AFFAIRE CAPACCHIONE c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (Cour européenne des droits de l’homme) 22616/10

La présente affaire soulève des questions sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la motivation alléguée insuffisante d’une décision rendue par les juges civils.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CAPACCHIONE c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 22616/10)
ARRÊT
STRASBOURG
30 novembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Capacchione c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Carlo Ranzoni, président,
Valeriu Griţco,
Marko Bošnjak, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 22616/10) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant italien, M. Gaetano Capacchione (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 7 avril 2010,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Notant que le gouvernement italien, invité à fournir s’il le souhaitait des observations écrites (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement), a fait savoir qu’il n’entendait pas se prévaloir de son droit d’intervention,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire soulève des questions sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la motivation alléguée insuffisante d’une décision rendue par les juges civils.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1941 et réside à Cormano (Italie). Il est représenté par Me V. Iordachi, avocat à Chișinău.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.

4. Les 29 septembre et 7 octobre 2003, le requérant transféra à sa concubine T.S., une ressortissante moldave, 30 000 euros (EUR) et 63 000 EUR respectivement.

5. Le 24 janvier 2004, celle-ci acheta avec cet argent un appartement sis à Chișinău.

6. Le 31 mars 2004, le requérant et T.S. conclurent un mariage en Italie. En 2005, ils se séparèrent, sans toutefois divorcer.

7. Le 30 novembre 2007, le requérant engagea devant les tribunaux moldaves une action contre son épouse en restitution de la somme de 93 000 EUR.

8. Le 2 octobre 2008, le tribunal de Centru (Chișinău) rejeta l’action comme non étayée et tardive.

9. Le requérant interjeta appel faisant notamment valoir que, selon les dispositions de l’article 275 a) du code civil, l’écoulement du délai de trois ans de la prescription extinctive était suspendu pendant la durée du mariage.

10. Par un arrêt du 13 mai 2009, la cour d’appel de Chișinău accueillit l’action. Elle releva que la défenderesse n’avait pas excipé de la tardiveté de l’action et que le tribunal de première instance ne pouvait pas se prononcer proprio motu sur ce point.

11. T.S. forma un recours argumentant qu’elle n’avait pas participé aux audiences devant les deux premières instances.

12. Dans son mémoire en réponse, le requérant réitéra son moyen tiré de l’article 275 a) du code civil.

13. Par une décision définitive du 2 décembre 2009, la Cour suprême de justice infirma l’arrêt de la cour d’appel et rejeta l’action du requérant comme tardive. Elle ne se prononça pas sur le moyen du requérant évoqué ci-dessus.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

14. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil, telles qu’elles étaient en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :

Article 267

« 1. Le délai général à l’intérieur duquel la personne peut défendre, par le biais d’une action devant un tribunal, son droit violé est de 3 ans.

(…) »

Article 275

« L’écoulement de la prescription extinctive est suspendu :

a) pour les demandes entre époux – pendant le mariage ;

(…) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

15. Le requérant se plaint d’une motivation insuffisante de la décision rendue par la Cour suprême de justice dans son affaire. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui se lit, dans ses passages pertinents en l’espèce, comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

16. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

17. Le requérant argue que la Cour suprême de justice n’a pas suffisamment motivé sa décision rendue en l’espèce en ce qu’elle aurait ignoré son argument tiré de l’application dans son affaire de l’article 275 a) du code civil.

18. Le Gouvernement conteste cette thèse.

19. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention implique, à la charge du « tribunal », l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties (voir, parmi beaucoup d’autres, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 80, CEDH 2004‑I, et Loupas c. Grèce, no 21268/16, § 37, 20 juin 2019). Elle rappelle également sa jurisprudence constante selon laquelle cet article oblige en outre les tribunaux à motiver leurs décisions. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi beaucoup d’autres, Paixão Moreira Sá Fernandes c. Portugal, no 78108/14, § 71, 25 février 2020, et les affaires qui y sont citées).

20. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que, compte tenu des circonstances de l’espèce, la suspension de l’écoulement du délai de prescription en raison des liens du mariage unissant les litigants, prévue à l’article 275 a) du code civil, était une des questions essentielles qui devaient être tranchées par les juges nationaux et que ce point avait une incidence décisive sur l’issue de l’affaire (comparer avec Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 30, série A no 303-A). En effet, si les juges avaient estimé fondé le moyen du requérant tiré de l’application de cet article, l’action de celui-ci n’aurait pas pu être rejetée comme tardive.

21. La Cour estime donc que le moyen en question, soulevé par le requérant, exigeait une réponse spécifique et explicite. La Cour suprême de justice est cependant restée en défaut de le faire et il est impossible de savoir si celle-ci a simplement négligé ce moyen ou bien a voulu le rejeter et, dans cette dernière hypothèse, pour quelles raisons (comparer avec Ruiz Torija, précité, § 30, Lebedinschi c. République de Moldova, no 41971/11, § 35, 16 juin 2015, Nichifor c. République de Moldova, no 52205/10, § 30, 20 septembre 2016, et Covalenco c. République de Moldova, no 72164/14, § 26, 16 juin 2020).

22. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que la procédure interne n’a pas été équitable.

23. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION

24. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant se plaint également d’une violation de son droit au respect de ses biens.

25. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, et compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur le second grief du requérant (voir, pour une approche similaire, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, 17 juillet 2014, et Covalenco, précité, § 29).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

26. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

27. Le requérant demande 93 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi. Il réclame également 3 000 EUR pour le préjudice moral ainsi que 2 000 EUR pour les frais et dépens qu’il aurait engagés devant la Cour.

28. Le Gouvernement soutient que les prétentions du requérant sont infondées et non étayées. Il souligne notamment que celui-ci n’a fourni aucun justificatif à l’appui de sa demande au titre des frais et dépens.

29. La Cour ne saurait spéculer sur l’existence ou non d’un préjudice matériel dans le chef du requérant, quand bien même la violation de l’article 6 § 1 de la Convention n’aurait pas eu lieu. Elle rejette donc cette demande. Par ailleurs, elle rappelle que le droit moldave prévoit la possibilité de rouvrir une procédure interne à la suite d’un arrêt de violation prononcé par la Cour (Covalenco, précité, § 33).

30. En revanche, la Cour estime qu’il se justifie en l’espèce d’allouer une réparation pour dommage moral. Statuant en équité, elle alloue au requérant 3 600 EUR à ce titre.

31. Quant aux frais et dépens, la Cour note que le requérant n’a présenté aucun justificatif pour étayer sa demande. Dans ces circonstances et en application de l’article 60 §§ 2 et 3 de son règlement, elle n’alloue aucune somme à ce titre (comparer avec Ribcheva et autres c. Bulgarie, nos 37801/16 et 2 autres, § 193, 30 mars 2021).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, la somme de 3 600 EUR (trois mille six cents euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                Carlo Ranzoni
Greffier adjoint                                 Président

Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde

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