission.

Un candidat que la commission d’évaluation n’aurait pas retenu comme étant le plus qualifié ou parmi les plus qualifiés ne peut être nommé à la fonction de juge. Toutefois, il peut être dérogé à cette condition si, à la demande du ministre, l’Althingi nomme un autre candidat retenu pourvu que, selon l’avis de la commission d’évaluation, ce candidat ait rempli toutes les conditions requises pour l’exercice de la fonction. En pareil cas, le ministre saisit l’Althingi de sa demande dans les deux semaines à compter de la date à laquelle la commission d’évaluation remet son avis ou dans les deux semaines à compter de la date à laquelle se tient la session de l’Althingi consécutive à la remise de l’avis ; la demande doit alors être approuvée dans le mois qui suit la date de sa présentation à l’Althingi, faute de quoi le ministre sera tenu par l’avis de la commission d’évaluation. »

Article 21

Qualifications générales requises

« La Cour d’appel se compose de quinze juges qui sont nommés pour une durée indéterminée par le président de l’Islande, sur proposition du ministre.

Seule une personne qui remplit les conditions suivantes peut être nommée à la fonction de juge à la Cour d’appel. Elle doit :

1. être âgée d’au moins 35 ans ;

2. avoir la nationalité islandaise ;

3. jouir de la capacité mentale et physique nécessaire ;

4. être juridiquement compétente pour gérer ses affaires personnelles et financières et n’avoir pas été privée du contrôle de son patrimoine ;

5. n’avoir commis aucune infraction pénale que l’opinion publique considérerait comme infamante ni adopté un comportement nuisant à la confiance que les magistrats se doivent en général d’inspirer ;

6. être titulaire d’un D.E.S. de droit ou d’une licence et d’un master en droit ;

7. avoir exercé pendant au moins trois ans les fonctions de juge de tribunal de district, d’avoué près la Cour suprême, de professeur de droit agrégé ou associé, de commissaire de police, de commissaire de district, de procureur, de secrétaire permanent d’un ministère, de directeur général d’un service du ministre ou de Médiateur de l’Althingi, ou des fonctions similaires offrant une expérience juridique équivalente ; et

8. être réputée apte à exercer la fonction compte tenu de sa carrière et de ses connaissances en droit.

Ne peut être nommée juge à la Cour d’appel une personne étant ou ayant été mariée à un juge à la Cour d’appel déjà en fonction, ou ayant avec un tel juge un lien d’ascendance ou de descendance, par le sang ou par alliance, jusqu’au niveau de cousin au second degré. »

Article 43

Indépendance des juges

« Les juges sont indépendants dans leurs fonctions judiciaires et exercent celles-ci sous leur propre responsabilité. Lorsqu’ils tranchent les litiges, ils ne sont guidés que par la loi et n’agissent jamais sur les instructions d’autrui. Un acte judiciaire ne peut être réexaminé qu’au moyen d’un recours formé devant une juridiction supérieure. »

Article IV (disposition temporaire)

« Les juges de la Cour d’appel devront être nommés le 1er juillet 2017 au plus tard et entrer en fonction à compter du 1er janvier 2018. La commission établie par l’article 4a de la loi no 15/1998 sur la justice examine dans un premier temps les qualifications des candidats à la fonction de juge à la Cour d’appel. Elle donne au ministre son avis sur les candidats, conformément au deuxième paragraphe de ce même article et au règlement qui lui est applicable. Le ministre ne peut nommer à la fonction de juge un candidat que la commission d’évaluation n’aurait pas considéré comme étant le plus qualifié ou comme étant parmi les plus qualifiées. Il peut toutefois être dérogé à cette disposition si, sur proposition du ministre, l’Althingi autorise la nomination à la fonction de juge d’un autre candidat retenu qui, selon la commission d’évaluation, remplirait toutes les conditions de l’article 21 §§ 2 et 3 de la présente loi.

Lorsque le ministre propose des nominations à la fonction de juge à la Cour d’appel pour la première fois, il soumet chacune d’elles à l’Althingi pour approbation. Si l’Althingi accepte les propositions du ministre, celui-ci les transmet au président de l’Islande, qui nomme formellement les juges (voir l’article 21). Si l’Althingi n’accepte pas la proposition du ministre pour telle ou telle nomination, le ministre soumet une nouvelle proposition à l’Althingi pour approbation.

(…) »

106. Les travaux préparatoires de la disposition temporaire IV se lisent ainsi dans leur passage pertinent en l’espèce :

« (…) Deuxièmement, il est proposé que, avant qu’il ne nomme pour la première fois les juges à la Cour d’appel, le ministre soumette au Parlement pour approbation une proposition concernant chaque nomination. Étant donné que quinze juges seront nommés simultanément, il est naturel d’associer plus d’une autorité publique à ce processus. »

3. L’arrêté no 620/2010 du ministre de la Justice relatif aux travaux de la commission d’évaluation

107. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’arrêté no 620/2010 du ministre de la Justice relatif aux travaux de la commission d’évaluation chargée d’examiner les compétences des candidats à des fonctions de juge (Reglur um störf dómnefndar sem fjallar um hæfni umsækjenda um dómaraembætti) sont ainsi libellées :

Article 3

« Après la date limite de dépôt des candidatures, le ministre vérifie si les candidats satisfont à toutes les conditions générales de qualification pour l’exercice des fonctions de juge, publiées conformément à la loi no 15/1998 sur la justice. Les candidatures satisfaisant à ces conditions sont alors communiquées à la commission d’évaluation pour appréciation. »

Article 4

« Dans son avis, la commission décide quel est ou quels sont le ou les candidat(s) les plus qualifié(s) pour être nommé(s) à des fonctions de juge. Elle veille au respect de l’égalité dans son évaluation. Sa conclusion doit reposer sur une appréciation globale fondée sur des considérations objectives et sur les mérites des candidats, compte tenu de leur formation, de leur expérience, de leur intégrité, de leurs compétences et de leur efficacité professionnelle, ainsi qu’il est notamment précisé ci‑dessous :

1. Formation, carrière, connaissances théoriques. La commission apprécie la formation, la carrière et les connaissances théoriques du candidat en mettant l’accent sur la diversité du profil de l’intéressé dans le domaine du droit, par exemple son expérience en tant que juge, ses activités d’avocat au contentieux ou dans d’autres disciplines, son travail au sein de l’administration ou ses travaux universitaires. Le candidat doit avoir des connaissances et une formation juridiques générales et globales. Il y a lieu de rechercher également si le candidat a suivi une formation complémentaire.

2. Activités secondaires et activités sociales. La commission tient également compte des activités secondaires du candidat, par exemple au sein d’instances de recours, ainsi que d’autres activités susceptibles d’être utiles à un juge. Elle peut également prendre en considération l’étendue de l’investissement du candidat dans des activités sociales.

3. Compétence générale. La commission prend en compte le point de savoir si le candidat a fait preuve d’indépendance, d’impartialité, d’initiative et d’efficacité dans son travail et s’il peut aisément saisir les questions essentielles. Une expérience en management serait un atout. Le candidat doit avoir une bonne connaissance de la langue islandaise et une capacité à communiquer aisément tant à l’oral qu’à l’écrit.

4. Compétence spéciale. Il est important que le candidat ait une bonne connaissance des procédures en matière civile et pénale et qu’il puisse rédiger des jugements en suivant les dispositions de la loi, ce qui requiert une bonne maîtrise de la langue. Le candidat doit également être capable de conduire les débats avec rigueur et équité et de traiter avec célérité et fiabilité les dossiers qui lui sont attribués.

5. Capacités psychologiques. Le candidat doit pouvoir communiquer aisément, aussi bien avec ses collègues qu’avec les autres personnes qu’il rencontre au travail. Il doit avoir une bonne réputation dans son ancien emploi ainsi que dans ses activités extra-professionnelles, et il doit être fiable. »

Article 5

« La commission fonde son évaluation sur les dossiers de candidature aux postes de juge dont l’avis de vacance est publié ainsi que sur les règles y applicables.

La commission veille à ce que le dossier soit suffisamment instruit sur tous les points avant de rendre son avis sur les qualifications du candidat.

Conformément à l’article 4, la commission peut tenir compte dans son évaluation de tous les travaux publiés par les candidats, par exemple les articles de doctrine, les jugements, les décisions, etc., même s’ils n’ont pas été joints au dossier de candidature. Le candidat n’a pas à en être spécifiquement averti au préalable.

La commission peut inviter les candidats à un entretien et demander d’autres documents que ceux joints au dossier, et elle peut fonder l’évaluation qu’elle effectue en conformité avec l’article 4 sur ces éléments.

La commission peut recueillir des renseignements sur la carrière du candidat auprès d’un ancien employeur ou d’autres personnes avec qui l’intéressé a eu une relation professionnelle. Le candidat peut, dans un délai de sept jours, formuler des observations sur les renseignements collectés. »

Article 6

« La commission produit un rapport écrit et motivé sur les candidats, en donnant notamment :

a. un avis motivé sur les qualifications de chaque candidat ;

b. un avis motivé sur le point de savoir quel(s) candidat(s) elle considère comme étant le(s) plus qualifié(s) pour exercer des fonctions de juge. »

Article 7

« La commission communique aux candidats son projet de rapport d’appréciation et leur accorde un délai de sept jours pour formuler des commentaires à ce sujet. Les candidats sont tenus au secret en ce qui concerne le contenu du projet de rapport. »

Article 8

« Une fois que la commission a examiné les observations des candidats et modifié son rapport, le cas échéant, elle en élabore la version définitive, elle le signe et le transmet au ministre avec les pièces du dossier. Elle le communique également aux candidats.

Le rapport est publié sur le site Internet du ministère de la Justice dans les trois jours qui suivent sa communication au ministre et aux candidats. »

Article 9

« La commission produit son rapport sur les candidats dans les six semaines à compter de la date à laquelle elle reçoit les dossiers de candidature. Ce délai peut être prorogé en cas de circonstances particulières, par exemple un nombre élevé de candidats.

(…) »

4. La loi relative aux procédures administratives

108. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 37/1993 relative aux procédures administratives (Stjórnsýslulög) sont ainsi libellées :

Article 10

Obligation d’instruction

« Une autorité ne peut statuer sur un dossier qu’après l’avoir suffisamment instruit. »

5. La loi relative aux procédures parlementaires

109. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 55/1991 relative aux procédures parlementaires (Lög um þingsköp Alþingis) se lisent ainsi :

Article 45

« Les motions tendant à l’adoption de résolutions parlementaires prennent la forme de résolutions. Elles sont imprimées puis distribuées aux membres de l’Althingi en séance. En principe, elles sont accompagnées d’un document qui en explique la teneur. Elles ne peuvent être débattues que deux nuits au moins après leur distribution.

Une résolution ne peut être adoptée qu’après deux lectures. Toutefois, les motions de censure dirigées contre le gouvernement ou contre un ministre, les motions relatives à la nomination des commissions visées à l’article 39 de la Constitution et les motions présentées par des commissions conformément à l’article 26 § 2 sont débattues et tranchées à l’issue d’un débat unique conduit conformément aux règles régissant la seconde lecture des résolutions parlementaires. La même règle s’applique aux motions d’ajournement des séances de l’Althingi visées par la seconde phrase de l’article 23 § 1 de la Constitution.

À l’issue de la première lecture, la motion passe en seconde lecture puis elle est transmise à la commission que le président a proposée. Toutefois, un vote peut être demandé par un membre, ainsi que lorsqu’une autre motion est présentée au sujet de la commission à saisir.

La seconde lecture ne peut avoir lieu qu’une nuit au moins après la première lecture ou la distribution d’un rapport de commission. Lors de cette lecture, chaque point de la proposition est débattu, ainsi que les amendements y relatifs. À l’issue de cette lecture, chaque point de la proposition et chaque amendement à celle-ci sont mis aux voix, puis enfin la proposition dans son ensemble. Toutefois, si aucune motion tendant à l’adoption d’un amendement n’est déposée, la proposition peut être mise aux voix en bloc.

Si l’Althingi est saisi d’une question sur laquelle la Constitution ou la loi lui impose de prendre position mais qui ne relève pas des activités parlementaires au sens du chapitre III, son président évoque la question en séance. La question est ensuite soumise, sans débat, à une commission, sur recommandation du président. Une fois qu’elle a examiné la question, la commission exprime son avis dans un rapport, qui est distribué en séance, accompagné d’une motion tendant à l’adoption d’une résolution qui est mise en débat et tranchée lors d’une séance unique conduite conformément aux règles régissant la seconde lecture des résolutions parlementaires.

Une résolution parlementaire distribuée après la fin du mois de novembre ne peut être inscrite à l’ordre du jour avant la pause de Noël qu’avec le consentement de l’Althingi, qui est recueilli conformément à l’article 74. De plus, une résolution parlementaire distribuée après le 1er avril ne peut être inscrite à l’ordre du jour avant la pause estivale qu’avec le consentement de l’Althingi, qui est recueilli conformément à l’article 27. Toutefois, ce consentement ne peut être demandé que cinq jours après la date de distribution de la résolution, sauf dérogation votée par les trois cinquièmes des membres votant la résolution.

Il peut être dérogé aux procédures prévues par la Constitution, au sens de l’article 103 de l’Accord sur l’Espace économique européen, au moyen d’une résolution parlementaire qui doit être adoptée conformément aux règles établies par le président.

Au mois d’octobre de chaque année, le Premier ministre présente à l’Althingi un rapport sur la mise en œuvre des résolutions que l’Althingi a adoptées l’année précédente et qui appellent l’adoption de mesures par le ministre ou par le gouvernement, sauf si la loi impose la communication à l’Althingi d’une autre forme de rapport. Le rapport doit également préciser l’état des questions soumises par l’Althingi au gouvernement ou à un ministre. Une fois présenté, le rapport est soumis pour débat à la commission de contrôle et des questions constitutionnelles. Si elle le souhaite, la commission peut donner à l’Althingi son avis sur le rapport du ministre et présenter à l’Althingi des propositions sur les questions individuelles que soulève le rapport. »

6. La loi relative à la procédure pénale

110. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 88/2008 relative à la procédure pénale (Lög um meðferð sakamála) sont ainsi libellées :

Article 6

« Un juge, y compris un assesseur non professionnel, ne peut siéger dans une affaire dans les cas suivants :

a. il est accusé, victime ou représentant de l’accusé ou de la victime dans l’affaire ;

b. il a défendu les intérêts de l’accusé ou de la victime dans l’affaire ;

c. il a témoigné ou a été appelé à témoigner dans l’affaire pour des raisons légitimes ou il a été assesseur ou instructeur dans l’affaire [concernant les charges en question] ;

d. il est le conjoint de l’accusé ou de la victime, ou il a avec eux, par le sang ou par alliance, un lien de famille direct ou collatéral jusqu’au niveau de cousin au second degré ;

e. il a ou a eu avec le représentant de l’accusé ou de la victime, ou avec un avocat, un lien au sens du point d ci-dessus ;

f. il a ou a eu avec un témoin dans l’affaire, ou avec un assesseur ou un instructeur dans l’affaire, un lien au sens du point d ci-dessus ; ou

g. il existe d’autres circonstances ou conditions qui peuvent légitimement faire douter de son impartialité. »

111. La loi relative à la procédure pénale permet de rouvrir un procès dans certaines conditions. Son article 228 dispose que lorsqu’un jugement d’un tribunal de district n’a pas fait l’objet d’un appel ou que le délai d’appel a expiré, la commission de réouverture des procédures judiciaires (Endurupptökunefnd) peut, à la demande d’une personne qui estime avoir été condamnée à tort ou reconnue coupable d’une infraction plus grave que celle qu’elle avait commise, faire rejuger l’affaire par le tribunal de district, sous certaines conditions. Ces conditions sont notamment l’apparition de nouvelles preuves qui auraient pu avoir une incidence importante sur l’issue de la procédure si elles avaient été disponibles avant le prononcé du jugement (point a) ou l’existence dans la procédure conduite dans l’affaire de graves irrégularités qui ont eu une incidence sur l’issue de la procédure (point d). Le procureur peut aussi demander la réouverture d’une procédure au bénéfice de la personne condamnée s’il estime que les conditions posées par l’article 228 § 1 sont satisfaites. Aux termes de l’article 229 de cette même loi, la demande de réouverture doit être adressée par écrit à la commission de réouverture des procédures judiciaires. Elle doit comporter des arguments détaillés démontrant que les conditions de réouverture sont satisfaites. Selon l’article 231 de cette loi, la commission de réouverture des procédures judiciaires décide si l’affaire sera rejugée ou non. Dans l’affirmative, le premier jugement demeure valable jusqu’au prononcé d’un nouveau jugement en l’espèce. L’article 232 précise que la commission de réouverture des procédures judiciaires peut accepter une demande en réouverture d’une affaire définitivement tranchée par la Cour d’appel ou par la Cour suprême et qu’un nouveau jugement sera rendu si les conditions posées par l’article 228 sont remplies. Il ne peut y avoir de réouverture devant la Cour d’appel que si le délai de dépôt d’une demande de recours devant la Cour suprême a expiré ou si la Cour suprême a rejeté une telle demande.

112. Dans un arrêt récent rendu le 21 mai 2019, la Cour suprême a dit que ni l’article 228 § 1 d) de la loi relative à la procédure pénale ni aucune autre loi ne permettaient de plein droit à une personne d’être rejugée lorsque la condamnation pénale qui lui avait été infligée avait amené la Cour européenne des droits de l’homme à constater une violation, et qu’il fallait statuer en fonction des faits de l’espèce. Les accusés dans l’affaire en question avaient été reconnus coupables d’infractions à caractère fiscal, selon la Cour en violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention (Jóhannesson et autres c. Islande, no 22007/11, 18 mai 2017). Estimant que les accusés avaient été jugés par un tribunal indépendant et impartial et que leur cas ne pouvait être comparé à celui de personnes ayant été jugées au mépris des garanties fondamentales d’un procès équitable, la Cour suprême a conclu que leurs demandes n’avaient pas satisfait aux conditions de réouverture de la procédure posées par l’article 228 § 1 d) de la loi relative à la procédure pénale.

7. La loi sur la responsabilité délictuelle

113. L’article 26 § 1 de la loi no 50/1993 sur la responsabilité délictuelle (Skaðabótalög) dispose :

« Quiconque

a. cause à autrui, délibérément ou par négligence grave, un préjudice corporel ou

b. porte illégalement atteinte à la liberté, à la paix, à l’honneur ou à la personnalité d’autrui

peut être condamné à indemniser la partie lésée pour dommage moral ».

B. La pratique interne

114. Un principe général non écrit de droit administratif islandais impose à toute autorité nommant une personne à un poste dans la fonction publique de ne retenir que le candidat le plus qualifié. De plus, ces nominations doivent reposer sur des considérations objectives. La Cour suprême a confirmé ce principe dans de nombreux arrêts, par exemple ceux qu’elle a rendus le 5 novembre 1998 et le 14 avril 2011 (paragraphe 69 ci‑dessus), ainsi que ceux qu’elle a rendus le 19 décembre 2017 concernant les candidats J.R.J. et Á.H. (paragraphes 67-75 ci-dessus).

115. Comme il a été brièvement évoqué au paragraphe 13 ci-dessus, l’arrêt que la Cour suprême a rendu le 14 avril 2011 (no 412/2010) concernait un litige relatif à la nomination d’un juge de tribunal de district, dans lequel la haute juridiction a conclu que la responsabilité du ministre de la Justice ad hoc de l’époque et de l’État islandais se trouvait engagée du fait de la nomination en cause. Cette nomination avait été prononcée avant l’entrée en vigueur de la loi no 45/2010, à une époque où les recommandations de la commission d’évaluation en matière de nominations judiciaires ne liaient pas encore le ministre de la Justice, lequel avait écarté la recommandation de la commission et proposé un candidat qui était seulement considéré comme « qualifié » à la place de l’un des trois qui étaient considérés comme « très qualifiés ». Faisant droit à la demande en réparation pour atteinte à la réputation et à l’honneur personnel présentée par l’un des trois candidats qui n’avaient pas été nommés, la Cour suprême s’est fondée sur les principes suivants :

« L’article 10 de la loi no 37/1993 relative aux procédures administratives impose à toute autorité procédant à une nomination à un poste ou à une fonction au sein de l’administration de l’État de veiller à faire suffisamment la lumière sur les questions importantes avant de statuer. Les troisième et quatrième paragraphes de l’article 12 de la loi no 15/1998, qui étaient applicables auparavant, exonéraient dans une large mesure le ministre (…) de cette obligation d’instruction lorsqu’il devait nommer les juges de tribunaux de district, cette tâche étant confiée à la commission d’évaluation, qui était censée apporter une expertise permettant d’apprécier les qualifications des candidats à cette fonction. (…) Si l’avis de la commission d’évaluation ne lie pas le ministre (…), il ne faut surtout pas oublier que ce travail d’instruction remplace légalement celui auquel le ministre doit autrement se livrer. Dès lors, si le ministre estime qu’il y a lieu de nommer un juge de tribunal de district sans suivre l’avis de la commission d’évaluation, il doit fonder sa décision sur l’instruction supplémentaire prévue par l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives, en tenant compte notamment des directives qu’il a lui-même édictées dans l’arrêté no 693/1999 relatif aux questions d’appréciation des qualifications des candidats, tout en veillant dans le même temps à faire preuve d’une expertise comparable à celle de la commission d’évaluation. À cet égard, il y a lieu aussi de retenir que, lorsqu’il nomme une personne à la fonction de juge, le ministre décide de l’attribution non pas d’un poste qui relève de sa propre autorité mais d’une fonction qui relève d’une autre branche du pouvoir et qui est régie par des règles spéciales en matière d’indépendance, telles que prévues par la première phrase de l’article 61 de la Constitution et l’article 24 de la loi no 15/1998. »

116. Dans son rapport annuel pour 2016, le Médiateur parlementaire islandais fit les observations suivantes sur les procédures d’évaluation appliquées par les autorités dans les nominations au sein de la fonction publique. Les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :

« 3.1.2 Questions relatives aux agents publics

(…)

Selon un principe non écrit de droit administratif, il existe une obligation générale de ne recruter que les candidats les plus compétents aux postes dans la fonction publique. Dès lors, il y a lieu d’évaluer les candidats sur la base de leurs compétences professionnelles à la lumière des critères légitimes applicables, en tenant compte des règles de droit et de la nature du poste en question. Il découle également de ce principe que, en règle générale, il est inadmissible de tenir compte de critères sans rapport avec le poste à pourvoir tels que les opinions ou les amitiés et inimitiés politiques. Lorsque les agents de la fonction publique sont recrutés ou nommés, les autorités – ou les agences de recrutement auxquelles elles font appel – apparaissent employer de plus en plus souvent une méthode prévoyant l’énumération des critères sur la base desquels les candidats sont évalués et la pondération de chacun de ces critères. Les candidats obtiennent ensuite des points pour chaque critère et leur score total est calculé. Le candidat qui obtient le score le plus élevé est en principe considéré par l’autorité de nomination comme étant le plus compétent. Décider des critères applicables et de leur poids avant d’évaluer les candidats est généralement conforme à l’obligation qui pèse sur cette autorité d’évaluer les intéressés en fonction de leurs compétences professionnelles.

Or, j’ai noté ces dernières années que la méthode décrite ci-dessus était employée de manière trop stricte et absolue, sans que les connaissances et l’expérience des candidats aient été concrètement bien évaluées. Ainsi, l’expérience des candidats était appréciée selon leur ancienneté, en fonction du nombre de formations qu’ils avaient suivies ou du nombre d’articles de doctrine qu’ils avaient publiés, apparemment sans qu’elle n’ait été évaluée concrètement, notamment sans examen de la performance du candidat ni de l’utilité de son expérience dans l’accomplissement des fonctions en question. Dans d’autres cas, les critères étaient divisés en catégories, par exemple différentes catégories d’expériences professionnelles, dont chacune ne permettait d’attribuer qu’un nombre maximal de points. Le résultat était souvent que le candidat qui avait exercé le plus grand nombre de professions, et qui avait donc obtenu des points dans la plupart des catégories, obtenait un score plus élevé qu’un candidat qui maîtrisait une compétence professionnelle précise, sans qu’il n’ait jamais été vérifié concrètement si la longue expérience de ce dernier le préparait mieux à la fonction que les expériences variées du premier.

S’il n’est en général pas illégitime de rechercher la variété dans l’expérience professionnelle lorsque l’on recrute des candidats à un poste, les méthodes décrites ci‑dessus semblent souvent conduire automatiquement à une absence de comparaison concrète des qualités des candidats et donc de leurs compétences. Il en résulte une incertitude réelle sur le point de savoir si le candidat le plus qualifié à un poste a obtenu le score le plus élevé et donc si sa candidature n’a fait l’objet d’aucun examen [sic]. À cet égard, je tiens à souligner que les procédures d’évaluation que les autorités retiennent doivent leur permettre de se livrer à une évaluation réelle et concrète des candidats de manière à ce que le plus qualifié soit recruté pour chaque poste. En général, je pense que compte tenu du caractère évaluatif du choix d’un candidat à un poste dans la fonction publique et des critères sur la base desquels ce choix peut être opéré, il faut procéder avec soin lorsqu’on fonde ce choix sur l’attribution de points, ainsi qu’il est décrit ci-dessus. »

II. LES TEXTES INTERNATIONAUX

A. Les Nations unies

117. Les Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature, adoptés par le septième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants tenu à Milan du 26 août au 6 septembre 1985, que l’Assemblée générale a confirmés dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985, prévoient, dans leur partie pertinente en l’espèce :

« Qualifications, sélection et formation

10. Les personnes sélectionnées pour remplir les fonctions de magistrat doivent être intègres et compétentes et justifier d’une formation et de qualifications juridiques suffisantes. Toute méthode de sélection des magistrats doit prévoir des garanties contre les nominations abusives ».

118. Dans son observation générale no 32 sur l’Article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le PIDCP ») – que l’Islande a ratifié le 22 août 1979 – concernant le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable (CCPR/C/GC/32, publié le 23 août 2007), le Comité des droits de l’homme de l’ONU s’est exprimé ainsi :

« 4. L’article 14 énonce les garanties que les États parties doivent respecter quelles que soient les traditions juridiques auxquelles ils se rattachent et leur législation interne. S’il est vrai qu’ils doivent rendre compte de l’interprétation qu’ils donnent de ces garanties par rapport à leur propre système de droit, le Comité note que l’on ne peut pas laisser à la seule appréciation du législateur national la détermination de la teneur essentielle des garanties énoncées dans le Pacte.

(…)

19. La garantie de compétence, d’indépendance et d’impartialité du tribunal au sens du paragraphe 1 de l’article 14 est un droit absolu qui ne souffre aucune exception. La garantie d’indépendance porte, en particulier, sur la procédure de nomination des juges, les qualifications qui leur sont demandées et leur inamovibilité jusqu’à l’âge obligatoire de départ à la retraite ou l’expiration de leur mandat pour autant que des dispositions existent à cet égard ; les conditions régissant l’avancement, les mutations, les suspensions et la cessation de fonctions; et l’indépendance effective des juridictions de toute intervention politique de l’exécutif et du législatif. Les États doivent prendre des mesures garantissant expressément l’indépendance du pouvoir judiciaire et protégeant les juges de toute forme d’ingérence politique dans leurs décisions par le biais de la Constitution ou par l’adoption de lois qui fixent des procédures claires et des critères objectifs en ce qui concerne la nomination, la rémunération, la durée du mandat, l’avancement, la suspension et la révocation des magistrats, ainsi que les mesures disciplinaires dont ils peuvent faire l’objet. Une situation dans laquelle les fonctions et les attributions du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif ne peuvent pas être clairement distinguées et dans laquelle le second est en mesure de contrôler ou de diriger le premier est incompatible avec le principe de tribunal indépendant. Il est nécessaire de protéger les magistrats contre les conflits d’intérêts et les actes d’intimidation afin de préserver l’indépendance des juges, leur statut, y compris la durée de leur mandat, leur indépendance, leur sécurité, leur rémunération appropriée, leurs conditions de service, leurs pensions et l’âge de leur retraite sont garantis par la loi.

20. Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été confié, sans qu’il soit informé des motifs précis de cette décision et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il en va de même lorsque, par exemple, le pouvoir exécutif révoque des juges supposés être corrompus sans respecter aucune des procédures légales. »

119. Les parties pertinentes du rapport thématique du Rapporteur spécial des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats, M. Leandro Despouy, sur les « garanties de l’indépendance judiciaire/principaux faits nouveaux survenus dans le domaine de la justice internationale » (Conseil des droits de l’homme de l’ONU, document A/HRC/11/41, 24 mars 2009) se lisent ainsi :

« III. GARANTIES DE L’INDÉPENDANCE JUDICIAIRE

A. Indépendance institutionnelle : éléments qui exercent une influence
sur l’indépendance du pouvoir judiciaire

17. Dans le présent chapitre, le Rapporteur spécial analysera les éléments qui influent sur l’indépendance de l’administration de la justice en tant qu’institution.

(…)

3. Sélection et nomination

23. Selon les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, les juges doivent être sélectionnés selon des critères d’intégrité et de compétence et toute méthode de sélection des magistrats doit prévoir des garanties contre les nominations abusives [note de bas de page : Principe 10]. Ce principe clef est également prévu par un certain nombre de normes régionales [note de bas de page : Recommandation no R (94) 12 du Comité des ministres aux États membres du Conseil de l’Europe, principe I.2 c), Directives et principes (note 8), A 4 h) ; Déclaration de Pékin (note 8), principes 11, 12 et 15]. De plus, les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique insistent sur le fait que les procédures de sélection et de nomination doivent être transparentes et sujettes à révision [note de bas de page : Directives et principes (note 8), A 4 h)].

24. Le Rapporteur spécial prend acte de la diversité des systèmes de sélection et de nomination des juges existant dans le monde. On peut distinguer grosso modo les nominations politiques (sélection par les branches législative ou exécutive du pouvoir), les nominations par le biais d’élections par le peuple, les nominations par les pairs (par des organes constitués exclusivement de magistrats), la sélection par un conseil judiciaire avec représentation plurielle ou toute une variété de systèmes mixtes dans le cadre desquels l’organe qui propose les candidatures appartient à une branche du pouvoir (par exemple conseil judiciaire) et celui qui procède aux nominations à une autre (par exemple organe de nomination politique).

(…)

30. Il importe par ailleurs de déterminer l’ampleur des pouvoirs reconnus à cet organe dans la mesure où de cet élément dépend pour beaucoup le degré d’indépendance des juges, vis-à-vis non seulement du pouvoir politique mais aussi de l’organe de sélection (…) Dans l’intérêt de l’indépendance des juges et de la sélection des candidats les plus aptes à l’exercice de cette fonction, le Rapporteur spécial insiste sur l’importance de fixer et d’appliquer des critères de sélection objectifs. Le principe de critères objectifs a été aussi souligné par le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture. Ces critères objectifs devraient porter tout spécialement sur les qualifications, l’intégrité, les compétences et la diligence. Le Rapporteur spécial est convaincu que la sélection des juges doit reposer sur le seul mérite, principe clef consacré également dans la Recommandation no R (94) 12 et le Statut du juge ibéro-américain.

(…)

33. Lorsqu’un organe du pouvoir exécutif ou législatif est celui qui nomme officiellement les juges [note de bas de page omise] suite à leur sélection par un organe indépendant, les recommandations de ce dernier ne devraient pouvoir être rejetées que dans des cas exceptionnels et sur la base de critères bien établis rendus publics à l’avance. En pareil cas, il devrait y avoir une procédure spécifique par laquelle l’organe exécutif est tenu de motiver par écrit le rejet de la recommandation de nomination émanant de l’organe indépendant susmentionné. De plus, le public devrait avoir accès à ces motifs, énoncés par écrit. Une telle procédure contribuerait à renforcer la transparence et l’obligation de justifier les sélections et nominations. »

120. Conformément à son obligation découlant de l’article 40 du PIDCP, le gouvernement islandais présenta au Comité des droits de l’homme de l’ONU son cinquième rapport périodique concernant l’application du PIDCP, daté du 27 avril 2010 (document ONU CCPR/C/ISL/5). Les parties pertinentes en l’espèce de ce rapport, qui concernent la procédure de nomination des juges sont ainsi libellées :

« 130. Des craintes de plus en plus nombreuses ont été exprimées ces dernières années quant au risque que les règles relatives à la sélection et à la nomination des magistrats, aussi bien des tribunaux de district que de la Cour suprême, ne garantissent pas suffisamment l’indépendance de la magistrature. Ce débat a porté principalement sur le rôle joué par les ministres, qui ont la responsabilité exclusive de la nomination des juges et ont parfois méconnu les réglementations formulées par une commission spéciale d’évaluation touchant la nomination des juges des tribunaux de district, ainsi que l’opinion de la Cour suprême concernant la nomination de ses juges. Il a maintenant été répondu à ces critiques, et le Ministre de la justice a déposé devant le Parlement un projet de loi visant à modifier la loi no 15/1998 sur la justice. Selon les amendements proposés, le Ministre de la justice désignerait un Comité de sélection de cinq membres chargé d’examiner les qualifications et les compétences des candidats à un poste de juge à la Cour suprême ou de juge à un tribunal de district (…) Ce Comité de sélection soumettrait au Ministre de la justice des observations écrites motivées concernant les candidats à des postes de juge à la Cour suprême. Dans ses observations, le Comité indiquerait quel serait le candidat qui lui semblerait le mieux qualifié mais pourrait suggérer deux ou plusieurs candidats comme également qualifiés.

131. L’élément le plus significatif de ces propositions est que le Ministre ne pourrait pas nommer juge une personne que le comité d’évaluation n’aurait pas considérée comme étant la plus qualifiée ou au nombre des plus qualifiés de tous les candidats. Toutefois, il pourrait être dérogé à cette règle si le Parlement, à sa demande, autorisait le Ministre de la justice à nommer un autre candidat spécifié qui, de l’avis du Comité de sélection, réunissait toutes les conditions [pertinentes]. »

B. Le Conseil de l’Europe

1. Le Comité des Ministres

121. La recommandation adoptée par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010 (CM/Rec(2010)12), intitulée « Juges : indépendance, efficacité et responsabilités », est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Chapitre I – Aspects généraux

Indépendance de la justice et niveau auquel elle devrait être garantie

(…)

3. L’indépendance, telle que consacrée par l’article 6 de la Convention, vise à garantir à toute personne le droit fondamental de voir son cas jugé équitablement, sur le seul fondement de l’application du droit et en l’absence de toute influence indue.

4. L’indépendance de chaque juge est protégée par l’indépendance du pouvoir ou de l’autorité judiciaire dans son ensemble et elle constitue, en ce sens, un aspect fondamental de l’État de droit.

(…)

Chapitre II – Indépendance externe

11. L’indépendance externe des juges ne constitue pas une prérogative ou un privilège accordé dans leur intérêt personnel mais dans celui de l’État de droit et de toute personne demandant et attendant une justice impartiale. L’indépendance des juges devrait être considérée comme une garantie de la liberté, du respect des droits de l’homme et de l’application impartiale du droit.

(…)

Chapitre VI – Statut du juge

Sélection et carrière

44. Les décisions concernant la sélection et la carrière des juges devraient reposer sur des critères objectifs préétablis par la loi ou par les autorités compétentes. Ces décisions devraient se fonder sur le mérite, eu égard aux qualifications, aux compétences et à la capacité à statuer sur les affaires en appliquant le droit dans le respect de la dignité humaine.

(…)

46. L’autorité compétente en matière de sélection et de carrière des juges devrait être indépendante des pouvoirs exécutif et législatif. Pour garantir son indépendance, au moins la moitié des membres de l’autorité devraient être des juges choisis par leurs pairs.

47. Toutefois, lorsque les dispositions constitutionnelles ou législatives prévoient que le chef de l’État, le gouvernement ou le pouvoir législatif prennent des décisions concernant la sélection et la carrière des juges, une autorité indépendante et compétente, composée d’une part substantielle de membres issus du pouvoir judiciaire (sous réserve des règles applicables aux conseils de la justice énoncées au chapitre IV) devrait être habilitée à faire des propositions ou à émettre des avis que l’autorité pertinente de nomination suit dans la pratique.

48. La composition des autorités indépendantes dont il est fait mention aux paragraphes 46 et 47 devrait garantir une représentation aussi variée que possible. Leurs procédures devraient être transparentes et l’accès aux motifs des décisions rendues devrait être possible pour les candidats qui en font la demande. Un candidat non retenu devrait avoir le droit d’introduire un recours contre la décision ou, tout au moins, la procédure y ayant conduit. »

L’exposé des motifs de cette recommandation précise :

« 13. Le principe de séparation des pouvoirs est une garantie fondamentale de l’indépendance de la justice quelles que soient les traditions juridiques des États membres. »

2. La Commission de Venise

122. Dans son rapport sur les nominations judiciaires (CDL‑AD(2007)028), adopté lors de sa 70e session plénière (Venise, 16‑17 mars 2007), la Commission européenne pour la démocratie par le droit (« la Commission de Venise ») s’est exprimée ainsi (notes de bas de page omises) :

« 3. Les normes internationales à cet égard sont plutôt favorables à la dépolitisation généralisée de [la] procédure [de nomination judiciaire]. Il n’existe cependant pas de « modèle unique » non politique de nomination pouvant assurer de manière idéale le respect du principe de la séparation des pouvoirs et l’indépendance totale du pouvoir judiciaire.

(…)

5. Dans certaines démocraties plus anciennes, on trouve des systèmes dans lesquels le pouvoir exécutif a une forte influence sur les nominations judiciaires. De tels systèmes peuvent bien fonctionner en pratique et permettre au pouvoir judiciaire d’être indépendant parce que l’exécutif est limité par la culture et les traditions juridiques, qui se sont développées au fil des décennies.

6. En revanche, les nouvelles démocraties n’ont pas encore eu la possibilité de développer de telles traditions qui peuvent empêcher les abus. Par conséquent, au moins dans les nouvelles démocraties, des dispositions constitutionnelles explicites sont nécessaires en tant que garantie pour empêcher les abus politiques qui pourraient être commis par les autres pouvoirs de l’État à l’occasion de la nomination des juges.

7. En Europe, les méthodes de nomination diffèrent considérablement selon les pays et leurs systèmes juridiques ; en outre, elles peuvent différer au sein d’un même système juridique selon les catégories de juges à nommer..»

123. Les passages pertinents en l’espèce de la Liste des critères de l’État de droit (CDL‑AD(2016)007), adoptée par la Commission de Venise à sa 106e session plénière (11-12 mars 2016)[8] se lisent ainsi :

« 45. L’une des exigences fondamentales de l’État de droit est que les pouvoirs des autorités publiques soient prévus par la loi. La règle de légalité, dès lors qu’elle porte sur les actes des agents de l’État, exige également que ces derniers soient autorisés à agir, qu’ils agissent dans la limite des pouvoirs qui leur ont été conférés, et qu’ils respectent le droit procédural comme substantiel [note de bas de page omise]

(…)

53. Bien que la mise en œuvre de l’ensemble du droit soit rarement possible, le respect du droit constitue l’une des exigences fondamentales de l’État de droit. Cela implique que les organes de l’État mettent effectivement en œuvre les lois. L’État de droit perd tout son sens si le droit reste lettre morte et si son respect n’est pas assuré [note de bas de page omise]. La mise en œuvre du droit passe par une triple obligation : les sujets de droit doivent lui obéir, l’État doit raisonnablement le faire respecter et les agents publics doivent agir dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés.

(…)

66. Le risque d’abus du pouvoir discrétionnaire devrait donner lieu à des contrôles par des juridictions, voire d’autres organes indépendants le cas échéant. Les voies de recours devraient être claires et accessibles.

(…)

68. La motivation devrait être obligatoire également pour les décisions de l’administration [note de bas de page omise].

(…)

74. La justice doit être indépendante. L’indépendance signifie qu’elle n’est soumise à aucune pression extérieure ni à aucune influence ou manipulation politique, surtout émanant de l’exécutif. Cette exigence fait partie intégrante du principe démocratique fondamental de la séparation des pouvoirs. Le juge doit échapper à toute influence ou manipulation politique.

(…)

79. Il est important que la nomination et la promotion des juges ne se fondent pas sur des considérations politiques ou personnelles, et il convient de surveiller constamment le système pour s’assurer qu’il en est bien ainsi..»

3. Le Conseil consultatif des juges européens

124. Dans son avis no 1 (2001) sur les « normes relatives à l’indépendance et l’inamovibilité des juges », le Conseil consultatif des juges européens (« le CCJE ») fit les observations pertinentes suivantes (notes de bas de page omises) :

« Raison d’être de l’indépendance des juges

10. L’indépendance des juges est une condition préalable à l’État de droit et une garantie fondamentale d’un procès équitable (…) [L’]indépendance [des juges] n’est pas une prérogative ou un privilège octroyé dans leur propre intérêt, mais elle leur est garantie dans l’intérêt de la prééminence du droit et de ceux qui recherchent et demandent justice.

11. Cette indépendance doit exister en relation avec la société en général et avec les différentes parties à un litige sur lequel le juge doit se prononcer. Le pouvoir judiciaire est l’un des trois grands piliers égaux d’un État démocratique moderne. Il a un rôle et des fonctions essentiels face aux deux autres piliers. Il veille à ce que les autorités et l’administration rendent compte de leur action et, s’agissant du pouvoir législatif, il participe à la mise en œuvre véritable des lois qui entrent régulièrement en vigueur et, dans une mesure plus ou moins grande, vérifie qu’elles sont conformes à la Constitution ou à tout autre ordre juridique supérieur (…) Pour remplir son rôle, le pouvoir judiciaire doit être indépendant de ces pouvoirs, si bien qu’il ne doit pas être lié par des relations préjudiciables ou soumis à leur influence. Ainsi, l’indépendance est la garantie de l’impartialité. Ce principe a nécessairement des effets sur quasiment tous les aspects de la carrière d’un juge : depuis sa formation jusqu’à sa nomination, sa promotion et les sanctions disciplinaires prises éventuellement contre lui.

12. (…) (L’)indépendance judiciaire découle du principe selon lequel nul ne peut être son propre juge. Ce principe a aussi une importance qui va bien au-delà des parties en litige. Il faut que non seulement les parties au litige, mais aussi la société dans son ensemble puissent avoir confiance dans le système judiciaire. Un juge doit donc non seulement être libre de toute relation, parti pris ou influence abusifs, mais il doit aussi apparaître comme libre de ceux-ci à un observateur avisé faute de quoi la confiance en l’indépendance du pouvoir judiciaire peut être ébranlée.

13. Comme nous l’avons dit plus haut, la raison d’être de l’indépendance des magistrats est une clé pour comprendre les effets pratiques de celle-ci, c’est-à-dire les conditions nécessaires pour la garantir et les moyens d’y parvenir, au niveau constitutionnel ou à un degré législatif inférieur, ainsi que dans la pratique quotidienne des différents États (…)

Bases de nomination ou de promotion

17. (…) On s’accorde donc en général à reconnaître que la nomination doit se faire « au mérite » et sur la base de « critères objectifs » et que les considérations politiques devraient être inadmissibles.

(…)

25. Les « critères objectifs », visant à veiller à ce que la sélection et la carrière des juges soit « fondée sur le mérite, eu égard à leurs qualifications, leur intégrité, leur compétence et leur efficacité », ne peuvent être énoncés qu’en des termes généraux. Néanmoins, c’est leur contenu réel et leur effet dans l’État intéressé qui est déterminant en fin de compte. Le CCJE recommande aux autorités des États membres responsables des nominations et des promotions ou chargées de formuler des recommandations en la matière d’adopter, de rendre publics et de mettre en œuvre des critères objectifs afin que la sélection et la carrière des juges soient « fondées sur le mérite, eu égard à leurs qualifications, leur intégrité, leur compétence et leur efficacité ». Dès lors que ces critères auront été fixés, ces organes ou autorités responsables de toute nomination ou promotion devront agir en conséquence et il sera alors au moins possible d’examiner le contenu des critères adoptés et leur effet pratique.

(…)

45. Même dans les systèmes juridiques où la pratique est satisfaisante en raison de la force des traditions et d’une autodiscipline informelle, d’ordinaire sous l’influence des médias libres, on prend de plus en plus conscience, qu’il serait nécessaire de mettre en place des garde-fous objectifs et formels [en matière de nominations et de promotions de juges]. Dans d’autres États, (…) il y a urgence en la matière (…)

Conditions d’exercice (inamovibilité et régime de sanctions disciplinaires)

57. Selon un grand principe de l’indépendance judiciaire, l’exercice de la fonction occupée par un juge doit être garanti jusqu’à l’âge légal de la retraite ou l’expiration du mandat confié pour la durée déterminée (…) »

125. La Magna Carta des juges (Principes fondamentaux) fut adoptée par le CCJE en novembre 2010. Les paragraphes pertinents en l’espèce se lisent ainsi :

« État de droit et justice

1. Le pouvoir judiciaire constitue l’un des trois pouvoirs de tout État démocratique. Sa mission est de garantir l’existence de l’État de droit et ainsi d’assurer la bonne application du droit de manière impartiale, juste, équitable et efficace.

Indépendance des juges

2. L’indépendance et l’impartialité du juge sont des conditions préalables indispensables au fonctionnement de la justice.

3. L’indépendance du juge doit être statutaire, fonctionnelle et financière. Par rapport aux autres pouvoirs de l’État, elle doit être garantie aux justiciables, aux autres juges et à la société en général, par des règles internes au niveau le plus élevé. Il appartient à l’État et à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire.

4. L’indépendance du juge doit être garantie dans le cadre de l’activité judiciaire, en particulier pour le recrutement (…)

Garanties de l’indépendance

5. Les décisions sur la sélection, la nomination et la carrière doivent être fondées sur des critères objectifs et prises par l’instance chargée de garantir l’indépendance.

(…)

8. La formation initiale et continue est un droit et un devoir pour le juge. Elle doit être organisée sous le contrôle du pouvoir judiciaire. La formation est un élément important pour garantir l’indépendance des juges ainsi que la qualité et l’efficacité du système judiciaire. »

126. Dans un autre avis sur « la place du système judiciaire et ses relations avec les autres pouvoirs de l’État dans une démocratie moderne », adopté le 16 octobre 2015 (avis no 18/2015), le CCJE fit les observations suivantes, dont les parties pertinentes en l’espèce se lisent ainsi (notes de bas de page omises) :

« III. Indépendance du pouvoir judiciaire et séparation des pouvoirs

10. Pour remplir son rôle à l’égard des autres pouvoirs de l’État, de la société en général et des parties aux procès, le pouvoir judiciaire doit être indépendant. L’indépendance des juges n’est pas une prérogative ou un privilège octroyé dans leur propre intérêt : elle leur est garantie dans l’intérêt de la prééminence du droit et de ceux qui recherchent et demandent justice. L’indépendance judiciaire est le moyen de garantir l’impartialité des juges. C’est donc la condition préalable pour garantir à tous les citoyens (et aux autres pouvoirs de l’État) un procès équitable devant les tribunaux. Elle est un élément inhérent au devoir de rendre des décisions impartiales. Seul un pouvoir judiciaire indépendant peut faire respecter les droits de tous les membres de la société, et notamment des groupes vulnérables ou impopulaires. Aussi l’indépendance est-elle la condition fondamentale permettant au pouvoir judiciaire de défendre la démocratie et les droits de l’Homme.

(…)

IV. La légitimité du pouvoir judiciaire et ses éléments

(…)

B. Les différents éléments de la légitimité du pouvoir judiciaire

(…)

(2) Légitimité constitutionnelle ou formelle des juges considérés individuellement

14. Afin d’exercer les fonctions judiciaires légitimées par la Constitution, chaque juge doit être nommé et devient ainsi membre du pouvoir judiciaire. Chaque juge nommé conformément à la constitution et aux autres règles applicables se voit ainsi investi de l’autorité et de la légitimité constitutionnelles. Une nomination respectueuse des normes constitutionnelles et légales confère implicitement l’autorité et les pouvoirs appropriés d’appliquer les lois telles que le législateur les a conçues ou que d’autres juges les ont interprétées. La légitimité conférée à un juge par une nomination en vertu de la constitution et des autres normes de l’État constitue la « légitimité constitutionnelle ou formelle » d’un juge.

15. Le CCJE a recensé les différentes méthodes de nomination de juges pratiquées dans les États membres du Conseil de l’Europe. Ce sont, par exemple, la nomination par un conseil de la justice ou par un autre organe indépendant, l’élection par le Parlement ou la nomination par le pouvoir exécutif. Comme l’a souligné le CCJE, chaque système a ses avantages et ses inconvénients. On peut faire valoir que la nomination par le Parlement et, dans une moindre mesure, par le pouvoir exécutif peut donner une légitimité démocratique supplémentaire, bien que ces modes de nomination comportent un risque de politisation et de dépendance vis‑à-vis de ces autres pouvoirs. Pour faire face à ces risques, le CCJE a donc recommandé que toute décision liée à la nomination ou à la carrière d’un juge soit fondée sur des critères objectifs et prise par une autorité indépendante, ou assortie de garanties pour qu’elle ne soit pas prise sur une autre base que ces critères. Le CCJE a également recommandé la participation d’une instance indépendante composée d’un nombre substantiel de juges choisis démocratiquement par d’autres juges dans les décisions concernant la nomination ou la promotion des juges (…) »

127. Le 7 février 2018, le CCJE publia un « Rapport sur l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire dans les États membres du Conseil de l’Europe en 2017 », dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées (notes de bas de page omises) :

« II. Aperçu des normes européennes pertinentes

A. Indépendance fonctionnelle : nomination et inamovibilité des juges

13. Les documents européens et internationaux susvisés soulignent que les candidats aux fonctions de juge doivent être choisis en fonction de critères objectifs fondés sur le mérite et que la sélection doit être effectuée par un organe indépendant. Si une personne ou une instance extrajudiciaire, comme le chef de l’État, a le pouvoir de nommer les juges, elle doit en principe suivre la proposition de l’organe indépendant.

14. L’indépendance des juges requiert la non-ingérence des autres pouvoirs de l’État, en particulier du pouvoir exécutif, dans ce qui relève de la sphère judiciaire. (…)

15. La CrEDH et le CCJE ont fait ressortir l’importance des institutions et procédures qui garantissent la nomination des juges par un organe indépendant. Le CCJE a recommandé que toute décision liée à la nomination ou à la carrière d’un juge ou à une mesure disciplinaire soit réglementée par la loi et fondée sur des critères objectifs, et soit prise par une autorité indépendante ou assortie de garanties, par exemple en faisant l’objet d’un contrôle judiciaire, pour qu’elle ne soit pas prise sur une autre base que ces critères. Les considérations politiques devraient être inadmissibles, qu’elles émanent des Conseils de la justice, du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif.

16. Il existe différentes procédures de nomination des juges dans les États membres. Ils peuvent notamment être nommés par un Conseil de la justice ou un autre organe indépendant, élus par le Parlement ou nommés par le pouvoir exécutif. Les États membres ont instauré des règles formelles et créé des Conseils de la justice pour préserver l’indépendance des juges et des procureurs. Toutefois, quelque positives que puissent être ces évolutions, les règles formelles ne garantissent pas en elles-mêmes que les décisions de nomination sont prises en toute impartialité, sont fondées sur des critères objectifs et sont à l’abri de toute influence politique. Il convient de limiter l’influence des pouvoirs exécutif et législatif sur ces décisions afin d’empêcher qu’il ne soit procédé à des nominations pour des raisons politiques (…) »

4. Le GRECO

128. Lors de sa 59e réunion plénière tenue du 18 au 22 mars 2013 à Strasbourg, le Groupe d’États du Conseil de l’Europe contre la corruption (« le GRECO ») adopta son rapport d’évaluation du quatrième cycle pour l’Islande, relatif à la prévention de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs (Greco Eval IV Rep (2012) 8E). Ce rapport, publié le 28 mars 2013, renferme les observations pertinentes suivantes en matière de nominations judiciaires :

« 75. De manière générale, l’EEG [l’équipe d’évaluation du GRECO] a constaté que l’Islande est dotée d’un système judiciaire de grande qualité. Des mesures ont été prises pour répondre aux critiques de l’opinion publique concernant la nomination et le recrutement dans les professions judiciaires, un secteur où, par le passé, des doutes avaient été exprimés concernant des nominations qui auraient été motivées pour des raisons politiques plutôt qu’au mérite (…) L’EEG aimerait rappeler que les juges ne doivent pas seulement être indépendants, mais doivent être perçus comme tels. Ce point est particulièrement important en Islande où les sondages ces dernières années ont montré que seuls 30 % environ des sondés se disent confiants dans le système judiciaire dans son ensemble [note de bas de page : Indicateurs de gouvernance durable – Sustainable Governance Indicators (SGI) (2011) Rapport sur l’Islande par le Bertelsmann Stiftung] – un chiffre d’autant plus frappant que le professionnalisme et la compétence des juges ne semblent pas remis en cause par la population. Le système judiciaire pourrait explorer plus avant les mesures supplémentaires susceptibles d’être mises en œuvre pour combattre cette perception négative de l’opinion publique afin que cette dernière ait davantage confiance (…)

76. Les règles de nomination des juges ont changé en mai 2010, conformément à la loi no 45/2010 modifiant la loi no 15/1998 (…)

77. Les critères de nomination sont examinés pour chaque candidat par une commission d’évaluation composée de cinq membres (…) Le candidat le plus apte est ensuite titularisé à la fonction de juge par le ministre de l’Intérieur (…) Aucun candidat ne peut être nommé à la fonction de juge sans l’aval de la commission d’évaluation, même si les dispositions prévoient une exception à cette règle : le ministre de l’Intérieur peut titulariser un candidat figurant sur la liste des candidats admissibles, s’il répond à tous les critères mais n’a pas été classé en tête des candidats les plus aptes par la commission d’évaluation, à condition que l’Althingi adopte à la majorité simple la proposition du ministre en ce sens.

78. Cependant, l’exception ci-dessus, qui doit être convenablement justifiée par le ministre, n’a pas été appliquée depuis l’entrée en vigueur des nouvelles règles sur les nominations aux fonctions judiciaires, en 2010. Il a été rapporté à l’EEG qu’avant l’entrée en vigueur du nouveau système, le ministre n’était pas tenu de suivre l’avis des organes judiciaires pertinents pour les nominations à des fonctions judiciaire et qu’il était de fait arrive par le passé que des nominations aient été faites de manière arbitraire, donnant lieu à des critiques au sujet de l’influence politique qui aurait infiltré le processus (…) Il a également été signalé à l’EEG que l’exception prévue par la loi est censée servir davantage de garde-fou pour qu’il y ait une sorte de droit de regard sur les décisions prises par la commission d’évaluation (pour éviter des accusations de corporatisme, par exemple).

(…)

82. L’EEG se réjouit des mesures prises ces dernières années pour réguler davantage et renforcer les procédures de nomination et de recrutement dans la Justice (cf. paragraphes 77 et 78) pour répondre aux préoccupations soulevées précédemment en Islande (…) Les interlocuteurs rencontrés dans le pays ont convenu que les réformes entreprises dans ce domaine ont permis de mettre en place des garde-fous plus solides contre toute influence politique indue et ont amélioré de manière très nette la transparence générale du système.

(…) »

5. La Charte européenne sur le statut des juges

129. Les parties pertinentes en l’espèce de la Charte européenne sur le statut des juges (8-10 juillet 1998)[9] sont ainsi libellées :

« 2. SÉLECTION, RECRUTEMENT, FORMATION INITIALE

2.1. Les règles du statut relatives à la sélection et au recrutement des juges fondent le choix, par une instance ou un jury indépendants, des candidats sur leur capacité à apprécier librement et de façon impartiale les situations judiciaires qui leur seront soumises (…)

2.2. Le statut prévoit les conditions dans lesquelles est garantie, par des exigences liées aux diplômes obtenus ou à une expérience antérieure, l’aptitude à l’exercice spécifique des fonctions judiciaires. »

L’exposé des motifs de cette même Charte précise ce qui suit :

« 1.1. La Charte entend définir le contenu du statut des juges par rapport à des objectifs qu’il s’agit d’atteindre : assurer la compétence, l’indépendance et l’impartialité que toute personne est en droit d’attendre des juridictions et de chacun et chacune des juges dont est rappelée la mission de protection des droits des personnes. Le statut n’est donc pas une fin en soi mais un moyen d’assurer aux personnes dont la protection des droits est confiée aux juridictions et aux juges des garanties nécessaires à l’effectivité de cette protection.

Ces garanties au profit des personnes résident dans la compétence, au sens de savoir-faire, l’indépendance et l’impartialité (…) »

C. L’Union européenne

1. La Commission européenne

130. Le rapport de suivi sur l’Islande établi en 2011 par la Commission européenne et publié le 12 octobre 2011 (SEC(2011) 1202 final) renferme les observations suivantes sur l’indépendance de la justice dans ce pays [traduction du greffe] :

« l’indépendance de la justice a été renforcée. En mai 2011, le processus par lequel trois juges ont été nommés à la Cour suprême s’est déroulé conformément aux dispositions de la loi modifiée sur la justice. Toutefois, la mise en œuvre des nouvelles règles de nomination des juges et des procureurs appelle une poursuite du suivi. »

2. La jurisprudence des juridictions de l’Union européenne

a) L’arrêt rendu le 23 janvier 2018 par le Tribunal de l’Union européenne (chambre des pourvois) dans l’affaire FV c. Conseil (T‑639/16 P, EU:T:2018:22)

131. Il s’agissait d’un pourvoi formé par F.V., alors fonctionnaire du Conseil de l’Union européenne, contre un arrêt que le Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne avait rendu le 28 juin 2016. F.V. soutenait notamment que l’arrêt attaqué avait été prononcé par une chambre qui n’avait pas été constituée de manière régulière, en raison de vices qui auraient entaché la procédure de nomination de l’un des juges qui avaient siégé au sein de la formation de jugement. Elle faisait valoir en particulier que le juge en question avait été nommé par le Tribunal de la fonction publique à l’issue d’une procédure qui avait été ouverte en vue de pourvoir deux autres postes vacants au sein de cette juridiction.

132. Par un arrêt du 23 janvier 2018, le Tribunal conclut que la chambre du Tribunal de la fonction publique qui avait rendu l’arrêt en question n’avait pas été constituée de manière régulière. Il jugea en particulier que le Conseil n’avait pas respecté le cadre légal instauré par l’appel public à candidatures parce qu’il s’était servi de la liste de candidats qui avait été dressée à la suite de cet appel – lequel tendait à la nomination de deux juges seulement – afin de pourvoir un troisième poste. La constitution de la chambre en question du Tribunal de la fonction publique ayant été jugée irrégulière pour ce seul motif, l’arrêt attaqué fut annulé sur tous les points. Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt du Tribunal se lisent ainsi :

« 65. (…) [I]l convient donc d’examiner si les irrégularités entachant la procédure de nomination du juge en cause sont de nature à remettre en cause la régularité de la composition de la deuxième chambre du Tribunal de la fonction publique qui a rendu l’arrêt attaqué.

66. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, lorsque surgit une contestation à l’égard de la régularité de la formation du tribunal ayant jugé en première instance qui n’est pas manifestement dépourvue de sérieux, le juge du pourvoi est tenu de vérifier la régularité de celle-ci. En effet, un moyen tiré de l’irrégularité de la formation de jugement constitue un moyen d’ordre public, qui doit être examiné d’office, même dans l’hypothèse où cette irrégularité n’a pas été invoquée en première instance (voir, en ce sens, arrêt du 1er juillet 2008, Chronopost et La Poste/UFEX e.a., C‑341/06 P et C‑342/06 P, EU:C:2008:375, points 44 à 50).

67. Ainsi qu’il ressort de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’une des exigences concernant la composition de la formation de jugement est que les tribunaux doivent être indépendants, impartiaux et établis préalablement par la loi.

68. De cette exigence, qui doit être interprétée en ce sens que la composition de la juridiction et ses compétences doivent être réglementées au préalable par une loi, découle le principe du juge légal, dont l’objectif est de garantir l’indépendance du pouvoir juridictionnel par rapport à l’exécutif (voir, en ce sens, arrêt du 13 décembre 2012, Strack/Commission, T‑199/11 P, EU:T:2012:691, point 22).

(…)

72. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), le principe du juge légal consacré à l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la CEDH reflète le principe d’État de droit, dont il découle qu’un organe judiciaire doit être établi conformément à la volonté du législateur (voir, en ce sens, Cour EDH, 27 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie (…), point 103, et 20 octobre 2009, Gorguiladzé c. Géorgie (…), point 67).

73. Selon la Cour EDH, un tribunal doit donc être constitué conformément à la législation relative à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires et à toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire. Il s’agit notamment des dispositions relatives aux mandats, aux incompatibilités et à la récusation des magistrats (voir, en ce sens, Cour EDH, 27 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie (…), point 104, et 20 octobre 2009, Gorguiladzé c. Géorgie (…), point 68).

74. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour EDH, le principe du juge légal exige que les dispositions régissant la procédure de nomination des juges soient respectées (voir, en ce sens, Cour EDH, 9 juillet 2009, Ilatovskiy c. Russie (…), points 40 et 41).

75. En effet, il est essentiel non seulement que les juges soient indépendants et impartiaux, mais également que leur procédure de nomination donne cette apparence. C’est pour cette raison que les règles pour la nomination d’un juge doivent être respectées strictement. Autrement, la confiance des justiciables et du public dans l’indépendance et l’impartialité des tribunaux risquerait d’être érodée (voir, en ce sens, décision de la Cour AELE du 14 février 2017, Pascal Nobile/DAS Rechtsschutz-Versicherungs, E‑21/16, point 16).

76. C’est à la lumière de ces principes qu’il convient d’examiner si les irrégularités entachant la procédure de nomination du juge en cause sont de nature à avoir une répercussion sur la régularité de la composition de la deuxième chambre du Tribunal de la fonction publique qui a rendu l’arrêt attaqué.

77. À cet égard, il convient de constater (…) que le Conseil était pleinement conscient du fait que la liste de candidats en cause n’avait pas été établie en vue de la nomination d’un juge au poste occupé par Mme [R.P.]. Néanmoins, il a décidé de l’utiliser à cette fin. Il ressort donc de l’acte de nomination lui-même que le Conseil s’est affranchi délibérément du cadre légal imposé par l’appel public à candidatures du 3 décembre 2013 et des règles régissant la nomination des juges au Tribunal de la fonction publique.

78. Dans ces circonstances, eu égard à l’importance du respect des règles régissant la nomination d’un juge pour la confiance des justiciables et du public dans l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, le juge en cause ne saurait être considéré comme un juge légal au sens de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte des droits fondamentaux. »

133. Le 19 mars 2018, la Cour de justice (chambre des pourvois ; C‑141/18 RX) rejeta la proposition de réexamen de cet arrêt faite par le premier avocat général, au motif que les conditions formelles prévues par le statut de la Cour de justice de l’Union européenne pour le réexamen des arrêts n’avaient pas été satisfaites en l’espèce.

b) Les arrêts rendus par le Tribunal (chambre des pourvois) et par la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) dans les affaires Simpson c. Conseil et HG c. Commission

i. L’arrêt rendu par le Tribunal (chambre des pourvois) le 19 juillet 2018 (affaires T-646/16 P et T‑693/16 P)

134. Dans les affaires Simpson c. Conseil et HG c. Commission, des pourvois furent formés en septembre 2016 contre les arrêts que le tribunal de la fonction publique avait rendus concernant MM. Simpson et H.G., qui à l’époque étaient des agents du Conseil de l’Union européenne et de la Commission européenne respectivement. Ces deux arrêts avaient été rendus par la même formation dont le Tribunal, dans l’arrêt FV, avait jugé la composition irrégulière.

135. Le 19 juillet 2018, s’appuyant sur les motifs qu’il avait exposés dans l’arrêt FV, le Tribunal jugea que les deux arrêts attaqués devaient être annulés sur tous les points pour atteinte au principe du droit à un juge désigné en vertu de la loi.

136. Le 17 septembre 2018, à la demande du premier avocat général, la chambre de réexamen de la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») décida que les arrêts que le Tribunal avait rendus dans les affaires Simpson et HG seraient réexaminés, afin de déterminer si, eu égard en particulier au principe général de sécurité juridique, ils portaient atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union européenne. Elle déclara :

« Le réexamen concernera en particulier le point de savoir si (…) la nomination d’un juge peut faire l’objet d’un contrôle de légalité incident ou si un tel contrôle de légalité incident est – par principe ou après l’écoulement d’une certaine période de temps – exclu ou limité à certains types d’irrégularités afin d’assurer la stabilité juridique et l’autorité de la chose jugée. »

ii. L’arrêt rendu le 26 mars 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) (affaires jointes C‑542/18 RX-II et C‑543/18 RX-II)

137. Le 26 mars 2020, la grande chambre de la CJUE rendit son arrêt dans les affaires Simpson et HG. Si elle confirma la conclusion du Tribunal relative à l’irrégularité dans la procédure de nomination judiciaire en cause, elle infirma la conclusion relative aux conséquences de cette irrégularité sur le droit des parties à un « tribunal établi par la loi ». Les extraits pertinents en l’espèce de cet arrêt sont ainsi libellés :

« 50. S’agissant de la réponse à la question faisant l’objet du présent réexamen, il y a lieu d’examiner, dans un premier temps, si, eu égard notamment au principe général de sécurité juridique, le Tribunal a commis des erreurs de droit en annulant les décisions attaquées au motif que la formation de jugement du Tribunal de la fonction publique ayant rendu ces décisions était composée de manière irrégulière en raison d’une irrégularité affectant la procédure de nomination de l’un des membres de cette formation et entraînant une violation du principe du juge légal, consacré à l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte.

51. Dans le cadre de cet examen, il importe de déterminer, d’une part, dans quelles conditions la nomination d’un juge peut, à l’instar des actes visés à l’article 277 TFUE, faire l’objet d’un contrôle de légalité incident. D’autre part, il convient de vérifier si, pour autant que soit établie l’irrégularité concernant la procédure de nomination, constatée par le Tribunal, celle-ci a effectivement entraîné une violation de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte, justifiant l’annulation de ces décisions.

(…)

72. L’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte correspondant à l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), son sens et sa portée sont, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. La Cour doit, dès lors, veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 6 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme [arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 118 et jurisprudence citée].

73. Selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, l’introduction de l’expression « établi par la loi » dans l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la CEDH a pour objet d’éviter que l’organisation du système judiciaire ne soit laissée à la discrétion de l’exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi adoptée par le pouvoir législatif d’une manière conforme aux règles encadrant l’exercice de sa compétence. Cette expression reflète notamment le principe de l’État de droit et concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais encore la composition du siège dans chaque affaire ainsi que toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire, ce qui inclut, en particulier, des dispositions concernant l’indépendance et l’impartialité des membres de la juridiction visée (voir, en ce sens, Cour EDH, 8 juillet 2014, Biagioli c. San Marino, CE:CEDH:2014:0708DEC000816213, §§ 72 à 74, et Cour EDH, 2 mai 2019, Pasquini c. San Marino, CE:CEDH:2019:0502JUD005095616, §§ 100 et 101 ainsi que jurisprudence citée).

74. De même, la Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion de relever que le droit d’être jugé par un tribunal « établi par la loi », au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, englobe, par sa nature même, le processus de nomination des juges (Cour EDH, 12 mars 2019, Ástráðsson c. Islande, CE:CEDH:2019:0312JUD002637418, non définitif, § 98).

75. Il découle de la jurisprudence citée aux points 71 et 73 du présent arrêt qu’une irrégularité commise lors de la nomination des juges au sein du système judiciaire concerné emporte une violation de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte, notamment lorsque cette irrégularité est d’une nature et d’une gravité telles qu’elle crée un risque réel que d’autres branches du pouvoir, en particulier l’exécutif, puissent exercer un pouvoir discrétionnaire indu mettant en péril l’intégrité du résultat auquel conduit le processus de nomination et semant ainsi un doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité du ou des juges concernés, ce qui est le cas lorsque sont en cause des règles fondamentales faisant partie intégrante de l’établissement et du fonctionnement de ce système judiciaire.

76. C’est à la lumière de ces principes qu’il convient d’examiner si l’irrégularité commise dans la procédure de nomination en cause a entraîné en l’espèce une violation du droit des parties à ce que leur cause soit entendue par un tribunal établi préalablement par la loi, garanti par l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte.

(…)

79. Dans ce contexte, la seule circonstance que le Conseil ait puisé dans la liste établie à la suite de l’appel public à candidatures du 3 décembre 2013 en vue de pourvoir le troisième poste ne suffit pas pour établir l’existence d’une violation d’une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges au Tribunal de la fonction publique d’une nature et d’une gravité telles qu’elle aurait créé un risque réel que le Conseil fasse un usage injustifié de ses pouvoirs en mettant en péril l’intégrité du résultat auquel a conduit le processus de nomination et en semant ainsi un doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité du juge nommé au troisième poste, voire de la chambre à laquelle il a été affecté.

80. À cet égard, l’irrégularité dans la procédure de nomination en cause se distingue de celle en cause dans la décision de la Cour AELE du 14 février 2017, Pascal Nobile/DAS Rechtsschutz-Versicherungs (E‑21/16), mentionnée au point 75 de l’arrêt du 23 janvier 2018, FV/Conseil (T‑639/16 P, EU:T:2018:22). En effet, cette dernière irrégularité consistait dans la nomination d’un juge à la Cour AELE pour un mandat dont la durée avait été exceptionnellement fixée à trois ans au lieu de six et concernait ainsi, à la différence de l’irrégularité examinée dans les présentes affaires, la méconnaissance d’une règle fondamentale relative à la durée des mandats de juge au sein de cette juridiction, destinée à protéger l’indépendance de ceux-ci.

81. Il résulte de ce qui précède que la méconnaissance, par le Conseil, de l’appel public à candidatures du 3 décembre 2013 ne constitue pas une violation des règles fondamentales du droit de l’Union applicables à la nomination des juges au Tribunal de la fonction publique, qui entraînait une violation du droit des requérants à un tribunal établi par la loi, garanti par l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte.

82. Partant, et dans la mesure où les arrêts sous réexamen ne comportent pas d’autres éléments susceptibles de mettre en doute le respect de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte, il y a lieu de constater que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant, dans ces arrêts, que cette disposition avait été violée. L’irrégularité visée au point précédent ne pouvait ainsi justifier à elle seule l’annulation d’une décision judiciaire adoptée par la formation de jugement à laquelle a été affecté le juge nommé au troisième poste. »

c) L’arrêt rendu le 19 novembre 2019 par la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) (affaire C-624/18 (affaires jointes C‑585/18, C‑624/18, C-625/18))

138. Le 19 novembre 2019, la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne rendit un arrêt sur des questions préjudicielles dont la Cour suprême polonaise (chambre du travail et des assurances sociales) l’avait saisie. Les demandes concernaient principalement le point de savoir si la chambre disciplinaire nouvellement créée de la Cour suprême polonaise satisfaisait, au vu des conditions dans lesquelles elle avait été formée et dans lesquelles ses membres avaient été nommés, aux exigences d’indépendance et d’impartialité que l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne imposait. Rappelant que l’interprétation de l’article 47 de la Charte était confortée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour de justice mit en avant les principes suivants, pertinents en l’espèce :

« 120. [L’]exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable (…)

123. Ces garanties d’indépendance et d’impartialité postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent (…)

124. Au demeurant, conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif (…)

125. À cet égard, il importe que les juges se trouvent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance. Les règles mentionnées au point 123 du présent arrêt doivent, en particulier, permettre d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme de directives, mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés (…)

127. Aux termes d’une jurisprudence constante de cette même Cour, pour établir si un tribunal est « indépendant », au sens dudit article 6, paragraphe 1, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir si l’organe concerné présente une apparence d’indépendance (Cour EDH, 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal, CE:ECHR:2018:1106JUD005539113, § 144 et jurisprudence citée), étant précisé, à ce dernier égard, qu’est en cause la confiance même que tout tribunal doit inspirer aux justiciables dans une société démocratique (voir, en ce sens, Cour EDH, 21 juin 2011, Fruni c. Slovaquie CE:ECHR:2011:0621JUD000801407, § 141).

128. Quant à la condition d’« impartialité », au sens de ce même article 6, paragraphe 1, elle peut, aux termes d’une jurisprudence également constante de la Cour européenne des droits de l’homme, s’apprécier de diverses manières, à savoir, selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire en recherchant si celui-ci a fait preuve de parti pris ou de préjugé personnel dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité. Pour ce qui est de l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va, à nouveau, de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure (voir, notamment, Cour EDH, 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays-Bas, CE:ECHR:2003:0506JUD003934398 § 191 et jurisprudence citée, ainsi que 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal, CE:ECHR:2018:1106JUD005539113 § 145, 147 et 149 ainsi que jurisprudence citée).

(…)

133. À cet égard, et en ce qui concerne les conditions mêmes dans lesquelles sont intervenues les nominations des membres de la chambre disciplinaire, il convient de préciser d’emblée que le seul fait que ceux-ci soient nommés par le président de la République n’est pas de nature à créer une dépendance de ces derniers à son égard ni à engendrer des doutes quant à leur impartialité, si, une fois nommés, les intéressés ne sont soumis à aucune pression et ne reçoivent pas d’instructions dans l’exercice de leurs fonctions (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2013, D. et A., C‑175/11, EU:C:2013:45, point 99, ainsi que Cour EDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, CE:ECHR:1984:0628JUD000781977, § 79 ; 2 juin 2005, Zolotas c. Grèce, CE:ECHR:2005:0602JUD003824002, § 24 et 25 ; 9 novembre 2006, Sacilor Lormines c. France, CE:ECHR:2006:1109JUD006541101, § 67, ainsi que 18 octobre 2018, Thiam c. France, CE:ECHR:2018:1018JUD008001812, § 80 et jurisprudence citée).

134. Toutefois, il demeure nécessaire de s’assurer que les conditions de fond et les modalités procédurales présidant à l’adoption des décisions de nomination soient telles qu’elles ne puissent pas faire naître, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent, une fois les intéressés nommés [voir, par analogie, arrêt du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 111].

135. À cette fin, il importe notamment que lesdites conditions et modalités soient conçues de manière à satisfaire aux exigences rappelées au point 125 du présent arrêt. »

d) L’arrêt rendu le 24 juin 2019 par la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) dans l’affaire Commission c. Pologne (affaire C-619/18)

139. Le 24 juin 2019, la grande chambre de la CJUE rendit son arrêt dans l’affaire Commission c. Pologne, laquelle avait pour objet principal l’abaissement à 65 ans de l’âge du départ à la retraite des juges de la Cour suprême polonaise, mesure qui s’appliquait aussi aux membres de cette juridiction qui avaient été nommés antérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi pertinente. Cette loi permettait aux juges de la Cour suprême de continuer à exercer leurs fonctions au-delà de cet âge sous certaines conditions, notamment l’autorisation du président de la République, qui n’était lié en la matière par aucun critère et dont la décision échappait au contrôle de la justice. Après avoir souligné l’importance cardinale que revêtait la préservation de l’indépendance des tribunaux nationaux pour assurer une protection juridictionnelle effective, la CJUE fit les observations suivantes sur le rôle joué par le principe de l’inamovibilité des juges dans la garantie de l’indépendance du pouvoir judiciaire :

« 75. En particulier, cette indispensable liberté des juges à l’égard de toutes interventions ou pressions extérieures exige, ainsi que l’a itérativement rappelé la Cour, certaines garanties propres à protéger la personne de ceux qui ont pour tâche de juger, telles que l’inamovibilité [voir, en ce sens, arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 64 et jurisprudence citée].

76. Le principe d’inamovibilité exige, notamment, que les juges puissent demeurer en fonction tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire du départ à la retraite ou jusqu’à l’expiration de leur mandat lorsque celui-ci revêt une durée déterminée. Sans revêtir un caractère totalement absolu, ledit principe ne peut souffrir d’exceptions qu’à condition que des motifs légitimes et impérieux le justifient, dans le respect du principe de proportionnalité.

(…)

78. En l’occurrence, il y a lieu de constater que la réforme contestée, qui prévoit l’application de la mesure consistant à abaisser l’âge du départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) aux juges déjà en exercice au sein de cette juridiction, a pour conséquence une cessation anticipée de l’exercice des fonctions juridictionnelles de ces derniers et qu’elle est, ainsi, susceptible de générer des préoccupations légitimes quant au respect du principe d’inamovibilité des juges.

79. Dans ces conditions, et eu égard à l’importance cardinale dudit principe, rappelée aux points 75 à 77 du présent arrêt, une telle application ne saurait être admise que si elle est justifiée par un objectif légitime et proportionnée au regard de celui-ci et pour autant qu’elle n’est pas de nature à susciter des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de la juridiction concernée à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. »

La CJUE conclut de son examen des faits de la cause qui reposait sur les principes susmentionnés que l’application de la mesure abaissant l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême aux personnes qui étaient déjà membres de cette juridiction avait porté atteinte au principe de l’inamovibilité des juges, lequel était essentiel à leur indépendance.

D. La Cour de Justice des États de l’Association européenne de libre‑échange (« la Cour de l’AELE »)

140. La Cour de l’AELE fut saisie pour avis consultatif au sujet de l’Accord relatif à l’Espace économique européen (« l’accord EEE ») et de la directive 2009/138/CE, dite « solvabilité II », par la Cour d’appel princière de la Principauté du Liechtenstein, qui lui soumit trois questions à cet égard. La troisième question, qui ne se posait que si la Cour tranchait les deux premières questions après le 16 janvier 2017, portait sur le principe de loyauté énoncé à l’article 3 de l’accord EEE et sur la possibilité pour les États membres de l’EEE de contester la validité de ses décisions. Elle portait pour l’essentiel sur le point de savoir si, à compter du 17 janvier 2017, la Cour de l’AELE serait légitimement composée d’une manière qui assurerait son indépendance et son impartialité. La raison pour laquelle cette question avait été posée était que, par l’effet d’une décision que le Comité « Surveillance et Cour de justice » avait rendue le 1er décembre 2016, le juge régulièrement nommé à la Cour de l’AELE au titre de la Norvège avait été reconduit dans ses fonctions pour une durée de trois ans à compter du 17 janvier 2017. Or, l’article 30 (1) de l’accord entre les États de l’AELE relatif à l’institution d’une Autorité de surveillance et d’une Cour de justice prévoyait que les juges à la Cour de l’AELE étaient nommés pour une durée de six ans.

141. Le 13 janvier 2017, le Comité « Surveillance et Cour de justice » rendit une nouvelle décision par laquelle il annulait sa première décision et nommait pour une durée de six ans le juge au titre de la Norvège.

142. Par un arrêt du 14 février 2017 (affaire no E‑21/16), la Cour de l’AELE répondit ainsi à la troisième question posée par la juridiction liechtensteinoise [traduction du greffe] :

« 16. Toute analyse de la légalité de la composition de la Cour, en ce qui concerne en particulier son indépendance et son impartialité, doit tenir dûment compte de plusieurs facteurs importants. Premièrement, le principe de l’indépendance judiciaire est l’une des valeurs fondamentales de l’administration de la justice. (…) Deuxièmement, il est essentiel non seulement que les juges soient indépendants et équitables, mais aussi qu’ils en donnent l’apparence. Troisièmement, la préservation de l’indépendance judiciaire impose une stricte observation des règles pertinentes de nomination des juges, qui sont énoncées à l’article 30 de l’ASC. Toute autre approche risquerait d’éroder la confiance que la Cour se doit d’inspirer au justiciable et ainsi de nuire à son apparence d’indépendance et d’impartialité. »

143. La Cour de l’AELE en conclut qu’elle devait tenir compte de la nouvelle décision portant annulation de la décision antérieure et nomination du nouveau juge au titre de la Norvège pour une durée de six ans. Elle dit que cette décision était sans ambiguïté et qu’elle fixait une durée de mandat conforme à l’article 30 de l’ASC. Dès lors, selon elle, la légalité de la composition de la Cour à compter du 17 janvier 2017 ne pouvait faire aucun doute.

E. La Cour interaméricaine des droits de l’homme

144. En l’affaire Supreme Court of Justice (Quintana Coello et al.) v. Ecuador, arrêt du 23 août 2013, qui concernait la révocation de vingt-sept juges de la Cour suprême de justice équatorienne par l’effet d’une résolution parlementaire, la Cour interaméricaine des droits de l’homme fit les observations suivantes sur l’indépendance du pouvoir judiciaire [traduction du greffe] :

« 144. Dans sa jurisprudence, la Cour a indiqué que la portée des garanties judiciaires et de la protection judiciaire effective des magistrats s’appréciait à l’aune des critères découlant du principe de l’indépendance judiciaire. Dans son arrêt Reverón Trujillo v. Venezuela, elle a souligné que, à l’inverse des autres agents publics, les juges jouissaient de garanties particulières qui tenaient à l’indépendance qu’il fallait nécessairement accorder à la magistrature et qu’elle estimait être « essentielles à l’exercice des fonctions judiciaires ». Elle a rappelé que l’une des principales finalités de la séparation des pouvoirs était la garantie de l’indépendance des juges. Cette protection a pour but de veiller à ce que le système judiciaire en général, et ses membres en particulier, ne fassent pas l’objet de restrictions abusives dans l’exercice de leurs fonctions de la part d’organes n’appartenant pas à la magistrature ou même de la part de juges exerçant des fonctions de contrôle ou d’appel. Conformément à la jurisprudence de notre Cour et à celle de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi qu’aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature (« les Principes fondamentaux »), les garanties suivantes découlent de l’indépendance judiciaire : un processus de nomination adéquat, l’inamovibilité et une protection contre les pressions extérieures.

(…)

154. Enfin, la Cour a souligné que l’État devait garantir l’exercice indépendant des fonctions judiciaires, tant sous leur aspect institutionnel, c’est-à-dire en considérant le pouvoir judiciaire comme un système, que sous leur aspect individuel, c’est-à-dire en ce qui concerne tel ou tel juge. Elle estime pertinent de faire observer que la dimension objective se rapporte à des aspects essentiels de la prééminence du droit tels que le principe de la séparation des pouvoirs et le rôle important joué par le pouvoir judiciaire dans une démocratie. Cette dimension objective dépasse donc la personne du magistrat lui-même et touche collectivement la société dans son ensemble (…) »

F. Les autres textes internationaux

145. Les principes en matière de primauté parlementaire et d’indépendance judiciaire pour le Commonwealth, dits « Principes de Latimer House », adoptés le 19 juin 1998 lors d’une réunion des représentants de l’Association parlementaire du Commonwealth, de l’Association des magistrats et juges du Commonwealth, de l’Association des juristes du Commonwealth et de l’Association de l’enseignement du droit dans le Commonwealth, énoncent (traduction du greffe) :

« II. Préserver l’indépendance judiciaire

1. Nominations judiciaires

Chaque système de droit devrait être doté d’une procédure indépendante adéquate en matière de nominations judiciaires. Lorsqu’il n’existe pas encore de système indépendant, les nominations doivent être faites par une commission de la magistrature (…) ou par un agent de l’État compétent agissant sur recommandation d’une commission de ce type.

Le processus de nomination, qu’il fasse intervenir ou non une commission de la magistrature dûment constituée et représentative, devrait viser à garantir la qualité et l’indépendance d’esprit des candidats retenus en vue d’une nomination à tous les niveaux de la magistrature.

Les nominations judiciaires, à tous les niveaux de la magistrature, devraient reposer sur le mérite (…) »

146. La Charte universelle du juge fut approuvée par l’Association internationale des juges le 17 novembre 1999. Son article 9, qui se rapporte aux nominations, est ainsi libellé [traduction du greffe] :

« Chaque sélection et nomination de juge doit être opérée selon des critères objectifs et transparents fondés sur des qualifications professionnelles adéquates. Lorsque les autres moyens ancrés dans la tradition établie et reconnue ne permettent pas de le garantir, la sélection doit être faite par un organe indépendant au sein duquel les magistrats doivent être fortement représentés. »

147. En mai 2012, l’assemblée générale du Réseau européen des conseils de la justice adopta une déclaration (la déclaration de Dublin) énonçant des normes minimales concernant le recrutement, la sélection, la nomination et la promotion des magistrats. Les extraits pertinents en l’espèce de ce texte se lisent ainsi :

« 1. Les nominations judiciaires devraient se fonder exclusivement sur les mérites et les capacités.

Il faut se doter d’un ensemble clairement défini et public de compétences de sélection à l’aune desquelles les candidats aux nominations judiciaires devraient être évalués à tous les stades de la procédure de nomination.

2. Parmi les compétences de sélection devraient figurer des aptitudes intellectuelles et personnelles de qualité supérieure ainsi qu’une déontologie professionnelle appropriée et la capacité d’expression des candidats.

(…)

8. Il conviendrait de favoriser la diversification du réservoir de candidats aux nominations en évitant toute forme de discrimination, encore que cela ne doive pas nécessairement supposer l’instauration de quotas en tant que tels, à quoi s’ajoute que tout effort de diversification dans la sélection et la nomination des juges ne devrait pas prendre le pas sur le critère fondamental que constitue le mérite.

9. La population doit avoir un droit de regard sur toute la procédure de nomination et de sélection car elle a le droit de savoir comment ses juges sont sélectionnés.

10. Tout candidat malheureux a le droit de savoir pourquoi sa candidature n’a pas été retenue ; une procédure indépendante de recours ou de contestation doit exister pour tout candidat malheureux jugeant avoir été traité injustement durant la procédure de nomination.

11. Si le gouvernement ou le chef d’État joue un rôle dans la nomination définitive de magistrats, l’implication d’un ministre ou du chef de l’État ne contrevient pas en soi aux principes d’indépendance, d’équité, d’ouverture et de transparence pour autant, d’une part, que ce rôle soit clairement défini et que leur processus décisionnel soit précisément documenté et, d’autre part, que l’implication du gouvernement ou du chef de l’État n’influe pas sur ces principes s’ils valident des décisions prises dans le cadre d’un processus de sélection indépendant. Par ailleurs, il a également été érigé en Norme dans ce domaine que lorsque l’autorité, quelle qu’elle soit, responsable de la nomination définitive (gouvernement ou chef de l’État), a le pouvoir de refuser de valider la nomination ou la recommandation résultant d’un processus de sélection indépendant et n’est pas prête à valider ladite nomination ou recommandation, cette autorité devrait communiquer cette décision et la motiver précisément. »

III. Éléments de droit comparé

148. La Cour a jugé opportun de procéder à une étude comparative du droit et de la pratique internes de quarante États parties à la Convention (l’Albanie, l’Allemagne, Andorre, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la Macédoine du Nord, Malte, le Monténégro, la Norvège, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine) sur la question de l’exigence conventionnelle d’un « tribunal établi par la loi ».

149. Selon les éléments dont la Cour dispose, la notion de « tribunal établi par la loi » est reconnue dans les systèmes de droit de tous les États étudiés, bien que la terminologie employée pour la désigner et les modalités adoptées pour la reconnaître varient. Ainsi, si certains États reconnaissent expressément cette notion en des termes foncièrement identiques, d’autres retiennent la notion de « juge légitime » ou de « juge naturel ».

150. La portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » varie selon les États membres étudiés : dans la quasi-totalité d’entre eux, cette obligation inclut à l’évidence la question de la composition d’une juridiction ; dans trente-sept États membres, elle a trait à la compétence permettant à une juridiction de statuer sur tel ou tel type d’affaire (en Belgique, au Luxembourg et à Malte, l’obligation ne semble pas inclure spécifiquement cet aspect) ; et dans vingt-neuf États membres, elle concerne le point précis de savoir si l’existence d’un tribunal repose sur une base légale.

151. La Cour estime particulièrement pertinent en l’espèce de noter que dans dix-neuf des quarante États membres étudiés dans le rapport (à savoir Andorre, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, la France, la Géorgie, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, le Monténégro, la Norvège, la Russie, la Suède et le Royaume-Uni), il est suffisamment établi dans le droit et/ou la pratique internes que l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » englobe également la question du respect de la procédure légale de nomination des juges. Quant aux vingt et un autres États membres, il ressort de l’étude que le droit et la pratique internes n’indiquent pas clairement si l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » vise aussi le processus de nomination des juges.

152. La Cour note par ailleurs que dans les dix-neuf États où l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » s’étend clairement aux règles de nomination des juges les conséquences juridiques des décisions qui auraient été rendues par un juge nommé en violation de ces règles, ou avec sa participation, varient. Dans la plupart de ces États, il est possible dans certaines circonstances de demander l’annulation ou l’invalidation des décisions rendues avec le concours d’un tel juge ; toutefois, dans un certain nombre d’États, par exemple en Autriche, en Belgique, en Géorgie, en Norvège et en Suède, il ressort clairement de la jurisprudence des juridictions internes que la violation du droit interne doit être d’une certaine gravité – dont le degré varie d’un État à l’autre – pour que les décisions en question soient annulées ou invalidées. De la même manière, dans certains États, par exemple la Croatie, la France, l’Italie, et le Royaume-Uni, il ressort du droit et/ou de la pratique internes que l’invalidation ou l’annulation d’une nomination judiciaire en raison d’irrégularités dans la procédure de nomination n’entraîne pas forcément l’annulation ou l’invalidation de tous les actes ou jugements adoptés par le juge en question.

153. Enfin, dans la quasi-totalité des États membres où l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » s’étend à la procédure de nomination des juges (c’est-à-dire dix-neuf des quarante États mentionnés au paragraphe 151 ci‑dessus), la réouverture de la procédure est une possibilité, et dans certains cas une obligation, lorsqu’un jugement a été annulé ou invalidé en raison d’une irrégularité dans la nomination d’un juge qui a participé à son prononcé (paragraphe 152 ci-dessus).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION RELATIVEMENT AU droit à un tribunal établi par la loi

154. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant soutient que l’un des trois membres de la formation de la Cour d’appel nouvellement créée qui a confirmé sa condamnation pénale, à savoir la juge A.E., n’avait pas été nommé conformément au droit interne pertinent et que, dès lors, les accusations en matière pénale dirigées contre lui n’ont pas été décidées par un tribunal « établi par la loi » au sens de cette disposition.

L’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé en sa première phrase :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. L’arrêt de la chambre

155. Après avoir rappelé les principes généraux découlant de la jurisprudence de la Cour relative au droit à un « tribunal établi par la loi », la chambre a poursuivi son analyse en partant du principe que l’expression « établi par la loi » figurant dans la première phrase de l’article 6 § 1 incluait, par sa nature même, le processus de nomination des juges dans le système judiciaire interne. Selon elle, le principe de la prééminence du droit exigeait que ce processus fût conduit dans le respect des règles applicables du droit national en vigueur pendant la période considérée.

156. La chambre a dit ensuite que le critère de la « violation flagrante du droit interne », qui était habituellement retenu pour rechercher si les juridictions nationales avaient correctement interprété et appliqué les règles de droit interne, valait aussi lorsque la violation alléguée du droit interne était imputable à d’autres branches du pouvoir et avait été reconnue par les juridictions nationales. Elle a jugé sur ce point qu’en pareil cas seules les atteintes aux règles nationales applicables à l’établissement d’un « tribunal » qui revêtaient un caractère fondamental et constituaient des éléments essentiels de l’établissement et du fonctionnement du système judiciaire pouvaient s’analyser en une « violation flagrante du droit interne ».

157. Après avoir exposé les principes essentiels qui allaient la guider dans son examen, la chambre était appelée à déterminer si les violations, déjà constatées par la Cour suprême islandaise, des règles nationales pertinentes dans la procédure de nomination de certains juges à la Cour d’appel – dont A.E. – étaient « flagrantes » et si elles s’analysaient dès lors en une atteinte au droit du requérant à être entendu par un « tribunal établi par la loi », compte tenu de la présence de la juge A.E. au sein de la formation qui avait confirmé la condamnation en question.

158. En premier lieu, la chambre a relevé que la Cour suprême avait conclu que le requérant avait bénéficié d’un procès équitable devant un « tribunal » indépendant et impartial malgré les irrégularités qui avaient entaché la nomination de l’un des juges ayant siégé au sein de la Cour d’appel, mais qu’elle n’avait pas précisément recherché si la nomination en question s’analysait, à la lumière de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 1, en une violation « flagrante » des règles internes pertinentes. En deuxième lieu, elle a jugé que, contrairement à ce que soutenait le gouvernement défendeur, une atteinte au principe selon lequel tout « tribunal » doit être établi par la loi, à l’instar d’une atteinte au principe découlant de la même disposition selon lequel tout « tribunal » doit être indépendant et impartial, n’appelait aucun examen séparé de la question de savoir si le procès avait été inéquitable à raison d’une méconnaissance du premier principe. En troisième lieu, elle a dit que, compte tenu de leur nature et de leur gravité, les violations du droit interne que la ministre de la Justice avait commises en l’espèce revêtaient un caractère fondamental parce qu’elles étaient au cœur du processus de nomination. Elle a estimé par ailleurs – à la lumière des constats factuels que la Cour suprême avait formulés – qu’en plus de s’analyser objectivement en un vice fondamental dans la procédure, les violations en question montraient que la ministre avait fait preuve d’un mépris manifeste pour les règles applicables en vigueur à l’époque des faits. Enfin, elle a conclu que l’inobservation par le Parlement – que la Cour suprême avait confirmée – de la règle de droit interne qui prévoyait un vote séparé pour chaque candidat constituait elle aussi un vice grave dans la procédure de nomination étant donné que l’introduction de la règle en question avait pour but de réduire le risque d’une influence abusive des intérêts de partis politiques dans le processus des nominations au sein de la Cour d’appel qui allait être créée.

159. Au vu des constats ci-dessus, et en particulier de l’importance que revêt dans une société démocratique régie par la prééminence du droit la garantie du respect des règles applicables du droit national, la chambre a jugé que les atteintes en cause, qui résultaient d’un usage abusif par l’exécutif de ses pouvoirs dans le processus de nomination de juges, s’analysaient en une violation flagrante des règles pertinentes applicables à l’époque des faits. Elle en a conclu, par cinq voix contre deux, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour ce qui est du droit du requérant à un « tribunal établi par la loi » à raison de la présence irrégulière d’A.E. au sein de la formation de la Cour d’appel qui avait confirmé la condamnation pénale en cause (paragraphes 97-123 de l’arrêt de la chambre). Compte tenu de ses conclusions sur la question du droit du requérant à un tribunal établi par la loi, elle a estimé en outre qu’il n’était pas nécessaire d’examiner ce grief sous l’angle d’un manque d’indépendance et d’impartialité de la formation de la Cour d’appel qui avait été saisie (paragraphe 126 de l’arrêt de la chambre).

B. Les observations des parties et des tiers intervenants devant la Grande Chambre

1. Les parties

a) Le requérant

160. Le requérant invite la Grande Chambre à faire sienne l’approche suivie par la majorité de la chambre et à conclure à la violation de l’article 6 § 1 au motif que l’accusation en matière pénale dirigée contre lui n’avait pas été décidée par un « tribunal établi par la loi » à raison de la présence d’A.E. au sein de la formation de la Cour d’appel qui l’a jugé malgré les irrégularités qui, selon les juridictions internes, avaient entaché le processus de nomination de cette juge.

161. Le requérant livre tout d’abord une chronologie – analogue à celle exposée aux paragraphes 11-19 ci-dessus – des réformes législatives de la procédure de nomination des juges en Islande, qui visaient toutes selon lui à consolider l’indépendance des tribunaux vis-à-vis de l’exécutif et à lutter contre la corruption et les abus de pouvoir dans les nominations judiciaires, dont certains cas auraient été constatés en Islande dans le passé – de façon ainsi à renforcer la confiance du public dans la justice. Cependant, il soutient aussi que cette législation censée garantir une justice indépendante et impartiale ne servirait à rien si elle était contournée dans le processus de nomination des juges, ce qui selon lui s’est précisément produit en l’espèce lorsque la ministre de la Justice a décidé de ne pas suivre les conclusions de la commission d’évaluation. Il affirme à cet égard que, malgré les nombreuses réformes législatives destinées à lutter contre la corruption politique en matière de nominations judiciaires, les propositions que la ministre a faites au sujet des nominations à la nouvelle Cour d’appel étaient motivées par des considérations politiques.

162. Le requérant soutient que la Cour suprême, dans son arrêt du 24 mai 2018, a statué de manière erronée sur le grief qu’il avait tiré de la composition de la Cour d’appel dans son affaire. Il estime en effet que cet arrêt non seulement contredisait les deux arrêts que la Cour suprême avait antérieurement rendus le 19 décembre 2017 mais encore qu’il les reprenait mal en leur faisant dire que le vice dans la procédure de vote qui avait été conduite devant le Parlement n’était pas « significatif », alors que jamais la Cour suprême n’aurait conclu ainsi dans ces deux arrêts. Il ajoute que l’arrêt du 24 mai 2018 ne renferme aucune analyse de la question du respect en l’espèce des critères établis dans la jurisprudence de la Cour concernant l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », ni même aucun examen indépendant de la question de la gravité des violations en cause. Selon lui, il ressort du raisonnement de la Cour suprême que rien n’aurait pu faire obstacle aux propositions de la ministre quand bien même celle-ci aurait voulu s’écarter complètement de la liste dressée par la commission d’évaluation et proposer les quinze candidats les moins qualifiés d’après le classement de la commission.

163. Le requérant impute la réticence de la Cour suprême à dûment apprécier les conséquences juridiques de la présence d’A.E. au sein de la formation de la Cour d’appel au petit nombre de professionnels du droit en Islande. Il indique que les quatre juges qui ont été nommés à la Cour d’appel sur proposition de la ministre de la Justice, y compris A.E., avaient tous fait fonction de juge suppléant à la Cour suprême entre le 5 mars et le 25 mai 2018, à l’époque où son procès était en cours devant cette juridiction, situation dans laquelle il voit un conflit d’intérêts. Il ajoute que jamais auparavant en Islande un tribunal n’avait annulé la nomination d’un juge à raison d’irrégularités dans le processus de nomination.

164. Le requérant estime très graves par nature les violations du droit qui ont été commises lors des nominations des juges de la Cour d’appel et que la Cour suprême a constatées à plusieurs reprises. Il avance sur ce point que la ministre de la Justice, elle-même juriste, malgré les avis que ses propres juristes avaient donnés et le précédent que constituait manifestement l’arrêt que la Cour suprême avait rendu le 14 avril 2011 (paragraphes 36 et 115 ci-dessus), a méconnu les obligations juridiques qui pesaient sur elle dans le processus de nomination des juges de la Cour d’appel. Il ajoute que la Cour suprême a conclu de la même manière dans ses arrêts du 19 décembre 2017 que la ministre avait agi « au mépris total » du risque évident d’atteinte à la réputation des demandeurs dans cette affaire – c’est-à-dire deux des candidats qui n’avaient pas été nommés. Le requérant conclut des éléments ci-dessus que la ministre a enfreint les lois pertinentes en connaissance de cause ou en faisant preuve d’une négligence d’une gravité telle qu’elle confinait à l’intention. Reprenant les arguments concernant les liens politiques étroits qui auraient uni la ministre de la Justice à B.N., l’époux d’A.E. (paragraphe 89 ci-dessus), il allègue que la décision de la ministre était motivée par des considérations politiques et qu’elle s’analyse en un abus de pouvoir. Il affirme également à cet égard que deux des candidats que la ministre avait supprimés de la liste étaient associés à différents titres à des partis de gauche et que le candidat classé à la trentième place, que la ministre avait retenu, était l’époux d’une amie et ancienne collègue de la ministre.

165. Le requérant soutient en outre que les explications données par la ministre à l’appui de sa décision de s’écarter de la liste de la commission d’évaluation – qui selon elle était motivée par des considérations tenant à l’égalité dans la représentation des sexes et à l’expérience judiciaire – ne sont pas convaincantes. Il affirme en premier lieu que l’un des candidats non retenus était un juge de tribunal de district qui avait été mieux classé que les quatre autres juges de tribunal de district que la ministre avait choisi de retenir à sa place et, en second lieu, que la ministre a sélectionné un juge de tribunal de district de sexe masculin classé à la trentième place dans la liste de la commission d’évaluation, alors qu’elle a choisi d’écarter un juge de tribunal de district de sexe féminin classé à la vingt-deuxième place. Le requérant en conclut que la décision de la ministre n’était pas justifiée et qu’elle s’analyse en un abus de pouvoir.

166. Pour ce qui est des violations de la loi commises par le Parlement, le requérant considère qu’aucune explication plausible n’a été apportée sur le point de savoir pourquoi le Parlement avait décidé de ne pas respecter la lettre de la loi, pourtant claire et sans équivoque, et de proposer un seul vote à l’issue duquel les candidats seraient acceptés ou rejetés en bloc. Il affirme que le Parlement a sciemment agi de cette façon afin que les quatre candidats qui ne figuraient pas dans la liste de la commission d’évaluation fussent approuvés, ce qui selon lui constitue en soi une violation de nature très grave. Il explique à ce sujet que si les propositions n’avaient pas été présentées pour un vote en bloc, le Parlement aurait alors été contraint de procéder à des votes séparés, par exemple pour rejeter le candidat classé à la septième place en faveur du candidat classé à la trentième place, lequel faisait partie des quatre candidats recommandés par la ministre. Il estime donc évident que le Parlement n’a pas joué son rôle de frein au pouvoir exécutif et qu’il a ainsi méconnu la mission dont la loi l’avait investi dans ce domaine précis. Il ajoute que les raisons avancées par le Parlement pour justifier le vote en bloc ne sont pas satisfaisantes, la coutume parlementaire ne pouvant selon lui primer la loi. Il considère que le Parlement, à l’instar de toute autre institution, est tenu au respect de la loi, en particulier lorsque les règles en question lui confient une fonction de contrôle visant précisément à offrir des garanties dans la procédure de nomination des juges et à limiter les pouvoirs que détient l’exécutif à cet égard.

167. Le requérant estime par ailleurs que le président de l’Islande a « donné sa bénédiction » à la violation commise par le Parlement lorsqu’il a signé la lettre de nomination d’A.E. et déclaré, sans avoir lui-même fait la moindre recherche ni recueilli le moindre avis juridique, qu’il n’y avait eu aucune erreur dans la conduite du vote en cause devant le Parlement. Il en conclut que les principaux piliers de l’État ont tous fait défaut lors du processus de nomination des juges de la Cour d’appel.

168. Le requérant soutient que les violations en question ne sauraient être qualifiées de mineures au regard du principe d’un « tribunal établi par la loi » découlant de l’article 6 § 1. Sur ce point, il met en avant la nature des lois méconnues, qui visaient selon lui à garantir l’indépendance de la justice au moyen d’un processus de nomination objectif, et les conséquences de ces violations, c’est-à-dire, comme l’aurait relevé le tribunal de district dans ses jugements du 25 octobre 2018 (paragraphe 92 ci-dessus), la présence au sein de la Cour d’appel de juges autres que ceux qui auraient été nommés si le processus de nomination avait été régulièrement conduit. Il estime que toute autre conclusion priverait ce principe d’effectivité en ce sens qu’elle ôterait à celui-ci toute protection digne de ce nom.

169. Le requérant considère que le principal enjeu de la présente affaire est la protection efficace et continue du droit à un tribunal « établi par la loi », qui selon lui est indépendant des autres droits garantis par l’article 6 § 1 et qui est « probablement le plus important » de ceux-ci. Il soutient que, si ce principe ne bénéficiait pas d’une protection réelle, les autres droits découlant de l’article 6 § 1 seraient « irrémédiablement fragilisés ». Il ajoute qu’il faut interpréter ce principe comme signifiant non seulement que tout tribunal doit être établi par la loi en un sens strictement formel et étroit, mais aussi – voire surtout – que tout acte pris dans le cadre de la mise en place d’un tribunal doit être légal, au sens matériel le plus pertinent de ce terme.

170. Le requérant soutient par ailleurs que le principe de la « sécurité juridique » ne vaut pas lorsqu’une « violation flagrante » du droit interne analogue à celle qui a été constatée en l’espèce a été commise. Il renvoie à cet égard aux passages pertinents des conclusions de l’avocate générale Sharpston dans les affaires Simpson et HG (voir les conclusions (C-542/18), ECLI:EU:C:2019:977, de l’avocate générale, 12 septembre 2019 ; voir aussi les paragraphes 134-137 ci-dessus pour plus de détails sur les affaires Simpson et HG). Il indique en outre que les arrêts du 19 décembre 2017 dans lesquels la Cour suprême a conclu à l’existence d’irrégularités dans la procédure de nomination ont été rendus une dizaine de jours avant la date de prise d’effet des nominations à la Cour d’appel (paragraphes 67-75 ci‑dessus). Autrement dit, l’État islandais aurait procédé aux nominations en dépit des conclusions auxquelles la Cour suprême était parvenue, de sorte que le Gouvernement ne pourrait pas, en toute bonne foi, opposer en l’espèce le principe de la sécurité juridique.

171. Le requérant juge infondé l’argument du Gouvernement selon lequel la commission d’évaluation a récemment modifié sa méthode d’appréciation en retenant des modalités analogues à celles que l’ancienne ministre avait initialement demandé à la commission de suivre (paragraphe 190 ci-dessous). Il affirme que si – comme le soutient le Gouvernement – la commission a effectivement proposé trois candidats pour un poste à la Cour suprême dont l’avis de vacance avait été publié, c’est seulement parce que ces trois candidats étaient considérés comme ayant des qualifications égales, et non parce que la commission avait modifié sa méthode d’appréciation. Il estime en tout état de cause que, quand bien même la méthode d’appréciation de la commission d’évaluation serait critiquable, les graves violations du droit interne que la ministre et le Parlement ont commises en l’espèce ne s’en trouveraient pas justifiées pour autant.

172. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la thèse du marchandage politique entre la ministre et B.N., l’époux d’A.E., n’a aucun sens d’un point de vue chronologique (paragraphe 191 ci‑dessous), le requérant soutient que l’ordre chronologique est sans importance et que les faits sont éloquents : il est évident à ses yeux que la ministre a rendu un service à B.N. et que celui-ci lui a rendu la pareille quatre mois plus tard.

b) Le Gouvernement

173. Le Gouvernement invite la Grande Chambre à rejeter les griefs du requérant et la conclusion de la majorité de la chambre à leur sujet, et à faire sien le raisonnement suivi dans l’opinion dissidente, selon laquelle les atteintes à certaines règles qui régissaient la nomination des juges à la Cour d’appel n’étaient pas de nature à priver celle-ci de la base légale requise pour trancher ultérieurement des affaires en faisant siéger en son sein l’un ou plusieurs des quatre juges que la ministre de la Justice avait proposés. Il estime que l’arrêt de la majorité de la chambre est entaché d’un certain nombre d’erreurs fondamentales, qui sont exposées ci-dessous.

174. Premièrement, le Gouvernement soutient que la majorité, dans son arrêt, a méconnu l’un des principes essentiels du système de la Convention, à savoir le principe de subsidiarité, expliquant à cet égard qu’elle a écarté l’analyse que la juridiction suprême islandaise avait faite de la portée des règles pertinentes de droit interne en matière de légalité d’un « tribunal ». S’appuyant sur la jurisprudence pertinente de la Cour, il argue que la majorité n’a pas reconnu que les conséquences d’une violation du droit interne devaient être examinées par les juridictions nationales et que la Cour ne pouvait se dissocier de ces juridictions que dans l’hypothèse où l’appréciation du droit faite par elles serait « manifestement déraisonnable ou arbitraire ou en flagrante contradiction avec les principes fondamentaux de la Convention » (il cite à titre d’exemple l’affaire Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 46, CEDH 2004-VIII).

175. Deuxièmement, le Gouvernement soutient que la majorité de la chambre n’a pas tenu compte de ce que le droit à un tribunal « établi par la loi » est un droit à un « tribunal » compétent préalablement établi par la loi. Il affirme que, au lieu de cela, la majorité a donné à l’expression « établi par la loi », qui figure à l’article 6 § 1, le même sens que « conforme » à n’importe quelle règle, pour autant que celle-ci « se rattache » simplement à l’établissement et à la compétence des organes juridictionnels, et ce quand bien même l’irrégularité serait seulement de nature procédurale et n’aurait aucune conséquence juridique sur la compétence du « tribunal ». Le Gouvernement perçoit une différence importante entre les deux expressions, expliquant qu’un vice dans la procédure par laquelle un juge a été nommé pourrait signifier que cette procédure n’était pas « conforme à la loi », mais qu’il ne faut pas pour autant en conclure à l’invalidation de l’établissement du tribunal lui-même dès lors que selon lui, du point de vue du droit interne, le tribunal pourrait quand même passer pour valablement constitué nonobstant le vice dans la procédure de nomination de ses membres.

176. Troisièmement, le Gouvernement juge contraire à la jurisprudence de la Cour le critère de la « violation flagrante du droit interne », que les tribunaux nationaux auraient dû appliquer selon la majorité. Il soutient que la bonne approche aurait consisté à rechercher si, au regard du droit interne, les irrégularités dans le processus de sélection étaient de nature à invalider la nomination subséquente du juge en question. Il avance que, dans la négative, le « tribunal » aurait alors en son sein des juges nommés, tenus par leurs obligations légales découlant de leur qualité de magistrat, et qu’il serait donc « établi par la loi ». Il considère que, selon la jurisprudence de la Cour, le critère de la « violation flagrante » ne permettrait à la Cour d’écarter la conclusion d’une juridiction nationale selon laquelle un « tribunal » était « établi par la loi » que s’il est manifeste et évident au regard du droit interne que tel n’était pas le cas. Or, en l’espèce, la majorité aurait jugé que le mot « flagrant » se rapportait non pas au caractère manifeste de toute erreur dans l’analyse du droit interne par le juge national mais à la « nature et à la gravité de la violation alléguée ». Cette approche ne coïnciderait ni avec la jurisprudence constante de la Cour ni avec le principe de subsidiarité, et le critère proposé serait trop large et vague. De plus, les seules affaires citées par la majorité à l’appui de son raisonnement seraient des affaires examinées par la Cour de l’AELE et le Tribunal de l’Union européenne, qui auraient eu pour objet des vices de procédure très différents survenus dans des contextes juridiques tout aussi différents et qui n’auraient soulevé aucune question sous l’angle de la subsidiarité.

177. Le Gouvernement soutient en outre que le critère de la « violation flagrante » n’est pas réaliste. Selon lui, un tel critère s’appliquerait à toute violation, quelle qu’en soit la nature et quel que soit le moment où elle a été commise. Il permettrait donc de contester même les arrêts rendus par un juge nommé trente ans plus tôt à l’issue d’une procédure viciée, pourvu que la Cour estime les irrégularités suffisamment graves. S’appuyant sur cet exemple, le Gouvernement affirme que les conséquences du critère proposé seraient pires que les vices que celui-ci cherche à réparer et entièrement disproportionnées à ceux-ci.

178. Quatrièmement, le Gouvernement expose que, si la majorité a reconnu que le critère de la « violation flagrante du droit interne » ne pouvait être satisfait qu’en cas de manquement à des règles revêtant un « caractère fondamental » et constituant un « élément essentiel de l’établissement et du fonctionnement du système judiciaire » (paragraphe 102 de l’arrêt de la chambre), elle a méconnu différents facteurs en raison desquels il était impossible de conclure à une violation « flagrante » dans les circonstances de l’espèce. Les facteurs qu’il évoque sont les suivants : la Cour d’appel, en tant qu’institution, aurait été établie par la loi ; la commission d’évaluation, organe chargé par la loi de rendre des avis en la matière, aurait estimé qu’A.E. était tout à fait qualifiée et qu’elle remplissait toutes les conditions pour être nommée juge à la Cour d’appel ; la loi aurait permis à la ministre de la Justice de proposer les candidats à l’Althingi pour approbation sans suivre sur tous les points les recommandations de la commission d’évaluation ; la ministre aurait agi comme elle l’a fait en toute bonne foi à tout moment, et ce en se fondant sur des considérations entièrement légitimes tenant à l’expérience judiciaire et à la parité entre les hommes et les femmes ; la désignation d’A.E., ainsi que des quatorze autres juges, aurait été approuvée par le Parlement, qui aurait eu la possibilité d’analyser minutieusement les propositions de la ministre devant la CCQC, puis en séance plénière, et qui n’aurait pas cherché à voter séparément sur chaque candidature bien qu’il en eût le pouvoir ; le président de l’Islande aurait formellement nommé A.E. à la fonction de juge ; dès sa prise de fonction en tant que juge, A.E. se serait également engagée à se conformer à toutes les obligations légales découlant de sa qualité de magistrat, conformément à l’article 61 de la Constitution, et elle aurait bénéficié d’une inamovibilité fonctionnelle garantie par la Constitution – ce qui signifierait que les vices dans le processus de nomination n’ont eu aucune incidence sur ses attributions judiciaires ou sa situation lorsqu’elle a siégé dans l’affaire du requérant – ; rien ne prouverait qu’A.E. eût jamais agi autrement que de manière exemplaire dans l’exercice de ses fonctions de juge, que ce fût dans l’affaire du requérant ou à d’autres occasions ; et la Cour suprême aurait expressément jugé que, au regard du droit interne, les vices de forme qu’elle avait constatés dans la procédure ayant abouti à la présentation de la candidature d’A.E. pour approbation par le Parlement et à la nomination consécutive de cette personne n’étaient ni significatifs ni de nature à invalider sa nomination.

179. Lors de l’audience devant la Grande Chambre, le Gouvernement a avancé d’autres raisons pour lesquelles, selon lui, les violations en question ne pouvaient passer pour flagrantes. Il a soutenu en particulier que, eu égard au caractère inédit de la procédure de nomination, il n’était guère aisé de qualifier de « flagrante » une erreur qui avait pu être constatée ultérieurement, sauf si la mauvaise foi était démontrée – ce qui n’aurait pas été le cas en l’espèce ; que dans le cadre des procédures engagées par J.R.J. et Á.H., le tribunal de district n’avait initialement pas conclu à la violation de la loi, ce qui montrerait que toute erreur qui avait pu être commise était moins que flagrante ; et que les tribunaux internes n’avaient nullement conclu à la mauvaise foi de la ministre. Il ajoute à cet égard que l’arrêt de la chambre a sorti de leur contexte les conclusions auxquelles la Cour suprême était parvenue dans ses arrêts du 19 décembre 2017 concernant le risque pour la réputation de J.R.J. et de Á.H. Selon le Gouvernement, ces conclusions étaient pertinentes pour apprécier à l’aune des critères classiques de la prévisibilité et du caractère éloigné du préjudice, s’il y avait lieu d’octroyer ou non des dommages-intérêts, et elles n’avaient aucun rapport avec une quelconque violation délibérée de la loi. Au contraire, la Cour suprême aurait expressément précisé dans ses arrêts qu’elle n’avait pas conclu que la ministre avait délibérément cherché à nuire à la réputation d’autrui.

180. Cinquièmement, pour finir, le Gouvernement estime que la majorité n’a pas tenu compte des répercussions considérables de l’approche qu’elle a suivie. Il indique à cet égard que la majorité a conclu que tout vice de procédure, fût-il de pure forme ou ancien, qui surviendrait à n’importe quel stade d’un processus de nomination judiciaire, suffirait à invalider toute nomination qui s’ensuivrait et toute décision que le juge ainsi nommé rendrait même lorsque, comme en l’espèce, la nomination avait été expressément approuvée par le Parlement et actée par le président, et même lorsque tous les acteurs de ce processus avaient agi de bonne foi et que la juge était manifestement qualifiée. Il considère qu’une telle approche aurait des conséquences dramatiques sur la prééminence du droit, l’indépendance des juges et la sécurité juridique, et qu’elle serait inconciliable avec l’impératif d’inamovibilité des juges, ce dont la chambre n’aurait pas tenu compte dans son arrêt. Il soutient que confirmer le raisonnement de la majorité conduirait à invalider non seulement toutes les décisions rendues par la Cour d’appel avec A.E. en son sein mais aussi toutes celles rendues par cette juridiction, eu égard aux critiques dirigées contre le vote en bloc auquel le Parlement a procédé pour l’ensemble des quinze candidats retenus.

181. Le Gouvernement estime de surcroît que les répercussions de pareil raisonnement ne se limiteraient pas à l’Islande : tout vice de forme dans le processus de nomination d’un juge permettrait d’attaquer toute décision de justice dans tout État membre du Conseil de l’Europe, indépendamment des garanties entourant le processus de nomination ou l’éloignement dans le temps de ce vice par rapport à la décision de fond contestée, indépendamment des décisions de justice internes statuant sur la validité de la nomination et indépendamment encore de la qualité des candidats nommés et des garanties générales permettant de s’assurer de leur compétence et de leur indépendance en tant que juges. Selon le Gouvernement, un vice de forme dans le processus de sélection des juges ne peut passer pour problématique au regard de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » que s’il a conduit à la nomination à la fonction de juge d’une personne ne présentant pas les conditions ou qualifications requises, ce qui n’aurait pas été le cas en l’espèce.

182. Outre ces arguments, le Gouvernement soutient que, globalement, la procédure de nomination a été ouverte et transparente. Il juge important d’indiquer que la proposition initialement présentée par la commission d’évaluation a été critiquée devant le Parlement, aussi bien par l’opposition que par les partis de la coalition. Il expose que les critiques étaient doubles : on aurait considéré, premièrement, que la proposition de la commission ne tenait pas compte de l’égalité dans la représentation des sexes puisque seuls cinq des quinze candidats proposés étaient des femmes et, deuxièmement, que la commission n’avait pas accordé suffisamment de poids à l’expérience judiciaire. Il estime que la liste proposée par la commission devait donc quoi qu’il en soit être remaniée et que la proposition faite par la ministre de la Justice au Parlement tenait compte de ces critiques. Il ajoute que l’article 4 de l’arrêté no 620/2010 du ministre de la Justice énumérait les éléments objectifs sur lesquels la commission était censée fonder son avis mais qu’il ne disait rien du poids à accorder à chacun d’eux. La commission aurait pris la responsabilité d’accorder le même poids à l’expérience judiciaire et à l’expérience au contentieux ou au sein de l’administration. Les quatre candidats qui avaient été retenus par la commission mais que la ministre de la Justice a écartés se seraient vu attribuer 0,5, 1, 3,5 et 5,5 points au titre de l’expérience judiciaire d’après la grille d’évaluation de la commission, tandis que les quatre candidats ajoutés sur la liste auraient obtenu 9,5, 8,5, 7 et 6 points. A.E., qui figurait parmi les candidates proposées par la ministre, aurait eu trente-deux années de carrière judiciaire et davantage d’expérience judiciaire que les quatre candidats rayés de la liste. Cela dit, la proposition de la ministre n’aurait pas reposé sur des valeurs numériques objectives ; lorsque la ministre a proposé d’attribuer plus de poids à l’expérience judiciaire, elle aurait cherché non pas simplement à comparer les années d’expérience des candidats en question, mais aussi à évaluer subjectivement leur qualité et leurs capacités. Quant aux considérations de parité entre les hommes et les femmes, le Gouvernement ne conteste pas que, comme le prévoit la loi sur l’égalité, elles n’entrent en ligne de compte que si les candidats de sexe différent ont « des qualifications égales » mais il argue que la ministre avait estimé, contrairement à ce que la commission d’évaluation avait conclu, que plus de quinze candidats avaient des qualification égales pour le poste.

183. Le Gouvernement conclut de ce qui précède que l’approche de la ministre était tout à fait rationnelle, bien qu’entachée des vices de forme constatés, et qu’elle était entourée des garanties que constituait l’obligation de recueillir l’approbation du Parlement et la signature de la lettre de nomination par le président. Il argue que, si les exigences en matière d’« instruction suffisante » découlant de l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives qui, indique-t-il, visent à garantir que les décisions administratives reposent sur des faits exacts, sont d’application stricte en matière de nominations judiciaires – compte tenu de l’importance des principes tels que la séparation des pouvoirs et l’indépendance des juges –, il estime que la portée de ces exigences dans ce domaine précis n’est pas tout à fait certaine. Il indique qu’en l’espèce la ministre a bel et bien motivé ses propositions de bonne foi et que, pourtant, la Cour suprême a jugé cette motivation insuffisante.

184. Le Gouvernement estime essentiel, pour déterminer l’approche à retenir en l’espèce, de bien comprendre l’arrêt que la Cour suprême a rendu le 24 mai 2018. Il expose que cet arrêt a établi qu’A.E. avait été pleinement investie de ses fonctions judiciaires, qu’elle avait siégé dans l’affaire du requérant « conformément au droit interne » et que la Cour d’appel, lorsqu’elle avait statué, était « établie par la loi ». Selon lui, il n’y avait rien d’arbitraire ni de manifestement déraisonnable pour la Cour suprême de dire que, malgré les irrégularités dont était entachée la procédure à l’origine de la nomination d’A.E., la Cour d’appel n’était pas dépourvue de la compétence nécessaire pour juger le requérant. Il aurait donc été important de ne pas confondre les conséquences juridiques du vice de procédure en question sur les autres candidats (c’est-à-dire ceux que la ministre de la Justice avait supprimés de la liste) et les conséquences juridiques de ce même vice sur la situation d’A.E. ou dans l’affaire du requérant. Ce vice de procédure aurait été éloigné par rapport à la procédure conduite en l’espèce. La Cour suprême aurait conclu que, du point de vue du droit interne, les vices de procédure qu’elle avait constatés n’avaient eu aucune incidence sur la situation d’A.E. et que, dès lors, la Cour d’appel n’était pas incompétente, du fait de la présence d’A.E. au sein de la formation, pour statuer en tant que « tribunal ». La question de la compétence à cet égard n’aurait été tranchée qu’à l’aune de l’interprétation donnée au droit interne. Or la chambre aurait fait sienne la conclusion de la Cour suprême quant à l’existence de vices dans la procédure de nomination mais n’aurait pas tenu compte de la conclusion de cette même juridiction selon laquelle ces vices n’avaient eu aucune conséquence juridique significative. L’approche adoptée par la majorité reviendrait à dire que les conséquences juridiques des violations du droit interne devraient s’apprécier non pas à l’aune du droit interne lui-même mais immédiatement et directement selon les critères indépendants retenus par la chambre, et à détacher ainsi la violation du droit interne de ses conséquences juridiques au regard de celui-ci. Se référant en particulier aux arrêts rendus par la Cour suprême en ce qui concerne les candidats J.R.J. et Á.H., le Gouvernement a souligné à l’audience devant la Grande Chambre que la nomination d’A.E. avait été juridiquement validée et actée. Selon lui, si les vices de procédure constatés n’ont eu ni répercussions ni aucune importance pour A.E., il faut en conclure logiquement qu’ils ne pouvaient emporter non plus la moindre conséquence pour le requérant.

185. Le Gouvernement soutient que, par opposition aux circonstances qui avaient amené la Cour par le passé à conclure au non-respect de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », les règles de procédure qui ont été enfreintes en l’espèce ne régissaient pas directement la participation de la juge A.E. au procès du requérant et qu’elles n’ont pas eu non plus d’incidence immédiate sur sa présence au sein de la formation de jugement. Il en conclut que la participation d’A.E. au procès du requérant n’était pas « irrégulière », au sens donné à ce terme dans la jurisprudence de la Cour. Il ajoute que les arrêts rendus par la Cour suprême en décembre 2017, sur lesquels la majorité s’est selon lui si amplement appuyée, n’ont pas été prononcés dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le requérant et ne portaient pas non plus sur la question de savoir si la Cour d’appel était un « tribunal établi par la loi ».

186. Le Gouvernement argue par ailleurs que, contrairement à ce que la majorité a conclu, la Cour suprême, dans l’arrêt concernant le requérant qu’elle a rendu en l’espèce le 24 mai 2018, n’a pas limité son analyse aux questions de savoir si la nomination de la juge A.E. était entachée de « nullité » et si le procès dirigé contre le requérant avait été équitable malgré les vices qui avaient entaché la procédure de nomination de cette juge, mais que la haute juridiction a selon lui examiné toutes les questions qui se posaient, par exemple celles de savoir si la nomination de la juge A.E. devait être invalidée et si le requérant avait été entendu par un tribunal « établi par la loi ». Il indique que, si la conclusion de la Cour suprême était certes fondée sur les impératifs d’indépendance et d’impartialité découlant de l’article 6, elle englobait sans aucun doute également l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » posée par cette même disposition.

187. Cependant, le Gouvernement ajoute que si un tribunal islandais peut en théorie contrôler la légalité de la nomination d’un juge et invalider une décision à laquelle un juge irrégulièrement nommé a été associé, un vice de procédure analogue à celui qui a été constaté en l’espèce conduit en pratique à l’indemnisation des candidats qui n’ont pas été nommés en conséquence de ce vice. Il n’y a eu selon lui au cours des cinquante dernières années aucun cas qui aurait indiqué qu’un tel vice pourrait entraîner ou aurait entraîné l’invalidation de la nomination d’un juge.

188. Le Gouvernement considère que le droit à un « tribunal établi par la loi » est spécifiquement et directement lié au droit interne et qu’il se distingue en cela du « droit à un tribunal indépendant ». Il estime que, à l’inverse de la jurisprudence citée par la majorité de la chambre, la présente espèce a pour objet non pas l’attribution de telle ou telle affaire à tel ou tel juge – laquelle pourrait poser des problèmes objectifs d’indépendance et d’impartialité – mais le processus général de nomination d’une juge, sans aucun lien avec une affaire donnée. Il ajoute que, là encore à l’inverse de la jurisprudence citée, les irrégularités procédurales que la Cour suprême a constatées en l’espèce étaient bien antérieures à la participation de la juge en question au procès du requérant, qu’elles n’avaient aucun rapport avec cette affaire et qu’elles n’ont eu aucune incidence sur l’indépendance ou l’impartialité de la juge en question. Il argue que, selon la jurisprudence de la Cour, l’une des questions essentielles qui se posent lorsque le droit à un « tribunal établi par la loi » se trouve en jeu est celle de savoir si le vice juridique dans le cas d’espèce a eu la moindre incidence sur l’une quelconque des garanties matérielles en matière d’équité, d’indépendance ou d’impartialité dans ce cas précis.

189. Le Gouvernement ajoute que, compte tenu de l’intervention du Parlement, nul ne peut dire que le processus des nominations judiciaires en cause était à la discrétion de l’exécutif. Il explique sur ce point que la procédure spéciale de vote devant le Parlement, telle que la disposition temporaire IV la prévoyait, visait à vérifier les qualifications des juges à nommer et à recueillir un consensus sur leur nomination, de manière à renforcer la légitimité des personnes retenues et de la Cour d’appel elle‑même. Les réformes législatives en matière de nominations judiciaires au cours des dernières décennies auraient toutes eu pour but de limiter les pouvoirs du ministre en la matière, lesquels auraient fait auparavant l’objet de critiques en Islande. La Cour suprême aurait certes conclu que le Parlement n’avait pas respecté la procédure de vote prévue par la disposition temporaire IV, mais cette conclusion aurait été une question d’interprétation et le vice en question n’aurait eu aucune incidence sur l’intégrité du processus ou sur l’issue du vote. Quoi qu’il en soit, le vote en bloc devant le Parlement aurait été conduit conformément à la pratique coutumière et aucun député n’aurait demandé de vote séparé. Rien ne permettrait par ailleurs de prouver l’allégation du requérant selon laquelle le vote en bloc s’inscrivait dans une machination tendant à faire passer en force la nomination d’A.E., ni d’affirmer que le processus eût connu une autre issue si les propositions avaient chacune fait l’objet d’un vote.

190. Lors de l’audience devant la Grande Chambre, le Gouvernement a présenté des arguments supplémentaires. Il a exposé que la Cour d’appel était une juridiction nouvelle et qu’il n’existait donc à l’époque des faits aucun précédent établi quant à la procédure à suivre devant le Parlement aux fins de la présentation des propositions de nominations au sein de cette juridiction, ou quant aux modalités de vote de celles-ci devant le Parlement. Il a ajouté que certains développements récents en Islande indiquaient que la commission d’évaluation avait modifié sa procédure d’appréciation depuis 2017 et qu’elle avait désormais pour pratique de proposer un nombre de candidats supérieur au nombre de postes dont l’avis de vacance est publié, méthode que la ministre de la Justice aurait demandé à la commission de suivre en l’espèce (paragraphes 22 et 25 ci‑dessus). Il s’est référé sur ce point à un rapport d’appréciation produit par la commission d’évaluation le 9 décembre 2019 dans le cadre de la procédure de nomination d’un juge à la Cour suprême, dans laquelle la commission aurait proposé, pour un seul poste, les trois candidats qui étaient selon elle les plus qualifiés.

191. Le Gouvernement a également produit des déclarations écrites de B.N. et de la ministre pour réfuter la thèse du requérant selon laquelle la décision de cette dernière était motivée par des arrière-pensées politiques. Il soutient en particulier que les accusations que le requérant dirige contre la ministre et contre B.N. n’ont aucun sens d’un point de vue chronologique, expliquant qu’en mai 2017, lorsque les nominations des juges à la Cour d’appel étaient en cours, les élections législatives suivantes étaient censées avoir lieu en octobre 2020. Ce serait seulement en raison d’imprévus que des élections législatives anticipées furent annoncées le 15 septembre 2017 pour se tenir en octobre 2017 – c’est-à-dire trois ans environ avant la date qui était initialement prévue. Dans ces conditions, on ne pourrait soutenir que la ministre avait proposé à A.E., l’épouse de B.N., un poste à la Cour d’appel dans le cadre d’un marchandage politique qui aurait visé à lui assurer une place ministérielle au sein du nouveau gouvernement. Le Gouvernement ajoute que non seulement absolument aucun élément ne permet d’étayer les extravagantes allégations de mauvaise foi que le requérant dirige contre bon nombre de personnes et d’institutions, mais aussi qu’aucune de ces allégations n’a été formulée au niveau interne, de sorte que le principe de l’épuisement des voies de recours internes ferait obstacle à ce que le requérant les expose désormais devant la Cour.

192. En réponse à la question que la Cour a posée lors de l’audience sur l’articulation entre le droit à un « tribunal établi par la loi » et les autres exigences d’un procès équitable, en particulier celles d’indépendance et d’impartialité, le Gouvernement a dit (dans les réponses écrites qu’il a adressées à la Cour le 20 février 2020 – paragraphe 10 ci-dessus) que les éléments d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 étaient tous dans une certaine mesure imbriqués. Il en a conclu que l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » était l’un des aspects de la finalité primordiale de l’article 6. D’après le Gouvernement, cette exigence peut s’interpréter de l’une des deux manières suivantes. Selon la première approche, l’expression « établi par la loi » aurait pour fonction de souligner que l’article 6 exige l’accès à un organe ayant compétence pour rendre des décisions juridiquement contraignantes, c’est-à-dire que, d’une part, le « tribunal » lui-même devrait avoir une base légitime en droit interne et que, d’autre part, la formation statuant sur une affaire donnée devrait avoir été constituée conformément au droit interne. La seconde approche consisterait à voir dans la notion de « tribunal établi par la loi » une exigence supplémentaire qui voudrait que la nomination d’un juge ne soit entachée d’aucun vice juridique qui viderait de « sa substance même le droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial ». La première de ces deux approches serait plus conforme à la règle d’interprétation fondée sur le « sens ordinaire » que consacre l’article 31 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités. La seconde approche, en revanche, ne serait pas nécessaire au regard de la finalité de l’article 6. En effet, adjoindre à l’exigence d’« un tribunal établi par la loi » des considérations d’équité, d’indépendance et d’impartialité risquerait de rendre répétitives les autres garanties que renferme l’article 6 et d’obscurcir la fonction précise de cette exigence. Cette fonction – qui trouverait son reflet dans la première approche susmentionnée – serait de veiller à ce que l’organe saisi d’une affaire ait juridiquement compétence pour rendre une décision contraignante dans ce cas particulier.

193. Enfin, en réponse aux tierces observations (paragraphes 194-204 ci‑dessous), le Gouvernement soutient que la présente affaire est totalement différente des types de situations mentionnés dans ces observations. Contrairement à la situation qui existerait en Pologne ou en Géorgie, la méthode suivie par les autorités islandaises en l’espèce n’aurait représenté aucune menace pour l’indépendance judiciaire.

2. Les tiers intervenants

a) Le gouvernement polonais

194. Le gouvernement polonais déclare tout d’abord que la présente affaire porte sur une question qui revêt une importance constitutionnelle fondamentale touchant la compétence des organes de l’État en matière de nominations judiciaires. Il indique que la pratique de nomination des juges par l’exécutif est communément admise en Europe et qu’elle ne pose en elle-même aucun problème au regard de la jurisprudence de la Cour ou de celle de la Cour de justice de l’Union européenne.

195. Le gouvernement polonais met en avant l’importance que le principe de subsidiarité revêt dans le mécanisme de la Convention et il estime que la chambre, dans son arrêt, a méconnu ce principe, ainsi que la marge d’appréciation dont jouissent les autorités des États défendeurs pour ce qui est de l’exécution par eux de leurs obligations pertinentes découlant de la Convention. Il estime que la Cour ne devrait pas se substituer aux autorités nationales en ce qui concerne la bonne manière d’interpréter la législation nationale, ce que selon lui la chambre a pourtant fait en l’espèce en écartant les conclusions auxquelles la Cour suprême islandaise était parvenue. Il considère en outre que la chambre a statué sans avoir dûment tenu compte des répercussions considérables que sa décision aurait dans le système judiciaire islandais ou dans les systèmes judiciaires des autres États membres. Il argue sur ce point que, dans les affaires où le droit à un tribunal établi par la loi se trouvait en jeu, la Cour s’était en pratique jusqu’à présent bornée à ne constater des violations que lorsque la méconnaissance des règles internes en matière de nominations judiciaires avait eu de plus lourdes conséquences, par exemple lorsqu’une personne qui n’avait pas la qualité de juge ou qui ne pouvait être nommée à de telles fonctions avait siégé au sein de la formation de jugement.

b) Le Commissaire aux droits de l’homme de la République de Pologne

196. Le Commissaire aux droits de l’homme de la République de Pologne (« le Commissaire polonais »), M. Adam Bodnar, soutient que l’expression « établi par la loi » qui figure à l’article 6 § 1 de la Convention englobe forcément le processus de nomination des juges. Il argue que la loi dont il s’agit doit non seulement fixer au préalable la base légale, la compétence et la composition d’un tribunal, mais aussi les critères et la procédure de nomination des juges, et que ces nominations doivent ensuite se dérouler conformément à ces dispositions. Il considère que la stricte observation de celles-ci est essentielle pour prévenir toute ingérence illicite d’autres branches du pouvoir, en particulier de l’exécutif, dans la procédure de nomination et pour garantir ainsi l’indépendance et l’impartialité des juges. Il ajoute que cette stricte observation permet aussi de renforcer la confiance du justiciable dans l’administration de la justice et, par voie de conséquence, la légitimité démocratique du pouvoir judiciaire. Il estime essentiel non seulement que les juges soient indépendants et impartiaux mais aussi que la procédure en vue de leur nomination apparaisse elle aussi revêtir ces caractères.

197. Le Commissaire polonais se rallie à l’avis de la chambre lorsqu’elle dit qu’une violation flagrante des règles internes en matière de nomination des juges est manifestement contraire à l’article 6 § 1 de la Convention. Il estime qu’un tel constat de violation flagrante rend superflu tout examen consécutif au regard des exigences d’un procès équitable découlant de cette disposition dès lors que, selon lui, aucun procès équitable ne peut être conduit devant une autorité qui serait dépourvue des attributs d’un tribunal. En outre, il appuie l’idée que les violations flagrantes doivent revêtir un caractère fondamental et concerner des éléments essentiels du processus de nomination. Il en conclut que seules les violations ayant eu des conséquences notables sur la conduite et/ou l’issue du processus satisferaient au critère de la « violation flagrante ». Il ajoute que le caractère intentionnel de la violation est aussi un élément important à prendre en considération sur ce point, comme les tribunaux de l’Union européenne l’auraient eux aussi reconnu.

198. Le Commissaire polonais estime qu’il revient à la Cour en l’espèce de préciser les conséquences, à l’aune de la sécurité juridique, d’un constat selon lequel une juridiction interne n’était pas « établie par la loi ». Il soutient que l’intervention délibérée de l’exécutif – ou le cas échéant du législateur – dans la situation d’un juge d’une manière qui serait incompatible avec la Convention prime tout argument tiré de la sécurité juridique ou de l’inamovibilité des magistrats. Tel serait particulièrement le cas lorsqu’il n’existe aucun mécanisme permettant de contrôler la légalité de la nomination d’un juge préalablement à l’acte de nomination. En outre, il ne faudrait pas récompenser les actions visant à contourner ou violer sciemment les lois applicables en avalisant la situation qui en résulterait (ex iniuria ius non oritur).

199. Pour ce qui est des discussions relatives au principe de subsidiarité et à la marge d’appréciation de l’État, le Commissaire polonais considère que le droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi est un élément essentiel du droit à un procès équitable, et que les normes de la Convention en la matière sont autonomes, en ce sens qu’elles sont indépendantes des règles nationales pertinentes existant dans chaque État membre. La Cour aurait donc le pouvoir de dire si les autorités et tribunaux internes ont appliqué les normes en question d’une manière conforme à la Convention, et pareil contrôle ne serait pas en lui-même contraire au principe de subsidiarité ou à la doctrine de la marge d’appréciation. Refuser à la Cour le pouvoir d’opérer son propre contrôle à cet égard rendrait illusoire l’existence même de la garantie offerte par l’article 6.

200. Le Commissaire polonais expose enfin que la décision que la Grande Chambre rendra en l’espèce sera éminemment utile dans le cadre de l’examen de la conformité aux normes de la Convention de la pratique actuelle en Pologne en matière de nominations judiciaires. Il attire l’attention de la Cour sur les affaires dont la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie dans ce domaine, en particulier sur l’arrêt que celle‑ci a rendu le 19 novembre 2019 dans l’affaire C‑624/18 (évoquée au paragraphe 138 ci-dessus). Il informe la Cour que, faisant suite aux conclusions de cet arrêt, la Cour suprême polonaise (chambre du travail et des assurances sociales) a déclaré le 5 décembre 2019 que le Conseil national de la magistrature – qui était chargé de présenter au président de la République des propositions de nominations à la chambre disciplinaire de la Cour suprême – n’était pas un organe indépendant et impartial et que la chambre disciplinaire ne pouvait être qualifiée de « tribunal ». Il estime que cet arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne a bien précisé que l’acte de nomination que le président de la République avait ultérieurement pris ne pouvait par lui-même remédier à un vice préexistant ayant entaché le processus de nomination, surtout en cas d’excès ou de détournement de pouvoir, d’erreur de droit ou d’erreur manifeste d’appréciation.

c) La Défenseure publique (médiateur) de Géorgie

201. La Défenseure publique de Géorgie (« la Défenseure publique »), Mme Nino Lomjaria, a produit une note relative au récent processus de sélection et de nomination des juges à la Cour suprême géorgienne qui avait été critiqué tant par ses services que par différentes organisations internationales. Elle expose que les critiques étaient surtout axées sur le manque de transparence dans la procédure de nomination et l’absence de critères de sélection objectifs, lacunes qui auraient gravement nui à la possibilité d’une sélection fondée sur le mérite. Elle indique avoir récemment contesté la constitutionnalité de ce processus devant la Cour constitutionnelle géorgienne. Elle ajoute que si la haute juridiction n’a pas encore statué sur le fond elle a d’ores et déjà confirmé que le droit à un procès équitable consacré dans la Constitution englobait le droit pour le justiciable de saisir un tribunal formé conformément aux normes constitutionnelles.

202. S’appuyant sur un certain nombre de sources internationales et sur la jurisprudence pertinente de la Cour, la Défenseure publique dit que le mode de sélection et de nomination des juges joue un rôle fondamental lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’indépendance d’un « tribunal ». Elle estime que le justiciable ne peut pas avoir confiance dans la justice si le processus de sélection des juges est entaché de vices, surtout lorsque ceux‑ci mettent en cause l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle ajoute que l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » ne serait pas respectée si la violation des règles internes applicables donnait à penser qu’un tribunal aurait été composé différemment si cette violation ne s’était pas produite. Elle considère qu’il serait d’une importance cruciale non seulement pour les parties à la présente affaire mais aussi pour les États membres du Conseil de l’Europe en général que la Grande Chambre approuvât ces principes.

d) La Fondation Helsinki pour les droits de l’homme

203. La Fondation Helsinki pour les droits de l’homme (« la Fondation Helsinki »), une organisation non gouvernementale basée en Pologne, estime elle aussi que l’arrêt que la Grande Chambre rendra en l’espèce aura des répercussions considérables non seulement en Islande, mais aussi dans d’autres États membres, notamment en Pologne. Elle évoque ce qu’elle appelle la « crise judiciaire » en Pologne, qui selon elle est née de la procédure de réforme de la justice entreprise par le Parlement polonais entre 2015 et 2018 et qui a fait l’objet de vives critiques dans le pays et à l’étranger, y compris devant la Cour de justice de l’Union européenne.

204. La Fondation Helsinki soutient que, selon la jurisprudence de la Cour, telle que la Cour de justice de l’Union européenne l’a suivie, la manière dont les juges sont nommés est un élément à l’aune duquel apprécier l’indépendance judiciaire. Elle estime que tout manquement aux règles en la matière qui permettrait aux organes politiques d’intervenir davantage dans le processus de nomination des juges est susceptible de compromettre l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle ajoute que pareils manquements pourraient nuire à la légitimité du pouvoir judiciaire, exposant que, dans un État démocratique, la légitimité des juges repose dans une large mesure sur la confiance du justiciable dans leur neutralité, leur objectivité et leur absence d’affiliation politique. Dès lors, tout manquement par le législateur et par l’exécutif aux règles de nomination des juges à des fins politiques risquerait de perturber gravement le système judiciaire national, comme les événements survenus récemment en Pologne le montreraient. Seule une stricte observation de ces règles, en particulier de celles censées offrir une protection contre les interventions politiques abusives des autres branches du pouvoir, permettrait d’assurer le respect du droit à un tribunal indépendant et impartial. Faire preuve de tolérance à l’égard de la violation des règles en matière de nomination des juges – par exemple au motif que n’importe quel vice qui entacherait les stades antérieurs du processus de nomination pourrait être par la suite réparé par l’acte officiel de nomination – risquerait d’ouvrir la voie à un usage abusif de ce procédé pour des raisons politiques et serait incompatible avec le principe de la prééminence du droit.

C. Appréciation de la Cour

1. Sur l’objet du grief tiré par le requérant d’une violation du droit à un tribunal « établi par la loi »

205. La Grande Chambre estime qu’il lui faut tout d’abord définir l’objet du grief tiré par le requérant d’une violation du droit à un tribunal « établi par la loi ».

206. Il y a lieu de souligner d’emblée que la présente affaire ne soulève pas de question relativement à la légalité de l’existence de la Cour d’appel nouvellement créée. En effet, les parties s’accordent à considérer que cette juridiction a été instituée en application d’une loi du Parlement, la nouvelle loi sur la justice, dont le requérant ne conteste pas la qualité – pour ce qui est de son accessibilité et de sa prévisibilité.

207. La Grande Chambre n’est pas non plus appelée à examiner le système de nomination des juges mis en place en Islande. Comme la Commission de Venise et le CCJE l’ont souligné (paragraphes 122 et 126 ci-dessus), les systèmes de sélection et de nomination des juges varient en Europe, et il n’y a pas de modèle unique qui s’appliquerait à tous les pays. La Cour rappelle sur ce point que, même si la notion de séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire a pris une importance grandissante dans sa jurisprudence, la nomination de juges par l’exécutif ou par le législateur est admissible, pourvu que les juges ainsi nommés soient libres de toute pression ou influence lorsqu’ils exercent leur rôle juridictionnel (Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 49, CEDH 2013 (extraits)). La question est toujours de savoir si, dans une affaire donnée, les exigences de la Convention ont été respectées (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98 et 3 autres, § 193, CEDH 2003‑VI, et Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, § 46, 30 novembre 2010).

208. La Grande Chambre n’a pas davantage à déterminer si les règles internes pertinentes en matière de nomination des juges ont été enfreintes pendant le processus à l’issue duquel A.E. a été nommée à la Cour d’appel nouvellement constituée. Elle note sur ce point que, dans deux arrêts séparés rendus le 19 décembre 2017 (paragraphes 67-75 ci-dessus), la Cour suprême islandaise a déjà jugé établi que les lois pertinentes n’avaient pas été respectées en ce qui concerne la nomination des quatre juges que la ministre avait retenus, parmi lesquels figurait A.E. Premièrement, la Cour suprême a jugé qu’en remplaçant quatre candidats – que la commission d’évaluation avait considérés comme étant parmi les quinze les plus qualifiés pour être nommés à la Cour d’appel – par quatre autres candidats – que la commission n’avait pas classés parmi les quinze premiers de sa liste – sans s’être livrée à une analyse indépendante des faits et sans avoir dûment motivé sa décision, la ministre de la Justice avait méconnu l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives. Elle a précisé à cet égard que la ministre avait également enfreint le principe général bien établi de droit administratif islandais selon lequel seuls les candidats les plus qualifiés doivent être nommés aux postes dans la fonction publique. Deuxièmement, la juridiction suprême a relevé que le Parlement islandais n’avait pas procédé à un vote distinct en ce qui concerne chacun des candidats proposés par la ministre de la Justice, comme l’exigeait la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice. Elle a également repris ces conclusions dans l’arrêt qu’elle a rendu ultérieurement dans l’affaire du requérant (paragraphe 90 ci-dessus).

209. Rappelant que c’est en premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne et de s’assurer du respect de celui-ci (voir, par exemple, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 186, 6 novembre 2018), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de mettre en cause les constats susmentionnés de la Cour suprême. La Grande Chambre doit donc partir du principe que le processus à l’issue duquel A.E. a été nommée à la Cour d’appel a méconnu certaines des règles pertinentes de droit interne en matière de nomination des juges. Elle note par ailleurs que la question de la légalité de la nomination des onze juges restants – que la commission d’évaluation avait considérés dans sa liste comme étant parmi les plus qualifiés et qui ont ensuite également été inclus dans la liste que la ministre de la Justice a soumise au Parlement – ne se pose pas en l’espèce.

210. La tâche de la Grande Chambre en ce qui concerne le grief formulé en l’espèce se limite donc à déterminer les conséquences, sous l’angle de l’article 6 § 1, des violations du droit interne susmentionnées, c’est-à-dire à rechercher si la présence de la juge A.E. au sein de la formation de la Cour d’appel qui a statué sur l’appel formé par le requérant, malgré les irrégularités reconnues dans la procédure ayant abouti à la nomination de l’intéressée, a privé le requérant du droit à être jugé par un « tribunal établi par la loi ».

2. Sur la portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi »

a) Principes généraux et aperçu de la jurisprudence existante de la Cour

i. La notion de tribunal « établi par la loi »

211. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 6 § 1, un tribunal doit toujours être « établi par la loi ». Cette expression reflète le principe de la prééminence du droit, qui est inhérent au système de protection établi par la Convention et ses Protocoles et expressément mentionné dans le préambule de la Convention (voir, par exemple, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 64, CEDH 2007-III). Comme la Cour a déjà eu l’occasion de le dire, un tribunal qui ne serait pas établi conformément à la volonté du législateur serait forcément dépourvu de la légitimité requise dans une société démocratique pour trancher les différends juridiques (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002).

212. La Cour rappelle en outre que la « loi » visée à l’article 6 § 1 de la Convention comprend non seulement la législation régissant l’établissement et la compétence des organes judiciaires mais aussi toute autre disposition de droit interne dont le non-respect rendrait irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen d’une affaire (Gorguiladzé c. Géorgie, no 4313/04, § 68, 20 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie, no 30323/02, § 104, 27 octobre 2009, et Kontalexis c. Grèce, no 59000/08, § 38, 31 mai 2011). Il s’agit en particulier des dispositions prévoyant l’indépendance des membres d’un tribunal, la durée de leur mandat et leur impartialité (voir, par exemple Gurov c. Moldova, no 36455/02, § 36, 11 juillet 2006, DMD GROUP, a.s., c. Slovaquie, no 19334/03, § 59, 5 octobre 2010, et Miracle Europe Kft c. Hongrie, no 57774/13, § 48, 12 janvier 2016).

213. Autrement dit, l’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du « tribunal », mais encore le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent (Sokourenko et Strygoun c. Ukraine, nos 29458/04 et 29465/04, § 24, 20 juillet 2006) et la composition du siège dans chaque affaire (Richert c. Pologne, no 54809/07, § 43, 25 octobre 2011, et Ezgeta c. Croatie, no 40562/12, § 38, 7 septembre 2017).

ii. Le but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi »

214. La Cour observe que, selon sa jurisprudence, l’expression « établi par la loi » qui figure à l’article 6 § 1 a pour objet d’« éviter que l’organisation du système judiciaire dans une société démocratique ne soit laissée à la discrétion de l’exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du Parlement » (Zand c. Autriche, no 7360/76, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et rapports (DR) 15, pp. 70-80, et Miracle Europe Kft, précité, § 51).

215. Parallèlement, si la Cour a souligné l’importance croissante qui s’attache à la notion de séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 165, 23 juin 2016), elle a également dit que ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’obligeaient les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre des pouvoirs (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 144). À ses yeux, une certaine interaction entre les trois pouvoirs est non seulement inévitable mais aussi nécessaire pourvu qu’aucun d’eux n’empiète indûment sur les fonctions et compétences des autres. La question qui se pose est une nouvelle fois celle du respect, dans une affaire donnée, des exigences de la Convention (Kleyn et autres et Henryk Urban et Ryszard Urban tous deux cités au paragraphe 207 ci‑dessus).

iii. Analyse de la jurisprudence de la Cour

216. La Cour a dit que la violation par un « tribunal » des dispositions légales internes régissant l’établissement et la compétence des organes judiciaires emportait en principe violation de l’article 6 § 1 et qu’elle avait donc compétence pour se prononcer sur le respect des règles du droit interne sur ce point. Toutefois, vu le principe général selon lequel c’est en premier lieu aux juridictions nationales elles-mêmes qu’il incombe d’interpréter la législation interne, elle a également considéré qu’elle ne pouvait mettre en cause leur appréciation que dans des cas d’une violation flagrante de cette législation (voir, mutatis mutandis, Lavents, précité, § 114, et Kontalexis, précité, § 39).

217. L’analyse de la jurisprudence existante de la Cour montre que la question du respect de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » a jusqu’à présent été examinée dans des contextes variés – tant sous l’aspect pénal que sous l’aspect civil de l’article 6 § 1 –, notamment, mais pas uniquement, les suivants :

i) un tribunal ayant outrepassé sa compétence (Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96 et 4 autres, §§ 107-109, CEDH 2000‑VII, et Sokourenko et Strygoun, précité, §§ 26-28) ;

ii) l’attribution ou la réattribution d’une affaire à un juge ou à un tribunal particulier (DMD GROUP, a.s., précité, §§ 62-72, Richert, précité, §§ 41‑57, Miracle Europe Kft, précité, §§ 59-67, Chim et Przywieczerski c. Pologne, nos 36661/07 et 38433/07, §§ 138-142, 12 avril 2018, et Pasquini c. Saint-Marin, no 50956/16, §§ 103 et 107, 2 mai 2019) ;

iii) le remplacement d’un juge sans le justifier par une raison adéquate, contrairement à ce qu’exigeait le droit interne (Kontalexis, précité, §§ 42‑44) ;

iv) la reconduction tacite de juges dans leurs fonctions pour une durée indéterminée à l’expiration de leur mandat légal et dans l’attente de leur nouvelle nomination (Gurov, précité, § 37, et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, §§ 152-156, CEDH 2013) ;

v) un procès devant une formation d’un tribunal dont les membres n’étaient pas légalement habilités à siéger (Lavents, précité, § 115, et Zeynalov c. Azerbaïdjan, no 31848/07, § 31, 30 mai 2013) ;

vi) un procès devant une formation dont la majorité se composait de juges non professionnels alors que l’exercice par ceux-ci de fonctions judiciaires ne reposait sur aucune base légale en droit interne (Gorguiladzé, précité, § 74, et Pandjikidzé et autres, précité, § 110) ;

vii) la participation de juges non professionnels à des procès au mépris de la législation interne qui encadrait leurs fonctions (Posokhov c. Russie, no 63486/00, §§ 39-44, CEDH 2003‑IV) ;

viii) un procès devant des juges non professionnels qui n’avaient pas été nommés conformément à la procédure prévue par le droit interne (Ilatovskiy c. Russie, no 6945/04, 9 juillet 2009, §§ 38-42) ;

ix) une décision de justice rendue par une formation qui se composait d’un nombre de membres inférieur à celui que prévoyait la loi (Momčilović c. Serbie, no 23103/07, 2 avril 2013, § 32, et Jenița Mocanu c. Roumanie, no 11770/08, 17 décembre 2013, § 41) ; et

x) la conduite d’une procédure judiciaire par un administrateur du tribunal alors que la loi interne pertinente ne l’y autorisait pas (Ezgeta, précité, § 44).

b) Affinement des principes jurisprudentiels

218. La présente affaire donne à la Grande Chambre l’occasion d’affiner et clarifier le sens à donner à la notion de « tribunal établi par la loi » ainsi que d’analyser sa relation avec les autres « exigences institutionnelles » découlant de l’article 6 § 1, à savoir celles d’indépendance et d’impartialité. La Cour se penchera donc tout d’abord sur les éléments constitutifs de cette notion puis elle recherchera quelle interprétation des expressions « tribunal », « établi » et « par la loi » refléterait le mieux le but que poursuit cette exigence et, au bout du compte, rendrait réellement effective la protection qu’elle offre, et enfin elle examinera comment l’exigence d’un tribunal établi par la loi et les exigences d’indépendance et d’impartialité, qui sont elles aussi posées par l’article 6 § 1, s’articulent.

i. « Tribunal »

219. Selon la jurisprudence constante de la Cour, un « tribunal » se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence. Il doit aussi remplir une série d’autres conditions – « indépendance, notamment à l’égard de l’exécutif, impartialité, durée du mandat des membres (…) » (voir, par exemple, Belilos c. Suisse, 29 avril 1988, § 64, série A no 132).

220. De l’avis de la Cour, outre les exigences ci-dessus, la notion même de « tribunal » implique que celui-ci se compose de juges sélectionnés sur la base du mérite – c’est-à-dire de juges qui, grâce à leurs compétences professionnelles et à leur intégrité morale, sont capables d’exercer les fonctions judiciaires associées à cette charge dans un État régi par la prééminence du droit.

221. La Cour note à cet égard que différents textes internationaux importants mettent l’accent sur les compétences professionnelles et l’intégrité morale des juges en tant qu’éléments du droit à un procès équitable devant un « tribunal » indépendant et impartial établi par la loi. Elle se réfère sur ce point au paragraphe 25 de l’avis no 1 (2001) du CCJE, qui « recommande aux autorités des États membres responsables des nominations et des promotions ou chargées de formuler des recommandations en la matière d’adopter, de rendre publics et de mettre en œuvre des critères objectifs afin que la sélection et la carrière des juges soient fondées sur le mérite, eu égard à leurs qualifications, leur intégrité, leur compétence et leur efficacité » (paragraphe 124 ci-dessus). Elle tient également compte des textes internationaux cités aux paragraphes 117, 129 et 145-147 ci-dessus.

222. La Cour est consciente que ni la qualité de « tribunal » attribuée à la Cour d’appel ni les mérites des juges nommés au sein de cette juridiction ne sont en soi contestés en l’espèce. Elle tient toutefois à souligner l’importance primordiale que revêt un processus rigoureux de nomination des juges ordinaires pour s’assurer de la nomination à ces fonctions des candidats les plus qualifiés – du point de vue tant de leurs compétences professionnelles que de leur intégrité morale. Il va de soi que plus le tribunal se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie juridictionnelle, plus les critères de sélection applicables devraient être exigeants. Il est évident en outre que les juges non professionnels peuvent être soumis à des critères de sélection différents, en ce qui concerne en particulier les compétences professionnelles requises. De l’avis de la Cour, pareille sélection fondée sur le mérite ne garantit pas seulement la capacité professionnelle d’un organe juridictionnel à rendre la justice en tant que « tribunal » : elle est cruciale aussi pour préserver la confiance du public dans la justice et sert de garantie supplémentaire à l’indépendance personnelle des juges[10].

ii. « Établi »

223. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du « tribunal » mais encore le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent et la composition du siège dans chaque affaire (voir les affaires citées au paragraphe 213 ci-dessus). Elle note que, contrairement à ce que le Gouvernement soutient (paragraphe 175 ci‑dessus), la portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » peut donc ne pas se limiter aux cas où un organe judiciaire n’a pas la compétence, au regard du droit interne, pour faire fonction de juridiction.

224. La Cour observe en outre que, comme le Gouvernement l’indique aussi (paragraphes 185 et 188 ci-dessus), sa jurisprudence relative à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » concernait surtout jusqu’à présent des violations de règles de droit interne qui régissaient directement la compétence d’un tribunal pour statuer sur telle ou telle affaire ou des violations de règles qui avaient eu des conséquences immédiates sur la composition du siège dans une affaire donnée. La question qu’il y a lieu de trancher pour les besoins de la présente affaire est celle de savoir si des violations du droit interne qui se sont produites au stade de la nomination initiale d’un juge au sein d’une juridiction donnée sont elles aussi susceptibles d’enfreindre le droit à un « tribunal établi par la loi ».

225. La Cour note à cet égard que certains précédents dans sa jurisprudence vont dans ce sens, par exemple l’arrêt Ilatovskiy (précité, §§ 39-42). Cette affaire avait pour objet la condamnation, en 2002, du requérant par un tribunal de district qui était composé d’un juge professionnel et de deux assesseurs non professionnels, lesquels avaient été nommés à cette fonction respectivement en 1991 et en 1999. Après avoir constaté que la nomination des assesseurs en question n’avait pas respecté la procédure interne pertinente en vigueur à l’époque des faits, la Cour a conclu que le tribunal de district qui avait prononcé le jugement contre le requérant en ayant en son sein les deux assesseurs en question ne pouvait être considéré comme un « tribunal établi par la loi ». L’arrêt Ilatovskiy, malgré ses différences évidentes par rapport à la présente affaire, est un exemple clair d’une situation où des irrégularités dans la procédure de nomination de juges sont susceptibles de compromettre la légitimité, en tant que « tribunal établi par la loi », d’une juridiction au sein de laquelle ces juges ont ultérieurement siégé.

226. Le but que poursuit l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui est précisé au paragraphe 214 ci-dessus, vient également confirmer cette corrélation entre la procédure de nomination d’un juge et la « légalité » de la formation au sein de laquelle celui-ci siège ensuite. Cette exigence reflète le principe de la prééminence du droit et vise à préserver le pouvoir judiciaire de toute influence extérieure irrégulière émanant en particulier du pouvoir exécutif (paragraphe 211 ci-dessus), bien qu’il ne soit pas exclu que le pouvoir législatif, voire le pouvoir judiciaire lui-même, puissent exercer une telle influence. Elle englobe aussi toutes les dispositions de droit interne – y compris en particulier celles qui garantissent l’indépendance des membres d’un tribunal – dont le non‑respect rendrait « irrégulière » la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen d’une affaire (paragraphe 212 ci‑dessus). La Cour est consciente que le processus de nomination des juges peut faire l’objet d’influences abusives de cette nature et elle estime que, en cela, il doit être soumis à un contrôle strict ; en outre, il est évident que la participation d’un juge à l’examen d’une affaire peut être « irrégulière » si les règles ayant encadré le processus de sa nomination ont été enfreintes.

227. Ainsi que le CCJE l’observe dans son avis de 2015, « [c]haque juge nommé conformément à la constitution et aux autres règles applicables se voit ainsi investi de l’autorité et de la légitimité constitutionnelles » (paragraphe 126 ci-dessus), ce qui signifie donc qu’un juge qui serait nommé au mépris des règles pertinentes peut être dépourvu de la légitimité lui permettant d’exercer cette fonction. Eu égard aux conséquences fondamentales que le processus de nomination des juges emporte pour le bon fonctionnement et la légitimité du pouvoir judiciaire dans un État démocratique régi par la prééminence du droit, la Cour estime qu’il constitue nécessairement un élément inhérent à la notion de « tribunal établi par la loi », et une interprétation qui n’irait pas dans ce sens serait contraire au but que poursuit l’exigence qui en découle. Elle rappelle à cet égard que « le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » (voir, par exemple, Coëme et autres, précité, § 98).

228. La Cour souligne également sur ce point que, selon les conclusions de l’étude comparative qu’elle a conduite, près de la moitié des États examinés (c’est-à-dire dix-neuf sur quarante) interprètent l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » comme englobant clairement le processus de nomination initiale d’un juge à ses fonctions. Il existe donc d’ores et déjà parmi les États étudiés un net consensus dans ce domaine, dont la Cour ne peut faire abstraction. Il ressort par ailleurs des conclusions de cette étude que, dans bon nombre d’autres États, cette question n’a pas été tranchée et il n’est donc pas exclu que, si elle venait à y se poser, les juridictions internes puissent, en principe, interpréter l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » comme englobant aussi le processus de nomination des juges. Enfin, la Cour se réfère à cet égard à l’arrêt que la CJUE a rendu le 26 mars 2020 dans les affaires Simpson et HG, où celle-ci (en se référant à l’arrêt de la chambre en l’espèce) a reconnu que le droit à un « tribunal établi par la loi » s’appliquait au processus de nomination des juges (paragraphes 74 et 75 de l’arrêt de la CJUE, reproduit au paragraphe 137 ci-dessus).

iii. « Par la loi »

229. La nature et l’objet des affaires se rapportant à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » dont la Cour a connu jusqu’à présent appelaient surtout une décision sur les points de savoir si une juridiction saisie d’une affaire avait une quelconque base légale en droit interne et si les prescriptions de la législation interne pertinente régissant la constitution et le fonctionnement de cette juridiction avaient été respectées. La Cour tient à préciser à cet égard que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 175 ci-dessus), elle a aussi interprété la notion de « tribunal établi par la loi » comme signifiant un « tribunal établi conformément à la loi » (voir, mutatis mutandis, Ilatovskiy, précité, § 39, Momčilović, précité, § 29, et Jenița Mocanu, précité, § 37). Elle estime que cette interprétation va dans le sens de l’objet et du but généraux de cette notion et elle ne voit aucune raison de s’en écarter.

230. La Cour tient également à souligner à ce stade que l’exigence selon laquelle un tribunal doit être établi par la « loi » ne vise en aucun cas à imposer une uniformité dans les pratiques que suivent les États membres en matière de nomination des juges. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus (paragraphe 207), elle est tout à fait consciente que les systèmes de nomination des juges en Europe varient, et que le seul fait que le pouvoir exécutif, en particulier, exerce une influence décisive dans le processus de nomination – ce qui est le cas dans de nombreux États parties où les freins aux pouvoirs de l’exécutif qui résultent de la culture juridique et d’autres mécanismes de contrôle, associés à une pratique ancienne consistant à sélectionner des candidats hautement qualifiés jouissant d’une indépendance d’esprit, permettent de préserver l’indépendance et la légitimité du pouvoir judiciaire – ne peut en lui-même passer pour faire obstacle à ce qu’une juridiction soit réputée établie par la « loi ». La seule préoccupation ici consiste à veiller à ce que le droit interne pertinent en matière de nomination des juges soit, dans la mesure du possible, libellé en des termes non équivoques, de manière à empêcher toute ingérence arbitraire dans le processus de nomination, notamment de la part du pouvoir exécutif.

iv. L’articulation entre les exigences d’« indépendance », d’« impartialité » et d’un « tribunal établi par la loi »

231. Si le droit à un « tribunal établi par la loi » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention est un droit autonome, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il a des liens très étroits avec les garanties d’« indépendance » et d’« impartialité ».

232. À cet égard, et ainsi qu’il a déjà été précisé ci-dessus (paragraphe 219), la Cour considère qu’un organe juridictionnel qui ne satisfait pas aux exigences d’indépendance – en particulier vis-à-vis du pouvoir exécutif – et d’impartialité ne peut même pas être qualifié de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1. De même, la « loi » par laquelle un « tribunal » peut être réputé « établi » comprend toute disposition de droit interne – y compris, en particulier, celles concernant l’indépendance des membres d’une juridiction – dont le non-respect rendrait « irrégulière » la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen d’une affaire (paragraphe 212 ci-dessus). Par ailleurs, l’indépendance d’un tribunal, au sens de l’article 6 § 1, se mesure entre autres à la façon dont ses membres ont été nommés (voir, par exemple, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 144), une question qui, comme il a été indiqué ci-dessus (paragraphes 224-228), relève du domaine de l’établissement d’un « tribunal ».

233. Dès lors, si les exigences institutionnelles de l’article 6 § 1 poursuivent chacune un but précis qui font d’elles des garanties spécifiques d’un procès équitable, la Cour voit qu’elles ont ceci en commun qu’elles tendent au respect des principes fondamentaux que sont la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs. Elle note qu’à la base de chacune de ces exigences se trouve l’impératif de préserver la confiance que le pouvoir judiciaire se doit d’inspirer au justiciable et l’indépendance de ce pouvoir vis-à-vis des autres pouvoirs (voir sur ce point l’objet du droit à un « tribunal établi par la loi », examiné aux paragraphes 214 et 215 ci‑dessus). Contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 192 ci‑dessus), la reconnaissance de ces liens étroits et de ce but commun ne conduit pas à obscurcir les fonctions précises de ces exigences ou à les rendre répétitives : elle ne sert qu’à en renforcer les objets et effets respectifs.

234. La Cour conclut de ces éléments qu’elle doit procéder à son examen sous l’angle de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » sans perdre ce but commun de vue et en recherchant systématiquement si l’irrégularité alléguée dans une affaire donnée était d’une gravité telle qu’elle a porté atteinte aux principes fondamentaux susmentionnés et compromis l’indépendance de la juridiction en question. À cet égard, l’« indépendance » est celle qui, d’un point de vue personnel et institutionnel, est nécessaire à toute prise de décision impartiale, de sorte qu’elle est un préalable à l’impartialité. Elle désigne aussi bien, d’une part, un état d’esprit qui dénote l’imperméabilité du juge envers toute pression extérieure en tant qu’attribut de son intégrité morale que, d’autre part, un ensemble de dispositions institutionnelles et fonctionnelles – qui comprend à la fois une procédure permettant de nommer les juges d’une manière qui assure leur indépendance et des critères de sélection fondés sur le mérite –, de façon à offrir des garanties contre une influence abusive et/ou un pouvoir discrétionnaire illimité des autres autorités de l’État, tant au stade initial de la nomination d’un juge que pendant l’exercice par celui-ci de ses fonctions (voir, mutatis mutandis, Khrykin c. Russie, no 33186/08, §§ 28‑30, 19 avril 2011).

3. Sur le point de savoir si les irrégularités constatées en l’espèce s’analysent en une violation du droit à un « tribunal établi par la loi » : le seuil de gravité

235. La Cour ayant ainsi confirmé la portée du droit à un tribunal établi par la loi, les exigences qui découlent de ce droit et la manière dont il s’articule avec les principes d’indépendance et d’impartialité, il lui faut à présent rechercher si les irrégularités qui ont été constatées dans la procédure des nominations judiciaires en question ont eu pour effet de priver le requérant de son droit à un « tribunal établi par la loi ». Pareil examen conduit alors logiquement à se poser la question essentielle de savoir si toute forme d’irrégularité dans le processus de nomination d’un juge, quel qu’en soit le caractère, mineur ou formel, et quel que soit le moment où elle s’est produite, peut automatiquement emporter violation de ce droit.

a) Un seuil de gravité est-il nécessaire ?

236. La Cour considère tout d’abord que, compte tenu des répercussions qu’un constat de violation peut avoir et des importants intérêts opposés qui sont en jeu, le droit à un « tribunal établi par la loi » ne devrait pas faire l’objet d’une interprétation trop extensive, en vertu de laquelle n’importe quelle irrégularité dans une procédure de nomination d’un juge risquerait d’enfreindre ce droit. En effet, une certaine retenue s’impose en la matière.

237. La Cour rappelle à cet égard que le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui cite notamment la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. Ainsi qu’il est noté au paragraphe 211 ci-dessus, le droit à un « tribunal établi par la loi » est un reflet de ce même principe de la prééminence du droit et, en ce sens, il joue un rôle important dans la défense de la séparation des pouvoirs ainsi que de l’indépendance et de la légitimité du pouvoir judiciaire, comme le veut toute société démocratique. Cela dit, le principe de la prééminence du droit englobe lui-même aussi un certain nombre d’autres principes tout aussi importants qui, s’ils sont interdépendants et souvent complémentaires, n’en sont pas moins susceptibles d’entrer en concurrence dans certains cas.

238. À cet égard, la Cour se réfère en premier lieu au principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 56, 20 octobre 2011 ; voir aussi la Liste des critères de l’État de droit, établie par la Commission de Venise, paragraphe 123 ci-dessus, dans laquelle la sécurité juridique est désignée comme l’un des piliers de la prééminence du droit). Dans le droit de la Convention, ce principe se manifeste sous des formes et dans des contextes différents, par exemple l’obligation pour la loi d’être clairement définie et prévisible dans son application (voir, par exemple, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 80, CEDH 2010, sur le terrain de l’article 5) ou l’exigence voulant que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (voir, par exemple, Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII). Ce dernier aspect du principe de la sécurité juridique présuppose, de manière générale, le respect du principe de l’autorité de la chose jugée qui, en ce sens qu’il préserve le caractère définitif des jugements et les droits des parties à la procédure – y compris les personnes intervenant en qualité de victimes –, sert à garantir la stabilité du système juridictionnel et favorise la confiance du public dans la justice. Selon la jurisprudence constante de la Cour, si les exigences qui découlent du principe de la sécurité juridique et de l’autorité de la chose jugée ne sont pas absolues (pour un exemple tiré du domaine du droit pénal, voir Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 62, 11 juillet 2017), il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’imposent, par exemple la rectification d’un vice fondamental ou d’une erreur judiciaire (voir, par exemple, Ryabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003‑IX, et OOO Link Oil SPB c. Russie (déc.), no 42600/05, 25 juin 2009). Ces notions ne se prêtent toutefois pas à une définition précise : la Cour décide dans chaque cas dans quelle mesure il y a lieu de s’écarter du principe de la sécurité juridique (voir, par exemple, Sutyazhnik c. Russie, no 8269/02, § 35, 23 juillet 2009).

239. En second lieu, la Cour juge pertinent d’évoquer le principe de l’inamovibilité des juges en cours de mandat. Ce principe est en général considéré comme un corollaire de l’indépendance des juges – laquelle est une condition indispensable à la prééminence du droit – et il figure donc parmi les garanties de l’article 6 § 1 (pour les principes en matière d’inamovibilité des juges découlant de la jurisprudence de la Cour relative à cette disposition, voir Maktouf et Damjanović, précité, § 49, Fruni c. Slovaquie, no 8014/07, § 145, 21 juin 2011, et Henryk Urban et Ryszard Urban, précité, § 53 ; pour d’autres éléments internationaux pertinents, voir aussi le paragraphe 20 de l’Observation générale no 32 du Comité des droits de l’homme de l’ONU, cité au paragraphe 118 ci-dessus, le paragraphe 57 de l’avis no 1 (2001) du CCJE cité au paragraphe 124 ci-dessus, et les paragraphes 72 à 87 de l’arrêt Baka, précité). Toutefois, comme la grande chambre de la CJUE l’a récemment confirmé dans l’affaire Commission c. Pologne (C‑619/18), le principe de l’inamovibilité des juges n’est lui non plus pas absolu, bien qu’une exception à celui-ci ne soit acceptable « que si elle est justifiée par un objectif légitime et proportionnée au regard de celui‑ci et pour autant qu’elle ne soit pas de nature à susciter des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de la juridiction concernée à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent » (paragraphe 139 ci-dessus).

240. À l’évidence, conclure qu’une juridiction n’est pas un « tribunal établi par la loi » peut avoir des répercussions considérables sur les principes de la sécurité juridique et de l’inamovibilité des juges, lesquels doivent être scrupuleusement observés compte tenu de l’importance des buts qu’ils poursuivent. Cela dit, faire respecter ces principes à tout prix, et au détriment des exigences d’un « tribunal établi par la loi », peut dans certaines circonstances être encore plus préjudiciable à la prééminence du droit et à la confiance du public dans la justice. Comme dans toutes les affaires où des principes fondamentaux de la Convention sont en conflit, il faut ménager un équilibre de manière à déterminer s’il existe un besoin impérieux – de nature substantielle et impérative – de s’écarter du principe de la sécurité juridique et de l’autorité de la chose jugée (voir, par exemple, Sutyazhnik, précité, § 38) et de celui de l’inamovibilité des juges, pour autant qu’ils soient pertinents, au vu des circonstances particulières d’une affaire.

241. La Grande Chambre note que la chambre, si elle ne l’a pas expressément dit, a effectivement cherché à ménager un tel équilibre en retenant le critère de la « violation flagrante », à l’aune duquel seules les atteintes les plus graves aux règles de nomination des juges emportent violation de l’article 6 § 1 de la Convention, fixant ainsi un seuil de gravité élevé qu’une telle atteinte doit dépasser pour pouvoir s’analyser en une violation du droit à un procès équitable (voir les paragraphes 101 et suiv. de l’arrêt de la chambre et les paragraphes 156-159 ci-dessus).

242. Si la Grande Chambre approuve la logique et la teneur générale du critère instauré par la chambre, qu’elle étoffera ci-dessous (paragraphes 243-252), elle tient à préciser d’emblée qu’elle n’appliquera pas ici la même notion de « violation flagrante ». Elle fait observer à cet égard que, jusqu’à présent, la Cour a utilisé la notion de « violation flagrante » dans plusieurs contextes différents, y compris, pour autant que cela fût pertinent, lorsqu’il lui a fallu rechercher, dans le cadre de son analyse sous l’angle de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », si elle pouvait s’écarter de l’interprétation qu’une juridiction interne avait initialement suivie sur la question préalable de l’existence d’une méconnaissance du droit interne (voir, par exemple, Posokhov, précité, §§ 39-44, et Kontalexis, précité, § 44). Transposer cette notion dans des circonstances telles que celles de l’espèce – où les juridictions internes avaient déjà constaté sans équivoque la violation du droit interne – aux fins de statuer sur les conséquences de cette violation sur le droit du requérant à un « tribunal établi par la loi », risque d’être source d’ambiguïtés, comme il est noté tant dans le texte de l’opinion dissidente jointe à l’arrêt de la chambre que dans les observations du Gouvernement (paragraphe 176 ci‑dessus).

b) Le seuil de gravité retenu par la Grande Chambre

243. La Cour est consciente des difficultés qu’engendre la conception d’un critère de mise en balance global qui couvrirait les irrégularités pouvant entacher les procédures de nomination des juges dans les différents pays d’Europe – lesquelles sont toutes encadrées par des règles et pratiques qui sont propres à ces pays – et elle note que de nombreux États ont mis en place divers mécanismes ou règles aux fins de résoudre cette question complexe au niveau interne (voir l’analyse de droit comparé exposée aux paragraphes 152-153 ci-dessus). Elle considère en outre que les États contractants doivent bénéficier à cet égard d’une certaine marge d’appréciation puisque les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’elle pour apprécier de quelle manière les intérêts de la justice et la prééminence du droit – avec tous leurs éléments susceptibles d’entrer en conflit – seraient mieux servis dans une situation donnée. Elle estime néanmoins que la démarche suivante en trois étapes, à considérer cumulativement, offre une base solide qui aidera la Cour – et au bout du compte les juridictions nationales – à s’orienter lorsqu’il leur faudra rechercher si des irrégularités dans telle ou telle procédure de nomination d’un juge sont d’une gravité telle qu’elles emportent violation du droit à un tribunal établi par la loi et si les autorités compétentes de l’État ont ménagé entre les différents principes en jeu un équilibre juste et proportionné dans les circonstances particulières de l’affaire.

i. La première étape de la démarche

244. Premièrement, la Cour considère qu’il doit, en principe, exister une violation manifeste du droit interne, en ce sens que celle-ci doit être objectivement et réellement reconnaissable en tant que telle. Ainsi qu’il est mentionné aux paragraphes 209 et 216 ci-dessus, elle note que, sur la question de l’existence d’une violation du droit interne, elle s’en remet en général à l’interprétation que les juridictions nationales livrent, sauf si la violation est « flagrante » (Lavents, précité, § 114) – c’est-à-dire sauf si leur conclusion peut être regardée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable (voir, mutatis mutandis, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, et S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018).

245. La Cour souligne toutefois que l’absence d’une violation manifeste des règles internes en matière de nominations judiciaires n’exclut pas en elle-même la possibilité d’une violation du droit à un tribunal établi par la loi. Il peut en effet exister des circonstances dans lesquelles une procédure de nomination d’un juge qui est a priori conforme aux règles internes pertinentes n’en emporte pas moins des conséquences qui sont incompatibles avec l’objet et le but de ce droit conventionnel (voir, mutatis mutandis, DMD GROUP, a.s., précité, §§ 62-72). En pareil cas, elle doit poursuivre son examen sous l’angle des deuxième et troisième étapes de la démarche, exposées ci-dessous, pour autant qu’elles soient applicables, de manière à déterminer si les conséquences de l’application des règles internes pertinentes sont compatibles avec les exigences spécifiques découlant du droit à un « tribunal établi par la loi », au sens de la Convention.

ii. La deuxième étape de la démarche

246. Deuxièmement, la violation en question doit s’analyser à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui sont de veiller à ce que le pouvoir judiciaire puisse s’acquitter de sa mission à l’abri de toute ingérence injustifiée, de manière à préserver ainsi la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs. En conséquence, les violations de pure forme qui n’auraient aucune incidence sur la légitimité du processus de nomination doivent être considérées comme n’atteignant pas le niveau de gravité requis. À l’inverse, les violations qui méconnaîtraient totalement les règles les plus élémentaires de la procédure de nomination – par exemple la nomination à la fonction de juge d’une personne ne remplissant pas les conditions nécessaires – ou les violations qui autrement nuiraient au but et aux effets de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », telle qu’interprétée par la Cour, doivent être réputées contraires à cette exigence.

247. Aussi la Cour estime-t-elle que seules les atteintes touchant les règles fondamentales de la procédure de nomination des juges – c’est-à-dire celles qui videraient de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi » – sont de nature à emporter violation de ce droit (paragraphe 102 de l’arrêt de la chambre). En particulier, comme la chambre l’a souligné à juste titre, elle doit rechercher dans chaque cas « si une violation des règles nationales applicables en matière de nomination des juges a fait naître un risque réel que d’autres organes de l’État, en particulier l’exécutif, aient fait de leurs pouvoirs un usage injustifié qui a nui à l’intégrité du processus de nomination d’une façon non prévue par les règles nationales en vigueur à l’époque des faits » (paragraphe 103 de l’arrêt de la chambre).

iii. La troisième étape de la démarche

248. Troisièmement, la Cour estime que le contrôle que les juridictions nationales ont opéré, le cas échéant, sur la question des conséquences juridiques – au regard des droits que la Convention garantit à chacun – d’une atteinte aux règles du droit interne régissant les nominations judiciaires joue un rôle important aux fins de déterminer si cette atteinte emporte violation du droit à un « tribunal établi par la loi », et que ce contrôle constitue donc une étape de la démarche elle-même.

249. La Cour juge utile de souligner que si, comme le défend le Gouvernement (paragraphes 176 et 184 ci-dessus), elle devait considérer, sans tenir compte de la nature, de l’étendue et de la qualité du contrôle opéré par les juridictions nationales, que les conclusions de celles-ci sont réputées trancher sur tous les points la question du respect du droit à un « tribunal établi par la loi », autrement dit s’il fallait l’empêcher de rechercher par elle-même si les conséquences de l’atteinte aux règles internes en matière de nominations judiciaires sont de nature à violer l’article 6, alors ce droit autonome tiré de la Convention serait dépourvu de toute protection réelle dans ce domaine.

250. À cet égard, la Cour est consciente du rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention, selon lequel c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 137, 6 novembre 2017). Elle note également que le principe de subsidiarité implique toutefois une responsabilité partagée entre les États parties et la Cour, et que les autorités et juridictions nationales doivent interpréter et appliquer le droit interne d’une manière qui donne plein effet à la Convention (voir, en particulier, les références aux Conférences et Déclarations d’Izmir et de Brighton dans l’arrêt Burmych et autres c. Ukraine (radiation) [GC], nos 46852/13 et al., §§ 120-122, 12 octobre 2017 (extraits)). Il s’ensuit donc que, si c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, qu’il revient d’interpréter et d’appliquer le droit interne, c’est en dernier ressort à la Cour de dire si la manière dont ce droit est interprété et appliqué entraîne des conséquences conformes aux principes de la Convention (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 191, CEDH 2006‑V, et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, § 68, CEDH 2000‑VI).

251. Ainsi qu’il est mentionné au paragraphe 244 ci-dessus, il va de soi que, lorsqu’elle recherche s’il y a eu une atteinte aux règles internes pertinentes dans une affaire donnée, la Cour s’en remet en principe à l’interprétation et à l’application du droit interne par les juridictions nationales, sauf si leurs conclusions sont arbitraires ou manifestement déraisonnables. En revanche, dès lors qu’une atteinte aux règles internes pertinentes a été établie, ces mêmes juridictions doivent analyser les conséquences juridiques d’une telle atteinte en se fondant sur la jurisprudence pertinente de la Convention et sur les principes découlant de celle-ci. Si elles ont dûment analysé les faits et les griefs à la lumière des normes de la Convention, correctement mis en balance les intérêts concurrents en présence et tiré les conclusions qui s’imposaient, il faudra de bonnes raisons à la Cour pour substituer son appréciation à la leur (voir, mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 164, 27 juin 2017). Dès lors, si les juridictions nationales jouissent d’une certaine latitude pour déterminer la façon de ménager un juste équilibre, ainsi qu’il est mentionné au paragraphe 243 ci-dessus, elles sont néanmoins tenues d’opérer cette mise en balance en s’acquittant des obligations que la Convention fait peser sur elles.

252. La Cour souligne enfin que, s’il n’entre pas dans sa compétence de fixer un délai précis au-delà duquel une irrégularité dans la procédure de nomination ne pourra plus être contestée par une personne invoquant le droit à un « tribunal établi par la loi », elle ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel l’absence d’un tel délai aurait pour conséquence en pratique de rendre les nominations indéfiniment contestables (voir la thèse du Gouvernement, exposée au paragraphe 180 ci-dessus). En effet, plus le temps s’écoulera, plus la préservation de la sécurité juridique jouera en faveur du droit du justiciable à un « tribunal établi par la loi » dans la mise en balance à opérer. Il faudra évidemment tenir compte aussi des difficultés en matière de preuve que ferait naître l’écoulement du temps ainsi que des délais légaux pertinents dont le droit interne des Parties contractantes pourrait assortir les contestations de cette nature.

c) Application aux circonstances de l’espèce du seuil de gravité exposé ci‑dessus

253. La Cour doit à présent rechercher si, à l’aune de la démarche en trois étapes exposée ci-dessus, les faits de la cause s’analysent en une violation du droit à un « tribunal établi par la loi ».

i. Y a-t-il eu une violation manifeste du droit interne ?

254. La Cour observe, comme elle l’a déjà été noté au paragraphe 208 ci-dessus, que la Cour suprême islandaise, dans ses arrêts du 19 décembre 2017 et du 24 mai 2018, a conclu que le droit interne avait été doublement méconnu au cours de la procédure de nomination des juges de la Cour d’appel : premièrement, en ce que la ministre de la Justice ne s’était pas livrée à une appréciation indépendante des faits et n’avait pas dûment motivé son choix de s’écarter de la proposition de la commission d’évaluation, ce qui était contraire à l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives et, deuxièmement, en ce que le Parlement n’avait pas respecté la procédure spéciale de vote que prévoyait la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice. La Cour rappelle sa position selon laquelle il n’y a aucune raison de mettre en cause l’interprétation du droit interne faite par la Cour suprême en la matière, qui, par ailleurs, n’est pas contestée par les parties. Elle en conclut que la première condition est à l’évidence satisfaite.

ii. Les violations du droit interne touchent-elles une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges ?

255. Ainsi qu’il est noté au paragraphe 246 ci-dessus, pour déterminer si tel ou tel vice dans le processus de nomination d’un juge est d’une gravité telle qu’il emporte violation du droit à un « tribunal établi par la loi », il faut tenir compte entre autres du but que poursuivait la loi qui a été enfreinte, c’est-à-dire rechercher si la loi en question visait à empêcher toute ingérence injustifiée de l’exécutif et si la violation en question a porté atteinte à la substance même du droit à un « tribunal établi par la loi ». Au vu de ces éléments, la Cour entamera son examen sur ce point en se penchant sur le cadre légal pertinent en Islande qui régissait la procédure de nomination des juges, ce afin d’en cerner l’objet et le but.

256. Il ressort de l’analyse de l’évolution de la législation encadrant le processus de nomination des juges en Islande qu’à la suite d’un certain nombre de réformes, un système très élaboré a été progressivement mis en place en la matière, dans lequel une commission d’évaluation – une entité administrative agissant indépendamment de l’exécutif composée de cinq[11] membres nommés par le ministre de la Justice –, chargée d’apprécier les qualifications des candidats aux fonctions de juge et de déterminer lesquels sont les plus qualifiés pour exercer ces fonctions, joue un rôle central. Selon les dernières réformes législatives, la commission d’évaluation, qui au départ n’avait qu’une fonction consultative, a été habilitée par la suite à émettre des recommandations contraignantes pour les nominations des membres des trois niveaux de juridiction. Si la loi permet au ministre, à titre exceptionnel, de s’écarter dans une certaine mesure de l’avis de la commission, l’usage de cette faculté reste soumis au contrôle du Parlement (paragraphes 19 et 105 ci-dessus).

257. Il ressort des travaux préparatoires des lois nos 92/1989 et 45/2010 (paragraphes 11 et 14 ci-dessus), ainsi que des observations que les parties ont produites devant la Cour et des éléments que celle-ci a tirés de sa propre initiative de sources internationales (paragraphes 161, 189, 120 et 128 ci‑dessus, respectivement), que la mise en place d’un tel mécanisme avait pour finalité principale de limiter l’influence de l’exécutif dans la nomination des juges et de renforcer ainsi l’indépendance du pouvoir judiciaire en Islande. Dans le rapport qu’il a communiqué en 2010 au Comité des droits de l’homme concernant l’application du PIDCP, le gouvernement islandais a expressément déclaré que les réformes législatives en question répondaient aux craintes de plus en plus nombreuses qui avaient été exprimées dans le pays quant au risque que les règles relatives à la sélection et à la nomination des juges ne garantissent pas suffisamment l’indépendance de la magistrature, compte tenu du rôle qu’exerçaient les ministres dans le processus de nomination (paragraphe 120 ci-dessus). De même, dans son rapport d’évaluation relatif à l’Islande qu’il a publié en 2013, le GRECO a dit qu’« avant l’entrée en vigueur du nouveau système [de nomination], le ministre n’était pas tenu de suivre l’avis des organes judiciaires pertinents pour les nominations à des fonctions judiciaire[s] et qu’il était de fait arrivé par le passé que des nominations [eussent] été faites de manière arbitraire, donnant lieu à des critiques au sujet de l’influence politique qui aurait infiltré le processus » (paragraphe 128 ci-dessus).

258. La Cour note que, comme garantie supplémentaire contre l’arbitraire, la Cour suprême avait clairement indiqué, dès 2011, – à une époque où la commission d’évaluation n’avait qu’un rôle consultatif – que le ministre ne pouvait faire usage de son droit légal de s’écarter de l’avis émis par la commission qu’en faisant reposer sa décision sur une instruction et une appréciation suffisantes, conformément aux exigences de l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives et au principe général de droit administratif islandais selon lequel seuls les candidats les plus qualifiés sont nommés aux postes dans la fonction publique (paragraphe 115 ci-dessus).

259. À la lumière des éléments ci-dessus, il revient à présent à la Grande Chambre de dire si les manquements à la procédure de nomination des quatre juges que la ministre avait proposés, parmi lesquels figurait A.E., étaient d’une gravité telle qu’ils ont nui à la légitimité de cette procédure et vidé de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi ».

α) Les violations commises par la ministre

260. D’après les explications que la ministre a fournies au Parlement (paragraphes 44 et 47 ci-dessus), sa décision de s’écarter de l’appréciation de la commission d’évaluation était principalement motivée par la nécessité d’accorder davantage de poids à l’expérience judiciaire dans l’examen des candidatures – sur la base notamment d’éléments subjectifs tels qu’une expérience concluante au prétoire – et d’assurer la parité homme-femmes entre les candidats.

261. La Cour observe à titre liminaire que la décision de la commission d’évaluation d’accorder le même poids à l’expérience judiciaire et à l’expérience au contentieux ou au sein de l’administration était conforme à la législation pertinente, qui soulignait qu’une expérience professionnelle variée était souhaitable (voir les références pertinentes aux travaux préparatoires de la loi no 45/2010 et de l’article 21 de la nouvelle loi sur la justice aux paragraphes 14 et 105 ci-dessus), ainsi qu’à la pratique que la commission avait alors constamment suivie pendant quatre ans au moins (voir les observations du président de la commission exposées au paragraphe 40 ci-dessus). Ce dernier avait bien précisé à cet égard qu’il fallait éviter de modifier après le dépôt des candidatures les pondérations en faveur de certains candidats et au détriment d’autres (ibidem).

262. La Cour relève en outre que la méthode d’appréciation que la commission avait retenue était elle aussi conforme aux impératifs de parité entre les hommes et les femmes résultant de la loi no 10/2008 sur l’égalité. Elle observe à cet égard que la Cour suprême islandaise, dans ses arrêts du 19 décembre 2017, a clairement dit que la ministre de la Justice ne pouvait opposer aucune des considérations tenant à la parité entre les sexes tirée de la loi sur l’égalité parce que celles-ci ne valaient que lorsque deux candidats de sexe différent étaient réputés présenter des qualifications égales, et que la ministre, compte tenu du caractère inadéquat de l’instruction à laquelle elle s’était livrée, ne pouvait pas prendre une telle décision (paragraphe 73 ci‑dessus).

263. Cela dit, à supposer même que l’appréciation de la commission d’évaluation eût été erronée sur ces points – ou que la méthode qu’elle avait employée eût été trop théorique (voir le rapport de 2016 produit par le Médiateur parlementaire, cité au paragraphe 116 ci‑dessus, qui mettait en garde contre le recours à des méthodes d’appréciation excessivement théoriques dans les nominations au sein de la fonction publique en général) – et que la ministre de la Justice se fût alors écartée de l’avis de la commission pour des motifs légitimes, l’idée principale qui ressort des constats formulées par la Cour suprême dans ses arrêts de décembre 2017 était que la ministre n’avait tout simplement pas expliqué pourquoi elle avait retenu tel candidat plutôt que tel autre, contrairement à ce que lui imposait l’article 10 de la loi relative aux procédures administratives. Que la ministre n’approuvât pas la méthode d’appréciation que la commission d’évaluation avait suivie ne l’exonérait donc pas de l’obligation de justifier par de solides raisons sa décision de s’écarter de cette appréciation neutre.

264. La Cour note que, dans ses observations, le Gouvernement accorde une grande importance à l’argument selon lequel il ressort de la grille de la commission d’évaluation que les quatre candidats que la ministre a ensuite ajoutés sur la liste, y compris A.E., avaient tous obtenu plus de points au titre de l’expérience judiciaire que les quatre candidats qui en ont été écartés (paragraphe 182 ci-dessus). Si la Cour constate que tel est effectivement le cas, elle estime néanmoins, avec la Cour suprême, que cet élément ne suffit pas à lui seul à expliquer pourquoi ces quatre candidats particuliers ont été rayés de la liste ni pourquoi les quatre autres y ont été ajoutés. Elle observe à cet égard que la liste initiale que la commission d’évaluation avait dressée comprenait des candidats qui s’étaient vu attribuer moins de points au titre de l’expérience judiciaire que les quatre candidats écartés – y compris deux candidats de sexe masculin qui n’avaient obtenu aucun point –, mais que la ministre a quand même décidé de conserver sur sa liste. De même, parmi les dix-huit candidats que la commission n’avait pas recommandés, il y en avait certains – dont une femme – qui avaient obtenu au titre de l’expérience judiciaire plus de points que les quatre candidats que la ministre a finalement retenus[12]. Le Gouvernement explique que l’appréciation à laquelle la ministre s’est livrée n’était pas un exercice de nature purement mathématique et qu’elle avait tenu compte de facteurs subjectifs tels que la « réussite » d’un candidat dans sa carrière. Or, l’absence de toute autre précision sur la manière dont la ministre a mesuré la « réussite » et de toute comparaison de l’ensemble des candidats sous cet angle jette le doute sur l’objectivité du processus de sélection.

265. De l’avis de la Cour, cette incertitude qui entourait les motivations de la ministre suscite de sérieuses craintes quant à l’exercice par celle-ci d’une ingérence abusive dans le pouvoir judiciaire et met ainsi en cause la légitimité de toute la procédure, d’autant plus que la ministre adhérait à l’un des partis politiques qui composaient la majorité du gouvernement de coalition, grâce aux seuls votes desquels sa proposition a été adoptée devant le Parlement (paragraphe 53 ci-dessus). De plus, la Cour ne saurait faire abstraction, à cet égard, des allégations que le requérant formule au sujet du contexte politique général dans lequel la ministre avait présenté ses propositions (paragraphes 46 et 89 ci-dessus). Si elle n’est pas en mesure de dire que, comme l’affirme le requérant, la ministre a agi pour des raisons politiques, elle considère que l’action de cette dernière était de nature à faire naître des préoccupations objectivement justifiées sur ce point, ce qui suffit aussi à discréditer la transparence du processus de sélection.

266. La méconnaissance par la ministre des règles pertinentes était d’autant plus grave que ses obligations légales lui avaient été rappelées à un certain nombre de reprises par les propres juristes de son ministère, par le président de la commission d’évaluation et par le secrétaire permanent ad hoc du ministère de la justice (paragraphes 36, 40-42 et 38 respectivement ci-dessus). La Cour renvoie également à cet égard au constat que la Cour suprême a formulé dans ses arrêts de décembre 2017, selon lequel la ministre avait agi « au mépris total [du] risque évident » d’atteinte à la réputation des candidats présélectionnés dont les noms avaient été retirés (paragraphe 75 ci-dessus). Il est donc raisonnable de conclure que la ministre semble avoir agi en pleine connaissance des obligations que le droit interne applicable faisait peser sur elle.

267. Compte tenu des violations que la ministre de la Justice a commises et des circonstances dans lesquelles elles se sont produites, la Cour considère que ces violations ne peuvent être réduites à de simples vices de forme ou de procédure, comme le voudrait le Gouvernement, mais qu’elles s’analysent en de graves irrégularités qui touchent dans sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi ».

β) Les vices dans la procédure conduite devant le Parlement

268. La Cour constate que la loi no 15/1998 sur la justice, dans sa teneur modifiée par la loi no 45/2010, donnait au Parlement un rôle essentiel dans la procédure de nomination des juges (paragraphes 14 et 103 ci-dessus). Ce rôle a encore été renforcé par la loi no 50/2016 dans le cadre des premières nominations à la nouvelle Cour d’appel, où le Parlement était chargé d’approuver chacun des quinze candidats proposés par la ministre de la Justice, que celle-ci se fût écartée ou non des propositions de la commission d’évaluation (paragraphes 19 et 105 ci‑dessus).

269. La Cour considère qu’en l’espèce, comme la Cour suprême l’a également noté dans ses arrêts de décembre 2017, le Parlement n’aurait pu prendre position en pleine connaissance de cause au sujet de la proposition de la ministre, et par la même exercer un contrôle réel sur le processus de nomination, que si la ministre avait dûment motivé – en se fondant sur une instruction et une appréciation adéquates – sa proposition tendant à s’écarter de l’avis de la commission d’évaluation, ce qu’elle n’a pas fait. Or, méconnaissant l’esprit de l’obligation de préserver la légitimité du processus de nomination que la loi faisait peser sur lui, le Parlement a choisi de fermer les yeux sur cette importante irrégularité. Partant, ainsi que la Cour suprême l’a dit, « les irrégularités qui avaient entaché la procédure suivie par la ministre de la Justice avaient à leur tour vicié la procédure devant le Parlement puisqu’elles n’avaient pas été rectifiées lorsque la question avait été soumise au vote devant ce dernier » (paragraphe 74 ci‑dessus).

270. La Cour note par ailleurs que non seulement le Parlement n’a pas enjoint à la ministre de justifier ses propositions par des raisons objectives de manière à ce qu’il pût effectivement s’acquitter de sa mission mais encore, comme la Cour suprême l’a admis, qu’il a méconnu les règles spéciales de vote que prévoyait la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice en votant en bloc la proposition de la ministre au lieu de procéder à un vote séparé pour chacun des candidats. Certes, ce manquement de la part du Parlement n’emporte pas en lui-même violation du droit à un « tribunal établi par la loi », surtout étant donné que les députés s’étaient effectivement vu offrir la possibilité de demander un vote séparé (paragraphes 51-52 ci‑dessus ; voir aussi la conclusion de la Cour suprême exposée au paragraphe 70 ci-dessus, selon laquelle le vote en bloc n’était pas constitutif d’une irrégularité en ce qui concerne les onze candidats qui avaient été sélectionnés à partir de la liste initiale de la commission). Cela dit, la procédure de vote a assurément exacerbé la grave violation que la ministre de la Justice avait déjà commise pour ce qui est des quatre candidats qu’elle avait retenus et nui au rôle que le Parlement était censé jouer en tant que frein à l’exercice abusif par l’exécutif de ses pouvoirs en matière de nominations judiciaires. Dès lors, il n’était pas injustifié pour le requérant de croire que la décision du Parlement était principalement motivée par des considérations partisanes.

271. Partant, la Cour considère que si la procédure parlementaire spéciale de vote prévue par la nouvelle loi sur la justice visait à renforcer la légitimité des nominations à la Cour d’appel nouvellement instaurée (voir la thèse que le Gouvernement défend sur ce point, exposée au paragraphe 189 ci-dessus), l’intervention du Parlement n’a pas eu l’effet escompté en l’espèce – autrement dit, il n’a pas accompli sa mission de garant de la légalité de la procédure de nomination pour ce qui est des quatre candidats en question.

γ) Observations en conclusion concernant la deuxième étape de la démarche

272. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il y a eu en l’espèce une atteinte grave à une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges à la Cour d’appel. Elle va donc passer à la troisième étape de la démarche, à savoir le contrôle opéré par les juridictions internes.

iii. Les violations alléguées du droit à un « tribunal établi par la loi » ont-elles fait l’objet d’un contrôle et d’un redressement effectifs par les juridictions internes ?

α) Le contrôle opéré par la Cour suprême dans l’affaire du requérant

273. Ainsi qu’il est exposé en détail au paragraphe 89 ci-dessus, le requérant s’était plaint devant la Cour suprême d’une violation de son droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial « établi par la loi » à raison d’irrégularités dans la nomination de la juge A.E., qui avait siégé au sein de la formation de la Cour d’appel saisie de son dossier. À cet égard, il considérait notamment que l’exigence d’un tribunal établi par la loi, découlant à la fois de la Constitution islandaise et de la Convention, comportait deux « conditions impératives : non seulement les règles générales en matière de nominations judiciaires [devaient] être clairement énoncées dans les textes de loi, mais aussi et surtout les nominations judiciaires [devaient] être conformes à la loi dans chaque cas. » Contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement (paragraphe 191 ci-dessus), le requérant avait aussi exposé devant la Cour suprême les griefs qu’il tire des motivations politiques qui auraient été à l’origine des propositions de la ministre, et il avait expressément évoqué ses soupçons quant à l’association de cette dernière à B.N. (paragraphe 89 ci-dessus).

274. La Cour constate que la Cour suprême a débouté le requérant en suivant un double raisonnement (paragraphe 90 ci-dessus). Tout d’abord, la haute juridiction a jugé que, si le vote au Parlement avait certes été conduit au mépris de la procédure spéciale prévue par la disposition temporaire IV de la nouvelle loi sur la justice, ce vice n’était pas significatif, et que le processus de nomination s’était par ailleurs déroulé conformément aux procédures formelles fixées par cette loi et cette disposition temporaire. Au vu de ces éléments, et ayant relevé en outre que les trente-trois candidats avaient tous satisfait aux conditions légales pour exercer la fonction de juge à la Cour d’appel et que quinze d’entre eux avaient de surcroît été nommés à cette fonction par des lettres que le président de l’Islande avait signées et que la ministre de la Justice avait contresignées, la Cour suprême a dit qu’il ne pouvait être conclu que la nomination d’A.E. était entachée de nullité (« markleysa ») ni que les décisions rendues avec la participation de cette juge restaient « lettre morte ».

275. La Cour suprême a ensuite admis que la procédure que la ministre de la Justice avait suivie dans le processus de nomination avait méconnu certaines règles internes en matière de nominations judiciaires, ainsi qu’il avait déjà été établi dans les arrêts qu’elle avait rendus le 19 décembre 2017. Néanmoins, elle a jugé que la nomination de l’ensemble des quinze juges de la Cour d’appel pour une durée indéterminée était « devenue une réalité » dès la signature par le président islandais de leurs lettres de nomination et que, à partir de ce moment-là, les intéressés n’étaient tenus de suivre que la loi dans l’exercice de leurs fonctions et d’accomplir celles-ci de manière indépendante. Dans ces conditions, la Cour suprême n’a vu aucune raison suffisante de douter légitimement que le requérant avait bénéficié d’un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux, malgré les irrégularités dans la procédure qui étaient imputables à la ministre de la Justice.

276. Dans les observations qu’il a produites devant la Cour, le requérant soutient que l’arrêt de la Cour suprême était erroné. Il estime en effet, d’une part, que celle-ci a contredit les conclusions qu’elle avait antérieurement exposées dans ses arrêts de décembre 2017 et, d’autre part, qu’elle n’a pas procédé à un contrôle adéquat, à la lumière des principes pertinents découlant de la jurisprudence de la Cour, de la question du respect par la Cour d’appel de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », ni même examiné de manière indépendante la question de la « gravité » des violations en cause (paragraphe 162 ci-dessus).

277. Le Gouvernement soutient pour sa part que la Cour suprême a examiné et tranché toutes les questions pertinentes qui se rapportaient à la nomination d’A.E. et au droit du requérant à être jugé par un « tribunal établi par la loi ». La haute juridiction aurait conclu de son analyse que, au regard du droit interne, les vices de procédure qu’elle avait constatés n’avaient eu aucune incidence sur la situation d’A.E. en tant que juge régulièrement nommée et que, dès lors, la Cour d’appel n’était pas incompétente pour statuer en tant que « tribunal » du fait de la présence de cette juge au sein de la formation. Elle aurait ajouté qu’il était important de ne pas confondre les conséquences juridiques du vice de procédure en question sur les autres candidats et les conséquences juridiques de ce même vice sur la qualité de juge d’A.E. ou sur l’affaire du requérant. Le principe de subsidiarité imposerait à la Cour de faire siennes les conclusions de la Cour suprême sur ces points (paragraphes 174, 184 et 186 ci-dessus).

β) Analyse par la Cour du contrôle opéré par la Cour suprême

278. La Cour relève que la Cour suprême avait le pouvoir de statuer sur les conséquences des irrégularités susmentionnées sur le droit du requérant à un procès équitable et d’y remédier, d’abord en constatant que le requérant n’avait pas été entendu par un « tribunal établi par la loi » – à raison de la participation de la juge A.E. à son procès devant la Cour d’appel – puis en annulant l’arrêt que celle-ci avait rendu en l’espèce. Il est incontesté que, dans l’arrêt qu’elle a prononcé le 24 mai 2018 dans le cadre de cette affaire, la Cour suprême a confirmé les conclusions qu’elle avait formulées antérieurement au sujet des violations que la ministre et le Parlement avait commises dans le processus des nominations à la Cour d’appel. Cela dit, la Cour partage l’avis du requérant selon lequel la haute juridiction, lorsqu’elle s’est ensuite penchée sur l’incidence de ces violations sur le droit de l’intéressé à un « tribunal établi par la loi », semble ne pas avoir tiré les conclusions que ses propres constats imposaient ni analysé la question d’une manière conforme à la Convention.

279. À cet égard, et bien que le Gouvernement le conteste (paragraphe 186 ci-dessus), il ressort clairement de l’analyse de l’arrêt que la Cour suprême a rendu que celle-ci a limité son contrôle au constat que, d’une part, la nomination d’A.E. n’était pas entachée de « nullité » au sens du droit islandais et que, d’autre part, malgré les vices dans la procédure de nomination, le requérant avait quand même bénéficié d’un procès équitable devant un « tribunal » indépendant et impartial (paragraphes 113 et 114 de l’arrêt de la chambre). Pour parvenir à ces conclusions, la Cour suprême semble avoir accordé un poids important au simple fait que les nominations avaient été officialisées par la signature du président islandais et que, à partir de ce moment-là, il n’y avait aucune raison de douter que les quinze juges de la Cour d’appel, dont la commission d’évaluation avait estimé qu’ils remplissaient tous les conditions au regard de la loi pour occuper ce poste, exerceraient leurs fonctions d’une manière indépendante et conforme à la loi.

280. La Cour n’a aucune raison de douter que, d’un point de vue formel, les nominations en cause n’étaient pas entachées de nullité (« markleysa ») au regard du droit islandais ni que, dès leur nomination, chacun de ces juges s’efforcerait de respecter les exigences d’un procès équitable. Cependant, aucun de ces constats ne répond en tant que tel à la question de savoir si les irrégularités dans le processus à l’origine de la nomination d’A.E. ont, en elles-mêmes et par elles-mêmes, porté atteinte au droit du requérant à un « tribunal établi par la loi », considéré en tant que garantie spécifique découlant de l’article 6, telle qu’interprétée par la Cour.

281. La Cour observe que, ainsi qu’il est noté aux paragraphes 89 et 273 ci-dessus, le requérant avait avancé des arguments très précis et éminemment pertinents à l’appui de sa thèse selon laquelle les violations en cause avaient méconnu, entre autres, l’exigence qu’il soit jugé par un tribunal indépendant et impartial et que celui-ci soit « établi par la loi ». Or la Cour suprême n’a répondu à aucun de ces arguments – notamment à ceux ayant trait aux liens politiques qui auraient existé entre la ministre de la Justice et B.N., l’époux de la juge A.E. Pour autant que le Gouvernement soutient que « la Cour suprême a examiné toutes les questions se rapportant à la nomination d’A.E. et au droit du requérant à être jugé par un tribunal établi par la loi », la Cour constate qu’aucun examen de la sorte ne transparaît dans l’arrêt de la haute juridiction, si bien que l’on l’ignore toujours en quoi a consisté le contrôle que celle-ci a opéré et sur quels éléments de fait et de droit se fonde la conclusion qu’elle a tirée. Autrement dit, il ne ressort pas clairement de cet arrêt en quoi les manquements à la procédure que la Cour suprême avait constatés dans ses arrêts antérieurs (datés du 19 décembre 2017) n’étaient pas de nature à compromettre la régularité de la nomination d’A.E. et, par voie de conséquence, la participation ultérieure de celle-ci au procès du requérant.

282. La Cour estime que la manière dont la Cour suprême a structuré son arrêt et la façon dont elle a en particulier souligné que la nomination des quinze juges, parmi lesquels figurait A.E., « était devenue une réalité dès la signature de leurs lettres de nomination » (paragraphe 90 ci-dessus), indique que la haute juridiction avait admis qu’elle n’avait plus guère voix au chapitre en la matière une fois les nominations officialisées, voire qu’elle s’était résignée. D’ailleurs, cette interprétation trouve appui dans les observations du Gouvernement lorsqu’il déclare que, si les tribunaux islandais peuvent en théorie contrôler la légalité des nominations judiciaires et invalider les décisions auxquelles un juge irrégulièrement nommé a été associé, un vice de procédure analogue à celui qui a été constaté en l’espèce n’entraînerait en pratique que l’indemnisation des candidats écartés. C’est ainsi que, selon le Gouvernement, « il n’y a eu au cours des cinquante dernières années aucun cas qui indiquerait qu’un tel vice entraînerait ou pourrait entraîner l’invalidation de la nomination d’un juge » (voir les observations du Gouvernement exposées au paragraphe 187 ci-dessus).

283. La Cour constate dès lors que la retenue dont a fait preuve la Cour suprême lorsqu’elle a examiné la présente affaire – et le fait qu’elle n’ait pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la préservation du principe de la sécurité juridique en particulier et, d’autre part, le respect de la loi – ne sont pas propres aux faits de l’espèce mais qu’il s’agissait de la pratique constante de la Cour suprême. Pour la Cour, cette pratique pose problème pour deux raisons principales. En premier lieu, elle porte atteinte au rôle important que le pouvoir judiciaire exerce dans le maintien des freins et contrepoids qui sont inhérents à la séparation des pouvoirs. En second lieu, compte tenu de l’importance et des implications des violations en question – telles qu’évoquées ci-dessus –, et du rôle éminemment important que le pouvoir judiciaire joue dans une société démocratique régie par la prééminence du droit, ces violations peuvent très bien emporter des conséquences qui ne se limitent pas aux candidats qui ont été individuellement lésés par leur non-nomination : elles touchent forcément le justiciable en général. La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier que le pouvoir judiciaire exerce dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance de chacun pour mener à bien sa mission (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 128 CEDH 2015, Baka, précité, § 164, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 63, 25 septembre 2018). Elle se réfère sur ce point à l’avis no 1 du CCJE, selon lequel « [i]l faut que non seulement les parties au litige, mais aussi la société dans son ensemble puissent avoir confiance dans le système judiciaire » (paragraphe 124 ci‑dessus).

284. Quant à l’équilibre que la Cour suprême aurait dû ménager entre les intérêts concurrents en jeu, la Cour juge important de souligner que, si l’écoulement d’un certain délai après un processus irrégulier de nomination de juges peut en principe faire pencher la balance en faveur de la « sécurité juridique » (ainsi qu’il est évoqué au paragraphe 252 ci‑dessus), tel n’est pas le cas en l’espèce. Elle note à cet égard que, à la suite de recours que deux des candidats rejetés avaient engagés en juin 2017 (soit très peu de temps après la signature par le président islandais des lettres de nomination), la Cour suprême a constaté dès le 19 décembre 2017, soit près de deux semaines avant même l’entrée en fonction des quinze candidats retenus, l’existence des irrégularités dans la procédure de nomination. De plus, le requérant en l’espèce avait demandé le déport de la juge A.E. le 2 février 2018, soit un mois seulement après l’entrée en fonction de celle-ci, et l’arrêt définitif de la Cour suprême dans l’affaire a été rendu le 24 mai 2018, soit moins de quatre mois plus tard. Autrement dit, la nomination d’A.E. et des trois autres candidats en cause a été contestée au niveau national aussitôt après l’achèvement de la procédure de nomination et les irrégularités qui avaient vicié celle-ci ont été établies avant même l’entrée en fonction de ces juges. Dans ces conditions, la Cour considère que le Gouvernement ne peut raisonnablement pas s’appuyer sur les principes de la sécurité juridique ou de l’inamovibilité des juges pour plaider l’absence de violation du droit à un « tribunal établi par la loi » au vu des faits de l’espèce.

285. Par ailleurs, la Cour rejette également la thèse selon laquelle les irrégularités en cause étaient trop « éloignées » de l’affaire du requérant pour avoir une quelconque incidence sur le droit de celui-ci à un tribunal établi par la loi. Le Gouvernement soutient à cet égard que les irrégularités se sont produites bien avant que la juge A.E. eût siégé dans cette affaire, qu’elles n’avaient aucun lien avec celle-ci et qu’elles n’ont eu aucune incidence sur l’indépendance ou l’impartialité d’A.E. (paragraphe 188 ci‑dessus). La Cour estime que la « proximité » requise entre les irrégularités en question et l’affaire du requérant a existé dès le moment – et seulement à partir du moment – où la juge irrégulièrement nommée, A.E., a siégé au sein de la formation de la Cour d’appel saisie de l’affaire. Elle relève que le requérant n’aurait vraisemblablement pas pu se prévaloir d’un intérêt juridique, ni eu qualité, pour contester la nomination d’A.E. à un stade antérieur. Elle ajoute que la question de savoir si les irrégularités en cause ont eu la moindre incidence concrète sur l’indépendance ou l’impartialité de cette juge, qui était centrale dans le contrôle que la Cour suprême a opéré en l’espèce, n’a en elle-même aucun rapport direct avec le grief séparé relatif à un manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », ainsi qu’il a déjà été noté au paragraphe 280 ci-dessus.

286. Eu égard à ce qui précède, la Cour, en sa qualité d’autorité ultime en matière d’application et d’interprétation de la Convention, ne saurait valider le contrôle opéré par la Cour suprême dans l’affaire du requérant, celle-ci n’ayant tenu aucun compte de la question de savoir si le but de la garantie qui découle de la notion de tribunal « établi par la loi » avait été rempli (pour d’autres cas dans lesquels la Cour a rejeté le raisonnement des juridictions internes sur la question du respect de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », voir, entre autres, Miracle Europe Kft, précité, § 65, et Chim et Przywieczerski, précité, §§ 138-142).

iv. Conclusion générale sur la question de l’existence ou non d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal établi par la loi

287. Au cours des dernières décennies, le cadre légal de la nomination des juges en Islande a fait l’objet d’un certain nombre de réformes importantes qui visaient à limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre dans le processus de ces nominations et à renforcer ainsi l’indépendance du pouvoir judiciaire. Les pouvoirs du ministre ont été encore davantage limités à l’occasion de la nomination des juges à la Cour d’appel nouvellement créée, dans le cadre de laquelle le Parlement était chargé d’approuver chaque candidat proposé par le ministre de la Justice, que l’avis de la commission d’évaluation ait été suivi ou non, ce afin de consolider la légitimité de cette nouvelle juridiction.

288. Or, comme l’a établi la Cour suprême islandaise, ce cadre légal a été méconnu au cours du processus de nomination des juges de la nouvelle Cour d’appel, en particulier par la ministre de la Justice. Si la loi pertinente l’autorisait certes à s’écarter – sous certaines conditions – de la proposition faite par la commission d’évaluation, la ministre, en l’espèce, a enfreint une règle procédurale fondamentale qui l’obligeait à faire reposer sa décision sur une instruction et une appréciation suffisantes. Cette règle de procédure était une garantie importante censée empêcher la ministre d’agir sur la base de considérations injustifiées, de nature politique ou autre, qui porteraient atteinte à l’indépendance et à la légitimité de la Cour d’appel, et sa violation dans les circonstances de l’espèce revenait à rétablir les pouvoirs discrétionnaires que le ministère détenait auparavant en matière de nominations judiciaires, et ainsi à faire échec aux importants progrès et garanties qui étaient nés des réformes législatives successives. La Cour rappelle qu’il existait d’autres garanties légales qui permettaient de rectifier la violation que la ministre avait commise, par exemple la procédure devant le Parlement et, en dernier ressort, le contrôle par les juridictions internes du respect de la procédure ; or, ainsi qu’il a été exposé ci-dessus, aucune de ces garanties ne s’est révélée effective, et le pouvoir que la ministre a exercé en s’écartant de l’avis de la commission d’évaluation est demeuré entièrement discrétionnaire.

289. À la lumière de ce qui précède et compte tenu de la démarche en trois étapes suivie ci-dessus, la Cour estime que le droit du requérant à un « tribunal établi par la loi » a été violé à raison de la participation à son procès d’une juge dont la procédure de nomination avait été viciée par de graves irrégularités qui ont porté atteinte à la substance même du droit en question.

290. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

II. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal indépendant et impartial

291. Le requérant se plaint que son droit à un tribunal indépendant et impartial découlant de l’article 6 § 1 de la Convention a été violé à raison de la présence d’A.E. au sein de la formation de la Cour d’appel qui a statué sur son cas, malgré les irrégularités dans la nomination de cette juge.

A. L’arrêt de la chambre

292. Dans son arrêt du 12 mars 2019, la chambre a déclaré ce grief recevable mais elle n’a pas jugé nécessaire de l’examiner séparément sur le fond compte tenu de la conclusion à laquelle elle était parvenue en ce qui concerne l’autre grief, que le requérant tirait, sur le terrain de la même disposition, d’une violation du droit à un « tribunal établi par la loi » (paragraphe 126 de l’arrêt de la chambre).

B. Les observations des parties

293. Le requérant soutient principalement que, pour apprécier si un tribunal a satisfait à l’exigence d’indépendance découlant de l’article 6 § 1, il faut entre autres se pencher sur la manière dont ses membres ont été nommés et rechercher si ce tribunal présentait ou non une apparence d’indépendance. Il estime que, compte tenu des irrégularités ayant entaché la procédure à l’origine de la nomination d’A.E., la Cour d’appel, qui a statué sur son affaire, ne pouvait être réputée présenter l’apparence d’un tribunal indépendant et impartial. Au cours de la procédure devant la Grande Chambre, il a étayé cette thèse à l’aide d’arguments supplémentaires – tirés par exemple du rôle essentiel que les juges irrégulièrement nommés auraient joué dans l’élection du président actuel de la Cour d’appel, lequel aurait toute latitude dans l’attribution des affaires au sein de cette juridiction – qui confirment selon lui le manque d’indépendance et d’impartialité de la Cour d’appel.

294. S’appuyant sur les critères se dégageant de la jurisprudence de la Cour en matière d’indépendance et d’impartialité des tribunaux, le Gouvernement argue que ni le vice de forme dans la procédure de nomination que la Cour suprême a constaté ni aucun autre élément relatif à cette nomination ne permet de jeter le doute sur l’indépendance ou l’impartialité d’A.E. en tant que juge. Il indique à cet égard qu’A.E. est une magistrate professionnelle qui, selon la commission d’évaluation, pouvait prétendre à être nommée à cette fonction. Il ajoute que, selon la jurisprudence constante de la Cour, la nomination de juges par l’exécutif ou par le législateur est admissible, pourvu que les juges ainsi nommés soient libres de toute pression ou influence lorsqu’ils exercent leur rôle juridictionnel (voir, par exemple, Maktouf et Damjanović, précité).

C. L’analyse de la Cour

295. La Cour constate qu’en l’espèce les griefs relatifs aux exigences d’un « tribunal établi par la loi » et « d’indépendance et d’impartialité » ont pour origine le même problème sous-jacent, c’est-à-dire les irrégularités ayant entaché la nomination d’A.E. à la fonction de juge à la Cour d’appel. Comme elle l’a conclu ci-dessus, ces irrégularités étaient d’une gravité telle qu’elles ont porté atteinte à la substance même du droit à être jugé par un tribunal établi conformément à la loi. Au vu de cette conclusion, la Cour juge que la question qu’il reste à trancher, c’est-à-dire celle de savoir si les mêmes irrégularités ont aussi compromis l’indépendance et l’impartialité de cette juridiction, n’appelle aucune poursuite de son examen (voir, mutatis mutandis, Zeynalov, précité, § 28, et Miracle Europe Kft, précité, §§ 57-67).

III. SUR l’APPLICATION des ARTICLES 41 et 46 de la CONVENTION

296. L’article 41 de la Convention dispose :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

297. L’article 46 de la Convention dispose, en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

A. Article 41 de la Convention

1. Dommage

298. Devant la chambre, le requérant avait réclamé 5 000 euros (EUR) pour dommage moral. Le Gouvernement s’était opposé à cette demande, estimant ce montant excessif, et il avait soutenu que le constat d’une violation valait en lui-même satisfaction équitable pour tout dommage moral que le requérant aurait subi.

299. La chambre a estimé, comme le Gouvernement, que le constat d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention constituait en lui-même une satisfaction équitable suffisante.

300. Devant la Grande Chambre, le requérant n’a pas modifié les prétentions formulées à ce titre. Le Gouvernement, quant à lui, ne fait aucune observation sur ce point devant la Grande Chambre.

301. La Grande Chambre estime qu’un constat de violation vaut satisfaction équitable suffisante en l’espèce et elle rejette par conséquent les prétentions que le requérant formule à ce titre.

2. Frais et dépens

302. Devant la chambre, le requérant avait réclamé 26 795 EUR en remboursement des frais et dépens qu’il disait avoir engagés devant les juridictions internes, somme qui aurait inclus le montant d’environ 3 590 EUR accordé par la Cour d’appel à ce titre. Il avait demandé en outre 20 150 EUR pour les frais et dépens engagés par lui devant la Cour. Le Gouvernement avait répondu que, conformément à la loi relative à la procédure pénale, le Trésor public avait payé la somme que la Cour d’appel avait accordée au titre des dépens et que le requérant n’avait produit aucun justificatif indiquant qu’il avait remboursé cette somme au Trésor public. De plus, il estimait excessivement élevé le montant réclamé au titre des dépens supportés devant les juridictions internes et devant la Cour.

303. La chambre a jugé raisonnable d’accorder au requérant la somme de 15 000 EUR, tous chefs de dépens confondus.

304. Devant la Grande Chambre, le requérant réclame la même somme que devant la chambre pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant les juridictions internes (26 795 EUR). Il demande en outre 95 472 EUR pour ses frais et dépens afférents à la procédure devant la Cour (soit 20 150 EUR pour la procédure devant la chambre et 75 322 EUR pour la procédure devant la Grande Chambre). Les frais engagés devant la Cour comprendraient en particulier les honoraires d’avocat (environ 86 200 EUR), ainsi que les frais de traduction (environ 6 760 EUR) et les frais de déplacement (environ 1 250 EUR).

305. À l’appui de ses prétentions, le requérant a produit des factures émises par son représentant, qui indiquent que ce dernier a travaillé 387 heures au total sur l’affaire (112 heures dans la procédure devant les instances internes et 275 heures dans le cadre de la requête introduite devant la Cour, au taux horaire d’environ 255 EUR, plus 24 % au titre de la taxe sur la valeur ajoutée), ainsi que des justificatifs des frais de traduction et des frais de déplacement. Il n’a cependant produit aucun document permettant de réfuter l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il n’a pas remboursé au Trésor public le montant que la Cour d’appel lui avait accordé au titre des dépens.

306. Le Gouvernement n’a fait aucun commentaire sur les demandes que le requérant formule pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Grande Chambre.

307. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. D’après l’article 60 § 2 du règlement, toute prétention soumise au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée et ventilée par rubrique, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 281, CEDH 2010).

308. La Cour note tout d’abord que les frais et dépens réclamés par le requérant pour la procédure devant les juridictions internes n’ont été engagés qu’en partie pour prévenir ou faire corriger une violation d’un droit conventionnel en l’espèce. Elle relève en outre que les frais devant la Cour d’appel ont été en partie pris en charge par le Trésor public et que ceux occasionnés devant le tribunal de district n’ont aucun rapport avec la violation constatée. Elle estime par ailleurs que le nombre d’heures réclamées et le montant total sollicité au titre des honoraires d’avocat – tant ceux versés dans le cadre du procès interne que ceux liés à la procédure devant la Cour – paraît excessif (voir, par exemple, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 190, 17 mai 2016).

309. Compte tenu des considérations qui précèdent, des éléments du dossier et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’accorder au requérant 20 000 EUR, tous chefs de dépens confondus.

3. Intérêts moratoires

310. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

B. Article 46 de la Convention

311. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par elle dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l’État défendeur, reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles, a l’obligation non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 254, CEDH 2012).

312. La Cour rappelle en outre que ses arrêts sont essentiellement déclaratoires par nature et que, en principe, c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous la surveillance du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention (voir, par exemple, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005‑IV), pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions et l’esprit de l’arrêt de la Cour (voir, par exemple, Scozzari et Giunta, précité, § 249, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, §§ 148-149, 29 mai 2019). Toutefois, dans certaines circonstances particulières, elle a jugé utile d’indiquer à l’État défendeur quels types de mesures pouvaient être pris pour mettre fin au problème – souvent d’ordre systémique – à l’origine du constat de violation (Ilgar Mammadov, précité, § 153).

313. Pour ce qui est des faits de la cause, la Cour constate que, expressément prié à l’audience de dire si le requérant demanderait la réouverture de son procès pénal en cas de constat de violation de l’article 6 en l’espèce, son représentant a répondu par la négative. Si ce dernier a ultérieurement demandé – dans sa réponse écrite aux questions posées par les juges à l’audience (paragraphe 10 ci-dessus) – à se rétracter sur ce point, elle estime que cette demande a posteriori ne peut être prise en compte faute pour ce revirement par rapport à la position antérieure du requérant d’avoir été justifié par des raisons suffisantes.

314. La Cour estime par ailleurs que, au vu des obligations que fait peser sur lui l’article 46 de la Convention, il revient à l’État défendeur de tirer du présent arrêt les conclusions qui s’imposent et de prendre les mesures générales appropriées propres à régler les problèmes à l’origine des constats qu’elle a formulés et ainsi à empêcher que des violations similaires se produisent à l’avenir. Cela dit, elle souligne que le constat de violation en l’espèce ne peut pas en lui-même être considéré comme imposant à l’État défendeur l’obligation au regard de la Convention de rouvrir toutes les affaires similaires qui sont depuis lors passées en force de chose jugée conformément au droit islandais.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu une violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal établi par la loi ;

2. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit, par treize voix contre quatre, que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 20 000 EUR (vingt mille euros), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, par treize voix contre quatre, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais et en français, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 1er décembre 2020.

Marialena Tsirli                               Jon Fridrik Kjølbro
Greffière                                         Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement concordante, partiellement dissidente du juge Pinto de Albuquerque ;

– opinion partiellement concordante, partiellement dissidente commune aux juges O’Leary, Ravarani, Kucsko-Stadlmayer et Ilievski ;

– opinion partiellement dissidente du juge Serghides.

J.F.K.
M.T.

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE, PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

I. INTRODUCTION

1. Je souscris au constat de violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »), mais je ne suis pas convaincu par le raisonnement qui aboutit à cette conclusion. La Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») admet qu’aucune question d’indépendance du pouvoir judiciaire ne se pose en l’espèce, en ce qu’« [elle] est consciente que ni la qualité de « tribunal » attribuée à la Cour d’appel ni les mérites des juges nommés au sein de cette juridiction ne sont en soi contestés en l’espèce »[13]. Elle dit même qu’« elle n’a aucune raison de douter que, d’un point de vue formel, les nominations en cause n’étaient pas entachées de nullité (« markleysa ») au regard du droit islandais ni que, dès leur nomination, chacun de ces juges s’efforcerait de respecter les exigences d’un procès équitable »[14]. Pourtant, elle transforme cette affaire en une grande discussion sur l’indépendance du pouvoir judiciaire en Islande au vu d’irrégularités indéniablement « éloignées »[15] qui ont entaché la procédure de nomination de l’une des juges chargés d’examiner l’affaire du requérant devant la Cour d’appel, à savoir la juge A.E.

2. L’objectif de la présente opinion est d’expliquer en quoi je considère, d’une part, que la Cour identifie correctement les irrégularités qui ont entaché la procédure mise en œuvre par la ministre de la Justice et le Parlement pour la nomination de la juge A.E. et critique à bon droit la Cour suprême en ce que celle-ci n’a pas tiré en l’espèce les conclusions découlant de ces vices, mais, d’autre part, qu’elle ne nous offre pas une analyse juridique convaincante quant à la nature des irrégularités qui ont entaché la procédure de nomination et à la manière dont celles-ci ont affecté la cause du requérant, omettant par conséquent de définir les mesures à caractère général et individuel nécessaires à l’exécution du présent arrêt conformément à l’article 46 de la Convention.

II. CRITIQUE DE L’INTERPRÉTATION DONNÉE PAR LA GRANDE CHAMBRE DU DROIT À UN TRIBUNAL ÉTABLI PAR LA LOI

3. La Cour expose que l’objectif de l’expression « établi par la loi » qui figure à l’article 6 § 1 de la Convention reflète le principe de la prééminence du droit et vise à préserver le pouvoir judiciaire de toute influence extérieure irrégulière émanant du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif, voire du pouvoir judiciaire lui-même[16]. Dans ce contexte général, elle considère que le processus de nomination des juges « constitue nécessairement un élément inhérent à la notion de « tribunal établi par la loi », et une interprétation qui n’irait pas dans ce sens serait contraire au but que poursuit l’exigence qui en découle »[17]. Ce caractère inhérent est confirmé par le net consensus qui existe parmi les États étudiés[18]. Aux yeux de la Cour, toutefois, la « seule » préoccupation découlant ici de l’article 6 de la Convention consiste à « veiller à ce que le droit interne pertinent en matière de nomination des juges soit, dans la mesure du possible, libellé en des termes non équivoques, de manière à empêcher toute ingérence arbitraire dans le processus de nomination, notamment de la part du pouvoir exécutif »[19]. Cette déclaration indiscutablement vague est insuffisante au regard du principe consacré par le Conseil de l’Europe selon lequel la nomination des juges doit résulter de la décision prise par un organe composé d’au moins une majorité de juges, garantie fondamentale de l’indépendance du pouvoir judiciaire qui a été énoncée par le Comité des Ministres[20] et réitérée par le Conseil consultatif des juges européens (CCJE)[21], la Commission de Venise[22] et le GRECO[23]. Il est d’autant plus curieux que la Cour ne mentionne pas cette position du Conseil de l’Europe qu’elle cite en revanche le rapport du GRECO sur l’Islande[24] et les documents pertinents du Comité des Ministres et du CCJE[25]. Comme cela a été confirmé à l’unanimité par ces autorités, la raison d’être de ce principe est qu’il jette les bases d’une garantie effective de l’indépendance du judiciaire et de la séparation des pouvoirs en conférant à une majorité de juges le pouvoir ultime de prendre une décision fondée sur le mérite pour déterminer ceux qui peuvent entrer dans la magistrature et la manière dont leur carrière doit évoluer, tout en permettant à des non‑magistrats, représentants de la société civile, de participer au processus afin d’éviter tout corporatisme. Sans aucune justification, la Cour s’abstient de confirmer le principe susmentionné consacré par le Conseil de l’Europe, ainsi que sa raison d’être qui est tout à fait pertinente dans le cas d’espèce, et elle juge même compatibles avec la Convention des systèmes où le pouvoir exécutif exerce une « influence décisive » dans le processus de nomination des juges, « ce qui est le cas dans de nombreux États parties où les freins aux pouvoirs de l’exécutif qui résultent de la culture juridique et d’autres mécanismes de contrôle, associés à une pratique ancienne consistant à sélectionner des candidats hautement qualifiés jouissant d’une indépendance d’esprit, permettent de préserver l’indépendance et la légitimité du pouvoir judiciaire »[26]. On peut se demander à quelle culture juridique et à quels mécanismes de contrôle pense la Cour. Comme si ces vagues références n’étaient pas suffisamment dangereuses, la Cour place la garantie de l’indépendance du judiciaire totalement dans les mains du pouvoir exécutif lorsqu’elle lie la préservation de « l’indépendance et [de] la légitimité du pouvoir judiciaire » à « une pratique ancienne consistant à sélectionner des candidats hautement qualifiés jouissant d’une indépendance d’esprit », quoi que cela puisse vouloir dire. L’argument de la Grande Chambre de la légitimation par la tradition s’apparente à une analyse sociologique a posteriori, mais n’est certainement pas une argumentation juridique valable.

4. Lorsque le moment est venu de concrétiser sa position, la Cour invoque son mantra habituel[27] :

« [La Cour] considère en outre que les États contractants doivent bénéficier à cet égard d’une certaine marge d’appréciation puisque les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’elle pour apprécier de quelle manière les intérêts de la justice et la prééminence du droit – avec tous leurs éléments susceptibles d’entrer en conflit – seraient mieux servis dans une situation donnée. »

Sur le papier, le contrôle de Strasbourg se limite aux cas où la conclusion des juridictions nationales peut être regardée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable[28], mais il va en réalité bien au-delà, comme nous allons le montrer.

5. À cet égard, le point central de l’arrêt est le paragraphe 247. Même si elle y propose une lecture essentialiste de la Convention (« seules les atteintes touchant les règles fondamentales de la procédure de nomination des juges – c’est-à-dire celles qui videraient de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi » – sont de nature à emporter violation de ce droit »), la Cour l’abandonne immédiatement en faveur d’une approche conséquentialiste qui se concentre, en fin de compte, sur la question de savoir si « une violation des règles nationales applicables en matière de nomination des juges a fait naître un risque réel que d’autres organes de l’État, en particulier l’exécutif, aient fait de leurs pouvoirs un usage injustifié qui a nui à l’intégrité du processus de nomination d’une façon non prévue par les règles nationales en vigueur à l’époque des faits »[29]. Le message de cet arrêt reflète le fait que la Cour examine l’affaire avec le bénéfice du recul[30], du point de vue des irrégularités qui ont entaché la procédure au cours de laquelle une juge déterminée (la juge A.E.) a été nommée à ses fonctions, et de leurs conséquences manifestement négatives sur la légitimité de la Cour d’appel en tant qu’institution, indépendamment de leur lien avec le cas d’espèce ou de leur incidence sur celui-ci. Pour la Cour, l’angle décisif sous lequel aborder cette affaire est celui des « conséquences » sur le « justiciable en général »[31] du comportement illégal de la ministre de la Justice dans la nomination de la juge A.E. et de la connivence de la majorité des parlementaires. En effet, cet arrêt représente – et c’est son but – un verdict sur l’intégrité du système judiciaire islandais dans son ensemble, y compris de la Cour suprême dont la « pratique constante » de « retenue » et de « résignation » n’est pas épargnée par les critiques[32].

6. L’approche conséquentialiste orientée sur les effets est aggravée par l’idée que le degré de l’« usage injustifié » des pouvoirs dépend des règles nationales en vigueur au moment des faits, comme si ces règles nationales ne pouvaient pas être en elles-mêmes discrétionnaires de manière injustifiée. Cette considération est difficilement compatible avec l’admission qu’« [i]l peut en effet exister des circonstances dans lesquelles une procédure de nomination d’un juge qui est a priori conforme aux règles internes pertinentes n’en emporte pas moins des conséquences qui sont incompatibles avec l’objet et le but de ce droit conventionnel »[33]. Plus important même, la Cour tient pour acquise la compatibilité du cadre juridique islandais avec la Convention. Ainsi, elle ne remet pas en cause[34], comme elle aurait dû le faire, le rôle joué par la commission d’évaluation, chargée d’apprécier les qualifications des candidats et de déterminer lesquels sont les plus qualifiés pour le poste, qui est composée de cinq membres nommés par le ministre de la Justice conformément aux articles 11 et 12 de la nouvelle loi sur la justice no 50/2016 (Lög um dómstóla)[35]. Si la fonction à l’origine purement consultative de la commission était en effet problématique[36], l’attribution ultérieure à celle-ci du pouvoir d’émettre des recommandations contraignantes pour les nominations des membres des trois niveaux de juridiction n’est pas moins discutable, en ce que la loi permet au ministre de s’écarter de l’avis de la commission, même si l’usage de cette faculté reste soumis au contrôle du Parlement. En effet, le Gouvernement lui-même admet que « ni la loi ni les notes explicatives ne contiennent d’instructions sur la manière dont la ministre devait préparer une proposition au Parlement lorsqu’elle s’écartait de l’avis de la commission d’évaluation, ce qui lui laissait une large marge d’appréciation sur ce point »[37]. Pour le dire simplement, le cadre juridique islandais permet au ministre de la Justice, appuyé par une majorité politique au Parlement, de contourner la décision de la commission d’évaluation fondée sur le mérite. Dans ce contexte juridique, une affaire telle que le cas d’espèce était destinée à se présenter un jour ou l’autre. Même en admettant que l’esprit de la loi était de limiter la politisation de la procédure de nomination des juges, comme le soutient le Gouvernement[38], la lettre de la loi, quant à elle, invite les responsables politiques à saper cet esprit.

7. Confrontée à l’argument ad terrorem du Gouvernement selon lequel la motivation de la chambre aurait pour conséquence de rendre les nominations judiciaires indéfiniment contestables sur le fondement du moindre vice juridique ayant entaché la procédure de nomination, la Cour apporte une réponse double. Toute violation n’entre pas en ligne de compte, seules importent celles qui « méconnaîtraient totalement les règles les plus élémentaires de la procédure de nomination », telles que par exemple la nomination à la fonction de juge d’une personne ne remplissant pas les conditions nécessaires, ou les violations « qui autrement nuiraient au but et aux effets de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », telle qu’interprétée par la Cour »[39]. Même si elle refuse de fixer un délai précis au-delà duquel une irrégularité dans la procédure de nomination ne pourrait plus être contestée par une personne invoquant le droit à un « tribunal établi par la loi », la Cour estime que « plus le temps s’écoulera, plus la préservation de la sécurité juridique jouera en faveur du droit du justiciable à un « tribunal établi par la loi » dans la mise en balance à opérer »[40].

8. Ces arguments ne sont pas convaincants. Premièrement, la Cour ne délimite pas avec précision « les règles les plus élémentaires » de la procédure de nomination dont la violation entacherait toute activité judiciaire future du juge nommé. La Cour échoue ainsi à fournir la précision linguistique et la sécurité juridique requises là où elles étaient le plus nécessaires. Deuxièmement, la Cour admet qu’il pourrait y avoir des règles non élémentaires dont la violation « nuirai[t autrement] au but et aux effets de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » »[41]. Le degré d’imprécision linguistique est déroutant et laissera les États dans l’ignorance quant aux contours des indications données par la Cour. Troisièmement, et tout aussi important, la Cour admet que le passage du temps peut remédier aux violations des « règles les plus élémentaires » de la procédure de nomination dans une « mise en balance »[42] de la préservation de la sécurité juridique et du droit du justiciable à un « tribunal établi par la loi », ce qui signifie que la Cour dilue la garantie de la substance du droit (et des « règles les plus élémentaires ») dans la mise en balance des intérêts en jeu. Ce n’est malheureusement pas la première fois[43]. Pour le dire en termes de principe, on ne peut pas remédier à une violation de la substance d’un droit conventionnel par une analyse ultérieure du critère de proportionnalité[44].

III. LA PROTECTION DE LA SUBSTANCE DU DROIT À UN TRIBUNAL ÉTABLI PAR LA LOI

9. À mon avis, la question centrale dans cette affaire est la suivante : le droit à un tribunal établi par la loi est un droit conventionnel autonome et son contenu ne doit pas être confondu avec celui des principes d’indépendance, d’impartialité ou d’inamovibilité des juges. La nomination à la fonction de juge d’une personne remplissant les conditions nécessaires relève indubitablement de la substance de ce droit. En atteste le fait qu’un nombre significatif d’États membres considère que l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » s’applique également à la procédure juridique de nomination des juges et admet, voire impose, la réouverture de la procédure lorsqu’une décision judiciaire a été rendue par un juge illégalement nommé à ses fonctions[45].

10. La manipulation du processus de nomination par des responsables politiques qui veulent placer leurs amis dans les tribunaux ternira sans aucun doute la légitimité du juge nommé et son activité judiciaire ultérieure. La violation des « règles les plus élémentaires », telles que les règles de nomination d’un juge relatives aux qualifications des candidats, constitue un vice procédural absolu au regard de la Convention qui justifie qu’aucun délai ne soit fixé pour qu’il soit invoqué, sans quoi l’ordre juridique tolérerait les futures erreurs judiciaires commises par un « tribunal fantoche ». Les vices fondamentaux qui mettent en cause la substance du droit à un tribunal établi par la loi ne peuvent qu’être invocables à tout moment, notamment dans la procédure pénale où les condamnations ont des effets durables sur la vie et sur la réputation de l’accusé. Pour reprendre une expression fréquemment employée dans un autre contexte, les condamnations prononcées par un « tribunal fantoche » illégalement constitué sont les fruits d’un arbre empoisonné qui ne peuvent être corrigés. Tout comme la doctrine du fruit de l’arbre empoisonné vise à dissuader la police d’utiliser des moyens illégaux pour obtenir des preuves, l’impact négatif considérable et à long terme sur l’activité judiciaire du juge nommé que peuvent avoir des irrégularités de procédure, telles que celles de l’espèce, dans le processus de nomination devrait dissuader les gouvernements d’usurper la séparation des pouvoirs et de manipuler le pouvoir judiciaire en remplissant les tribunaux de leurs amis et alliés en échange de toutes sortes de faveurs, politiques ou non.

11. En d’autres termes, cet arrêt aurait dû consacrer le principe selon lequel la manipulation de la nomination à la fonction de juge d’une personne ne remplissant pas les conditions nécessaires est un vice procédural absolu auquel il ne peut être remédié ni par le passage du temps ni par le consentement de l’accusé. Comme cela a déjà été affirmé[46], il existe des droits procéduraux qui sont si essentiels à l’équité du procès que jamais leur violation ne pourra être regardée comme justifiée et aucune analyse sur le terrain de l’erreur anodine n’est possible. C’est le cas en l’espèce. Les arguments qui suivent éclairciront encore ce point en appliquant le principe susmentionné aux faits de l’espèce.

IV. APPLICATION DE L’APPROCHE ESSENTIALISTE AU CAS D’ESPÈCE

12. Concernant les faits de l’espèce, l’arrêt souligne, à juste titre, la gravité de l’action de la ministre qui s’est manifestée sans équivoque par l’octroi aux deux plaignants par la Cour suprême d’une réparation du dommage moral subi par eux en application de l’article 26 de la loi sur la responsabilité délictuelle. La haute juridiction a expressément déclaré que la ministre avait agi « au mépris complet [du] risque évident » pour la réputation de deux des quatre candidats, « ce qui avait donc plutôt servi les intérêts de certains des quatre autres candidats qu’elle avait favorisés au cours du processus »[47]. Par ces termes simples mais significatifs, la Cour suprême a courageusement dénoncé les coulisses du marchandage politique qui a abouti à la décision de la ministre. En effet, la juge A.E. était l’épouse d’un parlementaire, B.N., lequel appartenait au même parti politique que la ministre et avait renoncé, en faveur de celle-ci, à figurer en tête de la liste de ce parti dans la circonscription de Reykjavik. Comme le requérant l’a indiqué dans son grief devant la Cour, « [i]l ne faut pas beaucoup d’imagination pour considérer que la nomination d’A.E. au poste de juge de la Cour d’appel relevait d’un marchandage politique ».

13. La déclaration louable de la Cour suprême n’a toutefois pas été suivie de conséquences puisque celle-ci considère ensuite les nominations comme un fait accompli, en ce qu’elles seraient devenues une réalité dès la signature des lettres de nomination[48], et juge que l’indépendance formelle des juges en droit interne ne peut être mise en cause. En d’autres termes, la Cour suprême a adopté un critère d’appréciation purement formel qui ne peut être considéré comme respectant les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour a totalement raison lorsqu’elle critique la Cour suprême au motif qu’« il ne ressort pas clairement de [son] arrêt en quoi les manquements à la procédure que la Cour suprême avait constatés dans ses arrêts antérieurs (datés du 19 décembre 2017) n’étaient pas de nature à compromettre la régularité de la nomination d’A.E. et, par voie de conséquence, la participation ultérieure de celle-ci au procès du requérant »[49]. Le problème est que la Cour ne donne pas non plus de réponse claire sur ce point.

14. Étonnamment, il n’y a pas la moindre trace, dans le présent arrêt, du critère de l’équité globale sur lequel la Cour a récemment insisté[50]. Comme la chambre, et contrairement au Gouvernement, la Grande Chambre est d’avis que la violation du droit à un « tribunal établi par la loi » ne nécessite pas un examen séparé de la question de savoir si le procès avait été inéquitable à raison d’une méconnaissance de ce principe. Il est important de noter qu’au vu de la jurisprudence existante, le constat d’une violation du droit à un « tribunal établi par la loi »[51], du droit à un juge indépendant[52] ou du droit à un juge impartial[53] n’a jamais nécessité une analyse séparée de l’équité de la procédure dans son ensemble. Cette jurisprudence est pleinement respectée par le présent arrêt, à juste titre. En ignorant l’invitation répétée du Gouvernement à procéder à une appréciation de l’équité globale du procès du requérant, la Cour reconnaît implicitement le caractère absolu des vices ayant entaché la nomination de la juge A.E. qui était membre du tribunal ayant entendu l’affaire du requérant. La Cour passe toutefois à côté de l’occasion d’affirmer expressément que des vices procéduraux absolus entachant la nomination d’un juge, tels que ceux survenus en l’espèce, ne permettent pas une analyse globale sur le terrain de l’erreur anodine, fondée sur des éléments tels que le passage du temps ou le comportement de l’accusé au cours de l’instance.

15. Contrairement à l’argument de la Cour selon lequel les irrégularités en cause n’étaient pas trop éloignées de l’affaire du requérant, celles-ci étaient donc bien éloignées, et il est absolument sans importance que les irrégularités ayant entaché la procédure de nomination aient été constatées par la Cour suprême tout juste deux semaines avant l’entrée en fonction des quinze candidats retenus, ou que le requérant en l’espèce ait demandé le déport de la juge A.E. un mois seulement après l’entrée en fonction de celle‑ci.

16. Au vu de ce qui précède, et particulièrement de l’atteinte directe à la substance du droit à un « tribunal établi par la loi » dans la présente affaire, je considère que la Grande Chambre aurait dû reconnaître le caractère absolu des vices procéduraux qui ont entaché la nomination de la juge A.E. et leur impact négatif considérable et à long terme sur l’activité judiciaire de celle-ci, et qu’elle aurait dû, par conséquent, ordonner à l’État défendeur de rouvrir le procès du requérant, en plus d’octroyer à ce dernier une satisfaction équitable[54]. La position du requérant concernant la réouverture de la procédure pénale dirigée contre lui au cours de l’audience ou ultérieurement est donc sans importance, puisque le consentement de l’accusé à une violation de la substance d’un droit conventionnel n’a aucune valeur juridique. Ce qui importe, c’est que l’État défendeur devrait tirer toutes les conséquences nécessaires du caractère absolu des vices procéduraux constatés par la Cour, et ce en trois étapes : premièrement, en rouvrant le procès du requérant devant les juridictions internes, deuxièmement, en prévenant des violations de même nature dans des affaires pendantes devant les juridictions internes et, troisièmement, en rectifiant toutes les décisions judiciaires devenues définitives qui soulèvent des problèmes similaires[55]. Faute de quoi le présent arrêt demeurera le tigre de papier édenté qu’il est de fait[56].

17. La critique de l’ingérence délibérée de la ministre de la Justice, appuyée par sa faction politique au Parlement, dans le statut d’un juge de la Cour d’appel d’une manière incompatible avec la Convention devrait prévaloir sur toute considération liée au principe de la sécurité juridique, et plus encore sur la question de la stabilité du système judiciaire islandais[57]. Seule cette solution est cohérente avec le constat de la Cour elle-même selon lequel « ces violations peuvent très bien emporter des conséquences qui ne se limitent pas aux candidats qui ont été individuellement lésés par leur non-nomination : elles touchent forcément le justiciable en général »[58]. Pour être parfaitement clair, les actes politiques visant à contourner intentionnellement le droit applicable aux nominations judiciaires ne doivent pas être récompensés par l’acceptation de la situation qui a ainsi été créée, à savoir l’acceptation d’un juge qui a été illégalement nommé et des décisions rendues par lui. Ex inuria ius non oritur.

18. Enfin, les faits de l’espèce révèlent un problème systémique qui justifie une réforme du droit islandais. Afin de rectifier la source juridique de ce problème systémique illustré par les faits de l’espèce, l’État défendeur devrait abolir la possibilité pour le ministre de s’écarter de l’appréciation de la commission d’évaluation avec l’accord du Parlement, telle que prévue par l’article 12 de la nouvelle loi sur la justice no 50/2016, et réexaminer la composition de la commission d’évaluation, telle que définie à l’article 11 de cette même loi, afin de rééquilibrer la proportion des membres judiciaires et non judiciaires au sein de cette commission.

V. CONCLUSION

19. En somme, le présent arrêt promet une approche essentialiste du droit à un « tribunal établi par la loi » mais ne tient pas ses promesses. Ni la définition de la substance du droit, ni la détermination du caractère absolu des vices procéduraux qui ont entaché la nomination de la juge A.E. et des conséquences juridiques qui en ont découlé en l’espèce ne sont claires. La Cour veut le beurre et l’argent du beurre. D’un côté, elle constate que les irrégularités en cause étaient « d’une gravité telle qu’elles ont porté atteinte à la substance même du droit à être jugé par un tribunal établi conformément à la loi »[59], ce qui justifie les critiques adressées à la ministre de la Justice pour son comportement illicite dans la nomination de la juge A.E., à la majorité parlementaire pour sa connivence avec la ministre, et à la Cour suprême pour son inertie en l’espèce. D’un autre côté, cependant, elle limite autant que possible l’impact de son arrêt sur l’ordre juridique interne en refusant d’imposer la réouverture du procès du requérant et de tous les accusés dans une situation similaire, et de leur garantir ainsi la possibilité d’un jugement équitable par un tribunal établi par la loi. Pour cette raison, la critique que la Cour adresse à la Cour suprême pour ne pas avoir tiré les conséquences de ses conclusions concernant la gravité des vices de procédure ayant entaché la nomination de la juge A.E. à la Cour d’appel peut également être adressée à la Cour elle‑même.

 

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE, PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES O’LEARY, RAVARANI, KUCSKO-STADLMAYER ET ILIEVSKI

(Traduction)

1. Nous partageons, quoiqu’avec quelques réserves, le constat d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, dans la mesure où la formation de la juridiction d’appel qui a jugé le requérant en appel n’était pas un « tribunal établi par la loi ».

2. Nous regrettons toutefois de ne pas pouvoir approuver le refus par la majorité d’examiner le second grief que le requérant a formulé sur le terrain de l’article 6 § 1, tiré d’un manque d’indépendance de cette même juridiction lorsqu’elle a statué sur l’appel qu’il avait formé. Nous estimons que la majorité aurait dû analyser les deux griefs, surtout parce que cela aurait permis d’expliquer pourquoi la Grande Chambre n’a pas demandé la réouverture du procès du requérant au niveau interne.

3. Avant d’expliciter davantage les raisons pour lesquelles nous partageons le constat d’une violation de l’article 6 tout en exprimant néanmoins un désaccord partiel, un bref décorticage des passages de l’arrêt consacrés à cette violation s’impose. La Grande Chambre cherche à affiner et clarifier le sens de la notion de « tribunal établi par la loi » et à analyser sa relation avec les exigences d’indépendance et d’impartialité découlant de l’article 6 § 1 de manière à donner à cette notion une interprétation qui « refléterait le mieux le but [qu’elle] poursuit [et] rendrait réellement effective la protection qu’elle offre » (paragraphe 218 de l’arrêt). Le droit à un tribunal établi par la loi est élevé au rang de droit autonome sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 231 de l’arrêt) et qualifié de « garantie spécifique découlant de l’article 6 » (paragraphe 280), bien que la base et la nécessité d’une telle qualification ne soient pas entièrement expliquées. À nos yeux, ses conséquences ne sont pas non plus suffisamment examinées. Pour préserver les principes de la sécurité juridique, de l’autorité de la chose jugée et de l’inamovibilité des juges, la Grande Chambre conclut que seules les violations les plus graves des règles de nomination emporteraient violation du droit à un tribunal établi par la loi (paragraphes 236-241 de l’arrêt).[60] Le constat de violation qu’opère la majorité repose, premièrement, sur la nature du droit, désormais autonome, à un tribunal établi par la loi et, deuxièmement, sur la participation dans le cadre de l’appel formé par le requérant d’une juge « dont la procédure de nomination avait été viciée par de graves irrégularités qui ont porté atteinte à la substance même du droit en question » (paragraphe 289).

4. Nous partageons la conclusion que la formation juridictionnelle qui a connu de l’appel formé par le requérant n’était pas un « tribunal établi par la loi » en raison de certaines irrégularités qui avaient entaché la procédure de nomination. Aussi, la violation de l’article 6 § 1 de la Convention est constatée à l’unanimité. Cependant, notre approche en ce qui concerne les trois exigences interconnectées de l’article 6 § 1 – « établi par la loi », indépendance et impartialité – diffère de celle de nos collègues, tout comme la raison pour laquelle nous concluons à la violation. À nos yeux, il n’y avait pas besoin de faire de la première exigence un droit autonome pour qu’une violation puisse être constatée en l’espèce ; il n’était pas nécessaire non plus de « surcharger » les différents vices qui avaient entaché la procédure de nomination de manière à ce que soient satisfaits les critères du test que la Grande Chambre a elle-même créés. Il suffisait dans cette affaire que la Grande Chambre constate qu’une série d’irrégularités d’importance et de gravité variables, qui s’étaient produites à l’occasion de la constitution d’une nouvelle juridiction d’appel pour laquelle le législateur islandais avait prévu une procédure de nomination claire, et dans un contexte de sensibilisation accrue aux différentes formes sous lesquelles des problèmes touchant la « prééminence du droit » peuvent apparaître dans divers États européens, avaient violé l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » découlant de l’article 6 § 1. En outre, nous relevons que, alors qu’elle a déclaré au paragraphe 210 de son arrêt qu’elle a pour tâche de déterminer les conséquences des violations des règles de droit interne en matière de nomination des juges, la Grande Chambre a précisément omis de le faire. L’arrêt risque non pas d’apporter des clarifications mais de semer la confusion avec le nouveau test évoqué ci-dessus, et le refus par la Cour d’examiner la question de savoir si la formation qui avait été saisie de l’appel formé par le requérant était effectivement, dans le cas d’espèce, indépendante et impartiale entraîne des problèmes considérables. Dans le cas individuel du requérant, c’est dans le cadre de l’examen de son second grief que les conséquences de toute irrégularité dans la nomination auraient dû être appréciées.

I. LES FAITS ET L’OBJET DU LITIGE

A. Les faits

5. Le procès du requérant pour des infractions routières au niveau interne. Les faits pertinents peuvent se résumer ainsi : le requérant fut jugé au pénal pour des infractions routières (conduite sans un permis valable et conduite sous l’emprise de stupéfiants). Il plaida coupable et une lourde peine lui fut infligée. Il fit appel de cette peine. Au fur et à mesure que se déroulait la procédure d’appel, il modifia ses moyens d’appel et souleva deux questions distinctes : premièrement, la question de la régularité de la nomination de l’une des juges, à savoir A.E., à la Cour d’appel et, deuxièmement et séparément, l’équité de son procès compte tenu de l’allégation selon laquelle A.E. avait manqué d’indépendance et d’impartialité.

6. Le contexte institutionnel du procès du requérant. Le grief a pour contexte la réforme, en 2016, de la justice islandaise, qui est passée d’un système à deux degrés (tribunaux de district et Cour suprême) à un système à trois degrés de juridiction par la création de la Cour d’appel, une juridiction d’appel composée de quinze juges. Selon les dispositions légales internes qui régissaient la sélection et la nomination des quinze premiers juges d’appel, une Commission d’évaluation (« la CE ») devait choisir les candidats qui, selon elle, satisfaisaient aux conditions à l’exercice de la fonction de juge d’appel et proposer au ministre de la Justice une liste des quinze candidats les plus aptes. La législation pertinente prévoyait en outre que le ministre avait la possibilité de s’écarter de l’avis de la CE et de présenter au Parlement islandais les noms d’autres juges à choisir à partir de la liste des candidats qui satisfaisaient aux conditions légales de nomination. Le Parlement islandais était appelé à approuver la proposition modifiée de la ministre en votant séparément pour chacun des candidats.

7. La ministre fit usage de la possibilité de s’écarter de la proposition de la CE concernant quatre juges, dont A.E. Elle disait vouloir attacher davantage d’importance que la CE ne l’avait fait à l’expérience judiciaire, un critère qui favorisait A.E. compte tenu de sa longue expérience en tant que juge, et tenir compte aussi de considérations tenant à la parité entre hommes et femmes. Sa liste modifiée de candidats fut approuvée par un vote en bloc du Parlement plutôt que par un vote individuel pour chaque candidat proposé, et le Président de l’Islande signa ensuite les lettres de nomination en question.

8. Dans le cadre de procès séparés qui n’avaient aucun rapport avec celui du requérant, quatre des juges dont les noms figuraient sur la liste des quinze candidats les plus qualifiés que la CE avait dressée contestèrent la décision de nommer des juges qui ne figuraient pas sur cette liste restreinte, dont A.E. La Cour suprême islandaise reconnut à cette occasion qu’il y avait eu des irrégularités dans la procédure de nomination. Elle s’abstint cependant d’annuler la décision de la ministre, approuvée par le Parlement, de remplacer les auteurs de ces procédures, mais elle leur accorda réparation pour préjudice moral.[61]

9. La demande formulée par le requérant tendant au déport ou à la récusation d’A.E. Dans le cadre du procès pénal du requérant, la Cour d’appel, avec la participation de la juge A.E., rejeta la demande procédurale tendant à ce que celle-ci se retirât au motif que rien ne permettait raisonnablement de douter de son aptitude à traiter l’affaire. Le requérant chercha à saisir la Cour suprême avant que la Cour d’appel ne statuât au fond sur son appel mais il fut débouté pour un pur vice de forme.[62] En appel, la Cour d’appel confirma ensuite le jugement sur le fond.

10. La procédure devant la Cour suprême. Saisie de la demande du requérant, fondée sur son droit à un procès équitable et sur les doutes qui selon lui affectaient l’indépendance et l’impartialité de l’une des membres de la Cour d’appel, tendant à faire annuler l’arrêt d’appel et à faire rejuger l’affaire, la Cour suprême confirma cet arrêt. Elle jugea qu’elle ne pouvait donner raison au requérant que si A.E. n’était pas légalement détentrice du pouvoir de juger, c’est-à-dire si les vices dans la procédure de nomination avaient entraîné la nullité de celle-ci (« markleysa »). Se référant à ce qu’elle avait dit dans sa jurisprudence antérieure au sujet des candidats présélectionnés qui, comme il a été évoqué ci-dessus, n’avaient pas été retenus, elle rappela que, malgré les vices de forme qui avaient été constatés au niveau de la ministre de la Justice, ceux-ci n’avaient pas entraîné une telle nullité. Elle souligna notamment que, dans ces conditions, tous les juges ainsi nommés étaient qualifiés pour exercer des fonctions judiciaires au vu de leur expérience professionnelle et de leurs connaissances en droit, ce que le requérant ne contestait pas. Elle rappela en outre que le recours à un vote en bloc devant le Parlement était un « vice non significatif ». Compte tenu aussi de ce que tous les nouveaux juges avaient été nommés à leurs fonctions par des lettres signées par le Président de l’Islande, elle estima qu’il n’y avait pas de raisons suffisantes de douter que le requérant avait bénéficié d’un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux. Conformément au droit islandais, tous les juges avaient été nommés pour une durée indéterminée, jouissaient d’une indépendance dans leurs fonctions judiciaires, et étaient tenus d’exercer celles-ci sous leur propre responsabilité et de ne jamais suivre les instructions de quiconque dans leur travail.

B. L’objet du litige

11. Les deux griefs. Selon la requête et comme la chambre l’a clairement dit dans son arrêt, les deux griefs soulevés par le requérant sont les suivants :

– i) l’inclusion d’une juge irrégulièrement nommée dans la formation d’appel saisie de son procès aurait violé l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » ; et

– ii) la composition de cette formation de la Cour d’appel aurait violé son droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial.

12. La substance des griefs du requérant porte donc non pas sur la nomination irrégulière d’A.E. mais sur l’équité de la procédure au cours de laquelle sa condamnation pour des infractions routières a été confirmée en appel. Évidemment, la procédure de nomination joue un rôle accessoire, en ce qu’elle a pu être à l’origine du manque d’équité allégué de la procédure.

13. Toujours est-il que la présente affaire a très certainement pour objet les éventuelles conséquences des irrégularités qui sont alléguées et ont été effectivement constatées dans la procédure de nomination, et que dénonce le requérant – c’est-à-dire l’absence d’un tribunal légalement établi et indépendant –, concernant le procès pour infractions routières au terme duquel il a été condamné.

14. La réponse apportée par la majorité aux deux griefs. La majorité reconnaît que la Grande Chambre a pour tâche de « déterminer les conséquences, sous l’angle de l’article 6 § 1, des violations du droit interne » (paragraphe 210 de l’arrêt). Or elle a choisi de n’examiner que l’un des griefs dirigés contre la procédure à l’origine de la condamnation du requérant, c’est-à-dire celui relatif à la manière dont A.E. avait été nommée et au point de savoir si, de ce fait, la formation de la Cour d’appel était ou non un « tribunal établi par la loi ».[63]

15. Ainsi qu’il a été expliqué ci-dessus, la majorité a fait de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » un « droit autonome » (paragraphe 231 de l’arrêt). Elle n’estime donc pas nécessaire de se pencher sur les autres exigences d’un procès équitable découlant de l’article 6 § 1 de la Convention et, de surcroît, elle nie indirectement l’interconnexion entre les trois exigences qui caractérisait jusqu’à présent la jurisprudence de la Cour. Cependant, elle s’arrête à mi-chemin dans cette voie, en ce qu’elle n’explique pas de manière suffisante pourquoi il faudrait ou il ne faudrait pas rouvrir le procès.[64] Seule une analyse du procès du requérant dans son ensemble, qui implique nécessairement un examen de l’interconnexion entre les trois exigences d’équité du procès, permet d’apporter une réponse à cette question.

16. Il est donc nécessaire, à nos yeux, d’examiner la relation entre les trois exigences de l’article 6 § 1 (II) et son incidence sur la méthodologie de l’analyse d’une affaire spécifique (III).

II. LA RELATION ENTRE LES TROIS EXIGENCES DÉCOULANT DE L’ARTICLE 6 § 1

17 La question de la relation entre les trois exigences (A) est importante car elle peut avoir une incidence sur les conséquences d’un constat de manquement, partiel ou total, à l’une de ces exigences (B).

A. L’interconnexion entre les trois exigences d’équité du procès prévues par l’article 6 § 1

18. Le manque de clarté de ce que dit la majorité au sujet de l’interconnexion entre les trois exigences de l’article 6 § 1. Les trois volets de l’article 6 § 1 – « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (…) » – constituent-ils des garanties autonomes ou sont-ils interconnectés voire interdépendants ? S’agit-il de droits ou d’exigences ?

19. Sur la question de savoir si l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » prévue par l’article 6 § 1 est soit autonome soit connexe, l’arrêt de la Grande Chambre manque de clarté, voire de cohérence. Il dit qu’il s’agit d’« un droit autonome [garanti par l’article 6 § 1 de la Convention] » mais il reconnaît ensuite qu’« il ressort de la jurisprudence de la Cour que ce droit a des liens très étroits avec les garanties d’« indépendance » et d’« impartialité » » (paragraphe 231 de l’arrêt). En outre, dans certains paragraphes, il énonce clairement l’interconnexion entre l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » et l’exigence d’indépendance. En particulier, il souligne que la Cour

« doit procéder à son examen sous l’angle de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » sans perdre ce but commun de vue et en recherchant systématiquement si l’irrégularité alléguée dans une affaire donnée était d’une gravité telle qu’elle a porté atteinte aux principes fondamentaux [de la prééminence du droit et de la séparation des pouvoirs] et compromis l’indépendance de la juridiction en question » (paragraphe 234, italiques ajoutés).

20. Le choix opéré par la majorité : la notion de « tribunal établi par la loi » revêt désormais un caractère autonome. Il apparaît que la majorité ne considère pas vraiment que les trois exigences soient interconnectées mais qu’elle y voit plutôt une succession d’exigences dans le cadre de laquelle une irrégularité qui entacherait la première pourrait irrémédiablement compromettre les suivantes, ce qui rendrait superflu, voire inutile, dès lors que la première exigence (« établi par la loi ») n’est pas satisfaite, l’examen de la question du respect des deux autres. Ainsi, au paragraphe 295, l’arrêt dit que les deux griefs distincts que formule le requérant ont pour origine le même problème sous-jacent et que les irrégularités étaient d’une gravité telle qu’elles ont porté atteinte à la substance même de ce nouveau droit autonome :

« la Cour juge que la question qu’il reste à trancher, c’est-à-dire celle de savoir si les mêmes irrégularités ont aussi compromis l’indépendance et l’impartialité de cette juridiction, n’appelle aucune poursuite de son examen ».

21. L’arrêt conclut donc que, faute d’avoir satisfait à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », la formation de la Cour d’appel islandaise qui a jugé le requérant en appel ne pouvait même pas être considérée comme un tribunal au sens de l’article 6 § 1. Ainsi, l’exigence a été transformée non seulement en un droit autonome mais aussi en un droit si absolu qu’un organe judiciaire qui, comme la formation en cause, n’aurait pas été établi par la loi ne pourrait en aucune manière être indépendant ou conduire un procès qui serait globalement qualifié d’équitable.

22. En résumé, aux yeux de la majorité, l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » est non pas seulement l’une des exigences d’un procès équitable, au même titre que l’indépendance et l’impartialité, mais un préalable indispensable, une condition sine qua non à l’équité du procès qui, si elle ne venait pas à être satisfaite, rendrait superflu l’examen des autres conditions.

23. Une réserve importante sous la forme du seuil de gravité. Il est vrai que la majorité cherche à énoncer une réserve importante en ce que toute irrégularité dans la procédure de nomination d’un juge n’emporte pas irrémédiablement manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1.

24. La majorité introduit un test ou seuil de gravité en trois étapes[65] et reconnaît que l’élévation de cette exigence en un droit autonome fait naître un dilemme : une interprétation excessivement stricte de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » heurterait d’importants autres principes tels que la sécurité juridique, l’autorité de la chose jugée et l’inamovibilité des juges (paragraphes 238-240 de l’arrêt). Elle admet en conséquence qu’il peut exister des manquements à cette exigence qui ne portent pas atteinte à l’indépendance et à l’impartialité, qui n’emportent pas violation de l’article 6 § 1 et qui ne compromettent pas la qualification de « tribunal » pour un organe judiciaire.

25. La finalité ultime du seuil de gravité : assurer l’indépendance et l’impartialité. Cependant, à y regarder de plus près, tout le test en trois étapes selon lequel les irrégularités constatées doivent être significatives vise au bout du compte à identifier celles qui portent atteinte à l’indépendance et à l’impartialité. Ainsi, il est indiqué au paragraphe 246 de l’arrêt qu’une violation alléguée doit s’analyser à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », c’est-à-dire « veiller à ce que le pouvoir judiciaire puisse s’acquitter de sa mission à l’abri de toute ingérence injustifiée ». Cet objet et ce but sont les mêmes que ceux que poursuit l’exigence d’indépendance.

26. Il peut être conclu que, même si l’arrêt confère un caractère autonome à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui est désormais un droit en lui-même, le raisonnement adopté évolue dans une logique dictée par la connexité entre les trois exigences énoncées à l’article 6 § 1, une connexité que nous estimons essentielle et que la Grande Chambre aurait dû préserver.

27. La jurisprudence citée à l’appui de ce caractère autonome n’est pas concluante. Lorsque l’on se réfère à la jurisprudence de la Cour, il est important de noter que celle-ci reconnaît occasionnellement que des « vices fondamentaux dans la composition de la formation » qui avait jugé un requérant ont nui à l’équité du procès de ce dernier. Il s’agissait toutefois de procédures dans lesquelles étaient intervenus des assesseurs non professionnels et non des juges professionnels.[66] De plus, la Cour a toujours mis en avant le lien étroit entre l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » et les garanties d’indépendance et d’impartialité, qui font toutes intégralement partie du principe de la prééminence du droit dans une société démocratique.

28. Il est vrai en outre que, dans certaines affaires, par exemple DMD Group A.S., la Cour a dit qu’« en principe, une violation par un tribunal des dispositions légales internes relatives à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires est contraire à l’article 6 § 1 ».[67] Or, rien dans la jurisprudence – jusqu’au présent arrêt – ne permettait de dire que le constat d’un manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » faisait obstacle à ce que soit examinée en outre la question de savoir si le droit du requérant à un procès équitable avait été violé aussi en raison d’un manque d’indépendance et d’impartialité. Ainsi, dans l’arrêt Kontalexis, après avoir constaté une violation de l’article 6 § 1 pour absence d’un tribunal « établi par la loi », la Cour a examiné séparément la question de l’impartialité de ce même tribunal dans le cadre du procès du requérant, pour conclure à l’absence de violation sur ce point.[68] Conclure à la violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne la première exigence, d’ordre institutionnel, et à la non‑violation en ce qui concerne les deux autres n’est pas forcément contradictoire.

29. Certains éléments importants sont négligés. Alors même que la majorité reconnaît indirectement la connexité susmentionnée des exigences, son approche dans cette affaire méconnaît une série d’éléments importants, en particulier le principe de l’équité globale de la procédure qui est bien établi dans la jurisprudence de la Cour et, surtout, la distinction qu’il faut opérer entre les problèmes généraux d’ordre institutionnel que soulève l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » et les conséquences concrètes d’irrégularités de ce type dans un procès donné. À ce titre, la majorité omet d’examiner l’impératif de sécurité juridique en matière de nomination des juges et le propre droit des juges nommés à n’être révoqués de leurs fonctions qu’à l’issue d’une procédure spécifique prévue par la loi. Enfin, ainsi qu’il a déjà été indiqué, la raison pour laquelle l’arrêt n’exige pas la réouverture du procès du requérant au niveau interne n’est pas vraiment expliquée.[69]

30. Équité globale du procès. Il est incontesté – et pourtant important de rappeler – que la présente affaire, à l’instar de toutes les autres introduites sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, concerne l’équité globale du procès telle que garantie par cet article. Selon le libellé de cette disposition, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue « équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi ». Trois exigences sont clairement énumérées et non seulement la Cour mais aussi les juridictions internes examinent généralement chacune d’elles à la lumière des autres. Par voie de conséquence, il faut en conclure que, si l’une des exigences n’est pas satisfaite, la procédure en question ne sera pas automatiquement jugée inéquitable.

31. Nous pensons fermement que, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, il faut examiner la question de l’équité d’un procès en tenant compte de l’équité de la procédure dans son ensemble, aussi bien en matière pénale qu’en matière civile.[70]

32. Distinction entre les violations générales et individuelles sur lesquelles le requérant se base. Tout bien réfléchi, il apparaît évident que l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » n’est pas une fin en soi. Elle revêt un caractère indirect en ce qu’elle vise en définitive à assurer l’indépendance et l’impartialité du juge. Selon nous, d’un bout à l’autre de l’approche qu’adopte la majorité se trouve une faille : l’absence de distinction entre un problème institutionnel d’ordre général et ses conséquences concrètes dans le procès d’un individu donné. Nous estimons qu’il est de la plus haute importance d’examiner, d’une part, le problème général causé par les vices dont est entachée la nomination d’un juge et, d’autre part, les conséquences concrètes que les irrégularités à l’origine d’un manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » ont pu avoir sur l’équité du procès de l’individu qui allègue que le juge irrégulièrement nommé a manqué d’indépendance et d’impartialité. Ce ne sera possible qu’en abordant les autres volets de l’article 6 § 1.

33. Ayant conclu à une violation de l’article 6 § 1 relativement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » mais refusant d’aller plus loin en abordant la question du manque d’équité du procès du requérant qui, selon la requête, résulte d’un manque d’indépendance, la majorité méconnaît la distinction entre un problème général et peut-être systémique et ses conséquences concrètes qui pourraient se présenter dans un cas individuel. Ce n’est pas seulement ce que le requérant avait demandé à la Cour de faire : si l’on regarde les exemples d’affaires au niveau des États membres et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), c’est aussi ce qu’il revient naturellement à une juridiction de faire dans ce type d’affaires.

B. Les conséquences de l’interconnexion entre les trois exigences

34. La nécessité d’identifier les conséquences d’une atteinte concrète. Ainsi qu’il a déjà été dit ci-dessus, le fait que l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » n’ait pas de caractère autonome et absolu et doive s’analyser à la lumière des autres exigences de l’article 6 § 1 cadre avec la jurisprudence constante de la Cour qui impose, en matière civile et en matière pénale, de s’attacher à l’équité globale du procès.

35. Quelles sont les conséquences de la méconnaissance concrète de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » sur l’équité du procès dans un cas donné ? Il peut y avoir des cas d’irrégularités mineures, sans la moindre pertinence, qui n’ont aucune incidence et, au contraire, d’autres qui effectivement privent le magistrat en question de toute capacité et légitimité à être juge et entraînent la nullité de sa nomination. La majorité reconnaît que les vices doivent être significatifs pour emporter violation de l’article 6 § 1, d’où le test du seuil de gravité en trois étapes. Or elle n’opère aucune distinction entre les conséquences des vices de procédure pour les autres candidats à la fonction de juge et pour les parties aux procédures juridictionnelles, ni n’examine les conséquences dans un procès donné des vices constatés.[71] C’est pourtant une approche qui trouve appui dans la pratique de certains États membres du Conseil de l’Europe et dans la jurisprudence de la CJUE.

36. Éléments de droit comparé. Certains exemples tirés de différents États membres du Conseil de l’Europe (par exemple l’Autriche, la Norvège, le Royaume-Uni, la Suède) montrent que la nomination illégale ou irrégulière d’un juge ne conduit pas de plein droit à l’annulation des décisions dont il a participé à l’adoption. Bien qu’ils considèrent aussi le droit à un tribunal établi par la loi comme une garantie essentielle d’un procès équitable, ces systèmes n’offrent pas une protection absolue contre la décision d’un juge nommé à l’issue d’une procédure viciée. L’irrégularité dans la nomination d’un juge ne compromettra le caractère « établi par la loi » d’un tribunal que dans un petit nombre de cas. Un seuil élevé est prévu, et il ne sera pas satisfait s’il s’agit de purs vices de forme qui ne sont susceptibles d’avoir aucune influence sur la décision de nomination elle-même. Dans certains pays, il faudra tenir compte du point de savoir si la nomination irrégulière d’un juge revêt une importance dans la procédure ainsi que du préjudice qui résulterait pour chacune des parties si le procès venait à être annulé. Une telle approche permet de protéger l’inamovibilité des juges, constitutionnellement garantie, contre les attaques injustifiées et la validité du procès contre les vices sans importance dans la procédure de nomination des juges. Malheureusement, la majorité ne prend pas position à ce sujet.

37. La jurisprudence de la CJUE. Nous sommes tout à fait conscients des problèmes extrêmement délicats en matière de « prééminence du droit » auxquels sont confrontés différents États européens et qui se trouvent en toile de fond du prononcé du présent arrêt. La Cour se trouve saisie de nombreuses affaires relatives à l’article 6 dans lesquelles sont soulevées des questions se rapportant à l’existence ou à l’absence de garanties objectives nécessaires à la protection de l’indépendance et de l’impartialité des juges.[72] À Bruxelles, des questions touchant le respect par certains États membres de l’Union européenne (« l’UE) » des obligations juridiques émanant de l’UE, et notamment des articles 2 et 7 du Traité sur l’Union européenne, sont en cours d’examen et des cas concrets de manquement en la matière dans la sphère judiciaire par des États membres sont des thèmes récurrents dans des affaires portées devant la CJUE depuis maintenant plusieurs années. Certains des arrêts qui ont ainsi été rendus, ainsi que d’autres moins importants, dans lesquels était soulevée la question du droit du requérant à son « juge légal » dans le cadre du contentieux de la fonction publique de l’UE, sont fort justement cités en détail dans le présent arrêt.

38. Or, nous ne pensons pas que les arrêts de la CJUE aillent forcément dans le sens de la logique qui sous-tend la position de la majorité – à savoir l’existence d’un droit autonome à un « tribunal établi par la loi » détaché de toute analyse concrète sur le terrain de l’indépendance et de l’impartialité et les conséquences automatiques qui découlent les irrégularités dans la procédure de nomination d’un juge, telles que la majorité les présente. Prenons par exemple l’arrêt préjudiciel rendu en 2019 par la CJUE en l’affaire appelée A.K., dans lequel elle a recherché si la nouvelle chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise était indépendante (voir l’extrait cité au paragraphe 138 de l’arrêt de la Grande Chambre).[73] La CJUE a précisé à partir de quand une juridiction pouvait être considérée comme dépourvue de l’indépendance et de l’impartialité requises par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. En ce qui concerne les circonstances dans lesquelles les membres d’un tribunal sont nommés, l’intervention de l’exécutif dans la procédure de nomination est clairement qualifiée de non problématique si toutefois, conformément à la jurisprudence de notre Cour, « une fois nommés, les intéressés ne sont soumis à aucune pression et ne reçoivent pas d’instructions dans l’exercice de leurs fonctions ».[74] De plus, en ce qui concerne les conditions de fond et les modalités procédurales présidant à l’adoption des décisions de nomination, la CJUE a dit qu’il ne fallait pas qu’elles puissent faire naître, dans l’esprit des justiciables, « des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent ».[75] Nous estimons, en tout respect, qu’il n’y a guère de différence notable entre le raisonnement de la Cour suprême islandaise par lequel celle-ci a conclu in concreto qu’il ne manquait manifestement pas à A.E. l’indépendance requise pour siéger au sein de la formation de trois juges saisie de l’appel du requérant, et celui que la CJUE a suivi.

39. Quant au litige en matière de fonction publique auquel se réfère l’arrêt de la Grande Chambre – Simpson c. Conseil de l’Union européenne[76] –, il s’agit d’une affaire dont on peut penser à première vue qu’elle permet de conforter l’approche adoptée par la majorité.[77] Cependant, à y regarder de plus près, nous pensons que ce n’est pas le cas. Le contexte de cette affaire était similaire au contexte de la présente. Lorsqu’il constitua le Tribunal de la fonction publique européenne (« le TFP »), le Conseil se servit d’une liste de candidats qui avait été prévue pour deux membres pour en nommer un troisième. La participation de ce troisième juge à la procédure engagée par M. Simpson fut contestée. En ce qui concerne les conséquences de cette irrégularité dans la nomination – une question identique à celle dont la Grande Chambre a été saisie – le Tribunal de l’UE jugea que, le TFP ayant été mal constitué, l’arrêt attaqué devait être automatiquement annulé dans sa totalité.[78] Le juge en cause « ne [pouvait] être considéré comme un juge légal ».[79] La CJUE a cependant conclu dans cet arrêt que le Tribunal avait commis une erreur de droit. L’irrégularité dans la nomination en question n’était pas d’une nature et d’une gravité telles qu’elle aurait créé un risque réel que le Conseil fît un usage injustifié de ses pouvoirs en mettant en péril l’intégrité du résultat auquel avait conduit le processus de nomination et en semant ainsi un doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité du juge dont la nomination avait été contestée. Il n’y avait eu aucune méconnaissance d’une règle fondamentale relative aux juges destinée à protéger leur indépendance.[80] La CJUE n’a pas rejeté la logique du revirement opéré par la chambre dans l’arrêt Ástráðsson, mais à nos yeux elle a clairement cherché à l’éviter.[81] En particulier, elle s’est appuyée sur le principe de la sécurité juridique, qu’elle estimait nécessaire à la préservation de la stabilité du système judiciaire, de manière à éviter toute automaticité dans les conséquences (l’invalidation d’une décision de justice à laquelle le juge contesté avait participé) que le nouveau revirement par rapport à la jurisprudence de notre Cour risquait – et risque désormais – d’entraîner.

40. Un troisième arrêt rendu par la CJUE, qui n’est pas mentionné dans l’arrêt de la Grande Chambre, fait ressortir encore plus clairement la distinction cruciale entre un problème général voire systémique en ce qui concerne la nomination de juges et ses éventuelles conséquences concrètes dans un cas donné. Cet arrêt, appelé LM ou Celmer, avait pour origine un renvoi préjudiciel émanant de la High Court irlandaise qui voulait savoir si elle pouvait exécuter un mandat d’arrêt européen (« MAE ») délivré par les juridictions polonaises contre une personne accusée de trafic de stupéfiants. La personne visée par le MAE soutenait que, puisque la Pologne et ses tribunaux s’étaient selon elle si éloignés des valeurs communes de l’État de droit, elle y était exposée, si elle venait à y être remise, à un risque individuel de violation de son droit à un tribunal indépendant.[82] La CJUE a enjoint la juridiction de renvoi, ainsi que les tribunaux d’autres États membres de l’UE confrontés au même problème, de statuer sur l’exécution ou non d’un MAE en pareilles circonstances après avoir opéré un raisonnement en deux étapes : tout d’abord, rechercher s’il existe des défaillances systémiques ou généralisées en ce qui concerne l’indépendance des tribunaux de l’État membre d’émission, puis vérifier, de manière concrète et précise, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée courra un tel risque en cas de remise à ce dernier État.[83] Cette dernière analyse in concreto du risque allégué d’atteinte au procès équitable doit tenir compte de la situation personnelle de la personne intéressée, ainsi que de « la nature de l’infraction pour laquelle elle est poursuivie ».[84] Nous sommes conscients du fait que, pour un État membre de l’UE comme la Pologne, où l’indépendance du pouvoir judiciaire suscite de sérieuses interrogations depuis l’adoption d’une série de réformes législatives, la question se pose désormais de savoir s’il est nécessaire de procéder au second stade de l’analyse susmentionnée énoncée par la CJUE. Selon ce point de vue, les défaillances dans un cas donné peuvent être réputées établies dès lors que les défaillances systémiques atteignent un certain niveau.[85] Cependant, étant donné que la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans la présente espèce a pour origine une série d’irrégularités d’importance et de gravité variables, même si elles ont pu se produire dans le cadre de la procédure de nomination judiciaire spécialement conçue, nous estimons que la présente affaire est manifestement très éloignée du contexte polonais qui fait l’objet d’une grande partie des affaires portées devant la CJUE.

41. La méthode à suivre. À la lumière de ce qui précède, deux points de méthodologie doivent être soulignés : premièrement, les différentes exigences connexes de l’article 6 § 1 de la Convention – « tribunal établi par la loi », indépendance et impartialité – peuvent voire doivent être examinées séparément – conformément à la manière dont le requérant expose ses griefs – et, deuxièmement, les conséquences d’un tel examen, quelle qu’en soit l’issue, doivent être prises en compte.

III. « TRIBUNAL ÉTABLI PAR LA LOI » ET INDÉPENDANCE DANS LE CAS PARTICULIER DU REQUÉRANT

42. Ainsi qu’il a déjà été indiqué, le requérant formule deux griefs qui, s’ils sont séparés, n’en sont pas moins connexes : le manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » (A) et la violation de son droit à un procès équitable en raison d’un manque d’indépendance et d’impartialité de la formation de la Cour d’appel (B).

43. Une obligation d’examiner tous les griefs soulevés. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Grande Chambre aurait dû examiner séparément ces deux griefs. Si ces derniers ont peut-être une origine commune, les conséquences d’un constat de manquement à l’une ou l’autre des exigences ne sont pas pour autant les mêmes. En outre, la violation sur le terrain de l’un des griefs n’entraîne pas automatiquement une violation sur le terrain de l’autre.

44. Certes, la Cour s’abstient souvent d’examiner des griefs périphériques ou secondaires ou des griefs qui sont d’une manière ou d’une autre englobés dans le grief principal auquel elle a amplement répondu.[86] C’est un procédé par lequel la Cour cherche à traiter autant de requêtes que possible, à se concentrer sur les questions de droit essentielles, à ne pas surcharger l’arrêt en question et à le rendre plus clair en faisant abstraction des prétentions périphériques ou secondaires. Or, lorsque les prétentions ne sont ni périphériques ni secondaires, laisser de côté un élément essentiel voire distinct d’une requête peut tout à fait être vu comme un « déni de justice » partiel.[87] En l’espèce, les deux griefs que formule le requérant se trouvent manifestement sur un pied d’égalité et ils ont l’un et l’autre une incidence sur la question des conséquences, au regard de l’article 6 § 1, de toute violation constatée sur ce terrain.

A. « Établi par la loi »

45. Deux vices dans la procédure de nomination. Après avoir suivi le test en trois étapes élaboré et explicité dans la partie consacrée aux principes généraux (paragraphes 243 et suiv. de l’arrêt), l’arrêt constate deux vices dans la procédure de nomination :

i) les irrégularités au niveau ministériel concernant les candidats présélectionnés par la CE et la liste modifiée que la ministre a proposée au Parlement ;

ii) la méconnaissance par le Parlement, qui était appelé à avaliser le choix des candidats proposés par la ministre, des règles établies concernant le vote.

46. Non-respect de la procédure légale au niveau ministériel. Nous n’avons aucun mal à suivre la majorité en ce qui concerne une série d’irrégularités dans la manière dont la ministre s’est écartée de la liste que la CE avait soumise et avait ensuite proposé une liste différente au Parlement. Ces irrégularités avaient été relevées par la Cour suprême islandaise dans ses arrêts du 19 décembre 2007, par lesquels elle avait indemnisé les candidats qui avaient été présélectionnés avant d’être écartés (paragraphes 68-73 du présent arrêt). D’après ces arrêts de la Cour suprême, la ministre de la Justice avait le droit de proposer au Parlement ses propres candidats, mais sa proposition devait reposer sur une instruction indépendante portant sur tous les éléments nécessaires pour l’étayer conformément aux règles bien établies de la procédure administrative. Elle devait donc s’assurer que l’instruction et l’appréciation auxquelles elle se livrait elle-même reposaient sur une expertise, d’une qualité comparable à celle de la CE, et que les instructions relatives à la procédure d’évaluation qui se dégageaient des règles applicables régissant les travaux de la CE – des règles que le ministère de la justice avait fixées pour guider ces travaux – seraient prises en compte dans cette démarche. La ministre aurait dû, à tout le moins, comparer les compétences des quatre candidats qu’elle avait décidé d’inclure dans sa proposition au Parlement à celles des quatre autres qu’elle avait exclus. Elle aurait dû ensuite justifier, en fonction des résultats de cette comparaison, sa décision de demander l’approbation par le Parlement de sa proposition tendant à s’écarter de la sélection opérée par la CE. C’est seulement ainsi que le Parlement aurait pu suffisamment jouer son rôle dans ce processus et prendre position, en connaissance de cause, sur l’appréciation de la ministre de la Justice. Cette dernière, compte tenu du caractère inadéquat de l’instruction qu’elle avait menée, ne pouvait pas tirer au sujet des compétences des candidats une conclusion différente de celle à laquelle la CE était parvenue sur la base des mêmes éléments (paragraphes 72-73 de l’arrêt). Le comportement de la ministre était d’autant plus regrettable qu’elle devait être consciente de la voie dangereuse dans laquelle elle s’était aventurée puisque les juristes de son ministère l’avaient mise en garde (paragraphe 35 et suiv. de l’arrêt).

47. Il ressort d’échanges qu’elle avait eus avec le Parlement que la ministre avait été avertie à un stade précoce qu’elle était censée motiver ses propositions, en précisant en particulier si elle entendait s’écarter de l’avis de la CE (paragraphe 33 de l’arrêt). Il lui avait également été conseillé d’informer les candidats de tout changement qui serait envisagé dans les critères d’évaluation et leur donner la possibilité de présenter de nouveaux éléments susceptibles d’être utiles à toute nouvelle appréciation qui serait conduite (paragraphe 37 de l’arrêt).

48. Quant aux raisons qui, selon la ministre, avaient justifié la sélection qu’elle avait opérée – une plus longue expérience judiciaire et la parité entre hommes et femmes –, il y a lieu de noter que les candidats qu’elle choisit en remplacement ne cadraient pas tout à fait avec les raisons avancées. Par exemple, la ministre ne remplaça pas les quatre candidats qui figuraient sur la liste initiale – quatre hommes – par quatre femmes, mais par deux femmes et deux hommes, alors même qu’il y avait plus de deux femmes qui figuraient sur la liste des candidats satisfaisants qui n’avaient pas été présélectionnés par la CE.

49. Absence de toute raison valable justifiant le choix de la ministre ? Il est inexact à nos yeux de dire que la ministre n’a justifié son choix par aucune raison valable (paragraphe 263 de l’arrêt). Au contraire, elle estimait inadéquats les critères que la CE avait appliqués en ce que, en particulier, une importance insuffisante aurait été accordée à l’expérience judiciaire des candidats proposés pour la nouvelle instance d’appel (paragraphes 44 et 47 de l’arrêt). Il y a lieu d’ajouter que plusieurs parties intéressées et organes en Islande avaient à l’époque critiqué la rigidité des critères que la CE avait retenus et appliqués, ainsi que l’insuffisance de l’importance qui était accordée à l’expérience judiciaire.[88] De plus, le système de nomination a été ultérieurement réformé de manière à ce que les commissions d’évaluation proposent un nombre de candidats supérieur à celui des postes de juge (comme le gouvernement défendeur l’a indiqué au paragraphe 190 de ses observations). Il s’agit, rappelons-le, de cette même latitude que la ministre avait réclamée dans le cadre des nominations à la Cour d’appel. Par ailleurs, la différence entre le candidat no 15 (le dernier à avoir été retenu) et A.E., classée no 18, était de 0,205 (5,48-5,275/10) point, soit 2,05 %. La marge entre eux est si étroite qu’il est presque impossible de parler d’une différence dans les qualifications. Qui plus est, il ne semble pas tout à fait déraisonnable pour la ministre d’avoir accordé davantage d’importance à ces deux critères, même si elle ne les a pas suivis de manière entière et cohérente. Quatre hommes ont été remplacés par deux femmes et deux hommes, et parmi les nouveaux candidats retenus, chacun avait plus, et même beaucoup plus, d’expérience judiciaire. La juge dont l’impartialité et l’indépendance est contestée en l’espèce, A.E., avait obtenu 8,5 points dans ce domaine tandis que le score obtenu par les quatre autres candidats écartés allait seulement de 0,5 à 5,3 points. Il apparaît qu’il n’y a rien d’arbitraire ni de déraisonnable à mettre l’accent sur une expérience judiciaire notable puisqu’il s’agissait de la première juridiction d’appel du pays.

50. Non-respect par le Parlement les règles établies en matière de vote. Le Parlement a procédé à un vote en bloc alors que la procédure qui avait été spécialement mise en place par la loi de 2016 sur la justice prévoyait un vote séparé pour chacun des candidats – ce que nul ne conteste (paragraphes 19 et 105, ainsi que 70, 90 et 189, de l’arrêt). Il peut paraître toutefois excessif de dire que le manquement à ces règles de vote « a assurément exacerbé la grave violation que la ministre de la Justice avait déjà commise (…) » (paragraphe 270 de l’arrêt, italiques ajoutés). Les députés avaient été avisés par la présidente du Parlement que les candidats proposés par la ministre pouvaient faire l’objet d’un vote individuel ou, s’il n’y avait aucune objection, d’un vote en bloc, mais aucun d’entre eux, qu’ils eussent appartenu à la majorité ou à la minorité, n’y objecta ni ne demanda un vote séparé (paragraphe 52 de l’arrêt). La Cour suprême s’est penchée sur cette irrégularité et a conclu qu’il s’agissait d’un « vice non significatif » (paragraphe 90 de l’arrêt). Elle a expliqué de manière convaincante que le vote en bloc n’était entaché « d’aucune irrégularité dans la mesure où [le Parlement] avait la possibilité, sur demande, de voter séparément pour chacun des candidats » (paragraphe 70 de l’arrêt). Il faut ajouter que, à supposer que le vote en bloc au Parlement fût lui-même un vice significatif ou manifeste, la nomination de tous les juges de la Cour d’appel, y compris les onze présélectionnés par la CE, aurait été viciée elle aussi (ibidem).

51. Une série d’irrégularités qui, considérées ensemble, emportent violation de l’article 6 § 1. Ainsi qu’il a été noté dans l’introduction, nous sommes d’accord avec nos collègues en ce qui concerne le manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » car nous constatons l’existence d’une série d’irrégularités, d’importance et de gravité variables, dans la procédure de nomination des juges de la Cour d’appel. La ministre a manqué à son obligation de motivation qui découlait du droit administratif islandais en général et des dispositions de la loi sur la justice en particulier, lesquelles lui permettaient, à titre exceptionnel, de s’écarter de la proposition de la CE. Si elle s’est écartée de cette liste sur la base de critères qui semblaient légitimes, elle ne les a pas suivis de manière cohérente lorsqu’elle a choisi les quatre candidats de remplacement. L’irrégularité au niveau parlementaire – que l’on peut imputer à la présidente du Parlement ou à celui-ci dans son ensemble – ne peut pas être considérée comme ayant pu vicier à elle seule la procédure de nomination. Néanmoins, au vu de la procédure considérée dans son ensemble – la sélection et la proposition que la CE avait faites, la décision que la ministre avait prise de s’écarter de cette proposition et la manière dont elle avait procédé, les questions que des membres de la CCQC avaient posées, l’impression que la décision avait été prise dans la précipitation, etc. –, nous pouvons accepter que la procédure parlementaire qui a été suivie n’a pas compensé les vices antérieurs. Cette série d’irrégularités qui se sont accumulées étaient d’autant plus regrettables qu’une procédure de nomination judiciaire avait été précisément et minutieusement conçue aux fins de la constitution d’une nouvelle juridiction d’appel, un élément qui aurait dû appeler une vigilance particulière et un respect rigoureux des règles applicables par toutes les parties intéressées. Là où nous sommes cependant en désaccord avec nos collègues, c’est lorsqu’ils se mettent à « surcharger » les vices constatés de manière à satisfaire au critère de la violation manifeste que la Grande Chambre a décidé de développer et les conséquences que, selon la majorité, il faut tirer lorsque le seuil de gravité est atteint, à savoir une violation générale de l’article 6 § 1 qui ferait disparaître la nécessité d’examiner le cas particulier du requérant[89].

B. Indépendance et impartialité

52. Les raisons avancées par la majorité pour se dispenser d’examiner les questions de l’indépendance et de l’impartialité. Ainsi qu’il est indiqué succinctement au paragraphe 295 de l’arrêt et qu’il est expliqué ci-dessus, la majorité a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le second grief du requérant, tiré d’un manque d’indépendance de la formation de la Cour d’appel qui l’avait jugé. Puisque les griefs avaient pour origine le même problème sous-jacent – une irrégularité dans la procédure de nomination d’une juge –, le constat d’une violation sur le terrain de l’une des exigences (« établi par la loi ») faisait disparaître la nécessité d’examiner l’autre grief (un procès qui n’aurait pas été équitable en raison d’un manque d’indépendance judiciaire). Autrement dit, la violation de l’article 6 § 1 relativement à la première exigence eut pour conséquence automatique mais implicite le manque d’équité du procès du requérant. Du point de vue le plus extrême – tel qu’il est exprimé explicitement ou implicitement dans les opinions séparées des juges Serghides et Pinto de Albuquerque –, le requérant n’a pas été jugé par un tribunal constitué en bonne et due forme et il n’y a donc pas eu à proprement parler de « jugement ».

53. Nécessité d’examiner les questions de l’indépendance de l’impartialité. Or, si nous sommes tout à fait d’accord que des vices dans la procédure de nomination de juges peuvent créer une forte présomption qu’il y a eu manque d’indépendance et d’impartialité objective, il ne peut pas et il ne doit pas y avoir d’automaticité sur ce point. Dans chaque cas d’espèce, il est nécessaire de vérifier si le manquement aux exigences légales en matière de nominations judiciaires a porté atteinte à l’indépendance et à l’impartialité objective du juge dans le procès dont l’équité est contestée. L’arrêt de chambre lui-même est parsemé d’éléments qui témoignent d’une telle approche. Prenons la position adoptée par le Commissaire polonais aux droits de l’homme : « les violations flagrantes doivent revêtir un caractère fondamental et concerner des éléments essentiels du processus de nomination » (paragraphe 197 de l’arrêt, italiques ajoutés). Ensuite, par exemple au paragraphe 234 de l’arrêt, la Grande Chambre souligne qu’elle doit « recherch[er] systématiquement si l’irrégularité alléguée dans une affaire donnée était d’une gravité telle qu’elle a (…) compromis l’indépendance de la juridiction en question ». En outre, il est clairement indiqué qu’une dérogation au principe de la sécurité juridique ne se justifie que « lorsque des motifs substantiels et impérieux l’imposent, par exemple la rectification d’un vice fondamental ou d’une erreur judiciaire » (paragraphe 238 de l’arrêt).

54. Les arguments du requérant concernant un manque d’indépendance d’A.E. Pour ce qui est du procès du requérant – le procès individuel qui doit être au cœur de l’analyse que la Cour livre sur le terrain de l’article 6 § 1 – et de la question de l’indépendance d’A.E., il y a lieu de rappeler que le requérant a été jugé pour conduite sans permis valable et conduite sous l’emprise de stupéfiants. Il plaida coupable et fut lourdement condamné. Il fit appel de la peine qui lui avait été infligée. Au fur et à mesure que se déroulait la procédure d’appel, il modifiait ses moyens d’appel et soulevait les questions de la régularité de la nomination d’A.E. à la Cour d’appel et, deuxièmement et séparément, de l’équité de son procès parce que selon lui cette juge manquait d’indépendance et d’impartialité.

55. Il fondait ce dernier grief sur l’allégation – sans en dire davantage – que la nomination d’A.E. s’était inscrite dans le cadre d’un marchandage politique, que sa participation à l’élection du président de la Cour d’appel était forcément motivée par des arrière-pensées politiques, ce qui aurait eu une influence sur l’attribution des affaires entre les juges de la Cour d’appel. Il affirma qu’il avait donc des raisons de craindre que la formation de la Cour d’appel, telle que composée dans son procès, n’eût pas l’indépendance et l’impartialité nécessaires pour statuer équitablement sur son appel.

56. Analyse des arguments du requérant. Ces arguments sont de nature générale et ne sont pas étayés. Il ne s’en dégage aucune raison spécifique se rapportant au requérant, à son procès ou aux chefs d’inculpation en appel qui justifierait sa crainte que la Cour d’appel eût traité l’affaire en manquant d’indépendance ou d’impartialité. A.E., qui avait été juge pendant un certain nombre d’années, possédait, comme l’avait reconnu la CE, les qualifications et la compétence professionnelles pour exercer la fonction de juge de la Cour d’appel. Autrement dit, elle satisfaisait aux conditions que posait la nouvelle loi sur la justice. Le requérant ne l’a pas contesté. Dans l’évaluation conduite par la CE, A.E. avait obtenu moins de points parce qu’elle n’avait aucune expérience en tant qu’avocate, enseignante ou universitaire et que la CE avait décidé d’accorder moins d’importance à l’expérience judiciaire antérieure. Une fois que le Président de l’Islande l’avait nommée juge de la Cour d’appel, toutes les garanties constitutionnelles et légales et les obligations touchant les membres de la magistrature s’appliquaient à elle. Elle avait été nommée pour une durée indéterminée, elle n’était pas tenue par les instructions de l’exécutif et elle ne pouvait être démise de ses fonctions que par une décision de justice. Elle ne pouvait être mutée contre son gré qu’en cas de réorganisation de la justice. De plus, le requérant fut reconnu coupable de graves infractions routières. Il fut jugé sommairement puisqu’il avait admis les chefs d’inculpation. Il ne contesta pas le fait que sa condamnation reposait avant tout sur ses aveux.

57. Par ailleurs, il ressort clairement de l’arrêt qu’en réalité la majorité ne conteste pas l’indépendance d’A.E. L’arrêt que cette juge a rendu en l’espèce et, au-delà de cela, toute décision des formations d’appel au sein de laquelle elle a siégé, sont tout simplement aux antipodes de la manière la plus absolutiste dont on pourrait concevoir des irrégularités dans une procédure de nomination judiciaire qui n’avaient absolument rien à voir avec l’appel concernant des infractions routières dans le cadre duquel le requérant avait plaidé coupable. En ce qui concerne A.E., au paragraphe 285 de l’arrêt, la majorité dit ceci :

« la question de savoir si les irrégularités en cause ont eu la moindre incidence concrète sur l’indépendance ou l’impartialité [d’A.E.], qui était centrale dans le contrôle que la Cour suprême a opéré en l’espèce, n’a en elle-même aucun rapport direct avec le grief séparé relatif à un manquement à l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » (italiques ajoutés).

Ce point ressort encore plus clairement au paragraphe 280 :

« La Cour n’a aucune raison de douter que (…), dès leur nomination, chacun de ces juges s’efforcerait de respecter les exigences d’un procès équitable »[90].

58. L’État défendeur, fort justement à nos yeux, avait prié la Cour de ne pas confondre les conséquences juridiques des irrégularités dans la procédure de nomination en ce qui concerne les candidats présélectionnés qui avaient été rayés de la liste et les conséquences juridiques des mêmes irrégularités sur la situation d’A.E. ou dans le procès du requérant. Tandis que, sur le premier point, les conséquences juridiques étaient identifiables et réelles, ce qui explique l’indemnisation, les vices de forme qui avaient été dénoncés et que les juridictions internes avaient reconnus étaient très éloignés de l’appel formé par le requérant. La majorité aborde la question de l’« éloignement » du point de vue temporel (paragraphe 285 de l’arrêt) alors qu’en réalité la question essentielle, comme la Grande Chambre l’a dit d’emblée, était de savoir si les irrégularités dans la nomination des juges de la Cour d’appel, dont A.E., avaient eu la moindre conséquence sur l’équité du procès du requérant et sur la manière dont son appel avait été traité. Cette question, qui concerne une relation de cause à effet, n’est pas considérée comme pertinente par la majorité, voire n’est tout simplement pas abordée par celle-ci.

59. Conclusion : pas de manque d’indépendance. Le requérant n’a pas suffisamment explicité en quoi les vices de forme en question auraient eu pour effet de compromettre l’indépendance et l’impartialité de la Cour d’appel en pratique – c’est-à-dire en quoi ses craintes afférentes étaient objectivement justifiées, comme l’exige la jurisprudence de la Cour.[91]

IV. CONCLUSION

60. Que faut-il conclure s’il est constaté que la procédure à l’origine de la nomination d’un juge est irrégulière au point que l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » ne serait pas respectée mais si les vices relevés ne sont pas suffisamment importants pour qu’il y ait un manque d’indépendance et/ou d’impartialité ?

61. Les conclusions de l’arrêt concernant la réparation individuelle et les mesures d’ordre général. L’arrêt reste assez discret sur les conséquences de la violation de l’article 6 § 1. Le requérant ne se voit allouer aucune indemnité pour dommage moral. Dans la partie consacrée à l’article 46 de la Convention, l’arrêt rappelle le principe général selon lequel l’État défendeur a l’obligation juridique de choisir « sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences » (paragraphe 311 de l’arrêt). Il reconnaît que dans certaines circonstances particulières, la Cour a jugé utile d’indiquer à l’État défendeur de quel type étaient les mesures qui pouvaient être prises pour mettre fin au problème – souvent d’ordre systémique (paragraphe 312). L’arrêt s’appuie ensuite entièrement sur la déclaration faite par le représentant du requérant à l’audience de la Grande Chambre, lorsque, invité à dire si son client demandait la réouverture de son procès, il répondit par la négative. Il n’est tenu aucun compte de ce que le requérant s’est ultérieurement rétracté, le motif avancé étant que ce revirement dans la position de ce dernier n’avait pas été justifiée par des raisons suffisantes (paragraphe 313). L’arrêt considère enfin qu’il revient à l’État défendeur de prendre toute mesure générale appropriée propre à régler les problèmes à l’origine des constats de la Cour et à empêcher que des violations similaires ne se produisent à l’avenir. Il ajoute que l’État islandais n’a pas pour autant l’obligation au regard de la Convention de rouvrir toutes les affaires similaires qui sont depuis lors passées en force de chose jugée (paragraphe 314).

62. Les raisons – omises – pour lesquelles la réouverture n’est pas demandée. Si nous partageons entièrement les conclusions de l’arrêt, le raisonnement qui les sous-tend nous pose problème.

63. Dans sa conclusion, l’arrêt de la majorité opère très justement une distinction entre les mesures d’ordre général et les mesures individuelles spécifiques. Nous approuvons manifestement une telle distinction car le fil conducteur de notre opinion séparée est précisément la nécessité d’une distinction entre le problème général de la procédure de nomination viciée pour certains juges de la Cour d’appel nouvellement créée et le problème spécifique de l’équité du procès du requérant pour des infractions routières.

64. Nous approuvons la conclusion selon laquelle les autorités islandaises devraient prendre des mesures générales de manière à éviter que ne se répètent les irrégularités qui se sont produites au cours de cette procédure de nomination. Nous sommes conscients que le présent arrêt intervient dans un contexte très délicat où se multiplient les problèmes touchant l’indépendance judiciaire et la prééminence du droit plus généralement. Bizarrement, l’enjeu au niveau européen est plus la question de l’indépendance de la magistrature que la méconnaissance de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi ». Pour les raisons exposées ci-dessus, c’est cette question que nous estimons essentielle.[92] Il existe en Europe des exemples frappants de systèmes de droit où les nominations sont strictement conformes au droit interne mais où le droit lui-même est peut-être le problème car il apparaît viser, habituellement à l’issue d’un processus de réforme progressive ou rapide, à consolider le contrôle du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire, entravant et compromettant ainsi l’indépendance de ce dernier. D’ailleurs, nous constatons que, au niveau général, les autorités islandaises ont d’ores et déjà reconnu les imperfections dans la procédure de nomination des juges en question et qu’elles y ont remédié. À la suite de l’arrêt rendu par la chambre, la Cour d’appel a fonctionné avec en son sein seulement onze des quinze juges nommés ; quatre juges supplémentaires furent temporairement nommés ; un nouvel appel aux candidatures fut publié et finalement de nouveaux juges, parmi lesquels figure A.E., furent nommés au bout d’une procédure conduite de manière régulière (paragraphes 99-100 de l’arrêt).

65. La justification sous-jacente : la distinction entre conséquences générales et conséquences individuelles. Il existe cependant une raison très simple et logique de refuser la réouverture du procès du requérant et, au‑delà, de manière générale et illimitée, toutes les procédures auxquelles a participé A.E. Si le problème global et systémique appelle des mesures d’ordre général, au niveau spécifique de l’individu, en revanche, la réouverture d’un procès n’est nécessaire qu’en cas de manque d’indépendance ou d’impartialité d’un juge ou de manque d’équité globale du procès.

66. Comme nous avons cherché à l’expliquer ci-dessus, aucun élément présenté en l’espèce ne permet d’aboutir à une telle conclusion. En bref, il n’y a pas la moindre preuve, ni même un début de preuve, que les irrégularités dans la procédure de nomination eussent nui au procès ou à la décision sur l’accusation dirigée contre le requérant et en particulier sur l’appel formé par lui.

67. C’est donc la distinction extrêmement importante qui existe entre les problèmes généraux et leurs conséquences éventuelles, mais non automatiques, dans le cadre du procès en question qui expliquent pourquoi, en l’espèce, des mesures générales de redressement sont nécessaires tandis que la réouverture du procès spécifique du requérant ne l’est pas. En termes de causalité, dans le cas d’espèce, il n’y a aucun lien de cause à effet entre le problème au niveau général et l’équité de l’appel formé par le requérant.

68. Comme nous l’avons indiqué au début, nous avons voté en faveur d’un constat de violation de l’article 6 § 1 parce que nous estimons qu’il y a eu une série d’irrégularités, d’importance et de gravité variables, qui se sont produites dans la procédure des nominations au sein de la Cour d’appel nouvellement créée en Islande, mais notre vote, il est crucial de le souligner, est nuancé par le fait qu’il n’a été aucunement porté atteinte à l’équité du procès individuel du requérant.

69. En aucun cas notre opinion séparée ne devrait être interprétée comme minimisant l’importance fondamentale de l’observation des règles régissant la nomination des juges au regard de la confiance que se doivent d’inspirer au justiciable et au public en général l’indépendance et l’impartialité de la justice. Ces exigences sont des attributs essentiels de la démocratie et de la prééminence du droit, et elles touchent l’essence même du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable. Tout système démocratique doit préserver ces valeurs. La transformation qu’ont connue avec le temps les tribunaux, jadis « bras longs » du pouvoir politique permettant à celui-ci de contrôler et museler les citoyens, et désormais organes protégeant les libertés individuelles dans un cadre institutionnel caractérisé par la séparation des pouvoirs, est une évolution dont il ne faudrait pas sous-estimer l’importance. C’est aussi une évolution que la Cour se doit de préserver et à l’égard de laquelle elle se doit d’être constamment vigilante.

 

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

1. La principale question qui se pose en l’espèce est de savoir si la Cour d’appel qui a reconnu le requérant coupable d’infractions routières et qui a prononcé sa peine (17 mois d’emprisonnement et révocation à vie du permis de conduire) était un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, puisque l’une des membres de la formation de la Cour d’appel nouvellement créée qui a jugé le requérant en l’espèce n’avait pas été nommée conformément au droit interne.

2. Si je suis d’accord avec l’arrêt lorsqu’il conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, faute pour le tribunal d’avoir été « établi par la loi », je ne partage pas l’avis de la Cour lorsqu’elle dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le reste des griefs formulés sur le terrain de cette disposition, tirés d’un manque d’indépendance et d’impartialité. Plus précisément, mon seul désaccord avec l’arrêt concerne le point 2 de son dispositif, qui dit qu’« il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention », faisant ainsi suite au point 1 de ce même dispositif (adopté à l’unanimité), qui disait qu’« il y a[vait] eu une violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal établi par la loi ».

3. Le passage dans lequel la Cour explique pourquoi il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs, tirés d’un manque d’indépendance et d’impartialité se trouve au paragraphe 295 de l’arrêt :

« La Cour constate qu’en l’espèce les griefs relatifs aux exigences d’un « tribunal établi par la loi » et « d’indépendance et d’impartialité » ont pour origine le même problème sous-jacent, c’est-à-dire les irrégularités ayant entaché la nomination d’A.E. à la fonction de juge à la Cour d’appel. Comme elle l’a conclu ci-dessus, ces irrégularités étaient d’une gravité telle qu’elles ont porté atteinte à la substance même du droit à être jugé par un tribunal établi conformément à la loi. Au vu de cette conclusion, la Cour juge que la question qu’il reste à trancher, c’est-à-dire celle de savoir si les mêmes irrégularités ont aussi compromis l’indépendance et l’impartialité de cette juridiction, n’appelle aucune poursuite de son examen (…)»

4. Selon moi, le constat d’inexistence d’un tribunal établi par la loi a immédiatement et automatiquement privé d’objet et d’existence ex tunc les autres griefs allégués, mentionnés au point 2 du dispositif, c’est-à-dire ceux relatifs au droit à un tribunal indépendant et impartial, et ils auraient donc dû être rejetés comme étant irrecevables ratione materiae, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 (en vertu de cette dernière disposition, la Cour peut déclarer un grief irrecevable « à tout stade de la procédure »). Pareille conséquence n’est pas quelque chose que la Cour, une fois qu’il est conclu à l’inexistence d’un tribunal établi par la loi, peut ignorer ou juger inutile d’examiner. Elle aurait dû trancher cette question en énonçant l’évidence et en rejetant ces griefs de la manière que je propose.

5. Il va de soi que la règle de grammaire et de logique selon laquelle il ne peut y avoir d’adjectif sans nom s’applique ici. « Indépendant » et « impartial » sont des attributs d’un nom, en l’occurrence le « tribunal », au sens de l’article 6 § 1. Lorsqu’il n’y a pas de « tribunal », comme en l’espèce, faute d’un tribunal établi par la loi, il n’y a pas de nom et donc aucun objet auquel les adjectifs « indépendant » et « impartial » pourraient correspondre, de sorte que ces adjectifs n’ont plus d’objet ni d’existence. Il est crucial de noter que toutes les exigences du droit à un procès équitable qui sont énoncées à l’article 6 § 1 sont indispensables, et que sans elles ce droit ne pourrait être garanti. Toutefois, la seule exigence autonome de l’article 6 § 1 est que le tribunal doit être établi par la loi. Cette exigence est un élément essentiel du procès équitable car elle renvoie à la substance même du droit en question. Les autres exigences de l’article 6 § 1, par exemple l’indépendance et l’impartialité du tribunal, ou l’obligation de conduire le procès dans un délai raisonnable, présupposent toutes que l’exigence centrale, à savoir que le tribunal doit avoir été établi par la loi, soit satisfaite. Autrement dit, les exigences d’« indépendance » et d’« impartialité » sont des qualités intrinsèques et inséparables qui se rattachent à l’existence même d’un « tribunal établi par la loi ». Il est impossible d’examiner les qualités d’un tribunal qui n’existe pas, tout comme il est impossible d’examiner les qualités d’une personne ou d’un bâtiment qui n’existe pas. Dès lors, toute espérance qu’un tribunal soit indépendant et impartial reposera sur le fait qu’il est avant toute chose un tribunal établi par la loi. De cette dernière qualité dépendent les deux premières, qui n’existent pas en vase clos.

6. Malheureusement, en concluant il n’y a pas lieu d’examiner les griefs de manque d’indépendance et d’impartialité, la Cour donne l’impression qu’elle renvoie au fond de ces griefs, ce qui indiquerait qu’ils restent recevables. Or, ainsi qu’il a été exposé dans la présente opinion, ces griefs sont devenus irrecevables et auraient dû être rejetés d’emblée.

7. Enfin, l’approche ici proposée est conforme au principe de l’effectivité, qui sous-tend toutes les dispositions de la Convention et qui veut que tous les droits de l’homme qui y sont consacrés et garantis soient protégés de manière concrète et effective et non de manière théorique et illusoire. Je tiens à rappeler d’autres aspects de ce principe, à savoir que celui-ci aide la Cour : i) à rechercher et définir la substance de tout droit dont la violation est alléguée et qui appellerait une protection effective, et à lui donner le poids et la considération qu’il mérite ; ii) à juger s’il y a eu une atteinte à ce droit dans sa substance même ; et iii), si une telle atteinte est constatée, à exposer, dans la décision qu’elle rendra, toutes les conclusions et toutes les répercussions d’un tel constat.

8. Ces aspects du principe de l’effectivité sont également des corollaires de la capacité de la Cour à garantir les droits de manière concrète et effective. En espèce, bien qu’elle ait conclu à une violation du droit en question au motif qu’il n’y avait pas de tribunal établi par la loi, la Cour, en jugeant qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les questions de l’indépendance et de l’impartialité, a ensuite manqué – avec tout le respect que je lui dois – à attribuer le poids et la considération qu’il convenait d’accorder aux conséquences de cette violation. Et ce, de surcroît, alors même qu’elle avait fort justement reconnu qu’il avait été porté atteinte à la substance même du droit en question (§ 295 de l’arrêt).

__________

[1] La commission d’évaluation qui procéda à l’appréciation était à l’époque des faits composée d’un juge de la Cour suprême à la retraite (son président – désigné par la Cour suprême), d’un conseiller juridique d’un cabinet d’avocats (désigné par la Cour suprême), d’un président de tribunal de district (désigné par le Conseil de la magistrature), d’un avocat (désigné par le barreau) et d’un ancien ministre (désigné par le Parlement). Tous les membres avaient été nommés par la ministre de la Justice pour une durée renouvelable de cinq ans.
[2] Liste complète des douze critères d’appréciation : formation (5 %), expérience judiciaire (20 %), expérience de la pratique du droit (20 %), expérience au sein de l’administration (20 %), expérience de l’enseignement (5 %), expérience universitaire (10 %), expérience en matière de management (5 %), autre expérience professionnelle pertinente, par exemple rédaction de lois (5 %), compétence professionnelle générale (5 %) et compétence professionnelle spéciale, notamment en procédure judiciaire (5 %), compétence en rédaction de jugements (2,5 % ) et compétence dans la conduite de débats judiciaires (2,5 %). Comme l’a confirmé la commission d’évaluation dans son rapport d’appréciation, la somme de chacun de ces pourcentages s’élève à 105 %.
[3] A. E. était classée dix-huitième avec 5,275 points. Il est à noter, à titre de comparaison, que le candidat classé premier s’était vu attribuer un total de 7,35 points et que le candidat classé dernier avait obtenu 3,525 points.
[4] Ces candidats avaient obtenu respectivement 6,2, 5,75, 5,675 et 5,525 points.
[5] Ces candidats avaient obtenu respectivement 5,4, 5,275, 4,625 et 4,325 points.
[6] Points attribués aux candidats au titre de l’« expérience judiciaire », et sexe de chacun d’entre eux (dans l’ordre allant de la personne la mieux classée à la moins bien classée) : 1er : 8 (H) ; 2e : 6,5 (H) ; 3e : 6 (F) ; 4e : 4,5 (H) ; 5e : 0 (H) ; 6e : 10 (F) ; 7e : 3,5 (H) ; 8e : 0 (F) ; 9e : 0,5 (H) ; 10e : 9,5 (H) ; 11e : 5,5 (H) ; 12e : 0,5 (H) ; 13e : 1,5 (F) ; 14e : 1(H) ; 15e : 9,5 (F) ; 16e : 0,5 (H) ; 17e : 6 (H) ; 18e : 8,5 (F) ; 19e : 0 (F) ; 20e : 7 (H) ; 21e : 0 (F) ; 22e : 6,5 (F) ; 23e : 7 (F) ; 24e : 0,5 (H) ; 25e : 2,5 (F) ; 26e : 0 (H) ; 27e : 9,5 (H) ; 28e : 0 (F) ; 29e : 4 (H) ; 30e : 9,5 (H) ; 31e : 5,5 (F) ; 32e : 2 (H) ; et 33e : 0 (F).
[7] Les quatre candidats qui ont été supprimés de la liste initiale de la commission d’évaluation étaient tous de sexe masculin ; la ministre de la Justice les a remplacés par deux candidats de sexe masculin et deux de sexe féminin.
[8] Entérinée par les Délégués des Ministres lors de leur 1263e réunion (6-7 septembre 2016) et par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe à sa 31e session (19-21 octobre 2016).
[9] Adoptée par les participants de pays européens et par deux associations internationales de magistrats lors d’une réunion à Strasbourg organisée du 8 au 10 juillet 1998 (sous les auspices du Conseil de l’Europe), et approuvée lors de la réunion des présidents des Cours suprêmes des pays d’Europe centrale et orientale à Kyiv les 12-14 octobre 1998, puis par des juges et des représentants des ministères de la Justice de 25 pays européens réunis à Lisbonne les 8-10 avril 1999.
[10] Voir, à l’appui de cet argument, le principe 10 des Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature ; le paragraphe 19 de l’Observation générale n° 32 du Comité des droits de l’homme de l’ONU ; le paragraphe 44 de la recommandation 2010(12) du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe ; le paragraphe 25 de l’avis n° 1 (2001) du CCJE ; le principe 8 de la Magna Carta des juges ; et les principes de Latimer House en matière de primauté parlementaire et d’indépendance judiciaire pour le Commonwealth, qui sont cités aux paragraphes 117, 118, 121,124, 125 et 145 respectivement ; voir aussi l’arrêt que la CJUE a rendu le 19 novembre 2019 dans l’affaire C-624/18 (cité au paragraphe 138 ci-dessus), dans lequel elle a confirmé qu’il fallait veiller à ce que « les conditions de fond et les modalités procédurales présidant à l’adoption des décisions de nomination [de juges fussent] telles qu’elles ne [pussent] pas faire naître, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent, une fois les intéressés nommés ».
[11] À sa création le 19 mai 1989 en application de la loi n° 92/1989, la commission d’évaluation ne comportait initialement que trois membres (paragraphe 11 ci-dessus). La loi n° 15/1998 sur la justice, entrée en vigueur le 1er juillet 1998, en avait maintenu la composition au départ. Cependant, le nombre de membres du Comité est ultérieurement passé à cinq par l’effet de la loi no 45/2010, qui en mai 2010 a modifié la loi n° 15/1998 sur la justice (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).
[12] Voir la note de bas de page 6 ci-dessus.
[13] Paragraphe 222 du présent arrêt.
[14] Paragraphe 280 du présent arrêt.
[15] Pour reprendre le terme employé au paragraphe 285 du présent arrêt.
[16] Paragraphes 214 et 226 du présent arrêt.
[17] Paragraphe 227 du présent arrêt.
[18] Paragraphe 228 du présent arrêt.
[19] Paragraphe 230 du présent arrêt.
[20] Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités (adoptée par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010 lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres), §§ 27, 46.
[21] Le Conseil consultatif des juges européens, lors de sa 11e réunion plénière (17‑19 novembre 2010), a adopté une Magna Carta des juges (principes fondamentaux), § 13.
[22] Avis sur les lois relatives à la responsabilité disciplinaire et à l’évaluation des juges de « L’Ex-République yougoslave de Macédoine » (CDL-AD(2015(042)), adopté par la Commission de Venise lors de sa 105e session plénière (18-19 décembre 2015), § 77.
[23] Rapport du quatrième cycle d’évaluation sur le Portugal, adopté le 4 décembre 2015, recommandation vi). Voir mon opinion jointe à l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, 6 novembre 2018.
[24] Paragraphe 257 du présent arrêt.
[25] Paragraphes 121 et 126 du présent arrêt citant respectivement la Recommandation CM/Rec(2010)12 et l’avis 18/2015 du CCJE.
[26] Paragraphe 230 du présent arrêt.
[27] Paragraphe 243 du présent arrêt. Pour une critique de ce mantra, voir mon opinion jointe à l’arrêt Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, 4 avril 2018.
[28] Paragraphe 244 du présent arrêt.
[29] Paragraphe 247 du présent arrêt. Le ton est déjà donné au paragraphe 210 : « La tâche de la Grande Chambre en ce qui concerne le grief formulé en l’espèce se limite donc à déterminer les conséquences, sous l’angle de l’article 6 § 1, des violations du droit interne susmentionnées » (italiques dans l’original).
[30] Comme le soutient le Gouvernement, à juste titre, dans le paragraphe 97 de ses observations devant la Grande Chambre.
[31] Paragraphe 283 du présent arrêt.
[32] Paragraphes 282 et 283 du présent arrêt.
[33] Paragraphe 245 du présent arrêt.
[34] Paragraphe 256 du présent arrêt.
[35] Un membre est nommé par la Cour suprême et assure la présidence de la commission. Un autre membre est nommé par la Cour d’appel. Le troisième membre, qui n’est pas un magistrat en service actif, est nommé par l’administration judiciaire et le quatrième membre par le barreau islandais. Le cinquième membre est élu par l’Althingi. Il est ainsi possible que la majorité des membres de la commission ne soient pas des magistrats en service actif nommés par des juridictions.
[36] Comme le laisse entendre la Cour elle-même au paragraphe 288 du présent arrêt lorsqu’elle se réfère aux « pouvoirs discrétionnaires que le ministère détenait auparavant en matière de nominations judiciaires ».
[37] Paragraphe 93 des observations produites par le Gouvernement devant la Grande Chambre le 11 novembre 2019.
[38] Paragraphe 91 des observations du Gouvernement.
[39] Paragraphe 246 du présent arrêt.
[40] Paragraphe 252 du présent arrêt.
[41] Paragraphe 246 du présent arrêt.
[42] Paragraphe 252 du présent arrêt.
[43] Voir mon opinion jointe à l’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, 15 octobre 2020.
[44] Ibidem, paragraphe 26 de mon opinion séparée.
[45] Paragraphes 151 et 153 du présent arrêt; voir aussi les conclusions (C-542/18), ECLI:EU:C:2019:977 de l’avocate générale Sharpston présentées le 12 septembre 2019 dans les affaires Simpson et HG.
[46] Voir les paragraphes 16-20 de l’opinion en partie dissidente des juges Kalaydjieva, Pinto de Albuquerque et Turković jointe à l’arrêt Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, §§ 16‑20, CEDH 2015, concernant la conséquence des erreurs structurelles sur l’équité de la procédure pénale, et mon opinion jointe à l’arrêt Muhammad et Muhammad, précité, § 28.
[47] Paragraphe 75 du présent arrêt et paragraphe 118 de l’arrêt de la chambre. La phrase pertinente dans l’arrêt de la Cour suprême est libellée comme suit : « (…) höfðu ákvarðanir hennar eigi að síður þær afleiðingar að bættur var hlutur einhvers úr hópi fjögurra annarra umsækjenda sem dómnefnd hafði raðað lægra en áfrýjanda ». Le Gouvernement a fourni cette traduction : « (…) ses décisions ont néanmoins eu pour conséquence de compenser la part de l’un des quatre autres candidats que la commission d’évaluation avait classé plus bas que l’appelant ». La traduction n’est pas très claire mais le fond de la phrase est que la décision de la ministre de la Justice a « plutôt servi les intérêts de certains des quatre autres candidats qu’elle avait favorisés au cours du processus » ; telle a été l’interprétation de la chambre au paragraphe 118 de son arrêt.
[48] Paragraphe 90 du présent arrêt.
[49] Paragraphe 281 du présent arrêt.
[50] Voir la discussion dans l’arrêt Murtazaliyeva c. Russie [GC], no 36658/05, 18 décembre 2018.
[51] DMD GROUP, a.s., c. Slovaquie, no 19334/03, § 61, 5 octobre 2010.
[52] Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, §§ 45-56, 30 novembre 2010.
[53] Morice c. France [GC], no 29369/10, § 78, CEDH 2015.
[54] Voir, sur les injonctions possibles de la Cour, mon opinion jointe à l’arrêt Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, 11 juillet 2017.
[55] La Cour n’est bien évidemment pas contrainte par le fait que l’arrêt rendu par la Cour suprême le 21 mai 2019 semble réduire significativement les conditions dans lesquelles une affaire peut être rouverte en Islande après qu’une violation a été constatée par la Cour.
[56] À cet égard, il est utile de rappeler les mots de l’avocate générale Sharpston, selon lesquels « [l]orsqu’il y a une violation « flagrante » du droit à un tribunal établi par la loi qui met à mal la confiance que la justice dans une société démocratique se doit d’inspirer au justiciable, il convient manifestement d’annuler purement et simplement les arrêts entachés de cette irrégularité » (conclusions du 12 septembre 2019, § 109).
[57] C’est l’argument que le Gouvernement utilise contre la réouverture (paragraphes 180 et 181 du présent arrêt).
[58] Paragraphe 283 du présent arrêt.
[59] Paragraphe 295 du présent arrêt.
[60] Sur la clarté du critère du seuil de gravité dégagé par la Grande Chambre dans son arrêt, voir ci-dessous.
[61] Ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 96 de l’arrêt, les procédures en réparation concernant les deux autres juges sont toujours en cours.
[62] La Cour suprême a jugé que, si le requérant demandait principalement que A.E. se déportât en raison de sa nomination illégale, il avait erronément libellé cette demande en « demande de récusation » (§ 84 de l’arrêt). Le droit islandais ne lui permettait pas, dans le cadre d’un recours avant dire droit, d’examiner la contestation de la légalité de la nomination d’un juge d’appel et qu’elle ne pouvait le faire que si elle était directement saisie d’un appel en cas de condamnation, autrement dit après que le juge contesté avait déjà analysé et tranché le litige.
[63] Il faut bien sûr noter que jamais la régularité de la nomination des deux autres membres de cette formation n’a été mise en cause.
[64] Voir § 313 de l’arrêt, qui s’appuie sur le fait que le requérant avait indiqué à l’audience (avant de se rétracter par écrit) qu’il ne demandait pas la réouverture. Quoi qu’il en soit, en vertu de l’article 46 de la Convention, la Cour n’était pas tenue par les demandes spécifiques du requérant et avait la possibilité d’indiquer toute mesure qu’elle jugeait nécessaire pour mettre fin à la violation constatée.
[65] Le seuil de gravité dégagé par la Grande Chambre et le langage employé pour l’expliciter et le délimiter risquent de faire naître certaines incertitudes.

D’une part, la Grande Chambre indique que le critère de la « violation flagrante » que la chambre avait appliqué – et qui était lui-même une innovation voire une divergence par rapport à la jurisprudence antérieure – vise à préserver les principes de la sécurité juridique, de l’autorité de la chose jugée et de l’inamovibilité, et à discerner quels types d’irrégularités dans la nomination conduiraient à une violation du droit à un tribunal établi par la loi. Or, si elle approuve la logique et la substance générale du critère retenu par la chambre, elle déclare qu’elle n’appliquera pas le même critère de la violation flagrante et que son analyse se scindera en d’autres éléments différents ou supplémentaires, et qu’elle retiendra une formulation différente.

D’autre part, en ce qui concerne le langage employé pour énoncer le nouveau test du seuil de gravité, l’arrêt parle des « atteintes les plus graves aux règles de nomination des juges » (§ 241), de « rechercher si des irrégularités dans telle ou telle procédure de nomination d’un juge sont d’une gravité telle qu’elles emportent violation » (§§ 243 et 255), d’une « violation manifeste » des règles internes en matière de nominations (§ 244), des « violations qui méconnaîtraient totalement les règles les plus élémentaires de la procédure de nomination » (§ 246), d’irrégularités ou d’atteintes graves qui « videraient de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi » (§§ 247, 255, 267 et 289), de manquements à une procédure de nomination qui « étaient d’une gravité telle qu’ils ont nui à la légitimité de cette procédure et vidé de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi » (§ 259). Ces disparités dans le langage contrastent avec la clarté de celui employé dans la jurisprudence établie depuis longtemps sur les conditions dans lesquelles une dérogation au principe de la sécurité juridique peut se justifier : « lorsque des motifs substantiels et impérieux l’imposent, par exemple la rectification d’un vice fondamental ou d’une erreur judiciaire » (voir la jurisprudence citée au paragraphe 238 de l’arrêt).
[66] Voir, en particulier, Ilatovskiy c. Russie, n° 6945/04, §§ 43-45, 9 juillet 2009. Au paragraphe 225 de l’arrêt, la majorité reconnaît les différences cruciales entre cette affaire et la présente mais elle n’en tire pas les conséquences qui s’imposent.
[67] DMD Group. c. Slovaquie, n° 19334/03, § 59, 5 octobre 2010.
[68] Kontalexis c. Grèce, n° 59000/08, 31 mai 2011.
[69] Voir note de bas de page 5 ci-dessus.
[70] En général, la Cour n’applique pas les exigences de l’article 6 § 1 de manière mécanique et isolée : elle cherche en pratique à déterminer dans quelle mesure le manquement à l’une des conditions a porté atteinte à l’équité du procès dans son ensemble. Dans une série d’arrêts, elle est parvenue à la conclusion que toutes les atteintes aux règles garantissant l’équité du procès n’emportaient pas forcément violation de l’article 6. En effet, elle examine la procédure dans son ensemble et analyse son déroulement en en comparant chacun des volets les uns avec les autres. Si, au bout de cette analyse globale, elle constate certaines irrégularités qui, isolément, n’auraient pas permis de conclure au manque d’équité du procès, elle peut tirer la conclusion inverse si ces irrégularités, prises ensemble, ont rendu le procès inéquitable. Cette jurisprudence met en avant le caractère relatif des manquements aux différentes garanties d’un procès équitable en général et de l’indépendance du juge en particulier : une atteinte aux règles procédurales protégeant l’indépendance ne conduit pas de manière automatique et mécanique à une violation de l’article 6. Pareille atteinte doit être d’une certaine gravité ou être associé avec un certain nombre d’autres atteintes qui, considérées comme un tout, affectent l’équité du procès. Voir Beuze c. Belgique [GC], n° 71409/10, § 120, 9 novembre 2018 : « [l]’équité d’un procès pénal doit être assurée en toutes circonstances. Toutefois, la définition de la notion de procès équitable ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est, au contraire, fonction des circonstances propres à chaque affaire (…) Lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable ». Les mêmes principes s’appliquent en matière civile (voir Regner c. République tchèque [GC], n° 35289/11, § 151, 19 septembre 2017).
[71] Dans son analyse, elle établit de surcroît des parallèles inappropriés avec des affaires qui sont – trop – éloignées de la présente. À ce titre, la référence à l’affaire Iliatovsky, laquelle concernait des assesseurs non professionnels qui n’avaient pas été nommés juges conformément aux exigences légales (§ 225 de l’arrêt) est particulièrement inappropriée. À l’évidence, il ne s’agissait tout simplement pas de juges.
[72] Voir, par exemple, Grzęda c. Pologne (n° 43572/18) ; Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne (n° 4907/18) ; Broda c. Pologne (n° 26691/18) et Bojara c. Pologne (n° 27367/18) ; Żurek c. Pologne (n° 39650/18) ; Sobczyńska et autres c. Pologne (nos 62765/14, 62769/14, 62772/14 et 11708/18) et Reczkowicz et autres c. Pologne (nos 43447/19, 49868/19 et 57511/19).
[73] Affaires jointes C-585/18, C-624/18 et C-625/18 A.K.c. Krajowa Rada Sądownictwa, et CP et DO c. Sąd Najwyższy (UE:C:2019:982).
[74] Ibidem, § 133.
[75] Ibidem, § 134 (italiques ajoutés).
[76] Affaires C-542/18 RX-II et C-543/18 RX-II, arrêt du 26 mars 2020, Simpson c. Conseil de l’Union européenne et H.G. c. Commission européenne (UE:C:2020:232).
[77] Voir, en particulier, les abondantes références à l’arrêt rendu par la chambre en l’espèce dans les conclusions de l’avocate générale Sharpston du 12 septembre 2019 (UE:C:2019:977).
[78] Affaire T-646/16 P Simpson c. Conseil de l’Union européenne (UE:T:2018:493).
[79] Ibidem, § 43. Voir aussi l’arrêt rendu par le Tribunal dans l’affaire T-639/16 P FV (UE:T:2018:22), § 78, cité au paragraphe 132 de l’arrêt de la Grande Chambre.
[80] Affaires C-542/18 RX-II et C-543/18 RX-II, précitées, §§ 79-80.
[81] Nous notons que, au paragraphe 76 à 87 de ses conclusions, l’avocate générale Sharpston a cherché à opérer une distinction entre les affaires Simpson et Ástráðsson, en laissant entendre que, dans la présente affaire, « l’exécutif [avait] manipulé une liste ». Cependant, ce qu’elle avait à l’esprit apparaît plus clairement au paragraphe 107 de ses conclusions, dans lequel elle explique qu’invalider une décision rendue par un juge dont la nomination est irrégulière se justifierait en cas de « manipulation de la procédure par des responsables politiques afin d’obtenir la nomination, en qualité de juge, d’un de leurs fidèles, qui ne possède pas le diplôme de droit requis par l’appel à candidatures (…) » Tel n’est manifestement pas le cas dans l’affaire Ástráðsson.
[82] Affaire C- 216/18 PPU LM (UE:C:2020:586).
[83] Ibidem, §§ 61 et 68.
[84] Ibidem, § 75. Sur cette distinction entre l’analyse générale des problèmes systémiques et l’analyse individuelle des conséquences concrètes, voir aussi l’arrêt que la Cour suprême irlandaise a rendu à la suite de celui de la CJUE : « [i]l est dans la nature de ce test (…) que dès lors qu’est allégué un manque d’indépendance généralisé ou systémique, il faut néanmoins procéder à une analyse individuelle, spécifique et précise de la question de savoir si, dans le cas d’espèce, le droit à un procès équitable, isolément ou en combinaison avec d’autres éléments, a été heurté dans sa substance même » (Minister for Justice and Equality c. Celmer (2018) IESC) ; ainsi que les conclusions précitées de l’avocate générale Sharpston, § 109, en ce qui concerne les irrégularités d’une nomination qui ne seraient pas flagrantes – au sens où l’entend la majorité – comme elles le sont en l’espèce à nos yeux : « (…) s’il apparaît qu’il a été porté atteinte à la substance même du droit à un procès équitable, il faudra impérativement donner à ce droit la priorité par rapport au principe de sécurité juridique et annuler l’arrêt en cause ».
[85] Voir, par exemple, le renvoi préjudiciel néerlandais en cours dans l’affaire C-354/20 PPU L c. Openbaar Ministerie.
[86] Voir, par exemple, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], n° 47848/08, § 156, CEDH 2014 ou, précédemment, Kamil Uzun c. Turquie, n° 37410/97, § 64, 10 mai 2007.
[87] Voir, par exemple, l’opinion séparée du juge Sicilianos jointe à l’arrêt Myasnik Malkhasyan c. Arménie, no 49020/08, 15 octobre 2020 (pas encore définitif).
[88] Ainsi, il est clairement indiqué par exemple dans les observations du gouvernement défendeur que la nécessité d’accorder davantage de poids à l’expérience judiciaire avait été mise en avant par le vice-président de l’Association des magistrats islandais aussi. Un représentant de cette association fut invité à la séance de la commission parlementaire de contrôle et des questions constitutionnelles (« CCQC ») du 29 mai 2017 (§ 45 de l’arrêt) et interrogé par la CCQC le 30 mai 2017 (§ 48 de l’arrêt). Les réponses précises que l’Association des magistrats a données à la CCQC ne sont malheureusement pas exposées dans l’arrêt. Voir aussi le rapport pour 2016 du Médiateur parlementaire islandais, sur les défauts qui étaient apparus en Islande dans les procédures d’évaluation en matière de nominations dans la fonction publique (reproduit au paragraphe 116 de l’arrêt) :

« ces dernières années, (…) la méthode [d’évaluation] décrite ci-dessus [a été] employée de manière trop stricte et absolue, sans que les connaissances et l’expérience des candidats aient été concrètement bien évaluées. Ainsi, l’expérience des candidats était appréciée selon leur ancienneté, en fonction du nombre de formations qu’ils avaient suivies ou du nombre d’articles de doctrine qu’ils avaient publiés, apparemment sans qu’elle n’ait été évaluée concrètement, notamment sans examen de la performance du candidat ni de l’utilité de son expérience dans l’accomplissement des fonctions en question (…) Il en résulte une incertitude réelle sur le point de savoir si le candidat le plus qualifié à un poste a obtenu le score le plus élevé (…) » (italiques ajoutés).
[89] Voir, en comparaison, l’exposé de l’opinion séparée des juges Lemmens et Griţco joint à l’arrêt de la chambre, § 8 : « (…) le critère comparable du « déni flagrant de justice » est un critère rigoureux de manque d’équité. Un déni flagrant de justice va au-delà de simples irrégularités ou défauts de garanties aux procès qui seraient de nature à emporter violation de l’article 6. Ce qu’il faut, c’est une « violation du principe d’équité du procès garanti par l’article 6 qui soit tellement grave qu’elle entraîne l’annulation, voire la destruction de l’essence même du droit protégé par cet article » (…) Si l’on transpose cela à l’obligation pour tout tribunal d’être « établi par la loi », il ne pourrait alors y avoir violation de l’article 6 § 1 de la Convention que si la violation des règles se rapportant à l’établissement ou à la compétence du tribunal est si fondamentale qu’elle entraîne la destruction de l’essence même de la garantie que le tribunal soit établi par la loi (…) ».
[90] Voir les paragraphes 1 et 15 de l’opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, où il reconnaît que les irrégularités dans la nomination en cause étaient « indéniablement éloignées » du procès du requérant.
[91] Voir, mutatis mutandis, Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], n° 39343/98 et 3 autres, § 194, CEDH 2003-VI, et Filippini c. Saint-Marin (déc.), n° 10526/02, 26 août 2003.
[92] Pour une synthèse de la jurisprudence constante plaçant l’indépendance au centre de la question, voir la nouvelle fiche thématique publiée par la Cour sur l’indépendance de la justice (https://www.echr.coe.int/Documents/FS_Independence_justice_FRA.pdf).

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

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