INTRODUCTION. La présente requête concerne l’occupation à titre abusive de l’hôtel des requérantes situé au centre d’Athènes pendant plus de trois ans, par des migrants et « solidaires » de ceux-ci, ainsi que l’impossibilité des requérantes d’obtenir le concours des autorités pour les faire évincer et rentrer en possession de l’hôtel.
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PAPACHELA ET AMAZON S.A. c. GRÈCE
(Requête no 12929/18)
ARRÊT
Article 34 • Qualité de victime de la société requérante, propriétaire de l’hôtel, et de la première requérante, seule actionnaire de cette société • La société et son actionnaire se confondant au point qu’il serait artificiel de les distinguer • Exception au principe que les actionnaires ne peuvent pas se prétendre victimes d’actes et de mesures affectant la société en tant que telle
Article 1 du Protocole no 1 • Obligations positives • Inaction des autorités face à l’occupation par des migrants de l’hôtel des requérantes pendant plus de trois ans, en dépit d’un ordre d’évacuation du procureur puis d’une décision judiciaire • Considérations publiques d’ordre social en période d’afflux migratoire • Long blocage du bien sans possibilité de l’exploiter et alourdissement des charges financières par des frais importants de consommation énergétique du bâtiment • Examen des plaintes des requérantes différé ou inexistant • Absence de prise en compte par les compagnies nationales d’électricité et d’eau de l’appel des requérantes de ne pas les tenir redevables de la consommation générée par les tiers • Absence de réponse de l’État à la tentative d’accord des requérantes visant le paiement des taxes et des factures atteignant plusieurs centaines des milliers d’euros • Absence de mesures nécessaires au respect de la propriété privée après un laps de temps raisonnable consacré à la recherche d’une solution satisfaisante • Juste équilibre rompu au détriment des requérantes
STRASBOURG
3 décembre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Papachela et AMAZON S.A. c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Alena Poláčková,
Péter Paczolay,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 12929/18) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissants de cet État, Mme Aliki-Maria Papachela, et une société anonyme dans le domaine de l’hôtellerie, la société Amazon, (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 mars 2018,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 1 du Protocole no 1 et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 novembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne l’occupation à titre abusive de l’hôtel des requérantes situé au centre d’Athènes pendant plus de trois ans, par des migrants et « solidaires » de ceux-ci, ainsi que l’impossibilité des requérantes d’obtenir le concours des autorités pour les faire évincer et rentrer en possession de l’hôtel.
EN FAIT
2. La première requérante est née en 1961 et réside à Athènes. La seconde requérante est une société anonyme dont la première requérante est l’unique actionnaire. Les deux requérantes sont représentées par Me E.-L. Koutra, avocate.
3. Le Gouvernement est représenté par le délégué de son agent, M. K. Georghiadis, assesseur au Conseil juridique de l’État.
A. Les circonstances de l’affaire
4. La seconde requérante fut créée pour exploiter un hôtel construit par le père de la première requérante. En 1974, elle loua l’hôtel à la société P. Par la suite, en état de cessation des paiements et ne pouvant plus verser les loyers, la société P. dut rendre l’hôtel à la seconde requérante le 15 mars 2010. Toutefois l’hôtel resta fermé.
5. Lorsque la crise migratoire en Grèce atteignit son sommet en mars 2016 et le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés cherchait à louer de bâtiments pour abriter de réfugiés, plusieurs organisations non-gouvernementales manifestèrent leur intérêt à louer l’hôtel. La première requérante conclut alors un accord avec une telle organisation qui attendit l’approbation du financement par le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés.
6. Le 22 avril 2016, la première requérante constata que le cadenas de la porte d’entrée de l’hôtel avait été violé et que l’hôtel commença à être squatté par des personnes « solidaires » (αλληλέγγυοι) des réfugiés. La requérante appela la police, mais celle-ci ne se déplaça pas immédiatement et lorsqu’elle arriva sur place elle se contenta de se mettre à distance et d’observer les mouvements de squatters. S’en prenant à la première requérante, les « solidaires » lui déclarèrent que l’hôtel allait dorénavant abriter des migrants et des réfugiés dont les droits étaient plus importants que la propriété de celle-ci.
7. La première requérante allègue qu’à compter du premier jour de l’occupation de son hôtel, elle fit continuellement l’objet d’attaques dans les réseaux sociaux dans lesquels elle était présentée comme une riche héritière, soucieuse de sa fortune et sans compassion pour les familles de réfugiés.
8. La première requérante, accompagnée de son avocat, se rendit au commissariat d’Aghios Panteleïmonas, mais, selon elle, les policiers dans ce commissariat refusèrent d’enregistrer sa plainte et l’envoyèrent à d’autres services. La requérante fit alors enregistrer une plainte contre X à la Direction de la police d’Athènes.
9. Selon le Gouvernement, le commissariat d’Aghios Panteleïmonas reçut la déposition de la première requérante et transmit le dossier à la Direction de la police d’Athènes et ensuite au parquet près le tribunal correctionnel d’Athènes qui ordonna une enquête préliminaire pour incitation à la commission d’une infraction et trouble à la paix domestique.
10. En juin 2016, l’avocat des requérantes écrivit au procureur pour se plaindre qu’aucune action n’avait été entreprise pour faire évacuer l’hôtel. Le procureur ordonna une enquête préliminaire. Selon les requérantes, l’officier de police en charge de l’enquête les aurait informées qu’un plan d’évacuation existait déjà mais ne pouvait pas être mis en œuvre faute d’un ordre dans ce sens du ministre de la Protection du citoyen ou du chef de la police. L’avocat des requérantes écrivit alors au chef de la Police et au ministre susmentionné pour se plaindre de l’inaction des autorités, de la destruction de leur propriété et du fait qu’elles étaient obligées de payer des impôts et des taxes afférents à l’hôtel.
11. Le 24 juillet 2016, la Direction de la police d’Athènes demanda auprès du parquet une prolongation de délai pour accomplir des actes relatifs à l’enquête. Le 16 septembre 2016, le parquet demanda la production du dossier, ce que la Direction de la police fit le 27 octobre 2016. Toutefois, le 17 mai 2017, le dossier fut renvoyé à la Direction de la police pour un complément d’enquête.
12. Entretemps, les « solidaires » qui occupaient l’hôtel reconnectèrent illégalement l’électricité et l’eau que la première requérante avait coupées dans le passé. La seconde requérante écrivit à la compagnie nationale d’électricité et à la compagnie nationale d’eau pour les informer de la situation et les avertir qu’elle n’était aucunement responsable de la consommation faite par les occupants de l’hôtel. Aucune des deux compagnies ne répondirent aux requérantes. En revanche, en mars 2017, la compagnie nationale d’eau somma la seconde requérante de payer une facture de 81 500 euros (somme qui avait atteint 141 990 euros le 12 février 2018), faute de quoi elle procéderait à la confiscation de l’hôtel.
13. Le 19 octobre 2016, la première requérante fut reçue par le premier ministre adjoint. Elle se plaignit auprès de lui de devoir payer des dizaines de milliers d’euros de taxes tous les ans pour un hôtel dont elle ne disposait plus. Le premier ministre adjoint lui aurait répondu qu’il n’était pas concerné par son affaire, qu’elle devait continuer à payer les taxes en tant que propriétaire légale de l’hôtel, mais qu’il allait en parler au ministre de la Politique migratoire. Un mois plus tard, un collaborateur du premier ministre adjoint aurait informé la première requérante que l’occupation de l’hôtel allait continuer car tel aurait été le souhait du parti au pouvoir qui craignait une réaction négative du public.
14. Le 26 octobre 2016, la première requérante organisa une conférence de presse pendant laquelle elle invita le gouvernement à assumer ses responsabilités et à protéger sa propriété. Elle invitait par ailleurs le gouvernement à protéger les droits de réfugiés en les plaçant dans un endroit décent afin qu’elle puisse récupérer son hôtel. Enfin, elle demanda à être indemnisée pour l’occupation illégale de celui-ci. Selon la requérante, cette conférence de presse provoqua un tollé à son encontre de la part des occupants de l’hôtel.
15. Lors d’un évènement public concernant la crise migratoire qui eut lieu à Athènes en décembre 2016, le ministre de la Politique migratoire, interpellé par la première requérante, aurait déclaré que l’occupation de l’hôtel de la requérante, mais aussi d’autres bâtiments privés ou publics était nécessaire pour faire face à cette crise migratoire que le gouvernement avait tant des difficultés à gérer. Toutefois, par la suite, il convoqua la première requérante à son bureau, lui indiqua en privé qu’il partageait son point de vue et l’assura qu’il allait essayer de régler l’affaire.
16. Le 3 mars 2017, comme la première requérante n’avait toujours pas de nouvelles, elle porta plainte, tant individuellement qu’en sa qualité de présidente-directrice de la seconde requérante, contre le ministre adjoint de l’Intérieur, contre le chef de la Police et contre toute personne responsable, pour manquement aux devoirs de leurs fonctions. Elle décrivait le déroulement des faits et dénonçait l’inaction injustifiée et sans précédent des organes de l’État qui avait conduit à sa destruction économique et à la dévastation de leur bien pour lequel elle payait tous les ans des taxes et des charges importantes. Le 15 mars 2017, le dossier de la plainte fut transmis au parquet près la Cour de cassation.
17. Le 13 avril 2017, la seconde requérante déposa devant le juge de paix d’Athènes une demande de mesures provisoires tendant à faire expulser de l’hôtel ses occupants. La demande était dirigée contre deux groupes de personnes physiques, intitulés « l’initiative de solidarité à l’égard des réfugiés politiques et économiques » et le « réseau pour les droits civils et politiques ». L’audience initialement fixée au 7 juin 2017 fut reportée au 7 juillet 2017.
18. Le 17 mai 2017, la première requérante fut informée qu’un ordre d’évacuation avait été émis par le procureur, mais qu’il n’avait pas été exécuté.
19. Par une décision no 1023/2017 du 26 juillet 2017, le juge de paix accueillit le recours, reconnut la seconde requérante possesseur avec l’intention d’agir en propriétaire (νομέας) provisoire de l’hôtel et ordonna le « réseau pour les droits civils et politiques » de rendre la possession de l’hôtel à la demanderesse sous peine d’une amende de 1 000 euros et de la mise en détention pendant deux mois du représentant du « réseau pour les droits civils et politiques ». Le juge de paix releva qu’en dépit de la demande de la première requérante du 22 avril 2016 invitant la police à faire évacuer l’hôtel, cette dernière ne prit aucune mesure. Il releva aussi que les jours suivants et face à l’impossibilité des requérantes de récupérer la possession de leur bien en raison de l’agressivité des occupants, la première requérante avait dû attendre que la police organise son intervention. Toutefois, en dépit des demandes envoyées par la première requérante, en tant que représentante de la seconde requérante, en juin 2016 au chef de la police et au ministre adjoint de l’Intérieur, l’État n’intervint pas pour les assister, ce qui l’amena à porter plainte contre eux le 3 mars 2017.
20. Le 31 août 2017, un huissier de justice se rendit au commissariat d’Aghios Panteleïmonas et y notifia la décision du juge de paix d’Athènes en application de laquelle il demanda l’intervention de la police pour évacuer l’hôtel conformément à cette décision. L’huissier réitéra, sans succès, la demande les 6 et 18 septembre 2019, puis le 2 octobre 2019.
21. Le 17 octobre 2017, un huissier de justice mandaté par les requérantes déposa en leur nom une nouvelle plainte auprès du procureur.
22. Le 14 novembre 2017, les requérantes tentèrent de conclure un accord amiable avec le Conseil juridique de l’État. Elles le saisirent d’une demande à cet effet, dans laquelle elles décrivaient les faits, se prévalaient des droits garantis par la Convention et précisaient qu’elles le saisissaient au titre de l’article 13 de la Convention, car elles se rendaient compte à ce stade, qu’il n’existait dans l’ordre juridique grec aucun autre recours effectif.
23. Plus précisément, elles demandaient : a) de se voir accorder la somme correspondant au loyer qu’elles auraient reçu si l’accord avec l’organisation non-gouvernementale avait été exécuté ; b) qu’une partie de leur dette envers l’État soit supprimée compte tenu de la perte de l’usage de l’hôtel ; c) que les factures d’électricité et d’eau pendant toute la période de l’occupation de l’hôtel soient payées par l’État. Elles demandaient, en outre, que l’État prenne ses responsabilités afin d’assurer de bonnes conditions de vie et d’hygiène aux réfugiés qui occupaient l’hôtel et de les transférer dans un endroit approprié. Enfin, elles demandaient qu’elles ne soient plus grevées des taxes, que leur propriété ne soit pas confisquée et que des procédures pénales ne soient pas engagées contre elles en raison des taxes foncières accumulées et non payées.
24. Le Conseil juridique de l’État ne donna aucune suite à cette demande.
25. Les requérantes indiquent que leur dette envers l’État pour diverses taxes (dont la taxe foncière d’un montant de 22 000 euros par an) atteignait, jusqu’en juin 2017, 101 885,35 euros et que la somme pour factures d’eau impayées, jusqu’au 12 février 2018, 141 990 euros. À cela s’ajouteraient les factures émises par la compagnie nationale d’électricité. Elles allèguent aussi que la valeur commerciale de son hôtel depuis l’occupation de celui-ci est tombée de 9 millions à 4 millions d’euros.
26. Le 18 janvier 2018, la première requérante reçut un avis de confiscation de sa maison personnelle à Kastri pour dettes envers l’État. La requérante dut alors la vendre pour s’acquitter de ses dettes et éviter les poursuites pénales.
27. Le 25 janvier 2018, la seconde requérante saisit le juge de paix d’Athènes d’une action tendant à l’éviction des occupants de l’hôtel.
28. Par un document du 3 août 2018, le chef de la Police grecque informa le secrétaire générale du ministère de la Politique migratoire que l’exécution de la décision d’évacuation de l’hôtel ne serait pas simple et qu’il faudrait au préalable repérer les lieux où pourraient être placés ceux qui auraient quitté l’hôtel.
29. Le 10 juillet 2019, les occupants de l’hôtel le quittèrent de leur propre gré.
B. Les documents soumis par les requérantes
30. Afin de prouver la véracité de leur droit de propriété les requérantes ont produit les documents suivants :
– l’avis d’imposition fiscale pour taxe foncière, d’un montant de 22 007,72 euros, dont il ressort que la seconde requérante est la propriétaire de l’hôtel ;
– copies certifiées conformes, datées 14 juin 2019, et extraites du registre des actionnaires de la seconde requérante et dont il ressort que la totalité des actions de la société fut transférée à la première requérante à la date du décès de son père le 28 février 2014 ;
– le certificat du registre de commerce (du ministère des Finances), confirmant l’enregistrement de la société, contenant des informations sur les membres du conseil d’administration pour la période du 30 juin 2015 au 30 juin 2020.
– le compte rendu de la réunion du conseil d’administration, du 30 juin 2015, dont il ressort, entre autres, que la première requérante détient l’intégralité des parts sociales de la seconde requérante ;
– le compte rendu de la réunion du conseil d’administration, du 1er juillet 2015, dont il ressort que la première requérante est habilitée à gérer la société et signer pour le compte de celle-ci ;
Les requérantes produisent aussi copie des statuts de la seconde requérante, publiée au Journal Officiel, du 22 mars 1972, ainsi que le numéro du registre fiscal (ΑΦΜ) de la seconde requérante et la déclaration de la taxe foncière pour 2019.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
31. Les articles pertinents du code de procédure civile disposent :
Article 693
« 1. Si la mesure provisoire a été ordonnée avant l’introduction de l’action quant au fond de l’affaire, le juge qui l’ordonne peut fixer, à sa guise, un délai pour que l’intéressé l’introduise, mais qui ne peut être inférieur à trente jours.
2. Si le délai précité est écoulé sans que l’intéressé introduise l’action quant au fond de l’affaire, la mesure provisoire est levée d’office (…). »
Article 696 § 3
« Le tribunal qui a ordonné des mesures provisoires a le droit, jusqu’à l’audience concernant l’action au fond de l’affaire, et sur la demande de celui qui a intérêt pour agir, d’amender ou de révoquer, totalement ou partiellement, sa décision, lorsqu’il y a eu changement de situation justifiant l’amendement ou la révocation. »
32. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil prévoit :
« L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si l’acte ou l’omission a eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 A LA CONVENTION
33. Les requérantes se plaignent d’une privation de leur propriété, qui s’analyserait en une véritable confiscation, due à l’occupation illégale de leur hôtel, de l’inaction de l’État de prendre des mesures pour y mettre un terme, du refus de celui-ci de les dédommager, ainsi que des taxes et impôts dont elles continuaient à être redevables envers l’État en tant que propriétaires légales de l’hôtel. Elles invoquent l’article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
1. Défaut de qualité de victime
a) Thèses des parties
34. Le Gouvernement soutient que ni la première ni la seconde requérante ne peuvent se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention. D’une part, dans tous les recours et demandes auprès des juridictions et autorités nationales, c’est la seconde requérante qui apparait comme la propriété de l’hôtel et non la première. Le Gouvernement affirme à cet égard que la première requérante n’a jamais été une plaignante elle-même mais a toujours agi au nom de la seconde. D’autre part, le Gouvernement indique que la seconde requérante ne produit aucun titre de propriété pour démontrer qu’elle est réellement propriétaire de l’hôtel.
35. Les requérantes contestent cette objection du Gouvernement et soulignent que si les autorités imposent tous les ans à la seconde requérante plusieurs milliers d’euros de taxe foncière, le Gouvernement ne peut pas valablement invoquer le défaut d’un droit de propriété de celle-ci. La première requérante souligne qu’elle est l’unique actionnaire de la seconde, dont elle est aussi l’employée et perçoit un salaire, et que les recettes de la seconde requérante sont en même temps les recettes de la première.
36. Les requérantes affirment par ailleurs que même aujourd’hui, après l’évacuation de leur hôtel, elles conservent la qualité de victimes : plus de quatre ans se sont écoulés sans que les autorités judiciaires poursuivent l’enquête suite aux plaintes déposées par elles ; en revanche, en « gelant » l’enquête, les infractions qui ont commises seront bientôt prescrites.
b) Appréciation de la Cour
37. En matière de qualité de victime d’actionnaires de sociétés, la Cour a clarifié dans son arrêt Albert et autres c. Hongrie ([GC], no 5294/14, 7 juillet 2020) la distinction à opérer entre les actes affectant des droits des actionnaires et les actes affectant la société et a confirmé l’importance fondamentale de cette distinction en ce qui concerne la reconnaissance de la qualité de victime des actionnaires. Tout en rappelant le principe général selon lequel les actionnaires ne peuvent pas se prétendre victimes d’actes et de mesures affectant la société en tant que telle, la Cour a détaillé les deux situations faisant exception à ce principe. La première est celle dans laquelle la société et ses actionnaires se confondent au point qu’il serait artificiel de les distinguer (voir aussi Ankarcrona c. Suède (déc.), no 35178/98, 27 juin 2000). Tel est le cas, par exemple, des actionnaires de petites entreprises ou de sociétés familiales, et en particulier des propriétaires uniques qui se plaignent de mesures prises à l’égard de leur société. La seconde est celle où il existe des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il est clairement établi que la société se trouve dans l’impossibilité de saisir la Cour en son propre nom (voir notamment Agrotexim et autres c. Grèce 24 octobre 1995, §§ 65 et 66, série A no 330‑A).
38. En l’espèce, se fondant sur l’article 49 § 3 a) de son règlement, la Cour a invité les requérantes, par lettre du 14 juin 2019, à préciser laquelle des deux était la propriétaire de l’hôtel.
39. Or il ressort clairement des documents fournis par les requérantes (paragraphe 30 ci-dessus), non contestés par le Gouvernement, que la société requérante est la propriétaire de l’hôtel et que la première requérante est la seule actionnaire de cette même société. La présente situation relève donc de la première exception au principe, telle qu’indiquée dans l’arrêt Albert et autres c. Hongrie, précité, à savoir que la société et son actionnaire se confondent au point qu’il serait artificiel de les distinguer.
40. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la première requérante n’aurait jamais été plaignante elle-même mais aurait toujours agi au nom de la seconde, la Cour note que dans sa plainte du 3 mars 2017, elle précisait la porter tant individuellement qu’en sa qualité de présidente-directrice de la société AMAZON (paragraphe 16 ci-dessus) (voir aussi à cet égard, Vujović et Lipa D.O.O. c. Monténégro, no 18912/15, § 30, 20 février 2018).
41. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les deux requérantes ont la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention et rejette donc l’exception du Gouvernement à cet égard.
2. Non-épuisement des voies de recours internes
42. Le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes.
43. D’une part, le Gouvernement affirme que les requérantes auraient dû introduire une action en dommages-intérêts contre l’État, sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil. Dans cette action elle aurait pu invoquer la prétendue inactivité des autorités pour mettre fin à l’occupation de l’hôtel. Par ailleurs, compte tenu de l’évacuation de l’hôtel le 9 juillet 2019, les requérantes ne visent plus à mettre fin à la prétendue atteinte à leur droit de propriété mais à obtenir des dommages-intérêts pour préjudice matériel et/ou moral.
44. D’autre part, le Gouvernement soutient qu’en tardant d’introduite une action devant le juge de paix d’Athènes quant au fond de l’affaire, en exécution du dispositif de la décision no 1023/2017 et conformément à l’article 693 § 2 du code de procédure civile (paragraphe 31 ci-dessus), les requérantes ne pouvaient plus obtenir l’exécution de la décision susmentionnée sur les mesures provisoires et les autorités n’avaient pas l’obligation de s’y conformer.
45. Les requérantes soulignent qu’il n’était pas possible d’utiliser l’action prévue par l’article 105 précité, car les conditions prévues par celui-ci ne se trouvaient pas réunies en l’espèce. Elles précisent que des dommages causés dans l’exercice de politiques mises en œuvre par le parlement ou par des choix politiques du gouvernement dans l’intérêt général ne peuvent pas mettre en cause la responsabilité civile des autorités. Quant à la seconde branche de l’exception, les requérantes soulignent que, conformément au droit interne pertinent, la levée automatique d’une mesure provisoire en raison de l’introduction tardive de l’action quant au fond de l’affaire ne concerne que les prétentions financières et non les mesures provisoires portant sur la possession. La révocation ou l’amendement d’une telle mesure provisoire ne peut avoir lieu que conformément aux dispositions de l’article 696 § 3 du code de procédure civile (paragraphe 31 ci-dessus).
46. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Vučković et autres c. Serbie (objections préliminaires) [GC], no 17153/11 et s., §§ 71 et 74, 25 mars 2014).
47. En ce qui concerne le non-usage par les requérantes de l’action prévue par l’article 105 précité, la Cour relève que la présente requête a été introduite le 9 mars 2018, donc à une date à laquelle l’hôtel était toujours sous occupation et ce depuis avril 2016. Le but de la requérante à cette date n’était donc pas de se faire indemniser pour son préjudice matériel ou moral, mais d’obtenir l’évacuation de l’hôtel, d’où leur décision de saisir le 13 avril 2017 le juge de paix d’une demande de mesures provisoires.
48. Quant à la seconde branche de l’exception, la Cour note que la décision no 1023/2017, rendue le 7 juillet 2017, ordonnait aux occupants de l’hôtel de l’évacuer. La décision leur a été notifiée le 1er septembre 2017, et ceux-ci n’ont introduit aucun appel à son encontre. La Cour ne saurait spéculer sur la question de savoir si l’article 693 invoqué par le Gouvernement s’applique aux seules affaires concernant des prétentions financières, comme le prétendent les requérantes, ou aussi aux affaires en matière de possession de biens. Quoiqu’il en soit, elle note que par sa décision no 1023/2017 le juge de paix donna aux requérantes un délai de trois mois pour introduire leur action au fond de l’affaire. Toutefois, en dépit de très nombreuses démarches des requérantes auprès des autorités de police depuis avril 2016, dont deux plaintes, pour l’assister dans l’évacuation de l’hôtel, celles-ci n’ont pris à aucun moment, et ceci jusqu’à l’évacuation volontaire de l’hôtel par les occupant eux-mêmes, une mesure dans ce sens. À supposer même que les mesures provisoires décidées par la décision no 1023/2017 eussent été levées automatiquement à l’issue du délai de trois mois, cette levée ne saurait être considérée comme ayant des effets rétroactifs. De l’avis de la Cour, le Gouvernement ne saurait raisonnablement invoquer le non-respect du délai précité pour justifier l’inaction des autorités et se prévaloir du non-épuisement des voies de recours internes.
49. La Cour rejette alors l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
50. Les requérantes soulignent la similitude des faits de la cause avec ceux de l’affaire Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie (no 67944/13, 13 décembre 2018) dans laquelle la Cour a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1.
51. Elles soutiennent que c’est l’attitude des autorités qui a permis l’occupation de leur hôtel par des squatters, ce qui a eu pour résultat de les accabler des coûts énormes de consommation d’eau et d’électricité et de faire dégringoler la valeur de leur bien en raison des dommages causés au bâtiment et aux équipements. Les requérants critiquent aussi l’attitude du Gouvernement qui consiste à utiliser comme prétexte le besoin d’hébergement de demandeurs d’asile, le risque de la crise humanitaire et le risque de trouble à l’ordre public pour ne pas protéger le droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1. Enfin, les requérantes soulignent l’intention politique derrière l’inaction des autorités. A l’appui de cette affirmation elles invoquent des déclarations faites par le ministre adjoint de l’Ordre public et le ministre de la Politique migratoire lors d’une conférence sur la question de migrants : les ministres auraient affirmé que les « squats » servaient leurs intérêts car le gouvernement ne pouvait plus gérer les flux de migrants et trouver un hébergement pour tous.
52. Le Gouvernement affirme qu’il existait en l’espèce des raisons impérieuses de protection de l’intérêt général qui rendaient particulièrement difficile l’évacuation des personnes qui occupaient provisoirement l’hôtel et parmi lesquelles il y avait des enfants et personnes vulnérables. L’évacuation constituait un problème social complexe dépassant la compétence de la seule police nationale et dont la gestion et la solution présupposait des actions coordonnées des plusieurs services de l’État.
53. Le Gouvernement soutient qu’une opération de police visant l’évacuation de l’hôtel, dans le cadre de l’exécution de la décision no 1023/2017, sans que les conditions de transfert des occupants dans des structures appropriées, aurait provoqué des réactions vives de leur part et serait cause d’incidents qui auraient mis en danger tant ceux-ci que les forces de l’ordre. L’évacuation de l’hôtel sans que l’État ait pris les mesures nécessaires pour l’enregistrement, les soins médicaux, l’hébergement et la restauration des occupants, outre l’image et la critique négatives qu’elle aurait suscitées à l’encontre du pays, elle aurait aussi constitué un prétexte pour des réactions des migrants et des solidaires qui auraient perturbé la vie économique et sociale de la ville d’Athènes.
2. Appréciation de la Cour
54. La Cour rappelle d’emblée que l’exercice réel et efficace du droit que l’article 1 du Protocole no 1 garantit ne saurait dépendre uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence et qu’il peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryildiz c. Turquie [GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004-XII).
55. La Cour observe que l’omission des autorités de prendre des mesures pour évacuer l’hôtel des requérantes de ses occupants illégaux, alors même que un ordre d’évacuation fut émis par le procureur (voir paragraphe 18 ci-dessus), a eu pour conséquence le blocage du bien de celles-ci pendant plusieurs années sans qu’il soit possible pour elles de l’exploiter de quelque façon que ce soit ainsi que l’alourdissement des charges financières le concernant suite à une accumulation importante des frais de consommation énergétique du bâtiment.
56. La Cour observe par ailleurs avoir affirmé, à plusieurs reprises, qu’en matière de politique sociale, les États disposent d’une grande latitude sur la manière de concevoir les impératifs de « l’utilité publique » ou de l’intérêts général, à conditions que leur jugement ne se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 166, CEDH 2006-VIII). Pour apprécier la conformité à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. S’il est vrai, d’une part, que les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence lorsqu’une question générale est en jeu, il faudrait, d’autre part, s’assurer de l’existence des garanties propres à assurer que la mise en œuvre et l’impact de cette réaction sur les droits patrimoniaux du propriétaire visé par les mesures litigieuses ne soient ni arbitraires ni imprévisibles (ibidem, § 168).
57. En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement justifie l’inaction des autorités par des raisons d’ordre public, notamment le souci de pallier le risque de troubles à l’ordre public lié à l’expulsion des dizaines de personnes et à l’évacuation d’un bâtiment dont l’occupation s’inscrivait dans le cadre d’une action militante, ainsi que par des motivations d’ordre social, surtout l’absence, pendant une période où les flux migratoires avaient atteint leur pic, de solutions de relogement des migrants qui s’y trouvés.
58. La Cour reconnait que les craintes suscitées par les motivations susmentionnées pouvaient justifier dans une certaine mesure des hésitations de procéder à une libération rapide et brutale des lieux. Cela ne saurait cependant justifier une telle inaction totale et prolongée des autorités.
59. S’agissant en premier lieu des tergiversations des autorités concernant le concours de la puissance publique, la Cour note que malgré la plainte des requérantes par laquelle celles-ci demandaient le concours immédiat de la police pour évincer les occupants de l’hôtel, le déroulement de la procédure a fait l’objet de plusieurs atermoiements. Quelle que soit la version des parties (paragraphes 8 et 9 ci-dessus) qui correspond à la réalité des faits, il ne fait pas de doute que l’examen de la plainte introduite en avril 2016 par la société requérante était toujours pendant plus d’un an plus tard, à savoir le 17 mai 2017, lorsque le parquet a renvoyé le dossier à la Direction de la police pour un complément d’enquête (paragraphe 11 ci-dessus).
60. En outre, il ressort du dossier que les deux plaintes des requérantes, des 3 mars et 17 octobre 2017 (paragraphes 16 et 21 ci-dessus), contre toute personne responsable de la situation n’avaient fait l’objet d’aucun début d’examen.
61. La Cour relève ensuite que les compagnies nationales d’électricité et d’eau qui avaient consenti à réapprovisionner l’hôtel, alors que les requérantes avaient arrêté dans le passé aussi bien l’électricité que l’eau, n’ont pas répondu à l’appel de ces dernières de ne pas les tenir redevables de la consommation qui serait générée par les occupants de l’hôtel. En revanche, un an après le début de l’occupation de l’hôtel, la compagnie nationale d’eau a sommé la seconde requérante de payer une facture de 81 000 euros sous peine de confiscation de l’hôtel, somme qui avait atteint 141 990 euros le 12 février 2018 (paragraphe 12 ci-dessus). La dette envers le fisc pour différentes taxes atteignait en juin 2017 la somme de 101 885,35 euros, dont 22 000 euros par an au titre de la taxe foncière (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour note aussi que le 14 novembre 2017, les requérantes tentèrent de conclure un accord avec l’État visant le paiement des taxes et des factures d’eau et d’électricité qui s’étaient accumulées sur leur bien. Pour cela elles ont écrit au Conseil juridique de l’État qui était le seul habilité à négocier un tel accord, mais ce dernier ne leur a fourni aucune réponse à cette demande (paragraphes 23-24 ci-dessus). Le 18 janvier 2018, la première requérante a reçu un avis de confiscation de sa maison personnelle pour dettes envers l’État (paragraphe 26 ci-dessus).
62. Enfin et surtout, la Cour note que la décision no 1023/2017 par laquelle le juge de paix, tout en constatant l’inactivité des autorités de police, ordonnait, au titre des mesures provisoires, l’évacuation des lieux et la restitution de l’hôtel aux requérantes (paragraphe 19 ci-dessus), n’a jamais été exécutée : la police n’a donné aucune suite aux quatre demandes par lesquelles l’huissier de justice mandaté par les requérantes lui demandait son concours pour l’exécution de la décision (paragraphes 20-21 ci-dessus). L’action tendant à l’éviction des occupants de l’hôtel, introduite par la seconde requérante le 25 janvier 2018 devant le juge de paix, n’avait pas été examinée jusqu’au 10 juillet 2019, date à laquelle ceux-ci ont quitté l’hôtel de leur propre gré (paragraphes 27 et 29 ci-dessus) (voir aussi Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l., précité, § 58).
63. Compte tenu des intérêts des requérantes, les autorités auraient dû, après un laps de temps raisonnable consacré à la recherche d’une solution satisfaisante, prendre les mesures nécessaires au respect de la propriété litigieuse. En restant inactives pendant plus de trois ans face à une situation qui a eu répercussions importantes sur la propriété des requérantes, les autorités nationales ont rompu le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.
64. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
66. Afin de démontrer le préjudice matériel qu’elles ont subi, les requérantes ont déposé devant la Cour un rapport d’expertise établi par huit experts, extrêmement détaillé et comportant plusieurs photos de l’hôtel dans l’état où il se trouvait à la fin de l’occupation. Sur la base de ce rapport, elles soumettent plusieurs prétentions.
67. Au titre de son dommage personnel, la première requérante réclame : a) 216 211 EUR (euros), somme correspondant au manque de salaires qu’elle n’a pas perçu pendant la période de l’occupation de l’hôtel ; b) 730 000 EUR pour le dommage subi en raison du fait qu’elle a dû précipitamment vendre sa maison à Kastri (en dessous de sa valeur réelle – 1 120 000 EUR au lieu de 1 850 000 EUR qui serait le prix du marché) pour s’acquitter de ses obligations envers le fisc et éviter les poursuites pénales.
68. La seconde requérante demande :
a) 1 529 727,20 EUR pour les dommages causés à l’hôtel par ses occupants et que les experts décrivent de manière détaillé dans leur rapport ;
b) 88 944,86 EUR pour les taxes foncières pendant la période 2016-2019, somme qui s’élèverait à 110 957,86 EUR pour la période 2016-2020 ;
c) 3 327 600 EUR au titre des recettes perdus du fait que pendant l’occupation il n’avait pas été possible d’appliquer l’accord conclu dans le cadre du plan du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés pour l’hébergement de demandeurs d’asile ;
d) 233 718,38 EUR pour les factures de la compagnie nationale d’eau ;
e) 802 809,86 EUR pour perte des recettes du 10 juillet 2019 (date de l’évacuation de l’hôtel) au 1er juin 2020 (date à laquelle les experts ont rendu leur rapport) due à l’impossibilité de faire fonctionner l’hôtel. Tant que l’hôtel ne peut pas rouvrir faute des travaux de remise en état, le dommage subi est calculé à 907 200 EUR par an.
69. Le Gouvernement soutient que les deux prétentions de la première requérante sont totalement infondées, faute de lien de causalité avec la violation alléguée. Par ailleurs, la première requérante n’est pas propriétaire de l’hôtel et n’a pas saisi le juge de paix qui a rendu la décision no 1023/2017.
70. Quant aux prétentions de la seconde requérante, le Gouvernement souligne ce qui suit : les prétentions sous les points a), c) et e) sont vagues, hypothétiques et sans lien de causalité avec la violation alléguée. Il rajoute que la Cour ne peut pas spéculer sur ce que l’hôtel, abandonné depuis plusieurs années, serait devenu ou sur les résultats financiers de celui-ci s’il avait continué à fonctionner ou avait fait l’objet d’investissements pendant cette période. Par conséquent, selon le Gouvernement, la somme réclamée de 6 004 807,30 EUR est excessive et injustifiée, eu égard aux circonstances de l’affaire, à la situation financière actuelle de la Grèce et à la possibilité qu’ont les requérantes de demander des dommages-intérêts en saisissant les juridictions internes. En outre, le Gouvernement affirme que la requérante n’apporte pas la preuve d’avoir payé la taxe foncière (prétention sous le point b) qu’elle devait de toute manière payer indépendamment de la situation litigieuse, et la prétention sous le point d) n’est pas clairement précisée.
71. La Cour note que les requérantes demandent en particulier certaines indemnités pour le dommage subi en raison de l’impossibilité d’exploiter leur hôtel pendant les années de l’occupation de celui-ci. Toutefois, la Cour ne peut pas spéculer sur les bénéfices que les requérantes auraient pu réaliser si elles avaient été en possession de l’hôtel pendant la durée de l’occupation de celui-ci et en mesure de l’exploiter selon leurs plans et prévisions (Pialopoulos et autres c. Grèce (satisfaction équitable), no 37095/97, § 17, 27 juin 2002).
72. La Cour ne saurait non plus accepter l’allégation de la première requérante selon laquelle elle a dû vendre en urgence et en dessous du prix du marché sa maison à Kastri afin de faire face à ses obligations financières concernant l’hôtel. Elle considère que cette requérante aurait de toute façon dû faire face à ses obligations indépendamment de l’occupation, d’autant plus que l’arrêt du fonctionnement de l’hôtel n’a pas eu lieu au moment du début de l’occupation mais bien plus tôt.
73. En revanche, la Cour note que la seconde requérante a été obligée de payer certaines sommes consistant en la taxe foncière de l’hôtel et en les factures de la compagnie nationale d’eau pour l’eau consommée par les occupants de l’hôtel. S’il est vrai que la seconde requérante était débitrice de la taxe foncière de l’hôtel malgré le non-fonctionnement et l’occupation de celui-ci, elle n’aurait pas eu à payer une facture d’eau et des factures d’électricité aussi élevées si l’hôtel n’était pas occupé. Le Gouvernement ne contredit pas les montants invoqués à ce titre par les requérantes.
74. Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour considère que l’occupation de l’hôtel a contribué à exposer les requérantes à des frais liés à la nécessité de restaurer et d’entretenir l’hôtel et les a aussi privées d’une chance réelle de le faire fonctionner ou de l’exploiter d’une manière ou d’une autre.
75. Considérant qu’il est impossible de quantifier précisément cette perte de chances réelles sur la base des éléments contenus dans le dossier tels que fournis par les parties, la Cour décide de statuer en équité (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 220-222, CEDH 2012, Varfis c. Grèce (satisfaction équitable), no 40409/08, § 22, 13 novembre 2014, Kosmas et autres c. Grèce, no 20086/13, §§ 94-96, 29 juin 2017, et Kanaginis c. Grèce (satisfaction équitable), no 27662/09, § 26, 8 mars 2018).
76. La Cour juge raisonnable d’allouer aux requérantes 300 000 EUR pour perte de chances, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B. Dommage moral
77. En ce qui concerne le dommage moral, la seconde requérante seulement réclame une somme de 30 000 EUR.
78. Le Gouvernement soutient que la somme réclamée est excessive et injustifiée et que le constat éventuel de la violation constituerait une satisfaction suffisante.
79. La Cour estime que la première requérante a subi un préjudice moral certain que le constat de violation ne saurait compenser. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle accorde à l’intéressée la somme de 10 000 EUR.
C. Frais et dépens
80. Les requérantes réclament conjointement 10 000 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Elles affirment que cette somme correspond à 208 heures de travail passées par leur avocate dans cette procédure et à un taux horaire qui demanderait un avocat expérimenté pour 40 heures de travail. Elles précisent que cette somme constitue seulement une partie des honoraires qu’elles ont consentis à payer à leur avocate à la fin de la procédure et à condition que l’issue de celle-ci leur soit favorable. Le montant total des honoraires dépendra de celui accordé au titre du préjudice. Elles demandent aussi que cette somme soit versée directement sur le compte bancaire de leur avocate.
81. Le Gouvernement souligne que les requérantes ont manqué à leur obligation de produire les justificatifs nécessaires pour prouver le paiement des frais réclamés et permettre le calcul exact de ceux-ci. Quant à l’accord allégué conclu entre elles et leur avocate, selon lequel le paiement interviendrait après la conclusion de la procédure devant la Cour, il se réfère à des frais totalement vagues et hypothétiques dont la réalité ne peut pas être démontrée. Compte tenu du fait que la procédure devant la Cour était écrite, le remboursement éventuel des frais et dépens ne devrait pas dépasser 1 000 EUR.
82. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la juge raisonnable d’allouer aux requérantes la somme de 2 500 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, somme à verser directement sur le compte bancaire de leur avocate.
D. Intérêts moratoires
83. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérantes, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 300 000 EUR (trois cent mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour perte de chances ;
ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérantes à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire de leur représentante ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Ksenija Turković
Greffière adjointe Présidente
Dernière mise à jour le décembre 8, 2020 par loisdumonde
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