AFFAIRE SAVRAN c. DANEMARK (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 57467/15

Le requérant, qui souffre de schizophrénie paranoïde, voyait dans son éloignement vers la Turquie une violation de l’article 3 de la Convention. Il estimait en effet qu’il ne disposait pas dans ce pays d’une possibilité réelle de bénéficier du traitement psychiatrique approprié, et notamment des mesures de suivi et de surveillance, dont il avait besoin. Il alléguait en outre que l’exécution de la décision d’expulsion qui avait été prononcée contre lui avait emporté violation de l’article 8 de la Convention.


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE SAVRAN c. DANEMARK
(Requête no 57467/15)
ARRÊT

Art. 3 (Fond) • Expulsion vers son pays d’origine d’un ressortissant étranger atteint de schizophrénie, sans que les risques pour sa santé n’aient atteint le seuil élevé d’application de l’article 3 • Confirmation du critère de franchissement du seuil de gravité posé dans l’arrêt Paposhvili c. Belgique [GC] et de son applicabilité en cas d’éloignement de personnes atteintes de troubles mentaux
Art. 8 • Expulsion • Vie privée • Mesure d’interdiction définitive du territoire ordonnée contre un immigré établi de longue date atteint de schizophrénie et ayant commis des infractions violentes, en dépit de progrès consécutifs à plusieurs années de soins obligatoires • Absence de prise en compte du constat de non-culpabilité pénale à raison des troubles mentaux de l’intéressé • Manquement des autorités à prendre en compte et mettre en balance les différents intérêts en jeu et les facteurs pertinents

STRASBOURG
7 décembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Savran c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ksenija Turković,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Dmitry Dedov,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Tim Eicke,
Ivana Jelić,
Lorraine Schembri Orland,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 juin 2020, le 14 avril et le 8 septembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57467/15) dirigée contre le Royaume du Danemark et dont un ressortissant turc, M. Arıf Savran (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 novembre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes Tyge Trier et Anders Boelskifte, avocats à Copenhague. Le gouvernement danois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Michael Braad, du ministère des Affaires étrangères, et par sa co-agente, Mme Nina Holst-Christensen, du ministère de la Justice.

3. Le requérant, qui souffre de schizophrénie paranoïde, voyait dans son éloignement vers la Turquie une violation de l’article 3 de la Convention. Il estimait en effet qu’il ne disposait pas dans ce pays d’une possibilité réelle de bénéficier du traitement psychiatrique approprié, et notamment des mesures de suivi et de surveillance, dont il avait besoin. Il alléguait en outre que l’exécution de la décision d’expulsion qui avait été prononcée contre lui avait emporté violation de l’article 8 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 20 juin 2017, elle a été communiquée au Gouvernement. Le 1er octobre 2019, une chambre de la quatrième section composée de Paul Lemmens, Jon Fridrik Kjølbro, Faris Vehabović, Iulia Antoanella Motoc, Carlo Ranzoni, Stéphanie Mourou-Vikström, Jolien Schukking, juges, et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section, a rendu son arrêt. Elle a déclaré la requête recevable et a dit, par quatre voix contre trois, que l’expulsion du requérant vers la Turquie emporterait violation de l’article 3 de la Convention et qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le grief que l’intéressé avançait sur le terrain de l’article 8. Les juges Kjølbro, Motoc et Mourou-Vikström ont exprimé une opinion dissidente commune. La juge Mourou-Vikström a en outre exprimé une opinion dissidente séparée. Le texte de ces opinions se trouve joint à l’arrêt.

5. Le 12 décembre 2019, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, sur le fondement de l’article 43 de la Convention. Le 27 janvier 2020, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Les gouvernements allemand, britannique, français, néerlandais, norvégien, russe et suisse ont été autorisés à intervenir dans la procédure, de même qu’Amnesty International et le Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux de l’Université Paris Nanterre (le CREDOF). Tous ont présenté des observations écrites (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). Le gouvernement turc n’a pas souhaité exercer son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée le 24 juin 2020 au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg (article 59 § 3 du règlement), par visioconférence en raison de la situation sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19. L’enregistrement de l’audience a été publié le lendemain sur le site Internet de la Cour.

Ont comparu :

a) pour le Gouvernement
M. M. Braad, ministère des Affaires étrangères, agent,
Mmes N. Holst-Christensen, ministère de la Justice, co-agente,
L. Kunnerup, chef d’unité, ministère de l’Immigration et de

l’Intégration,
A.-S. Saugmann-Jensen, chef adjoint de division, ministère de la

Justice,
Ø. Akar, chef d’unité, ministère de l’Immigration et de

l’Intégration,
M. C. Wegener, conseiller principal, ministère des Affaires

étrangères,
Mmes S.L. Vaabengaard, chef de section, ministère de la Justice,
C. Engsig Sørensen, chef de section, ministère de la Justice,
M. Korsgård Thomsen, chef de section, ministère de

l’Immigration et de l’Intégration,
S. Bach Andersen, chef de section, ministère des Affaires

étrangères, conseillers ;

b) pour le requérant
Me T. Trier, avocat, conseil,
Me A. Boelskifte, avocat, co-conseil
Me S. Hussain, avocate assistante,
Me T. Husun, associée, conseillères.

La Cour a entendu Me Trier et M. Braad en leurs déclarations et en leurs réponses aux juges, ainsi que Me Boelskifte en ses réponses aux juges. Le président de la Grande Chambre a autorisé le Gouvernement à communiquer par écrit des informations complémentaires sur l’affaire. Lesdites informations ont été reçues le 7 juillet 2020. Les observations formulées par le requérant sur ces informations ont été reçues le 24 juillet 2020.

EN FAIT

10. Le requérant est né en 1985 et réside actuellement dans le village de Kütükușaği, en Turquie.

11. En 1991, alors qu’il était âgé de six ans, sa mère, ses quatre frères et sœurs et lui arrivèrent au Danemark, où ils rejoignaient son père. Ce dernier décéda en 2000.

12. Le 9 janvier 2001, le requérant fut reconnu coupable par le tribunal municipal de Copenhague (Københavns Byret, ci-après « le tribunal de Copenhague ») de vol aggravé. Le tribunal le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois, dont neuf mois avec sursis, assortie d’une mise à l’épreuve de deux ans.

I. La procédure pénale

13. Le 29 mai 2006, un groupe de plusieurs personnes, dont le requérant, agressa un homme. Ils lui assénèrent à la tête et au corps plusieurs coups de pied, de bâton et d’autres objets contondants qui entraînèrent un grave traumatisme crânien et, finalement, le décès de la victime. Il ressort du dossier que le requérant fut arrêté par la police sur le lieu de l’agression tandis que les autres individus impliqués parvinrent à prendre la fuite.

A. Le premier procès

14. Le requérant fut visé par une procédure pénale pour les faits exposés ci-dessus. Dans ce cadre, il fut accusé d’agression avec circonstances très aggravantes.

1. Les éléments examinés par les juges

a) Les rapports du service de l’immigration

15. Le 17 septembre 2007, le service de l’immigration (Udlændingeservice) communiqua dans le cadre de cette procédure un rapport sur le requérant. Ce rapport renfermait en particulier les informations suivantes. Le père du requérant résidant au Danemark, l’intéressé avait obtenu le 1er février 1991 un permis de séjour, qui pouvait être converti en titre de séjour permanent en vertu de la loi sur les étrangers. Le 11 mai 2004 ou avant cette date, il s’était vu délivrer un titre de séjour permanent. Il résidait régulièrement au Danemark depuis quatorze ans et huit mois environ, de même que sa mère et ses quatre frères et sœurs. Il avait fait cinq à dix séjours de deux mois en Turquie pour rendre visite à sa famille mais n’y était pas retourné depuis 2000. Il avait affirmé n’avoir aucun contact en Turquie, ne pas parler le turc et n’avoir que quelques notions de kurde. Il avait par ailleurs déclaré entendre des voix, souffrir d’un trouble de la pensée et être sous sédatifs. Au vu, d’une part, des informations communiquées par l’accusation quant à la nature de l’infraction reprochée au requérant et, d’autre part, des dispositions de l’article 26 § 1 de la loi sur les étrangers (udlændingeloven, voir le paragraphe 76 ci-dessous), le service de l’immigration souscrivait à la recommandation d’expulsion formulée par l’accusation.

16. Dans un rapport complémentaire en date du 2 avril 2008, le service de l’immigration confirma sa recommandation d’expulsion.

b) Les avis médicaux

17. Un rapport d’expertise psychiatrique en date du 13 mars 2008 fut communiqué par la clinique de psychiatrie légale (Retspsykiatrisk Klinik) au ministère de la Justice (Justitsministeriet). Il concluait en particulier que le requérant souffrait très probablement d’une légère déficience mentale mais non d’un trouble mental, et que rien ne permettait de dire qu’il souffrait d’un trouble mental au moment où les faits qui lui étaient reprochés avaient été commis.

18. Le rapport indiquait en outre ce qui suit. Le requérant avait grandi dans un milieu socialement défavorisé, son enfance et son adolescence avaient été marquées par un manque criant de stimulation et une quasi-absence de soins parentaux, et ses frères et sœurs ainsi que lui avaient été retirés à leurs parents et placés. Le requérant avait dès son plus jeune âge présenté des troubles du comportement et des difficultés d’adaptation sociale, et il avait été attiré par les milieux délinquants dès son adolescence. À la même époque, il avait commencé à fumer beaucoup de cannabis, ce qui avait pu entraver son développement intellectuel et la construction de sa personnalité. Au fil des années, il avait été placé dans plusieurs établissements socio-éducatifs mais ceux-ci avaient eu du mal à répondre à ses besoins en raison des troubles externalisés du comportement dont il souffrait. Ainsi, l’appui socio-éducatif et la thérapie dont il avait fait l’objet avaient été sans effet sur son état et son comportement.

19. Le rapport renfermait encore les précisions suivantes : lors de son expertise psychiatrique, le requérant avait affirmé qu’il souffrait d’hallucinations visuelles et auditives, mais aucun signe objectif de pareils symptômes n’avait été constaté ; il s’était plaint de symptômes similaires lors d’examens médicaux antérieurs, mais il avait apparemment cessé de le faire lorsqu’il avait jugé que cela n’était plus utile ; enfin, la description qu’il faisait des hallucinations dont il se disait victime ne cadrait pas avec la description habituelle de ce type de symptômes, et les médecins avaient donc conclu à une simulation. Le rapport concluait que le requérant avait besoin d’une thérapie à long terme régulière et bien structurée, et recommandait son internement en unité sécurisée dans un établissement spécialisé pour personnes souffrant de lourds handicaps mentaux.

20. Le 16 avril 2008, le conseil médicolégal (Retslægerådet) rendit à son tour un rapport. Il y indiquait notamment ceci. Le requérant avait eu une enfance et une adolescence défavorisées, il avait d’abord manifesté d’importants troubles du comportement et il était ensuite tombé dans la délinquance. Il souffrait d’une déficience mentale mais ne présentait aucun signe d’atteinte cérébrale organique. Il fumait beaucoup de cannabis, il avait eu plusieurs fois affaire aux services de santé mentale, mais aucun trouble psychotique ne lui avait été diagnostiqué bien qu’il se fût plaint de souffrir de symptômes psychotiques. Il se plaignait d’hallucinations auditives mais il y avait lieu de conclure que cela relevait de la simulation. Il souffrait d’une déficience mentale et d’un handicap fonctionnel léger à modéré, ainsi que d’un trouble de la personnalité qui se traduisait par un manque de maturité et d’empathie, une instabilité émotionnelle et un comportement impulsif. Il avait grandement besoin de limites claires propres à lui apporter une structure et un soutien.

2. Les décisions des juridictions internes

21. Le 9 octobre 2007, la cour régionale du Danemark oriental (Østre Landsret, ci‑après « la cour régionale ») reconnut le requérant coupable d’agression avec circonstances très aggravantes en vertu des articles 246 et 245 § 1 (paragraphe 75 ci-dessous) du code pénal (straffeloven). Elle le condamna à une peine de sept ans d’emprisonnement et ordonna son expulsion du Danemark avec interdiction définitive de retour sur le territoire.

22. Le 22 mai 2008, la Cour suprême (Højesteret), statuant en appel, annula le jugement et renvoya l’affaire devant la cour régionale pour réexamen. Au vu des éléments d’ordre médical dont elle disposait (paragraphes 17-20 ci-dessus), elle dit en particulier qu’elle doutait que la peine d’emprisonnement fût justifiée eu égard aux circonstances de la cause.

B. Le second procès

23. La cour régionale procéda donc au réexamen des accusations pénales dirigées contre le requérant.

1. Les éléments supplémentaires examinés par les juges

24. Dans un rapport daté du 18 juin 2009, un expert en psychiatrie indiqua que le requérant souffrait de confusion mentale. Il précisa qu’au moment de l’examen, les symptômes de ce trouble étaient manifestes chez le sujet depuis plus de quatre semaines. Il ajouta que compte tenu de l’évolution récente de l’état du requérant, il était difficile de déterminer s’il était atteint d’un trouble mental permanent ou si, étant donné son faible niveau d’intelligence et ses traits de personnalité déviants, son état relevait plutôt de la déficience mentale.

25. Le 14 juillet 2009, le conseil médicolégal rendit un nouveau rapport, dans lequel il s’appuyait en particulier sur le rapport du 18 juin 2009. Il estimait que le requérant était atteint d’un trouble mental de longue durée et qu’il en souffrait probablement déjà au moment de la commission de l’infraction dont il était accusé. Reprenant les conclusions de son rapport du 16 avril 2008 (paragraphe 20 ci-dessus), il ajoutait que des observations menées ultérieurement dans un établissement spécialisé pour personnes souffrant de lourds handicaps mentaux – où le requérant avait été placé – avaient révélé que l’intéressé restait menaçant et physiquement agressif. Il indiquait que depuis longtemps, le requérant était considéré comme un patient manifestement malade mental, atteint de délire paranoïaque et de trouble de la pensée formelle. Il précisait que ces symptômes étaient selon toute probabilité liés à une schizophrénie et que si tel était le cas, il était très probable que le requérant ait souffert de trouble mental au moment de la commission de l’infraction dont il était accusé. Il préconisait une mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale dans le cas où le requérant serait reconnu coupable.

2. Les décisions des juridictions internes

26. Par un arrêt du 17 octobre 2008, la cour régionale conclut que le requérant avait enfreint les articles 245 § 1 et 246 du code pénal mais qu’en vertu des articles 16 § 2 et 68 dudit code, il n’était pas passible de sanction (paragraphe 75 ci-dessous). À cet égard, elle s’appuya sur les rapports des 13 mars et 16 avril 2008 (paragraphes 17-20 ci-dessus). Elle prononça donc l’internement du requérant, pour une durée indéterminée, en unité sécurisée dans un établissement spécialisé pour personnes souffrant de lourds handicaps mentaux. Elle ordonna également son expulsion du Danemark, assortie d’une interdiction définitive de retour sur le territoire.

27. Elle fonda la décision d’expulsion sur les rapports du service de l’immigration en date du 17 septembre 2007 et du 2 avril 2008 (paragraphes 15-16 ci-dessus). Elle nota que le requérant était arrivé au Danemark à l’âge de six ans dans le cadre d’un regroupement familial, son père résidant déjà dans le pays, qu’il résidait régulièrement sur le territoire depuis quatorze ans et huit mois environ, qu’il n’était pas marié et n’avait pas d’enfant, et qu’hormis sa tante maternelle, qui vivait en Turquie, toute sa famille, c’est-à-dire sa mère et ses quatre frères et sœurs, résidait au Danemark. Elle releva également les éléments suivants : le requérant avait été scolarisé au Danemark pendant sept ans, il avait été présent sur le marché du travail danois pendant cinq ans environ mais avait obtenu ensuite une pension d’invalidité qu’il percevait toujours, il avait fait cinq à dix séjours de deux mois en Turquie pour rendre visite à sa famille mais son dernier voyage dans ce pays remontait à 2000, et il ne parlait pas le turc et n’avait que quelques notions de kurde. Elle rappela d’autre part qu’il avait été reconnu coupable d’une infraction très grave sur la personne d’un tiers, constitutive d’une sérieuse menace pour les valeurs fondamentales de la société. Compte tenu de ces éléments, qu’elle apprécia dans leur globalité, elle conclut, sur la base d’une appréciation globale de la situation, que l’expulsion du requérant ne serait ni manifestement inappropriée au sens du droit interne en vigueur, ni contraire à l’article 8 de la Convention.

28. Le requérant saisit la Cour suprême d’un recours contre cet arrêt.

29. Entretemps, le 11 mars 2008, il avait été de nouveau entendu. Il avait déclaré notamment que son dernier séjour en Turquie remontait à 2001, qu’il parlait couramment le kurde, et que les membres de sa famille vivant dans le village de Koduchar résidaient dans une maison dont sa mère était propriétaire.

30. Par un arrêt du 10 août 2009, la Cour suprême convertit la peine à laquelle le requérant avait été condamné en une mesure d’internement dans un établissement de psychiatrie légale, et elle confirma la décision d’expulsion. Elle tint compte des rapports d’expertise médicale des 18 juin et 14 juillet 2009 (paragraphes 24-25 ci-dessus), ainsi que des déclarations que le requérant avait faites lorsqu’il avait de nouveau été entendu (paragraphe 29 ci-dessus). Elle s’exprima comme suit :

« [Le requérant], qui est aujourd’hui âgé de vingt-quatre ans, est arrivé au Danemark depuis la Turquie lorsqu’il avait six ans. Il a été scolarisé au Danemark, où résident les membres sa famille proche, c’est-à-dire sa mère et ses quatre frères et sœurs. Il n’est pas marié et n’a pas d’enfant. Il perçoit une pension d’invalidité et n’est pas autrement intégré dans la société danoise. Il parle le kurde, et pendant que, enfant puis adolescent, il vivait au Danemark, il s’est rendu en Turquie cinq à dix fois pour des séjours de deux mois afin de rendre visite à sa famille. Son dernier voyage dans ce pays, où sa mère est propriétaire d’un bien immobilier, remonte à 2001.

Compte tenu de la nature et de la gravité de l’infraction commise par l’intéressé, nous ne décelons aucun élément permettant de conclure que l’expulser serait manifestement inapproprié au regard de l’article 26 § 2 de la loi sur les étrangers, ou contraire à l’article 8 de la Convention. »

31. La décision d’expulsion fut prise à une majorité de cinq juges sur six. Le juge dissident s’exprima comme suit :

« [Le requérant] est arrivé au Danemark à l’âge de six ans. Il y a donc passé la majeure partie de son enfance et toute son adolescence, il y a suivi sa scolarité, et c’est aussi là que vivent ses plus proches parents (sa mère et ses quatre frères et sœurs). Il est allé en Turquie plusieurs fois lorsque son père était en vie, mais il n’y est pas retourné depuis 2001. Il n’est en contact avec aucun parent ni aucune autre personne résidant en Turquie. Il parle le kurde mais pas le turc.

Au vu de ces éléments, je considère que les liens [du requérant] avec le Danemark sont si forts et ses liens avec la Turquie si ténus qu’il serait manifestement inapproprié au regard de l’article 26 § 2 de la loi sur les étrangers de l’expulser, et ce malgré la gravité de l’infraction. C’est pourquoi j’ai voté contre la demande d’expulsion. »

II. La procédure de révocation (article 50a de La loi sur les étrangers)

32. Le 3 janvier 2012, R.B., tuteur ad litem du requérant, saisit le parquet d’une demande de réexamen de la peine infligée à l’intéressé. Le 1er décembre 2013, le parquet porta cette demande devant le tribunal de Copenhague, conformément à l’article 72 § 2 du code pénal (paragraphe 75 ci-dessous). Il requérait la substitution à la mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale d’une obligation de traitement en service de psychiatrie. En vertu de l’article 50a de la loi sur les étrangers (paragraphe 76 ci-dessous), il priait également le tribunal de dire si la décision d’expulsion qui visait le requérant devait être confirmée. Il indiquait que selon lui, elle devait l’être.

A. Les avis médicaux

33. Dans le cadre de cette procédure, on recueillit, à différentes dates, les avis médicaux de trois psychiatres (K.A., M.H.M. et P.L.) qui, à différentes époques, avaient été responsables du traitement du requérant au centre de santé mentale de l’hôpital de Saint John.

1. L’avis de K.A.

34. K.A. fit une déposition écrite le 5 avril 2013. Elle y indiquait notamment que le requérant était suivi en psychiatrie depuis 2008 pour schizophrénie paranoïde, léger handicap mental et dépendance au cannabis, mais qu’il était apparu entretemps que ses capacités intellectuelles étaient meilleures qu’on ne l’avait cru au début, et que le diagnostic de déficience mentale avait donc été écarté, les critères correspondants n’étant pas réunis. Elle précisait qu’au cours des trois à quatre premières années de la période considérée, le requérant avait consommé constamment du cannabis, et même en quelques occasions des drogues dures, et avait fugué à de nombreuses reprises. Elle relevait qu’en revanche, il avait fait des progrès au cours des dernières années : il avait cessé de consommer des drogues dures, ce qui avait entraîné une amélioration significative de ses troubles externalisés du comportement, il n’avait pas fugué depuis l’automne 2012, il n’avait pas consommé de cannabis depuis deux mois, et il s’attachait à rester abstinent dans l’unité psychiatrique ouverte. Elle expliquait qu’il avait précédemment aidé d’autres patients à s’approvisionner en cannabis, mais que cela s’inscrivait dans son « ancien » mode de vie et qu’il était parvenu à résister à la tentation de se livrer à nouveau à pareille pratique depuis six mois. Elle indiquait qu’il était coopératif et qu’il avait facilement accepté de suivre un traitement antipsychotique. Elle recommandait donc que la mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale dont il faisait l’objet fût convertie en une obligation de traitement en service de psychiatrie, sous la surveillance du service des prisons et de la probation et du service de psychiatrie après sa sortie afin que, en accord avec le psychiatre consultant, le service des prisons et de la probation pût, si nécessaire, prendre une nouvelle mesure d’internement en vertu de l’article 72 § 1 du code pénal.

2. L’avis de M.H.M.

35. M.H.M. communiqua son avis dans une lettre du 18 juillet 2013. Il déclarait notamment que le requérant avait été transféré en service ouvert (R3) pour une cure de désintoxication le 5 février 2013, que vers le mois de mars il avait déclaré souffrir de symptômes progressifs, et que ses doses de médicaments antipsychotiques, qui avaient été diminuées quelques mois plus tôt, avaient alors été augmentées. Il ajoutait que, le niveau d’agressivité du patient continuant d’aller croissant malgré l’augmentation des doses de médicaments, il avait été décidé de le transférer en service fermé le 5 avril 2013, qu’il avait quitté ce service sans permission et qu’une alerte avait alors été diffusée, mais qu’il était rapidement revenu de lui-même. Il indiquait encore que le 18 avril 2013, le patient était à nouveau sorti sans permission et revenu rapidement et qu’il ne semblait pas alors se trouver sous l’emprise de stupéfiants, que le 21 avril 2013, il avait menacé un soignant puis l’avait subitement frappé à la tête, que le lendemain, il avait dû être immobilisé à l’aide de sangles de contention car il avait proféré de nouvelles menaces, que le 5 mai 2013, au cours d’un épisode psychotique sévère, il avait subitement agressé et frappé un soignant, qu’on l’avait alors à nouveau placé sous contention, jusqu’au 12 mai 2013, et que son état pendant cette période avait été extrêmement fluctuant, avec des crises psychotiques sévères accompagnées d’une agressivité menaçante. Il précisait que le patient avait accepté de bon gré une modification de son traitement (diminution des doses de l’antipsychotique Cisordinol et prise de Leponex en comprimés) qui avait permis une amélioration rapide, et qu’il semblait être revenu à son état normal : à la date de la déclaration, il était amical et coopératif, il se montrait déterminé à poursuivre sa thérapie, et il ne prenait plus que très peu de drogue, consommant seulement du cannabis, dont il ne parvenait pas à se passer.

36. M.H.M. indiquait également que le requérant se montrait très motivé à suivre un traitement psychiatrique, et notamment à prendre ses médicaments psychoactifs, mais doutait fortement de pouvoir poursuivre ce traitement correctement s’il était expulsé du Danemark et traité d’une manière laissant une place moins importante à l’aspect psychiatrique : il craignait manifestement de ne pas être en mesure, s’il était expulsé, de poursuivre le traitement psychiatrique nécessaire, et notamment de continuer de prendre ses médicaments. M.H.M. estimait donc qu’une expulsion entraînerait un risque élevé de rupture du traitement pharmaceutique et de reprise de la consommation de substances addictives, ce qui aurait pour conséquence une aggravation des symptômes psychotiques du patient et, potentiellement, une résurgence de son agressivité. Il précisait qu’à la date de la déclaration, l’intéressé était sous Leponex, un antipsychotique sous forme de comprimés qui devait être pris quotidiennement, et qu’une éventuelle interruption de ce traitement augmenterait significativement le risque qu’il ne commette des infractions violentes, en raison de l’aggravation de ses symptômes psychotiques.

37. Enfin, M.H.M. indiquait que le traitement du requérant consistait en une injection de Risperdal Consta 50 mg (rispéridone en suspension injectable à libération prolongée) toutes les deux semaines et 250 mg de Leponex (clozapine, médicament antipsychotique) en comprimés chaque jour.

3. L’avis de P.L.

38. P.L. fit une déposition écrite le 13 janvier 2014. Il était alors responsable du traitement du requérant depuis la mi-juillet 2013. Dans sa déposition, il indiquait notamment que le requérant se trouvait toujours dans un service fermé et que depuis six mois, son état était stable. Ayant passé de longues périodes sans fumer de cannabis, le patient avait bénéficié de permissions de sortie de plus en plus larges, conformément aux règles applicables. Une seule fois, à l’automne 2013, il n’avait pas respecté les termes de sa permission, mais toutes les autres fois il avait respecté les conditions qui lui avaient été fixées.

39. P.L. précisait que le requérant était coopératif et ne présentait aucun symptôme de psychose productif, qu’il se montrait globalement communicatif mais que, comme précédemment, son comportement restait relativement impulsif et immature. Il ajoutait que le patient avait recommencé à fumer du cannabis même s’il comprenait l’importance de rester abstinent, qu’il s’efforçait réellement de ne pas prendre de drogue, mais qu’il devait encore veiller à ne pas laisser le contrôle de la situation lui échapper et qu’il en était conscient.

40. P.L. indiquait encore que le requérant lui avait dit à de nombreuses reprises qu’il regrettait sincèrement d’avoir commis les faits pour lesquels il avait été condamné, et qu’il avait également affirmé que le traitement antipsychotique qu’il suivait lui convenait bien et qu’il était déterminé à le poursuivre quand il serait prêt à sortir.

41. Il précisait que le requérant répondait bien au traitement combinant Risperdal et Leponex et qu’il disait ne pas souffrir de symptômes psychotiques tels qu’idées délirantes ou hallucinations. Il ajoutait qu’hormis une fois où il avait donné un coup de pied à un autre patient qui l’avait véritablement provoqué, le requérant n’avait manifesté aucun trouble externalisé du comportement au cours des six derniers mois.

42. P.L. concluait qu’au regard du déroulement du traitement du requérant, il souscrivait à la proposition de conversion en obligation de traitement psychiatrique de la mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale prononcée contre le requérant. Il estimait en tant que professionnel de la santé que le requérant présenterait une bonne perspective de guérison si, à sa sortie, il pouvait être réinséré dans la société en bénéficiant pendant plusieurs années d’un logement adapté et d’une thérapie ambulatoire intensive. Il ajoutait que le patient était conscient de sa maladie et admettait clairement qu’il avait besoin d’une thérapie, mais que ses chances de guérison seraient faibles s’il ne bénéficiait pas à sa sortie de mesures de suivi et de surveillance. Comme M.H.M. (paragraphe 36 ci‑dessus), il considérait qu’une éventuelle interruption du traitement augmenterait significativement le risque que le requérant ne commette des infractions violentes, en raison de l’aggravation de ses symptômes psychotiques.

43. P.L. fut également entendu par le tribunal de Copenhague, le 7 octobre 2014. Interrogé sur l’évolution de l’état du requérant depuis le 13 janvier, il déclara qu’il se portait bien dans l’environnement sûr que lui offrait le service de psychiatrie, qu’il avait respecté les accords qu’il avait passés et qu’il avait réussi à obtenir un travail. Il estimait cependant que le patient se relâcherait s’il ne bénéficiait pas d’un cadre solide, ce que confirmait son histoire personnelle. Il soulignait qu’il s’agissait d’un individu qui avait longtemps eu un comportement violent, notamment à l’école et au cours de son internement en établissement de psychiatrie légale, et que c’était le traitement qui avait permis une amélioration à cet égard.

44. P.L. ajouta que le traitement médical du requérant était affaire de spécialiste. Il expliqua à cet égard qu’il s’agissait d’un traitement complexe, qui nécessitait un suivi thérapeutique soigneux, notamment la réalisation hebdomadaire ou mensuelle d’examens sanguins aux fins de surveillance somatique, et que si la prise des médicaments était interrompue, le requérant risquerait d’importantes rechutes. Ainsi, il estimait que la sanction imposée au requérant ne pouvait être modifiée qu’à condition que l’intéressé bénéficie d’une prise en charge complète comprenant, outre la continuité du traitement médicamenteux et la poursuite des examens sanguins, plusieurs mesures de traitement complémentaires, notamment une surveillance régulière par un référent, la mise en œuvre d’un plan de suivi visant à faire en sorte qu’il prenne correctement ses médicaments, un accompagnement par un assistant social chargé de l’aider à gérer ses problèmes, de dépendance notamment, et l’assistance d’une personne chargée de s’assurer qu’il évolue dans un environnement favorable et qu’il ne reste pas oisif. Il considérait que ces mesures, qui faisaient partie du traitement du requérant au Danemark, étaient nécessaires pour éviter une rechute, et qu’il ne pourrait pas en bénéficier de la même façon en Turquie. À cet égard, il soulignait qu’une rechute risquerait d’avoir de graves conséquences pour le requérant et pour les tiers.

45. Il pensait en effet que le requérant pourrait devenir très dangereux s’il rechutait, ce qui, à son avis, arriverait probablement s’il ne recevait pas les médicaments et l’appui nécessaires, tels que ceux dont il bénéficiait alors. Selon lui, il y avait en Turquie des psychiatres très compétents dans les villes mais probablement pas dans le petit village où le requérant s’installerait vraisemblablement, et où il ne serait donc pas pris en charge de la même manière qu’au Danemark.

B. Les avis du service de l’immigration

46. Le 8 octobre 2013, le service de l’immigration rendit un avis sur la question de l’expulsion du requérant au regard de l’article 50a de la loi sur les étrangers. Il y déclarait en particulier ce qui suit :

« Dans ce contexte, les services de police de Copenhague (Københavns Politi) ont demandé un avis sur les traitements disponibles en Turquie et, en l’espèce, nous avons été informés que [le requérant] prend actuellement les médicaments suivants :

Risperdal Consta (principe actif : rispéridone) et Clozapine (principe actif : clozapine).

Selon MedCOI [Medical Community of Interest], une base de données financée par la Commission européenne qui regroupe des informations sur la disponibilité des traitements médicaux, le Risperdal [rispéridone] et la Clozapine sont disponibles en Turquie. Leur prix n’est cependant pas indiqué.

En ce qui concerne les traitements disponibles en Turquie, il ressort également de la base de données MedCOI que tous les services de santé primaires sont dispensés gratuitement par les médecins généralistes, mais que les examens en laboratoire hospitalier liés aux services de santé primaires et les traitements qui font l’objet d’une prescription sont payants. (…)

(…)

Selon les données disponibles dans MedCOI, la Turquie comptait en 2010 2,20 psychiatres pour 100 000 habitants et 1,85 psychologue pour 100 000 habitants, soit le taux le plus faible de tous les États européens membres de l’Organisation mondiale de la santé (…) »

47. Le 4 juillet 2014, le service de l’immigration rendit, à la demande des services de police de Copenhague, un avis complémentaire. Il s’y appuyait sur une lettre du 4 juillet 2014 dans laquelle le ministère danois des Affaires étrangères répondait aux questions qu’il lui avait posées relativement aux traitements disponibles à Konya, en Turquie.

48. L’avis était ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« (…)

Il ressort de l’avis médical du 13 janvier 2014 que les chances de guérison [du requérant] seront bonnes si, à sa sortie, il peut être réinséré dans la société en bénéficiant pendant plusieurs années d’un logement adapté et d’une thérapie ambulatoire intensive, mais faibles s’il ne fait l’objet à sa sortie d’aucun suivi ni d’aucune surveillance.

[Le requérant] dit que dans le village de Turquie où il est né et a vécu les premières années de sa vie avec sa famille, il n’a aucun réseau social et il n’aura à proximité aucune structure propre à lui offrir un accompagnement psychiatrique et que, étant kurdophone, il ne comprend que très peu le turc.

Avis

(…)

Par une lettre du 1er mai 2014, qui concerne le renvoi d’un ressortissant turc, le service de l’immigration a demandé au ministère des Affaires étrangères de l’aider à obtenir des informations sur les traitements disponibles à Konya, en Turquie. Le patient présente « une schizophrénie paranoïde (il a été condamné à une mesure d’internement en psychiatrie), un syndrome de dépendance au cannabis (il est cependant abstinent) et un surpoids non spécifié » ; il est traité par des injections de Risperdal Consta et des comprimés de Clozapine.

Le service de l’immigration demandait une réponse aux questions qui suivent.

Le ministère des Affaires étrangères a obtenu les informations demandées auprès du SGK, le service de sécurité sociale turc, et d’un médecin exerçant dans une clinique de réadaptation située à Konya, qui dépend de l’hôpital public Konya Egitim ve Arastirma Hastanesi. Il a aussi contacté l’hôpital public Numune Hastanesi, situé à Konya également, et lui a posé les questions [suivantes] :

1) Est-il possible pour le patient de recevoir dans un hôpital psychiatrique de la province de Konya un traitement intensif répondant aux besoins d’une personne présentant le tableau clinique qui est le sien ?

De manière générale, les patients malades mentaux peuvent être traités à l’hôpital public ou dans une structure de santé privée ayant conclu un accord avec le ministère turc de la Santé de la même manière que les patients présentant une maladie somatique.

Les ressortissants turcs qui résident en Turquie et qui ne sont pas couverts par une assurance santé dans un autre pays sont assurés, après en avoir fait la demande, par le régime général d’assurance santé turc. Pour cela, ils doivent s’inscrire auprès du registre d’état civil turc puis déposer une demande à la sous-préfecture de leur district. Ils doivent également verser une cotisation, dont le montant est calculé en fonction de leurs revenus. Exemples de cotisation […] :

Revenus mensuels compris entre 0 et 357 [livres turques (TRY)] : la personne ne verse aucune cotisation, celle-ci est prise en charge par l’État

Revenus mensuels compris entre 358 TRY et 1 071 TRY : 42 TRY (soit 105 [couronnes danoises (DKK)] environ)

Revenus mensuels compris entre 1 072 TRY et 2 142 TRY : 128 TRY (soit 320 DKK environ)

Revenus mensuels supérieurs à 2 143 TRY : 257 TRY (soit 645 DKK environ)

2) Les médicaments mentionnés sont-ils disponibles dans la province de Konya ?

Le médecin a confirmé que le Risperdal Consta 50mg (présentation : boîte de solution pour une injection ; fabricant : Johnson & Johnson ; prix de vente : 352,52 TRY, soit 925 DKK [environ]) est disponible de manière générale dans les pharmacies de Konya et qu’il est utilisé pour traiter les patients souffrant de schizophrénie paranoïde. Si un médicament n’est plus en stock dans une pharmacie, il est possible de se rapprocher d’une autre pharmacie pour en obtenir ou de le commander. Le Risperdal Consta est délivré sur ordonnance uniquement.

La clozapine est disponible sous deux formes :

Leponex 100mg ‑ présentation : boîte de 50 comprimés ; fabricant : Novartis ; prix de vente : 25,27 TRY (soit 66 DKK environ) ; principe actif : clozapine. Ce médicament est disponible de manière générale dans les pharmacies de Turquie. Il est délivré sur ordonnance uniquement.

Clonex 100mg ‑ présentation : boîte de 50 comprimés ; fabricant : Adeka Ilac ; prix de vente : 25,27 TRY (soit 66 DKK environ) ; principe actif : clozapine. Ce médicament est disponible de manière générale dans les pharmacies de Turquie. Il est délivré sur ordonnance uniquement.

a. si oui, quel [est] le coût pour le patient ?

Étant donné que les médicaments en question sont délivrés sur ordonnance, le patient doit en principe s’acquitter de la totalité de leur prix au moment de l’achat s’il n’est pas affilié au régime général de santé. S’il y est affilié, il ne paie que 20 % du prix de vente. Les 80 % restants sont couverts par le régime général de santé. Par ailleurs, les patients affiliés au régime général de santé peuvent être exonérés de ce reste à charge dans les conditions suivantes : si un médecin estime qu’un patient a un besoin actuel et réel de recevoir un traitement de longue durée et qu’il serait déraisonnable de lui en faire supporter le coût, il établit un rapport qui est soumis à une commission spéciale de plusieurs médecins. Une fois ce rapport validé et signé par la commission, le patient est pris en charge à 100 % par l’assurance maladie pour l’affection concernée. Cette décision n’est pas liée à la situation financière de l’intéressé.

3) Les soignants parlent-ils le kurde à Konya ?

D’après le médecin, les hôpitaux comptent parmi leur personnel des agents kurdophones qui peuvent assurer une assistance linguistique en cas de besoin. L’hôpital public de Konya, Numune Hastanesi, a répondu dans le même sens.

Conclusion

Le rapport médical communiqué par le centre de santé mentale de l’hôpital de Saint John ne nous conduit pas à formuler d’observations complémentaires à celles que nous avons émises dans notre avis du 8 octobre 2013 relatif aux traitements disponibles en Turquie.

En conséquence, nous renvoyons de manière générale à notre avis du 8 octobre 2013. (…) »

C. Les déclarations du requérant

49. Le requérant fut entendu par le tribunal de Copenhague les 6 février et 7 octobre 2014. Il déclara que tous les membres de sa famille se trouvaient au Danemark et qu’il n’avait donc aucune famille en Turquie. Il confirma qu’enfant, il avait vécu dans un petit village situé à environ 100 km de Konya. Il précisa que sa mère n’y avait plus aucun bien immobilier, celui qu’elle possédait ayant été détruit. Il affirma que s’il était expulsé en Turquie, il ne saurait pas où séjourner étant donné qu’il ne connaissait pas le pays et ne saurait donc pas s’y orienter. Il déclara qu’il ne parlait pas le turc mais seulement le kurde, et qu’il parlait mieux le danois que le turc.

50. Il expliqua qu’il craignait d’une part de ne pas pouvoir trouver un travail et gagner sa vie en raison de sa mauvaise maîtrise de la langue, et d’autre part de ne pas pouvoir recevoir en Turquie le traitement dont il avait besoin. Il ajouta qu’il savait qu’il y avait un hôpital à Konya, mais que cet établissement était destiné aux personnes pauvres et que l’on n’y était pas bien soigné, et que les hôpitaux d’Ankara et d’Istanbul offraient quant à eux un bon niveau de soins mais que dans cet hôpital les patients devaient payer, et qu’il n’en avait pas les moyens. Enfin, il avança que, étant traité au Leponex, il présentait un risque accru de développer des caillots sanguins et devait donc être suivi régulièrement par un médecin.

51. Interrogé sur un document en date du 1er septembre 2014 où il était indiqué qu’il avait travaillé au jardin de l’hôpital de Saint John de la mi-mai 2014 jusqu’au 31 août de la même année, il confirma qu’il avait bénéficié de ce projet organisé par l’hôpital et que tout s’était bien déroulé. Il expliqua que cette expérience lui avait ouvert la possibilité de travailler dans un supermarché ou un lieu similaire dans le cadre du projet KLAP (planification créative de l’emploi sur le long terme, une initiative de l’association nationale pour le bien-être des personnes handicapées mentales).

52. Le requérant ajouta qu’il devait prendre ses médicaments pour ne pas devenir instable, et qu’il avait peur de commettre une infraction grave s’il en était privé. Il exprima donc le souhait que quelqu’un s’occupe de lui et l’aide à suivre son traitement. Il précisa que l’année précédente, on ne lui avait pas donné le bon médicament et il était devenu violent et avait menacé le personnel. Il affirma qu’il voulait trouver un emploi et vivre d’abord chez sa mère pour que quelqu’un puisse veiller sur lui. Il craignait que les choses ne tournent mal s’il devait vivre en Turquie.

D. Les autres éléments

53. R.B., tutrice ad litem du requérant écrivit au tribunal de Copenhague une lettre, le 3 janvier 2012, et un courrier électronique, le 11 juin 2013.

54. Dans la lettre du 3 janvier 2012, elle priait le tribunal de convertir la mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale prononcée contre le requérant en une obligation de traitement psychiatrique. Elle soutenait que le requérant était aimable et communicatif, qu’il avait mûri au fil des années et que ce faisant, il avait coupé les ponts avec les « mauvais » amis qu’il fréquentait par le passé. Elle expliquait également que selon elle, le requérant avait atteint un stade où il avait besoin de bénéficier de la possibilité de mûrir davantage et de se réadapter à la vie en société que lui offrirait une mesure d’obligation de traitement psychiatrique.

55. Dans le courrier électronique du 11 juin 2013, R.B. déclarait notamment que le requérant souhaitait rester au Danemark, que toute sa famille vivait à Copenhague, et qu’il n’aurait personne pour s’occuper de lui si son état se dégradait à nouveau en Turquie. À propos du traitement, elle indiquait que le requérant avait encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’être totalement délivré de son addiction au cannabis, et que les chances de succès du traitement qu’il suivait seraient meilleures s’il pouvait bénéficier du degré de liberté offert par une obligation de traitement psychiatrique. Elle considérait qu’à ce stade, le requérant était opérationnel dans le cadre strict d’un établissement de psychiatrie légale (où il était alors interné en vertu de la sanction qui lui avait été infligée), mais qu’il fallait tester l’effet de son traitement dans un environnement plus souple.

56. Le tribunal de Copenhague examina également un courrier électronique en date du 15 novembre 2013 que le ministère danois des Affaires étrangères avait adressé aux services de police de Copenhague, ainsi qu’une lettre de l’unité de police du service national des étrangers (Nationalt Udlændinge Center) en date du 25 novembre 2013.

E. La décision du tribunal de Copenhague

57. Par une décision du 14 octobre 2014, le tribunal de Copenhague ordonna la conversion de la mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale en une obligation de traitement dans un service de psychiatrie. Il jugea par ailleurs que nonobstant la nature et la gravité de l’infraction commise, l’état de santé du requérant était tel qu’il aurait été manifestement inapproprié d’exécuter la décision d’expulsion.

58. Il observa en particulier que le requérant était suivi en psychiatrie depuis 2008 pour schizophrénie paranoïde. Il tint compte des informations médicales disponibles, et notamment du fait que le requérant était très motivé à suivre un traitement psychiatrique, et notamment à prendre ses médicaments psychoactifs, qu’il était conscient de sa maladie et admettait clairement qu’il avait besoin d’une thérapie, et qu’il présenterait une bonne perspective de guérison s’il bénéficiait à sa sortie d’un suivi et d’une surveillance associés à une thérapie ambulatoire intensive. Se fondant sur ces éléments, il estima qu’il serait suffisant, pour éviter une récidive et pour répondre au besoin de traitement du requérant, que la mesure dont celui-ci faisait l’objet soit convertie en une obligation de traitement en service de psychiatrie, sous la surveillance du service des prisons et de la probation et du service de psychiatrie après sa sortie afin que, en accord avec le psychiatre consultant, le service des prisons et de la probation pût, si nécessaire, prendre une nouvelle mesure d’internement en vertu de l’article 72 § 1 du code pénal (paragraphe 75 ci-dessous).

59. Le tribunal observa ensuite que le requérant, un ressortissant turc âgé de vingt-neuf ans, était arrivé au Danemark à l’âge de six ans dans le cadre du programme de regroupement familial. Il nota que le requérant affirmait qu’il n’avait ni famille ni réseau social en Turquie, que le village où il avait vécu les premières années de sa vie avec sa famille se trouvait à 100 km de Konya, la ville la plus proche, et qu’il n’y avait donc à proximité aucune structure propre à lui offrir un accompagnement psychiatrique, et qu’il ne comprenait pas bien le turc parce qu’il était kurdophone. Sur la base des informations médicales dont il disposait, le tribunal admit que s’il ne bénéficiait pas à sa sortie d’un suivi et d’une surveillance dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive, le requérant serait exposé à un risque élevé de rupture de traitement et de reprise de la consommation de substances addictives et, partant, d’une aggravation de ses symptômes psychotiques, ce qui augmenterait considérablement le risque qu’il commette à nouveau des infractions violentes.

60. Le tribunal considéra également qu’il était établi qu’en Turquie les patients malades mentaux pouvaient généralement recevoir un traitement, il était possible de déposer une demande d’adhésion au régime général de santé, pour lequel les cotisations étaient calculées en fonction des revenus, les médicaments nécessaires étaient disponibles et il était possible de bénéficier à l’hôpital de l’assistance de personnel kurdophone. Il souligna toutefois qu’il était crucial que le requérant ait accès à un traitement adapté dans son pays d’origine. Il observa que compte tenu des informations qui lui avaient été communiquées, il ne pouvait pas déterminer avec certitude si, en cas de renvoi en Turquie, le requérant pourrait réellement recevoir un traitement psychiatrique approprié et notamment bénéficier du suivi et de la surveillance dont il avait besoin dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive. Il fit donc droit à la demande de révocation de la décision d’expulsion du requérant.

F. La procédure menée devant les juridictions supérieures

61. L’accusation saisit la cour régionale d’un recours contre la décision du tribunal de Copenhague afin de contester la révocation de la décision d’expulsion.

62. La cour régionale entendit le requérant et P.L. le 6 janvier 2015. Le requérant fit des déclarations semblables à celles qu’il avait faites devant le tribunal de Copenhague (paragraphes 49-52 ci-dessus). Il déclara également qu’en raison de ses antécédents judiciaires, il n’avait pas encore pu trouver un emploi, mais qu’il en cherchait un sur la plate-forme de recherche Jobbank. Il ajouta qu’il était aussi accompagné dans sa recherche de travail par l’organisation caritative Kofoeds Skole, qui lui offrait également la possibilité de suivre des cours. Il indiqua qu’il devait visiter l’établissement où les cours étaient dispensés la semaine suivante et qu’il avait hâte de participer aux activités qui y étaient organisées. Il précisa que l’hôpital psychiatrique de Saint John lui avait aussi proposé un travail pour les week-ends, et qu’il avait l’intention d’accepter cette proposition.

63. P.L déclara notamment que le requérant était pleinement conscient de son état mais qu’il était important qu’il soit surveillé régulièrement pour bien suivre son traitement, et qu’il bénéficie d’une surveillance somatique, étant donné que le Leponex pouvait provoquer une immunodéficience. À cet égard, il expliqua qu’il fallait réaliser régulièrement des examens sanguins pour vérifier qu’il n’apparaissait pas de défaillance du système immunitaire, et que le patient devait consulter un médecin en cas de fièvre soudaine car pareil symptôme pouvait être le signe d’une telle défaillance. Il précisa que si cet effet secondaire se manifestait, le requérant devrait être étroitement surveillé car il lui faudrait alors cesser de prendre du Leponex, bien que ce médicament eût un effet positif sur son agressivité.

64. Le 13 janvier 2015, la cour régionale infirma la décision du tribunal pour autant qu’elle révoquait la décision d’expulsion.

65. Elle nota que d’après les informations médicales dont elle disposait, le requérant souffrait de schizophrénie paranoïde et avait en permanence besoin de prendre un traitement antipsychotique – plus précisément du Leponex – et de bénéficier d’un suivi pour éviter une résurgence de ses symptômes psychotiques et du risque associé qu’il ne commette à nouveau une infraction violente. Elle considéra également qu’il était établi que le requérant serait éloigné vers la Turquie si la décision d’expulsion n’était pas révoquée, et qu’il convenait de présumer qu’il s’installerait dans le village, situé à une centaine de kilomètres de Konya, où il était né et avait passé les six premières années de sa vie.

66. S’appuyant sur les informations concernant les possibilités de traitement et l’accès aux médicaments en Turquie issues de la base de données MedCOI et de la réponse à la demande d’informations en date du 4 juillet 2014 (paragraphes 47-48 ci-dessus), la cour régionale jugea que le requérant pourrait continuer à suivre dans la région de Konya le même traitement médical que celui dont il bénéficiait au Danemark. Elle nota sur ce point que les hôpitaux publics et les établissements de santé privés ayant conclu un accord avec le ministère turc de la Santé dispensaient des soins psychiatriques. Elle déduisit des informations qui lui avaient été communiquées que le requérant pourrait demander à bénéficier d’une prise en charge totale ou partielle de ses dépenses de santé en Turquie si ses revenus étaient faibles ou inexistants, qu’il pourrait peut-être même prétendre à une exonération du reste à charge correspondant à 20 % du coût des médicaments, et qu’il pourrait à l’hôpital bénéficier de l’assistance d’agents kurdophones. Notant qu’il avait conscience de sa maladie et de l’importance de bien suivre son traitement et prendre les médicaments qui lui étaient prescrits, elle considéra que dans ces conditions, son état de santé n’était pas tel qu’il aurait été manifestement inapproprié de l’expulser. Enfin, elle souligna la nature et la gravité de l’infraction qu’il avait commise, et tint compte de ce qu’il n’avait pas fondé sa propre famille au Danemark et n’y avait pas d’enfant.

67. Le 20 mai 2015, la commission d’appel (Procesbevillingsnævnet) refusa au requérant l’autorisation de contester devant la Cour suprême la décision de la cour régionale. Dans la lettre par laquelle elle lui communiqua sa décision, elle expliquait en particulier qu’une autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême ne pouvait être accordée que si le recours soulevait une question de principe ou révélait l’existence de raisons particulières propres à justifier un réexamen, et que ces conditions n’étaient pas remplies en l’espèce.

III. Les faits ultérieurs

68. Dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre, les parties ont informé la Cour que le requérant avait été renvoyé en Turquie en 2015.

69. D’après un rapport de police communiqué par le Gouvernement, l’expulsion a eu lieu le 23 juin 2015. Le requérant était accompagné de sa mère, qui avait obtenu un billet aller-retour pour la Turquie et devait rentrer au Danemark un mois plus tard.

70. Le requérant a indiqué qu’il vit désormais dans un village de 1 900 habitants environ situé à 140 km de Konya. Il n’aurait de famille ou de proches ni dans ce village ni ailleurs en Turquie et, ne parlant pas le turc, il vivrait reclus. Il resterait chez lui car il ne connaîtrait pas le village et craindrait de se perdre et de ne pas pouvoir retrouver son chemin en raison de ses faibles capacités intellectuelles. Il ne quitterait son domicile que pour se rendre à l’épicerie et, de temps en temps, lorsqu’il aurait suffisamment d’argent, pour acheter des médicaments.

71. Il n’aurait appris comment se rendre à l’hôpital que six mois après son arrivée en Turquie. Il lui faudrait maintenant payer pour être conduit à Konya, où il se ferait suivre à l’hôpital public. Il s’agirait d’un établissement de médecine générale et non d’un établissement psychiatrique. Il y verrait un médecin qui ne serait pas psychiatre. Au cours de ses consultations, qui ne dureraient pas plus de dix minutes, le médecin ne pratiquerait aucun examen médical et se bornerait à lui demander la liste des médicaments dont il a besoin et à lui en prescrire une partie. La disponibilité des différents médicaments et la décision de prescrire celui-ci ou celui-là seraient dans une large mesure aléatoires. Le requérant se procurerait ensuite les médicaments prescrits dans une pharmacie. Il ne bénéficierait d’aucun suivi de son état mental ou physique, lequel risquerait de se détériorer à cause des effets secondaires de son traitement. Il arriverait qu’aucun médecin ne soit disponible lors de ses visites à l’hôpital et qu’il ne puisse alors s’entretenir qu’avec une secrétaire. Il ne recevrait pas le traitement dont il a besoin et n’aurait pas la possibilité de consulter un psychiatre, ce qui expliquerait pourquoi il n’est pas en mesure de produire de nouveaux éléments d’ordre médical.

72. Le Gouvernement affirme que depuis son expulsion, le requérant continue de percevoir des autorités danoises une pension mensuelle d’un montant équivalent à 1 300 euros (EUR).

73. Le 2 octobre 2019, le représentant du requérant, agissant pour le compte de ce dernier, a demandé aux autorités danoises d’autoriser le retour du requérant au Danemark, invoquant à l’appui de cette demande l’arrêt rendu par la chambre le 1er octobre 2019. Il a indiqué que le requérant souhaitait vivre avec sa mère, et n’a communiqué aucune information médicale concernant l’état de santé de l’intéressé.

74. Par une lettre en date du 11 novembre 2019, les autorités danoises ont informé le représentant du requérant qu’elles n’avaient pris aucune mesure spécifique concernant l’intéressé, l’arrêt en question n’étant pas encore devenu définitif.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

I. Le droit interne pertinent

A. Le code pénal danois

75. Les articles pertinents du code pénal sont ainsi libellés :

Article 16

« 1) Ne sont pas passibles de sanction les personnes qui se trouvaient au moment des faits dans un état d’aliénation dû à un trouble mental ou à un trouble comparable. Il en va de même des personnes souffrant d’un lourd handicap mental. Une personne dont le discernement se trouvait au moment des faits temporairement altéré en raison d’un trouble mental ou d’un trouble comparable induit par une consommation d’alcool ou d’autres substances psychotropes peut être passible de sanction si des circonstances particulières le justifient.

2) À moins de circonstances particulières, ne sont pas passibles de sanction les personnes qui souffraient au moment des faits d’une légère déficience mentale. Il en va de même des personnes qui se trouvaient au moment des faits dans un état comparable à une déficience mentale. »

Article 68

« Lorsque, en application de l’article 16, un accusé n’est pas passible de sanction, le tribunal peut ordonner d’autres mesures qu’il estime propres à éviter la commission d’autres infractions. S’il juge insuffisantes des mesures moins radicales – surveillance, mesures concernant le lieu de résidence ou de travail, des soins de réadaptation, des soins psychiatriques, etc. –, il peut ordonner l’internement de l’intéressé dans un hôpital psychiatrique ou un établissement spécialisé pour personnes souffrant de lourds handicaps mentaux, ou imposer une mesure de surveillance avec possibilité de placement administratif ou de placement dans un foyer ou un établissement apte à dispenser à l’intéressé une attention ou des soins particuliers. Une personne peut être internée en unité sécurisé dans les conditions énoncées à l’article 70. »

Article 71

« 1) S’il est envisagé d’ordonner en vertu des articles 68 à 70 le placement de l’accusé en établissement spécialisé ou son internement en unité sécurisée, le juge peut désigner, si possible parmi les proches parents de l’intéressé, un tuteur ad litem qui, avec l’avocat de la défense, l’assistera pendant son procès.

2) Si la décision prise à l’égard de l’accusé ordonne ou permet une mesure de placement ou d’internement visée au paragraphe 1) le juge désigne un tuteur ad litem. Celui-ci devra se tenir informé de l’état de la personne condamnée et veiller à ce que la mesure d’internement ou de placement et les autres mesures prises à l’égard de l’intéressé ne soient pas prolongées plus longtemps que nécessaire. La tutelle cesse dès la levée définitive de la mesure visant la personne condamnée.

3) Le ministre de la Justice adopte des règles détaillées encadrant la désignation et la rémunération des tuteurs ad litem ainsi que leurs missions et pouvoirs spécifiques. »

Article 72

« 1) Le parquet veille à ce que les mesures ordonnées en vertu des articles 68, 69 ou 70 ne soient pas appliquées plus longtemps ou plus largement que nécessaire.

2) Les décisions portant modification ou révocation définitive d’une mesure imposée en vertu des articles 68, 69 ou 70 sont rendues par le tribunal sur demande de la personne condamnée, de son tuteur ad litem, du parquet, de la direction de l’établissement ou du service des prisons et de la probation (Kriminalforsorgen). Les demandes émanant de la personne condamnée, de son tuteur ad litem, de la direction de l’établissement ou du service des prisons et de la probation doivent être adressées au parquet. Celui-ci en saisit le tribunal à bref délai. En cas de rejet d’une demande introduite par la personne condamnée ou son tuteur ad litem, aucune nouvelle demande ne peut être introduite au cours des six mois qui suivent la date du rejet.

(…) »

Article 245

« 1) Quiconque commet une agression sur la personne d’un tiers de manière particulièrement belliqueuse, brutale ou dangereuse, ou se rend coupable de mauvais traitements, est condamné à une peine d’emprisonnement de six ans au maximum. Le fait que l’agression ait causé un préjudice corporel grave à un tiers doit être considéré comme une circonstance particulièrement aggravante.

(…) »

Article 246

« Lorsqu’une agression sur la personne d’un tiers visée à l’article 245 ou à l’article 245a est assortie de circonstances jugées très aggravantes parce que l’acte était particulièrement grave ou qu’il a entraîné un préjudice grave ou un décès, la peine peut être portée à dix ans d’emprisonnement. »

B. La loi sur les étrangers

76. Dans leur version en vigueur à l’époque, les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers relatives à l’expulsion se lisaient ainsi :

Article 22

« 1) Un étranger qui réside régulièrement au Danemark depuis plus de sept ans ou qui est titulaire d’un permis de séjour délivré en vertu des articles 7 ou 8 §§ 1 ou 2 peut être expulsé dans les cas suivants :

(…)

vi) s’il est condamné, en vertu des dispositions des chapitres 12 et 13 du code pénal ou des articles 119 §§ 1 et 2, 180, 181, 183 §§ 1 et 2, 183a, 186 § 1, 187 § 1, 192a, 210 § 1, 210 § 3 lu conjointement avec l’article 210 § 1, 215, 216, 222, 224 et 225 lus conjointement avec les articles 216 et 222, 237, 245, 245a, 246, 252 § 2, 261 § 2, 262a, 276 lu conjointement avec l’article 286, 278 à 283 lus conjointement avec l’article 286, 288 ou 290 § 2 du code pénal, à une peine d’emprisonnement ou à une autre sanction pénale comportant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine de cette nature ;

(…) »

Article 26

« 1) La décision relative à l’expulsion est prise compte tenu de la question de savoir si la mesure doit être considérée comme particulièrement lourde, notamment à raison :

i) des liens existant entre l’intéressé et la société danoise ;

ii) de l’âge, de l’état de santé et des autres éléments propres à l’intéressé ;

iii) des liens existant entre l’intéressé et des personnes résidant au Danemark ;

iv) des conséquences de l’expulsion de l’intéressé pour ses proches résidant au Danemark, et notamment des incidences qu’aurait la mesure sur sa cellule familiale ;

v) du fait que l’intéressé n’a pratiquement ou absolument aucun lien avec le pays – que ce soit son pays d’origine ou un autre pays – où il serait censé s’installer ; et

vi) du risque que, dans des cas autres que ceux visés aux articles 7 §§ 1 et 2 et 8 §§ 1 et 2, l’intéressé ne soit soumis à des mauvais traitements dans le pays – que ce soit son pays d’origine ou un autre pays – où il serait censé s’installer.

2) Dans les cas visés aux articles 22 §§ 1 iv) à vii) et 25, l’étranger doit être expulsé à moins que des circonstances visées au paragraphe 1 ne rendent pareille mesure manifestement inappropriée. »

Article 27

« 1) Les périodes mentionnées aux articles 11 § 4, 17 § 1 troisième phrase et 22, 23 et 25a sont calculées à partir de la date d’inscription de l’étranger au registre national central ou, si sa demande de permis de séjour a été déposée au Danemark, à partir de la date de dépôt de cette demande ou, si elle est postérieure, de la date à laquelle les conditions d’obtention du permis de séjour sont réunies.

(…)

5) Les périodes de privation de liberté précédant une condamnation et les périodes pendant lesquelles l’étranger a purgé une peine d’emprisonnement ou fait l’objet d’une autre sanction pénale comportant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement ne sont pas incluses dans le calcul des périodes mentionnées au paragraphe 1. »

Article 32

« 1) Un arrêt, une ordonnance ou une décision par lesquels un tribunal ordonne l’expulsion d’un étranger a pour conséquences la caducité du visa et du permis de séjour de l’intéressé et, sauf autorisation spéciale, l’interdiction pour celui-ci de revenir et de séjourner sur le territoire danois (interdiction de retour). L’interdiction de retour peut être limitée dans le temps. Sa durée est alors calculée à compter du premier jour du mois suivant le départ ou le renvoi du territoire. L’interdiction de retour devient applicable à compter de la date de départ ou de renvoi de l’intéressé.

2) Lorsqu’elle est imposée de manière connexe à une mesure d’expulsion relevant des articles 22 à 24, l’interdiction de retour est :

(…)

v) définitive si l’étranger a été condamné à une peine d’emprisonnement de plus de deux ans ou à une autre sanction pénale comportant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de cette durée. »

Article 49

« 1) Lorsqu’un étranger est reconnu coupable d’une infraction, le tribunal précise dans la décision, à la demande du parquet, si l’intéressé doit être expulsé en vertu des articles 22 à 24 ou 25c ou condamné à une expulsion avec sursis en vertu de l’article 24b. Si une mesure d’expulsion est ordonnée, la décision doit préciser la durée de l’interdiction de retour (article 32 §§ 1 à 4). »

Article 50a

« 1) Lorsqu’une décision de justice condamnant un étranger à l’internement en unité sécurisée ou en psychiatrie en vertu des articles 68 à 70 du code pénal prévoit également l’expulsion de l’intéressé, le tribunal qui lève la mesure d’internement dans le cadre d’une décision de modification de la sanction prise en vertu de l’article 72 du code pénal révoque par la même décision la mesure d’expulsion si l’état de santé de l’étranger est tel que l’exécution de cette mesure serait manifestement inappropriée.

2) En dehors des cas visés au paragraphe 1, lorsqu’un étranger condamné à une sanction pénale privative de liberté en vertu des articles 68 à 70 du code pénal et visé par une mesure d’expulsion sort d’internement, le parquet saisit le juge de la question de la révocation de la mesure d’expulsion. Lorsque l’état de santé de l’intéressé est tel que l’exécution de cette mesure serait manifestement inappropriée, le juge la révoque. Il désigne un avocat chargé de la défense de l’étranger. Il statue par la voie d’une ordonnance, susceptible d’appel interlocutoire en vertu des dispositions du chapitre 85 de la loi sur l’administration de la justice. Il peut décider que l’étranger doit être placé en détention provisoire s’il juge, sur le fondement de motifs probants, que cette mesure est nécessaire pour assurer la présence de l’intéressé. »

77. En ce qui concerne l’application de l’article 22 de la loi sur les étrangers, il est indiqué dans les travaux préparatoires de la loi no 429 du 10 mai 2006 portant modification de la loi sur les étrangers qu’une expulsion est inappropriée dans les cas visés à l’article 26 § 1 de la loi sur les étrangers lorsqu’elle serait contraire aux obligations internationales de l’État, et notamment à l’article 8 de la Convention.

78. Dans le cadre de la procédure menée devant la Grande Chambre, le Gouvernement a signalé que le libellé de l’article 32 relatif à l’interdiction de retour et à la durée de cette interdiction avait été modifié par la loi no 469 du 14 mai 2018, entrée en vigueur le 16 mai 2018. Il ressort des travaux préparatoires de cette loi que la modification en question était motivée par la volonté politique du législateur danois de permettre aux juridictions internes d’ordonner plus souvent qu’auparavant l’expulsion d’étrangers ayant commis des infractions pénales tout en tenant compte de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 8. En vertu de la loi modifiée, les juridictions internes pouvaient imposer une interdiction de retour d’une durée plus courte si elles considéraient qu’une interdiction définitive aurait été contraire aux obligations internationales du Danemark. Elles pouvaient donc choisir d’ordonner une interdiction de retour plus brève plutôt que de s’abstenir d’ordonner l’expulsion de l’individu concerné. La nouvelle version de cette loi a elle-même fait l’objet de modifications de forme le 9 juin 2020. L’article en question se lit à présent comme suit :

« 1. Une interdiction de retour est imposée afin d’empêcher l’étranger concerné de pénétrer et de rester sans autorisation sur le territoire indiqué dans la décision (sous réserve des dispositions des paragraphes 2 et 3) dans les cas suivants :

i) L’étranger a été expulsé.

ii) L’étranger a reçu l’ordre de quitter le Danemark immédiatement ou reste sur le territoire au-delà du délai prévu à l’article 33 § 2.

iii) L’étranger fait l’objet de mesures restrictives contre l’entrée et le transit imposées par les Nations unies ou par l’Union européenne.

iv) L’étranger figure sur la liste mentionnée à l’article 29c § 1.

v) Le permis ou droit de séjour de l’étranger a expiré en vertu de l’article 21b § 1.

2. Une interdiction de retour ne peut être imposée à un étranger relevant des règles de l’Union européenne que si l’intéressé a été expulsé aux fins du maintien de l’ordre public, de la sûreté publique ou de la santé publique.

3. Dans certains cas particuliers, notamment à des fins de préservation de l’unité familiale, il ne peut être imposé d’interdiction de retour à un étranger qui est expulsé en vertu des articles 25a § 2 ou 25b ou qui relève du paragraphe 1 ii).

4. Sous réserve des dispositions du paragraphe 5, l’interdiction de retour est prononcée :

i) pour deux ans si elle est imposée dans le cas visé au paragraphe 1 ii) ou si l’étranger est expulsé en vertu des articles 25a ou 25b, sous réserve des dispositions de l’alinéa iii) ;

ii) pour quatre ans si l’étranger est expulsé en vertu des articles 22, 23 ou 24 et fait l’objet d’une condamnation à une peine de prison avec sursis, à une peine de prison de trois mois au maximum ou à une autre sanction pénale comportant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine de cette nature ou de cette durée, sous réserve des dispositions de l’alinéa v), ou s’il est expulsé en vertu de l’article 25c ;

iii) pour cinq ans si l’étranger est expulsé en vertu de l’article 25 § 2 et considéré comme une menace grave pour la santé publique, ou s’il est ressortissant d’un pays tiers et se voit imposer une interdiction de retour dans le cas visé au paragraphe 1 ii) ou de manière connexe à une expulsion ordonnée en vertu des articles 25a § 2 ou 25b après être entré au Danemark en violation d’une interdiction de retour qui lui avait été imposée dans le cas visé au paragraphe 1 ii) ou de manière connexe à une expulsion ordonnée en vertu des articles 25a § 2 ou 25b, ou en violation d’une interdiction de retour imposée par un autre État membre et inscrite dans SIS II ;

iv) pour six ans si l’étranger est expulsé en vertu des articles 22, 23 ou 24 et fait l’objet d’une condamnation à une peine d’emprisonnement d’une durée supérieure à trois mois et inférieure ou égale à un an ou d’une condamnation à une autre sanction pénale comportant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine de cette durée ;

v) pour six ans au moins si l’étranger est expulsé en vertu des articles 22 § 1 iv) à viii), 23 § 1 i) combiné avec l’article 22 § 1 iv) à viii), ou 24 § 1 i) combiné avec l’article 22 § 1 iv) à viii), ou s’il est expulsé en vertu d’une décision de justice alors qu’il ne réside pas régulièrement au Danemark depuis plus de six mois ;

vi) pour douze ans si l’étranger est expulsé en vertu des articles 22, 23 ou 24 et fait l’objet d’une condamnation à une peine d’emprisonnement d’une durée supérieure à un an et inférieure ou égale à dix-huit mois ou d’une condamnation à une autre sanction pénale comportant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine de cette durée ;

vii) à titre définitif si l’étranger est expulsé en vertu des articles 22, 23 ou 24 et fait l’objet d’une condamnation à une peine d’emprisonnement de plus de dix-huit mois ou à une autre sanction pénale comportant ou permettant une privation de liberté pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de cette durée ;

viii) à titre définitif si l’étranger est expulsé en vertu des articles 25 § 1 i) ou 25 § 1 ii) et est considéré comme une menace grave pour l’ordre public ou à la sûreté publique ;

ix) à titre définitif si elle est imposée dans le cas visé au paragraphe 1) v) ;

x) pour aussi longtemps que l’étranger fera l’objet des mesures restrictives mentionnées au paragraphe 1 iii) ou figurera sur la liste mentionnée au paragraphe 1 iv).

5. Une interdiction de retour d’une durée plus courte peut être imposée dans les cas suivants :

i) l’étranger est expulsé en vertu des articles 22, 23 ou 24 et l’imposition d’une interdiction de retour de la durée prévue au paragraphe 4 rendrait l’expulsion assurément contraire aux obligations internationales du Danemark ;

ii) l’étranger fait l’objet d’une interdiction de retour imposée dans le cas visé au paragraphe 1 ii) ou de manière connexe à une expulsion ordonnée en vertu des articles 25a § 2, 25b ou 25 § 1 ii), il est considéré comme une menace grave pour la santé publique, et des motifs exceptionnels, notamment la prise en compte de l’existence de liens familiaux et sociaux, justifient l’imposition d’une interdiction d’une durée plus courte que celles prévues au paragraphe 4 i) et iii) ;

iii) l’imposition d’une interdiction définitive de retour sur le territoire en vertu du paragraphe 4 viii) ou ix) serait contraire aux obligations internationales du Danemark.

6. La durée de l’interdiction de retour commence à courir à la date du départ ou de l’éloignement du territoire auquel s’applique la mesure. La durée d’une interdiction de retour ordonnée dans les cas visés au paragraphe 1 iii) et iv) commence à courir à la date à laquelle l’étranger relève des critères d’imposition de la mesure en vertu de ces dispositions. La durée d’une interdiction de retour ordonnée dans le cas visé au paragraphe 1 v) commence à courir à la date à laquelle il est constaté que l’étranger relève des critères d’imposition de la mesure s’il ne se trouve pas sur le territoire danois.

7. Une interdiction de retour imposée à un étranger relevant des règles de l’Union européenne est révoquée sur demande s’il est estimé que le comportement de l’intéressé ne représente plus une menace authentique, actuelle et suffisamment sérieuse pour mettre en péril l’ordre public, la sûreté publique ou la santé publique. Aux fins de l’appréciation de la menace, toute évolution de la situation ayant initialement motivé l’interdiction de retour doit être prise en compte. La décision sur la demande de révocation d’une interdiction de retour doit être rendue dans un délai de six mois à compter de la date d’introduction de la demande. Dans les cas ne relevant pas de ceux prévus à la première phrase du présent paragraphe, une interdiction de retour imposée dans le cas visé au paragraphe 1 ii) ou de manière connexe à une expulsion ordonnée en vertu des articles 25a § 2 ou 25b peut être révoquée si des motifs exceptionnels, notamment la nécessité de préserver l’unité familiale, le justifient. En outre, une interdiction de retour imposée dans le cas visé au paragraphe 1 ii) peut être révoquée si l’étranger a quitté le Danemark dans le délai qui lui avait été imparti.

8. L’interdiction de retour devient caduque dans les cas suivants :

i) l’étranger concerné obtient une autorisation de séjour en vertu des articles 7 à 9f, 9i à 9n, 9p ou 9q dans les conditions énoncées à l’article 10 §§ 3 à 6 ;

ii) l’étranger concerné se voit délivrer un certificat d’enregistrement ou une carte de séjour (article 6) à l’issue d’un examen des éléments mentionnés aux deux premières phrases du paragraphe 7 ;

iii) l’étranger concerné ne fait plus l’objet des mesures restrictives mentionnées au paragraphe 1 iii) ;

iv) l’étranger concerné ne figure plus sur la liste mentionnée à l’article 29c § 1. »

II. Les autres textes pertinents

A. Les instruments du Conseil de l’Europe

79. Parmi les divers textes adoptés par le Conseil de l’Europe dans le domaine de l’immigration, il convient de mentionner les Recommandations du Comité des Ministres Rec(2000)15 sur la sécurité de résidence des immigrés de longue durée et Rec(2002)4 sur le statut juridique des personnes admises au regroupement familial, ainsi que la Recommandation de l’Assemblée parlementaire 1504 (2001) sur la non-expulsion des immigrés de longue durée.

80. La Recommandation Rec(2000)15 dispose notamment :

« 4. Concernant la protection contre l’expulsion

a) Toute décision d’expulsion d’un immigré de longue durée devrait prendre en compte, eu égard au principe de proportionnalité et à la lumière de la jurisprudence applicable de la Cour européenne des droits de l’homme, les critères suivants :

– le comportement personnel de l’intéressé ;

– la durée de résidence ;

– les conséquences tant pour l’immigré que pour sa famille ;

– les liens existant entre l’immigré et sa famille et le pays d’origine.

b) En application du principe de proportionnalité établi au paragraphe 4. a), les États membres devraient prendre dûment en considération la durée ou la nature de la résidence ainsi que la gravité du crime commis par l’immigré de longue durée. Les États membres peuvent notamment prévoir qu’un immigré de longue durée ne devrait pas être expulsé :

– après cinq ans de résidence, sauf s’il a été condamné pour un délit pénal à une peine dépassant deux ans de détention sans sursis ;

– après dix ans de résidence, sauf s’il a été condamné pour un délit pénal à une peine dépassant cinq ans de détention sans sursis.

Après vingt ans de résidence, un immigré de longue durée ne devrait plus être expulsable.

c) Les immigrés de longue durée, qui sont nés sur le territoire d’un État membre ou qui y ont été admis avant l’âge de dix ans et qui y résident de manière légale et habituelle, ne devraient pas être expulsables après avoir atteint l’âge de dix-huit ans.

Les immigrés de longue durée mineurs ne peuvent faire, en principe, l’objet d’une mesure d’expulsion.

d) Dans tous les cas, chaque État membre devrait pouvoir prévoir, dans sa législation interne, la possibilité d’expulser un immigré de longue durée, si celui-ci constitue une menace grave pour la sécurité publique ou la sûreté de l’État.”

81. Dans la Recommandation 1504 (2001), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommande au Comité des Ministres d’inviter les gouvernements des États membres, notamment :

« 11. (…)

ii) (…)

c) à s’engager pour que les procédures et peines de droit commun, appliquées aux ressortissants nationaux, soient également valables pour les migrants de longue durée ayant commis les mêmes actes ;

(…)

g) à prendre les mesures nécessaires pour que la sanction d’expulsion soit réservée, pour les immigrés de longue durée, à des infractions particulièrement graves touchant à la sûreté de l’État dont ils ont été déclarés coupables ;

h) à garantir que les migrants nés ou élevés dans le pays d’accueil, ainsi que les enfants mineurs, ne puissent être expulsés en aucun cas ;

(…) »

Le Comité des Ministres a répondu à l’Assemblée sur la question de la non-expulsion de certains immigrés le 6 décembre 2002. Il a considéré que la Recommandation Rec(2000)15 fournissait une réponse à beaucoup des préoccupations exprimées par l’Assemblée et qu’il n’était donc pas nécessaire d’adopter un nouveau texte en la matière.

82. Dans sa Recommandation Rec(2002)4, le Comité des Ministres s’est exprimé comme suit sous la rubrique « Protection efficace contre l’expulsion des membres de famille » :

« Quand une mesure telle que le retrait ou le non-renouvellement d’un titre de séjour ou une expulsion d’un membre de famille est envisagée, les États membres prendront dûment en considération des critères tels que son lieu de naissance, son âge lors de l’entrée dans l’État, sa durée de résidence, ses relations familiales, l’existence d’une famille dans l’État d’origine ainsi que la solidité de ses liens sociaux et culturels avec l’État d’origine. L’intérêt et le bien-être des enfants méritent une considération particulière. »

B. La pratique pertinente de l’Union européenne

83. L’affaire C.K. e.a. c. Slovénie (C-578/16 PPU) portait sur le renvoi vers la Croatie depuis la Slovénie d’une demandeuse d’asile, de son époux et de leur nouveau-né, tous trois ressortissants d’États tiers, la Croatie étant l’État membre responsable du traitement de la demande de l’intéressée. La requérante avait eu une grossesse difficile et on avait diagnostiqué chez elle une dépression post-partum et des tendances suicidaires périodiques depuis la naissance de son enfant. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 16 février 2017 dans cette affaire, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a tenu, en particulier, le raisonnement suivant :

« 68. Or, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 3 de la CEDH (…) que la souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu’elle soit physique ou mentale, peut relever de l’article 3 de la CEDH si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement, que celui-ci résulte de conditions de détention, d’une expulsion ou d’autres mesures, dont les autorités peuvent être tenues pour responsables, et cela à condition que les souffrances en résultant atteignent le minimum de gravité requis par cet article (voir, en ce sens, Cour EDH, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, CE:ECHR:2016:1213JUD004173810, § 174 et 175).

(…)

70. À cet égard, il convient de souligner, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’État membre responsable, que les États membres (…) sont tenus (…) de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves. Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats (…)

71. En l’occurrence, ni la décision de renvoi ni les éléments du dossier n’indiquent qu’il y a de sérieuses raisons de croire à l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Croatie, en ce qui concerne en particulier l’accès aux soins de santé, ce qui n’est d’ailleurs pas allégué par les requérants au principal. Au contraire, il ressort de ladite décision que la République de Croatie dispose, notamment, dans la ville de Kutina, d’un centre d’accueil destiné aux personnes vulnérables, où elles ont accès à des soins médicaux prodigués par un médecin et, en cas d’urgence, par l’hôpital local ou encore par celui de Zagreb. Par ailleurs, les autorités slovènes auraient obtenu des autorités croates l’assurance que les requérants au principal bénéficieraient des traitements médicaux nécessaires.

72. En outre, s’il est possible que, pour certaines affections sévères et spécifiques, un traitement médical approprié soit disponible uniquement dans certains États membres (…), les requérants au principal n’ont pas allégué que tel serait le cas en ce qui les concerne.

73. Cela dit, il ne saurait être exclu que le transfert d’un demandeur d’asile dont l’état de santé est particulièrement grave puisse, en lui-même, entraîner, pour l’intéressé, un risque réel de traitements inhumains ou dégradants (…), et ce indépendamment de la qualité de l’accueil et des soins disponibles dans l’État membre responsable de l’examen de sa demande.

74. Dans ce cadre, il y a lieu de considérer que, dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens dudit article.

75. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit (…) des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci (…)

76. Il appartiendrait alors à ces autorités d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé. Il convient, à cet égard, en particulier lorsqu’il s’agit d’une affection grave d’ordre psychiatrique, de ne pas s’arrêter aux seules conséquences du transport physique de la personne concernée d’un État membre à un autre, mais de prendre en considération l’ensemble des conséquences significatives et irrémédiables qui résulteraient du transfert. »

84. L’affaire MP c. Secretary of State for the Home Department (C-353/16) concernait un ressortissant sri-lankais qui avait été autorisé à séjourner sur le territoire du Royaume-Uni pendant ses études et qui, une fois ses études terminées, avait introduit une demande d’asile en soutenant qu’il avait été torturé par les autorités sri-lankaises en raison de son appartenance à une organisation illégale. Le requérant avait présenté aux juridictions internes compétentes des preuves médicales qui montraient qu’il présentait des séquelles de torture et était atteint d’un syndrome de stress post-traumatique grave et de dépression sévère, qu’il présentait une tendance suicidaire élevée et qu’il semblait être particulièrement déterminé à mettre fin à ses jours s’il devait retourner au Sri Lanka. Dans son arrêt du 24 avril 2018, la CJUE a notamment dit ceci :

« 40. En ce qui concerne (…) le seuil de gravité requis pour entraîner une violation de l’article 3 de la CEDH, il découle de la jurisprudence la plus récente de la Cour européenne des droits de l’homme que cette disposition s’oppose à l’éloignement d’une personne gravement malade pour laquelle il existe un risque de décès imminent ou pour laquelle il existe des motifs sérieux de croire que, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, elle ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie (voir, en ce sens, Cour EDH, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, CE :ECHR :2016 : 213JUD 004173810, § 178 et 183).

(…)

42. La Cour a jugé, à cet égard, en particulier lorsqu’il s’agit d’une affection grave d’ordre psychiatrique, qu’il convient de ne pas s’arrêter aux seules conséquences du transport physique de la personne concernée d’un État membre vers un pays tiers, mais de prendre en considération l’ensemble des conséquences significatives et irrémédiables qui résulteraient de l’éloignement (…). À cela, il convient d’ajouter, compte tenu de l’importance fondamentale de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (…), qu’une attention spécifique doit être apportée à la vulnérabilité particulière des personnes dont les souffrances psychologiques, susceptibles d’être exacerbées en cas d’éloignement, ont été causées par des tortures ou des traitements inhumains ou dégradants subis dans leur pays d’origine.

43. Il s’ensuit que l’article 4 et l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, tels qu’interprétés à la lumière de l’article 3 de la CEDH, s’opposent à ce qu’un État membre expulse un ressortissant d’un pays tiers lorsque cette expulsion aboutirait, en substance, à exacerber de manière significative et irrémédiable les troubles mentaux dont il souffre, spécialement lorsque, comme en l’occurrence, cette aggravation mettrait en danger sa survie même. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

85. Le requérant allègue qu’en raison de son état de santé mentale, son renvoi en Turquie a emporté violation de l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. L’arrêt de la chambre

86. La chambre a rappelé les principes énoncés dans l’arrêt Paposhvili c. Belgique ([GC] no 41738/10, 13 décembre 2016). Tout en admettant que les médicaments pris par le requérant étaient généralement disponibles en Turquie, et notamment dans la région où il était le plus probable que le requérant s’installe, elle a relevé qu’en l’espèce, les mesures de suivi et de surveillance prescrites dans le cadre du traitement ambulatoire intensif qu’il devait suivre étaient un élément important dont il fallait aussi tenir compte. Elle a considéré que les éléments d’ordre médical figurant dans le dossier montraient que le requérant devait prendre ses médicaments quotidiennement, et qu’à défaut, il se trouverait exposé à un risque d’aggravation de ses symptômes psychotiques et à un risque accru de manifester des signes d’agressivité. Elle a observé également que le traitement médical du requérant était affaire de spécialiste et qu’en particulier, il était essentiel, pour éviter une rechute, que l’intéressé bénéficiât en complément de son traitement médicamenteux d’une surveillance régulière par un référent et de la mise en place d’un plan de suivi visant à faire en sorte qu’il suive bien le traitement médical qui lui était prescrit. Elle a noté en outre qu’il devait se soumettre régulièrement à des examens sanguins destinés à vérifier qu’il ne développait pas une défaillance du système immunitaire, le Leponex pouvant provoquer un tel effet indésirable.

87. Elle a souligné que la cour régionale n’avait pas examiné ces points mais s’était bornée à dire de manière plus générale qu’étant donné que le requérant avait conscience de sa maladie et de l’importance de bien suivre son traitement et prendre les médicaments qui lui étaient prescrits, son état de santé n’était pas tel qu’il aurait été manifestement inapproprié de l’expulser. À cet égard, elle a observé que, selon l’un des experts médicaux, le fait que le requérant fût conscient de sa maladie ne suffisait pas à éviter une rechute, il était essentiel qu’il bénéficie aussi de la surveillance régulière d’un référent. Elle a relevé que, contrairement au tribunal de Copenhague, la cour régionale n’avait pas développé cette question.

88. La chambre a considéré que le fait de renvoyer le requérant en Turquie, où, selon ses dires, il n’avait aucun réseau familial ou social, se traduirait inévitablement par des difficultés supplémentaires. Elle a estimé qu’il était donc d’autant plus nécessaire qu’il bénéficie dans le pays de destination des mesures de suivi et de surveillance nécessaires d’une part au bon déroulement de sa thérapie psychiatrique ambulatoire et d’autre part à la prévention d’une dégénérescence de son système immunitaire, et que, à tout le moins, il soit accompagné régulièrement par un référent. Comme le tribunal de Copenhague, elle a estimé qu’il était difficile de déterminer avec certitude si, une fois renvoyé en Turquie, le requérant aurait une possibilité réelle de suivre le traitement psychiatrique qui lui était nécessaire, et notamment d’avoir accès aux mesures de suivi et de surveillance dont il avait besoin dans le cadre de sa thérapie ambulatoire intensive. Elle a relevé que cette incertitude faisait naître des doutes sérieux quant aux conséquences qu’aurait pour lui un éloignement. Elle a donc considéré que les autorités danoises devaient s’assurer qu’à son arrivée en Turquie, les autorités de ce pays lui attribueraient un référent capable de répondre à ses besoins, avec lequel il serait en contact régulier. Elle a conclu que s’il était renvoyé en Turquie sans que les autorités danoises aient obtenu des autorités turques des assurances en ce sens, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention.

B. Thèses des parties devant la Grande Chambre

1. Le requérant

89. Le requérant soutient que les faits de l’espèce s’analysent en une violation à son égard des droits garantis par l’article 3 de la Convention. Il argue qu’il est atteint de schizophrénie paranoïde, une affection de longue durée très grave reconnue au niveau international, notamment par l’Organisation mondiale de la santé. Il affirme qu’il a été médicalement établi que cette maladie mentale peut atteindre un degré de gravité tel que, en l’absence de traitement adapté, le patient risque de connaître un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé associé à des souffrances intenses, ou une réduction notable de son espérance de vie, et devenir dangereux pour lui-même et pour les autres.

90. À l’argument qui consiste à dire qu’il est difficile d’apprécier l’état de santé mentale d’un individu car, certains symptômes pouvant être simulés, cette appréciation revêtirait un caractère subjectif, le requérant répond qu’il a présenté des preuves médicales solides couvrant une longue période. Il fait valoir que trois psychiatres consultants ont confirmé à différentes dates le diagnostic de sa maladie, l’évolution de son état de santé et de son comportement, ainsi que l’importance cruciale de le faire bénéficier dans le cadre de son traitement d’un suivi et d’une surveillance, ainsi que d’autres mesures propres à prévenir une rechute. Il soutient que lorsque les professionnels de santé ont tenté de réduire ses doses de médicaments au début de l’année 2013, il a été déstabilisé et a présenté des symptômes psychotiques qui ont nécessité son immobilisation au moyen d’une sangle pendant une semaine. Il considère que cet épisode est révélateur de la fragilité de son état de santé mentale à l’époque et montre d’une part que même après plusieurs années de traitement ciblé en hôpital spécialisé, il avait toujours besoin d’une surveillance et de l’intervention des professionnels de santé, et d’autre part que lorsqu’il a été expulsé en Turquie, il n’était pas prêt à suivre de manière autonome un traitement ambulatoire.

91. Il estime donc qu’il a apporté un commencement de preuve lorsqu’il a communiqué des éléments d’ordre médical qui, d’après lui, montraient clairement qu’il existait des motifs sérieux de croire que son éloignement l’exposerait à un risque réel de se trouver dans une situation relevant de l’article 3. Renvoyant au jugement rendu par le tribunal de Copenhague le 14 octobre 2014, il soutient que les autorités danoises étaient pleinement conscientes des risques graves auxquels son expulsion l’exposerait.

92. Il ajoute que pourtant, dans sa décision du 13 janvier 2015, la cour régionale s’est contentée de s’appuyer sur les informations d’ordre général relatives aux traitements et médicaments disponibles en Turquie selon la base de données MedCOI (paragraphe 66 ci-dessus). À cet égard, il indique que de nombreuses sources ont critiqué les méthodes et les résultats à partir desquels cette base de données est alimentée. En particulier, on ne saurait pas comment sont obtenues les informations qui y figurent ; de plus, les informations de cette nature seraient toujours anonymisées, ce qui soulèverait des doutes quant à la transparence, l’exactitude et la fiabilité des sources utilisées. Dans le cas du requérant, ces informations seraient clairement insuffisantes pour contrebalancer les éléments médicaux très sérieux versés au dossier.

93. Le requérant avance en outre que même la disponibilité générale des traitements psychiatriques en Turquie est sujette à caution. Il renvoie à l’Atlas de la santé mentale 2017 de l’Organisation mondiale de la santé, d’où il ressortirait que la Turquie compte 1,64 psychiatre pour 100 000 habitants, soit le taux le plus faible de tous les États membres de l’Organisation mondiale de la santé. Il estime que dans ces conditions, le contexte commandait un examen par les autorités danoises de la question de savoir s’il aurait effectivement accès au traitement adéquat, et il affirme que la cour régionale a omis de procéder à pareil examen.

94. Évoquant sa situation actuelle, il allègue qu’en Turquie, le traitement adapté à son état n’est ni disponible de manière générale ni accessible de fait dans son cas particulier car on ne trouve pas dans le pays les services et infrastructures sanitaires de base ni les ressources et/ou médicaments essentiels. Il indique qu’il peut seulement obtenir certains comprimés de manière sporadique et que le coût de son traitement est élevé. Il soutient qu’il aurait donc été particulièrement important dans son cas d’obtenir des assurances individuelles avant de procéder à son expulsion. Il estime que les conséquences prévisibles d’une absence de traitement adéquat ont été décrites de manière claire par les psychiatres dans les déclarations que ceux-ci ont faites lors des procédures internes, et que les autorités danoises auraient donc dû s’assurer que son traitement ne serait pas interrompu après son éloignement. Il allègue que cette tâche n’était pas insurmontable étant donné que le Danemark a une grande ambassade en Turquie. Selon lui, les autorités danoises auraient donc aisément pu rechercher l’assurance que son traitement médical ne serait pas interrompu s’il était éloigné, et, en l’absence de pareille assurance, elles auraient dû s’abstenir de l’expulser.

95. Le requérant conteste également l’argument du Gouvernement selon lequel l’attribution d’un référent est une mesure sociale plutôt qu’une composante de son traitement médical. Il soutient qu’au contraire, les psychiatres ont clairement indiqué dans leurs rapports que cette mesure faisait partie intégrante de son traitement médical. Il affirme qu’il a besoin d’un référent d’une part pour suivre correctement son traitement afin de ne pas rechuter et risquer de devenir dangereux pour lui ou pour les autres et d’autre part pour ne pas négliger les effets secondaires potentiellement dangereux de ce traitement. Il précise qu’il n’a jamais demandé à bénéficier en Turquie de soins de qualité équivalente à ceux dont il bénéficiait au Danemark, mais qu’il ne peut se passer des mesures de traitement essentielles, dont l’accompagnement par un référent, que les psychiatres lui ont prescrites.

96. À cet égard, il argue que les autorités ont certes obtenu des informations selon lesquelles, de manière générale, des traitements psychiatriques sont disponibles en Turquie, et même pris en charge par le système national de santé, mais qu’il ne peut pas bénéficier dans ce pays de l’accompagnement quotidien d’un référent assurant le suivi et la surveillance dont il a absolument besoin pour ne pas rechuter. Il ajoute que les autorités danoises n’ont pas reçu de la Turquie l’assurance qu’il pourrait à son arrivée dans le pays bénéficier de pareil accompagnement dans le cadre d’une thérapie ambulatoire.

97. Enfin, il soutient qu’étant donné la situation déplorable dans laquelle il se trouve depuis qu’il a été expulsé (paragraphes 70-71 ci-dessus), la jurisprudence établie en la matière et les faits de la cause confirment pleinement le constat de violation de l’article 3 de la Convention qui a été fait par la chambre.

2. Le Gouvernement

98. Le Gouvernement maintient que l’exécution de la décision d’expulsion prononcée contre le requérant n’a pas emporté violation de l’article 3 de la Convention. Il cite abondamment la jurisprudence de la Cour relative à la question de l’éloignement d’étrangers gravement malades, et se réfère en particulier aux standards posés en la matière dans l’arrêt Paposhvili (précité). Il note toutefois que la Cour n’a pas précisé dans cet arrêt si le standard qu’elle y établit au paragraphe 183 s’appliquait aussi dans les affaires relatives à l’éloignement d’étrangers malades mentaux.

99. Il considère pour sa part que ce standard ne peut être appliqué tel quel en pareil cas. À cet égard, il soutient qu’en raison de leur nature, des symptômes qui les caractérisent et des traitements dont elle peuvent relever, les maladies mentales ne sont pas comparables aux maladies en phase terminale ni aux autres maladies physiques graves qui nécessitent un traitement intensif continu. D’après lui, les maladies physiques se manifestent par des signes objectivement observables ou mesurables dans une plus grande mesure que les maladies mentales : en raison de leur nature, celles-ci seraient diagnostiquées sur la base de facteurs psychologiques, notamment d’une observation du comportement et/ou des déclarations du patient.

100. En ce qui concerne les critères spécifiques énoncés au paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili (précité), le Gouvernement soutient que les notions de « déclin rapide et irréversible » et, dans une certaine mesure, de « souffrances intenses » qui sont appliquées pour déterminer si un étranger souffre d’une maladie physique très grave ne peuvent être valablement utilisées pour déterminer si un étranger souffre d’une maladie mentale très grave. Il considère ainsi qu’on ne peut pas partir du principe que l’interruption du traitement d’une maladie mentale aurait les mêmes conséquences prévisibles que l’interruption du traitement d’une affection physique, telle qu’un cancer, une insuffisance rénale ou encore une cardiopathie. Il argue par ailleurs que les personnes souffrant d’une maladie mentale peuvent rester capables de mener leur vie quotidienne de manière fonctionnelle et qu’il est donc très complexe de déterminer si leur état de santé a gravement décliné et d’établir les critères à appliquer pour rechercher si ce déclin a entraîné des souffrances intenses.

101. Il considère que le critère du déclin « irréversible » de l’état de santé n’est pas directement applicable aux maladies mentales à moins s’il ne soit avéré qu’une interruption de traitement emporterait potentiellement pour l’intéressé des conséquences telles un risque sensiblement accru de suicide ou de comportement auto‑agressif. Il soutient à cet égard qu’une personne malade mentale peut cesser de son propre chef de suivre son traitement si elle n’est pas suffisamment consciente de sa maladie, mais que dans la grande majorité des cas, elle peut aussi le reprendre ultérieurement et voir son état se stabiliser.

102. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour relative à l’éloignement d’étrangers atteints de schizophrénie, il ajoute qu’il y a lieu en pareil cas de procéder à une analyse approfondie de la situation personnelle de l’intéressé, et que pour déterminer si l’éloignement serait alors contraire à l’article 3, il est essentiel de prendre en compte la nature de la maladie et la conscience qu’en a la personne, ainsi que la nécessité pour elle de suivre un traitement au moment considéré. Il considère qu’un diagnostic psychiatrique ne suffit donc pas à lui seul à faire relever une situation donnée de l’article 3 de la Convention. Il soutient que le seuil applicable en pareil cas doit être très élevé.

103. Il avance ensuite que quand bien même les critères énoncés dans l’arrêt Paposhvili seraient applicables tels quels aux cas d’éloignement d’étrangers malades mentaux, le seuil d’application de l’article 3 n’aurait pas été atteint en l’espèce. Il argue que tant que ce seuil n’est pas atteint, la question de la disponibilité d’un traitement médical adéquat, suffisant et accessible ne se pose pas, et que la chambre n’a pas vérifié que tel fût le cas en l’espèce. Il estime que la Cour devrait fonder son examen sur les constatations de fait des juridictions danoises, qui ont d’après lui examiné soigneusement l’impact que l’éloignement du requérant risquerait d’avoir sur sa santé, compte tenu des informations qu’avaient communiquées les autorités et experts compétents. Or, selon lui, ni les éléments médicaux qui ont été produits ni les constats que les juridictions internes ont formulés à cet égard ne permettaient de dire qu’en cas d’éloignement vers la Turquie, le requérant serait exposé à un risque de « déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses » au sens du paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili (précité).

104. Plus précisément, les éléments d’ordre médical présentés devant les juridictions internes auraient montré que le requérant avait pleinement conscience de sa maladie, qu’il était très motivé à suivre un traitement psychiatrique, et notamment à prendre ses médicaments psychoactifs, qu’il admettait clairement qu’il avait besoin d’une thérapie, et qu’il présenterait une bonne perspective de guérison si, à sa sortie, il faisait l’objet d’un suivi et d’une surveillance dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive. Aucune évaluation psychiatrique n’aurait jamais abouti à la conclusion qu’en cas d’éloignement vers la Turquie, il serait exposé à des « souffrances intenses » parce qu’il ne pourrait pas avoir accès à un traitement médical ou à un accompagnement régulier par un référent.

105. De plus, rien ne permettrait de dire que la maladie du requérant deviendrait « irréversible » en l’absence de traitement. Le diagnostic posé au départ n’aurait pas été celui d’une maladie mentale mais d’une déficience mentale accompagnée d’un handicap fonctionnel léger à modéré et d’un trouble de la personnalité caractérisé par un manque de maturité et d’empathie, une instabilité émotionnelle et un comportement impulsif. Le diagnostic de schizophrénie n’aurait été posé qu’en 2008 et pourtant, la mise en place d’un traitement adéquat aurait permis de stabiliser l’état de santé du requérant puis de l’améliorer. Les antécédents médicaux de l’intéressé montreraient donc que bien qu’il n’ait pas été traité pour schizophrénie pendant plusieurs années, il a pu commencer un traitement qui a eu pour effet de réduire ses symptômes psychotiques, voire, à certains moments, de les faire disparaître complètement.

106. Le Gouvernement soutient par ailleurs que le requérant pourrait rechuter indépendamment du fait qu’il réside en Turquie ou au Danemark, étant donné qu’il souffre d’une affection de longue durée nécessitant un traitement. Il estime que même si le traitement venait à être interrompu en Turquie, les conséquences de cette interruption n’atteindraient pas le seuil de gravité élevé de déclenchement de l’application de l’article 3.

107. Il ajoute que les soins généralement disponibles en Turquie et la possibilité effective pour le requérant d’y avoir accès sont suffisants et adéquats pour traiter la maladie de l’intéressé. Il affirme que les autorités danoises, et en particulier la cour régionale du Danemark oriental, ont examiné, au regard des informations et des éléments dont elles disposaient, l’offre de soins en Turquie et la possibilité qu’aurait le requérant d’y accéder, compte tenu notamment du coût des médicaments et des soins, de la distance à parcourir pour avoir accès aux soins et de la possibilité pour le requérant de communiquer avec les soignants dans une langue qu’il parle. Il estime que les juridictions internes ont donc procédé à un examen approfondi et individualisé de l’impact qu’un renvoi en Turquie aurait sur l’état de santé du requérant, et qu’il n’y avait pas de « sérieux doutes » quant aux conséquences pour celui-ci d’un éloignement vers ce pays, de sorte que l’obtention d’assurances individuelles à cet égard n’eût pas été nécessaire.

108. Le Gouvernement observe que la chambre a conclu que les autorités danoises auraient dû obtenir des autorités turques l’assurance qu’à son arrivée en Turquie, le requérant continuerait à bénéficier de l’accompagnement d’un référent avec lequel il serait en contact régulier. Estimant pour sa part que l’attribution d’un référent est une mesure sociale, il soutient que la chambre est ainsi allée au-delà des exigences découlant de l’arrêt Paposhvili (précité), où il se serait agi d’obtenir l’assurance qu’un homme gravement malade souffrant de leucémie aurait accès à un traitement particulier. La chambre aurait ainsi abaissé le seuil à partir duquel l’État de renvoi doit obtenir une assurance, et « invalidé » la jurisprudence bien établie, selon laquelle le paramètre de référence ne serait pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi.

109. Enfin, en ce qui concerne la situation actuelle du requérant, le Gouvernement affirme que l’intéressé n’a produit aucun élément permettant de dire qu’il ait connu des rechutes ou une aggravation de ses symptômes psychotiques depuis son expulsion vers la Turquie. Il considère que les difficultés auxquelles le requérant dit être confronté en Turquie – ne pas sortir et ne pas parler le turc – ne sauraient être jugées constitutives d’une situation contraire à l’article 3. Il ajoute que, en réalité, le requérant vit dans un village kurde, il parle le kurde couramment et il perçoit toujours la pension d’invalidité de quelque 1 300 EUR par mois qui lui avait été accordée par les autorités danoises.

3. Les tiers intervenants

110. Les gouvernements allemand, britannique, français, néerlandais, norvégien, russe et suisse ont été autorisés à intervenir dans la procédure, de même que l’organisation non gouvernementale Amnesty International et le Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux de l’Université Paris Nanterre (le CREDOF).

a) Les gouvernements intervenants

111. Les gouvernements intervenants avancent des arguments globalement similaires qui peuvent être résumés comme suit.

112. Premièrement, ils estiment que la chambre a mal interprété la jurisprudence établie en la matière, y compris l’arrêt Paposhvili (précité), et qu’elle a élargi la portée de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne l’expulsion d’étrangers gravement malades. Renvoyant à la jurisprudence pertinente de la Cour, ils s’accordent à dire que le seuil de gravité au-delà duquel l’article 3 de la Convention trouve à s’appliquer dans les affaires concernant l’éloignement d’étrangers gravement malades a toujours été très élevé. Ils affirment que l’arrêt Paposhvili précise cette approche mais ne s’en éloigne pas, et soutiennent que le seuil de gravité doit rester très élevé. Ils considèrent ainsi qu’il devrait rester vraiment « très exceptionnel » que l’application du critère Paposhvili aboutisse à un constat de violation, compte tenu en particulier des « notions qui prévalent » et des « conditions actuelles » ainsi que de la nécessité de ne pas imposer aux États contractants, dont les ressources seraient limitées, une charge excessive qui risquerait de compromettre sérieusement leur capacité de conserver un système de santé économiquement viable qui soit à même de soigner les personnes résidant régulièrement sur le territoire national. Cette réalité aurait été visible avant même la crise provoquée par la pandémie de COVID-19 et elle serait d’autant plus criante aujourd’hui. Les gouvernements intervenants soutiennent qu’un abaissement du seuil d’application de l’article 3 reviendrait en fait à faire peser sur chaque État la lourde charge de pallier les disparités entre son système de soins et ceux de pays tiers. Ils arguent que la protection contre l’expulsion doit servir non pas à permettre aux intéressés de bénéficier du meilleur traitement disponible pour une maladie donnée ou d’accroître leurs chances de guérison, mais à faire en sorte qu’ils ne soient pas exposés à un traitement proscrit par l’article 3 de la Convention.

113. Deuxièmement, les gouvernements intervenants formulent de nombreuses observations concernant différents aspects du standard établi dans l’arrêt Paposhvili (précité). Ils s’accordent essentiellement à considérer que le critère Paposhvili ne doit pas être aménagé pour les personnes malades mentales mais appliqué tel quel, quoiqu’un certain degré d’interprétation puisse être utile pour qu’il corresponde mieux aux spécificités des troubles mentaux. Le gouvernement britannique considère en particulier qu’un déclin grave et rapide de l’état de santé mentale qui serait réversible en cas de traitement ne répondrait pas à ce critère. Il appelle également l’attention de la Cour sur le risque que certaines personnes simulent des troubles mentaux, ce qui pourrait selon lui donner lieu à des abus. Il ajoute que la norme établie dans la jurisprudence est celle d’« une réduction significative de l’espérance de vie » et qu’elle ne couvre donc pas le risque de suicide, le suicide étant selon lui un acte délibéré. De manière plus générale, le gouvernement britannique est d’avis que cette expression est trop vague et générale. Il considère par ailleurs que tous les éléments du critère Paposhvili doivent être pris en compte ensemble et considérés comme nécessaires pour que le seuil d’application de l’article 3 soit atteint. Ainsi selon lui, la « réduction significative de l’espérance de vie » ne saurait en aucun cas être considérée comme le seul élément requis pour que ce seuil soit atteint, mais ne peut révéler à elle seule une violation de l’article 3 que si elle découle du « déclin grave, rapide et irréversible de [l’]état de santé » de l’intéressé.

114. Les gouvernements intervenants estiment qu’en toute hypothèse, il ne faut pas étendre davantage le standard établi dans l’arrêt Paposhvili (précité) : selon eux, celui-ci élargissait déjà la portée de l’article 3 dans les cas d’éloignement d’étrangers gravement malades. Plusieurs d’entre eux indiquent qu’ils ont intégré ce standard dans leur droit interne afin de se conformer aux obligations qui leur incombent en vertu de la Convention.

115. Citant le paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili (précité), les gouvernements intervenants invitent la Grande Chambre à réaffirmer la nécessité d’examiner en premier lieu, avant d’aborder toute autre question, notamment celle de la disponibilité et de l’accessibilité du traitement, la question de savoir si le seuil requis a été atteint dans le cas d’espèce, en d’autres termes s’il y a « des motifs sérieux de croire que [l’intéressé] (…) ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être expos[é] à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie ». Ils considèrent que ce point est particulièrement important dans les cas d’expulsion d’étrangers atteints de troubles mentaux, les affections de ce type revêtant selon eux un caractère plus subjectif que les maladies somatiques. Sur ce point, ils critiquent l’arrêt de la chambre, estimant que celle-ci a omis cette étape nécessaire et a, concrètement, abaissé le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3, ce qu’ils n’estiment ni raisonnable ni justifié.

116. Les gouvernements intervenants soutiennent en outre qu’il appartenait au requérant de démontrer qu’il subirait, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, les conséquences mentionnées au paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili (précité). Le gouvernement britannique ajoute que les passages de l’arrêt Paposhvili relatifs à la charge de la preuve doivent être interprétés de manière réaliste, en d’autres termes que l’on ne peut attendre des États contractants qu’ils demandent à des experts médicaux d’examiner chaque individu ayant introduit une demande de maintien sur le territoire pour raisons médicales ou qu’ils recueillent des informations sur la présence de proches parents de l’intéressé dans son pays d’origine. Il estime que les États pourraient, le cas échéant, recueillir des informations sur les traitements disponibles dans l’État de destination, mais qu’on ne peut raisonnablement pas attendre d’eux qu’ils recherchent des informations concernant les besoins médicaux spécifiques de chaque requérant.

117. Les gouvernements intervenants exposent ensuite leur conception de la notion de traitements « suffisants et adéquats » dans l’État de destination. Ils estiment que cette notion appelle une appréciation large et non partisane fondée sur des éléments objectivement vérifiables, en particulier sur une expertise indépendante, et que les juridictions internes sont mieux placées que la Cour européenne pour procéder à pareille appréciation au cas par cas. Ils sont d’avis que l’on ne doit pas considérer qu’un traitement « suffisant et adéquat » inclue des mesures sociales. Ils répètent que le paramètre de référence n’est pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi.

118. Sur la question de l’accessibilité du traitement médical dans le pays de destination, les gouvernements intervenants estiment, d’une part, qu’on ne doit pas partir du principe que le fait qu’un individu soit malade mental le rend inapte à prendre des décisions quant à son propre traitement et, d’autre part, que si le réseau social ou familial peut effectivement être une considération pertinente dans ce contexte, l’absence d’un tel réseau n’exclut pas qu’une personne malade mentale puisse avoir effectivement accès au traitement médical dont elle a besoin. Ils considèrent que les États contractants ne devraient pas être soumis à l’obligation de fournir des soins de santé gratuits et illimités à des étrangers qui ont les facultés mentales nécessaires pour prendre des décisions concernant leur santé et qui peuvent accéder à un traitement adéquat en cas de renvoi dans le pays de destination mais qui n’utiliseront pas ou peut-être pas cette possibilité.

b) Amnesty International

119. Amnesty International soutient qu’il existe un lien entre d’une part, le droit à la santé, et notamment à des soins et traitements de santé mentale, et, d’autre part, l’interdiction de la torture et des mauvais traitements. L’organisation évoque à l’appui de son argument plusieurs textes de droit international qui mettent en lumière, selon elle, l’existence d’un tel lien. Elle considère qu’il convient d’aborder la question des soins et traitements de santé mentale en suivant une approche fondée sur les droits, axée sur un processus global et multisectoriel qui s’appuie sur des réseaux d’appui communautaire et sur un ensemble de prestataires de service.

c) Le CREDOF

120. Le CREDOF soutient que les patients malades mentaux devraient bénéficier d’une protection accrue au regard de l’article 3 dans les affaires d’éloignement. Il considère que pour apprécier l’adéquation d’un traitement médical disponible dans le pays de destination, il convient d’évaluer ses effets thérapeutiques, la disponibilité d’un environnement de soins et d’un suivi adéquats, et de tenir compte de la nécessité d’envisager le traitement comme un processus continu. Citant plusieurs affaires internationales, il soutient que ces deux derniers critères sont déterminants, l’interruption brutale du traitement de certains troubles mentaux étant d’après lui susceptible, du fait de la nature même des troubles en question, d’avoir sur le patient un effet tel que l’article 3 trouverait à s’appliquer. Il observe par ailleurs que la perception que l’on a généralement des patients malades mentaux, au contraire des patients présentant des troubles physiques, est qu’ils peuvent parfois simuler leur maladie. Il expose que cette perception a souvent pour effet une mise en doute de leur état de santé et rend en outre plus difficiles le diagnostic de leur maladie et l’appréciation juridique de leur situation. Il considère que par conséquent, la Cour devrait prendre particulièrement garde que les standards qu’elle pose en la matière n’amoindrissent pas la protection offerte par l’article 3 dans le cas des étrangers malades mentaux. Enfin, il fait état d’une corrélation entre le soutien familial et les perspectives d’amélioration de l’état des patients malades mentaux, et de statistiques selon lesquelles le risque de suicide serait très élevé chez ces patients.

C. Appréciation de la Cour

1. Article 3 : les principes généraux

121. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quelque répréhensible qu’ait pu être la conduite de l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Aswat c. Royaume‑Uni, no 17299/12, § 49, 16 avril 2013).

122. Cette prohibition ne concerne toutefois pas tous les mauvais traitements. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, § 29, CEDH 2008, Paposhvili, précité, §174, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).

123. Un examen de la jurisprudence de la Cour fait apparaître que l’article 3 a la plupart du temps été appliqué dans des contextes où le risque pour l’individu d’être soumis à l’une quelconque des formes prohibées de traitements procédait d’actes infligés intentionnellement par des agents de l’État ou des autorités publiques. Toutefois, compte tenu de l’importance fondamentale de cette disposition, la Cour s’est réservé une souplesse suffisante pour traiter de son application dans d’autres situations susceptibles de se présenter (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 50, CEDH 2002‑III, et Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, § 111, CEDH 2012 (extraits)). En particulier, elle a jugé que la souffrance due à une maladie survenant naturellement peut relever de l’article 3 si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement dont les autorités peuvent être tenues pour responsables (N. c. Royaume-Uni, précité, § 29). Elle a également précisé qu’il ne lui est pas pour autant interdit d’examiner le grief d’un requérant sous l’angle de l’article 3 lorsque le risque que l’intéressé subisse dans le pays de destination des traitements prohibés provient de facteurs qui ne peuvent engager, directement ou non, la responsabilité des autorités publiques de ce pays (Paposhvili, précité, § 175).

2. Article 3 : l’expulsion d’étrangers gravement malades

124. Dans ses précédents arrêts portant sur l’extradition, l’expulsion ou le renvoi dans un pays tiers de ressortissants étrangers, la Cour a constamment dit que les États parties ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. L’expulsion d’un étranger par un État partie peut toutefois soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (ibidem, §§ 172-173, et les références citées).

125. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Paposhvili (précité), la Cour a passé en revue les principes applicables, en commençant par ceux posés dans l’affaire D. c. Royaume-Uni (2 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III).

126. Elle a rappelé que dans l’affaire D. c. Royaume-Uni, qui concernait la décision prise par les autorités britanniques d’expulser vers Saint-Kitts un étranger malade du SIDA au stade terminal de sa maladie, elle avait considéré que cet éloignement aurait exposé le requérant à un risque réel de mourir dans des circonstances particulièrement douloureuses, et constitué un traitement inhumain (ibidem, § 53). Elle avait alors jugé que l’affaire était marquée par des « circonstances très exceptionnelles », à savoir que le requérant souffrait d’une maladie incurable en phase terminale, et qu’il n’était pas certain qu’il pût bénéficier à Saint-Kitts de soins médicaux ou infirmiers ni qu’il eût sur place un parent désireux ou en mesure de s’occuper de lui ni d’autres formes de soutien moral ou social (ibidem, §§ 52-53). Considérant que, dans ces conditions, ses souffrances atteindraient le minimum de gravité requis pour que l’article 3 trouve à s’appliquer, elle avait conclu que des considérations humanitaires impérieuses militaient contre l’expulsion du requérant (ibidem, § 54).

127. La Cour a ensuite observé que depuis l’arrêt N. c. Royaume-Uni ([GC], no 26565/05, CEDH 2008), dans lequel elle avait conclu, postérieurement à l’arrêt D. c. Royaume-Uni, que l’éloignement du requérant n’emporterait pas violation de l’article 3, elle avait déclaré irrecevables pour défaut manifeste de fondement de nombreuses requêtes introduites par des étrangers séropositifs ou souffrant de graves maladies physiques ou mentales qui soulevaient des questions du même ordre. Elle a noté que plusieurs arrêts avaient également été adoptés en la matière et que dans tous – à l’exception de l’arrêt Aswat, précité, qui concernait l’extradition vers les États-Unis d’un détenu souffrant de schizophrénie paranoïde – elle avait jugé que l’éloignement des requérants n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention (Paposhvili, précité, § 179).

128. Elle a déduit de ce rappel de jurisprudence que la pratique qu’elle avait suivie depuis l’arrêt N. c. Royaume-Uni, précité, qui consistait à n’appliquer l’article 3 de la Convention qu’aux cas où la personne faisant l’objet d’une mesure d’expulsion se trouvait au seuil de la mort, avait eu pour effet de priver du bénéfice de cette disposition les étrangers qui étaient gravement malades mais qui ne se trouvaient pas dans un état aussi critique. Elle a observé qu’en outre, la jurisprudence postérieure à l’arrêt N. c. Royaume-Uni ne renfermait pas d’indications plus précises permettant de dire quels pouvaient être les « cas très exceptionnels » visés dans cet arrêt, hormis les circonstances examinées dans l’arrêt D. c. Royaume-Uni (Paposhvili, précité, § 181).

129. Elle s’est donc attachée à préciser quels « autres cas » pouvaient être qualifiés de « très exceptionnels ». Elle a rappelé à cet égard qu’il est essentiel que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui rende les garanties qu’elle contient concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (ibidem, § 182) :

« 183. La Cour estime qu’il faut entendre par « autres cas très exceptionnels » pouvant soulever, au sens de l’arrêt N. c. Royaume-Uni (§ 43), un problème au regard de l’article 3 les cas d’éloignement d’une personne gravement malade dans lesquels il y a des motifs sérieux de croire que cette personne, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie. La Cour précise que ces cas correspondent à un seuil élevé pour l’application de l’article 3 de la Convention dans les affaires relatives à l’éloignement des étrangers gravement malades. »

130. Quant au point de savoir si ces conditions sont remplies dans un cas d’espèce, la Cour a rappelé que l’article 3 fait peser sur les autorités internes l’obligation de mettre en place des procédures adéquates leur permettant d’examiner les craintes exprimées par les intéressés et d’évaluer les risques que ceux-ci encourraient en cas de renvoi dans le pays de destination (ibidem, §§ 184-185). Dans le cadre de ces procédures :

a) il appartient aux requérants de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure litigieuse était mise à exécution, ils seraient exposés à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 (ibidem, § 186) ;

b) lorsque de tels éléments sont produits, il incombe aux autorités de l’État de renvoi de dissiper les doutes éventuels à leur sujet et de soumettre le risque allégué à un contrôle rigoureux à l’occasion duquel les autorités de l’État de renvoi doivent envisager les conséquences prévisibles pour l’intéressé d’un renvoi dans l’État de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé ; pareille évaluation implique d’avoir égard à des sources générales telles que les rapports de l’Organisation mondiale de la santé ou les rapports d’organisations non gouvernementales réputées, ainsi qu’aux attestations médicales établies au sujet de la personne malade (ibidem, § 187) ; il faut pour évaluer les conséquences du renvoi pour l’intéressé comparer son état de santé avant l’éloignement avec celui qui serait le sien dans l’État de destination après y avoir été envoyé (ibidem, § 188) ;

c) les autorités de l’État de renvoi doivent vérifier au cas par cas si les soins généralement disponibles dans l’État de destination sont suffisants et adéquats en pratique pour traiter la maladie dont souffre l’intéressé de telle manière qu’il ne soit pas exposé à un traitement contraire à l’article 3 (ibidem, § 189) ;

d) les autorités de l’État de renvoi doivent aussi s’interroger sur la possibilité effective pour l’intéressé d’avoir accès au traitement nécessaire, compte tenu notamment de son coût, de l’existence d’un réseau social et familial et de la distance à parcourir pour accéder aux soins requis (ibidem, § 190) ;

e) dans l’hypothèse où, après l’examen des données de la cause, de sérieux doutes persistent quant à l’impact de l’éloignement sur les intéressés – en raison de la situation générale dans l’État de destination et/ou de leur situation individuelle – il appartient à l’État de renvoi d’obtenir de l’État de destination, comme condition préalable à l’éloignement, des assurances individuelles et suffisantes que des traitements adéquats seront disponibles et accessibles aux intéressés afin que ceux-ci ne se retrouvent pas dans une situation contraire à l’article 3 (ibidem, § 191).

131. La Cour a souligné à cet égard que le paramètre de référence n’est pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi ; il ne s’agit pas, en effet, de savoir si les soins dans l’État de destination seront équivalents ou inférieurs à ceux qu’offre le système de santé de l’État de renvoi. Elle a souligné que l’on ne saurait non plus déduire de l’article 3 un droit à bénéficier dans l’État de destination d’un traitement particulier qui ne serait pas disponible pour le reste de la population (ibidem, § 189). Elle a précisé qu’en cas d’éloignement de personnes gravement malades, le fait qui provoque le traitement inhumain et dégradant et engage la responsabilité de l’État de renvoi au regard de l’article 3 n’est pas le manque d’infrastructures médicales dans l’État de destination. Elle a ajouté que n’est pas davantage en cause en pareil cas une quelconque obligation pour l’État de renvoi de pallier les disparités entre son système de soins et le niveau de traitement existant dans l’État de destination, en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers non titulaires du droit de demeurer sur son territoire. Elle a expliqué que la responsabilité qui se trouve engagée sur le terrain de la Convention dans ce type de cas naît du fait que l’État de renvoi a pris une mesure, en l’occurrence l’expulsion, de nature à exposer quelqu’un à un risque de traitement prohibé par l’article 3 (ibidem, § 192). Enfin, elle a souligné que la question de savoir si l’État de destination est un État partie à la Convention n’est pas déterminante.

132. Depuis l’arrêt Paposhvili (précité), il n’y a eu aucune nouvelle évolution de la jurisprudence pertinente.

3. Considérations générales sur les critères posés dans l’arrêt Paposhvili

133. Aux fins de l’examen du cas d’espèce, la Grande Chambre estime utile, eu égard aux observations que lui ont communiquées les parties et les tiers intervenants et au raisonnement qu’avait suivi la chambre, de confirmer que l’arrêt Paposhvili (précité) pose un standard exhaustif qui tient dûment compte de tous les considérations pertinentes aux fins de l’article 3 de la Convention : il préserve le droit général pour les États contractants de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, tout en reconnaissant la nature absolue de l’article 3. Elle réaffirme donc le standard et les principes établis dans l’arrêt Paposhvili (précité).

134. Premièrement, les éléments produits doivent être propres à « démontrer qu’il y a des raisons sérieuses » de croire qu’en tant que « personne gravement malade », le requérant « ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie » (ibidem, § 183).

135. Deuxièmement, ce n’est que lorsque ce seuil de gravité est atteint, et que l’article 3 est par conséquent applicable, que les obligations de l’État de renvoi énumérées aux paragraphes 187 à 191 de l’arrêt Paposhvili (paragraphe 130 ci-dessus) deviennent pertinentes.

136. Troisièmement, la Cour souligne la nature procédurale des obligations qui incombent aux États contractants en vertu de l’article 3 de la Convention dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un étranger gravement malade. Elle rappelle qu’elle se garde d’examiner elle-même les demandes de protection internationale ou de vérifier la manière dont les États contrôlent l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. En vertu de l’article 1 de la Convention, ce sont en effet les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis et qui sont, à ce titre, tenues d’examiner les craintes exprimées par les requérants et d’évaluer les risques qu’ils encourraient en cas de renvoi dans le pays de destination au regard de l’article 3. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme (ibidem, § 184).

4. Pertinence du critère de franchissement du seuil de gravité posé dans l’arrêt Paposhvili dans les affaires concernant l’éloignement d’un étranger malade mental

137. La Cour a toujours appliqué les mêmes principes dans les affaires concernant l’expulsion de requérants gravement malades, indépendamment du type d’affection – somatique ou mentale – qu’ils présentaient. Dans l’arrêt Paposhvili (précité), elle a examiné la jurisprudence concernant tant les requérants souffrant de maladies physiques que ceux souffrant de maladies mentales avant d’énoncer le nouveau standard applicable (voir le paragraphe 127 ci‑dessus et les références citées dans l’arrêt Paposhvili, précité, § 179). Le paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili renvoie d’ailleurs à « une personne gravement malade », sans préciser de type de maladie concerné. Le standard établi dans ce paragraphe n’est donc pas limité à une catégorie particulière de pathologies, et encore moins aux seules maladies physiques : il peut s’étendre à tout type de maladie, notamment aux maladies mentales, pour autant que la situation du malade concerné corresponde à l’ensemble des critères énoncés dans l’arrêt Paposhvili.

138. En particulier, le critère de franchissement du seuil de gravité posé au paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili (précité) ne mentionne dans ses parties pertinentes aucune affection particulière ; il renvoie plus largement à l’« irréversibilité » du « déclin de [l’]état de santé » de l’intéressé. Il s’agit là d’un concept plus large, qui peut englober une multitude de facteurs, y compris les effets directs d’une maladie et ses conséquences plus indirectes. En outre, il serait erroné de dissocier les différents éléments de ce critère. En effet, comme indiqué au paragraphe 134 ci-dessus, le « déclin de [l’]état de santé » est lié aux « souffrances intenses » endurées par l’intéressé. C’est sur le fondement de tous ces éléments pris ensemble et vus dans leur globalité qu’il y a lieu d’apprécier chaque cas concret.

139. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le standard en question est suffisamment souple pour être appliqué dans tous les cas où l’expulsion d’une personne gravement malade constituerait un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention, et ce quelle que soit la nature de la maladie.

5. Application des principes pertinents au cas d’espèce

140. La Grande Chambre observe que dans son arrêt, la chambre n’a pas examiné les circonstances de l’espèce à l’aune du critère de franchissement du seuil de gravité énoncé au paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili (précité). Comme elle l’a rappelé au paragraphe 135 ci-dessus, ce n’est que lorsque ce seuil est atteint qu’entrent en jeu toutes les autres questions, notamment celle de la disponibilité et de l’accessibilité du traitement approprié.

141. Certes, la schizophrénie est une maladie mentale grave, mais le simple fait que le requérant en souffre ne peut à lui seul être considéré comme suffisant pour faire relever son grief de l’article 3 de la Convention.

142. La Cour observe que les éléments d’ordre médical produits par le requérant montrent notamment que l’intéressé était conscient de l’affection dont il souffrait, qu’il admettait clairement qu’il avait besoin d’une thérapie, et qu’il se montrait coopératif. Son plan de traitement reposait sur la prise de deux médicaments antipsychotiques : le Leponex (un médicament dont le principe actif est la clozapine), administré quotidiennement sous forme de comprimés, et le Risperdal Consta, administré par injection toutes les deux semaines. Les experts ont indiqué qu’une rechute provoquée par une interruption de ce traitement « risquerait d’avoir de graves conséquences pour le requérant et pour les tiers » (paragraphe 44 ci-dessus). Ils ont expliqué que l’intéressé se trouverait en particulier exposé à un risque de « résurgence de son agressivité » et pourrait « devenir très dangereux », ce qui « augmenterait significativement le risque qu’il ne commette des infractions violentes, en raison de l’aggravation de ses symptômes psychotiques » (paragraphes 36, 42 et 45 ci-dessus). Ils ont ajouté que le Leponex pouvait provoquer une immunodéficience et que l’intéressé devait donc se soumettre à des examens sanguins à des fins de surveillance somatique toutes les semaines ou tous les mois (paragraphe 63 ci‑dessus).

143. La Cour estime qu’elle n’a pas à se prononcer in abstracto sur la question de savoir si le fait de souffrir d’une forme sévère de schizophrénie doit être considéré comme un état de santé risquant d’entraîner des « souffrances intenses » au sens du critère Paposhvili. En l’espèce, après avoir examiné les éléments produits par les parties devant elle et devant les juridictions internes, elle considère qu’il n’a pas été démontré que le renvoi du requérant vers la Turquie ait exposé l’intéressé à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses, ni, a fortiori, à une réduction significative de son espérance de vie. En effet, il ressort de certaines déclarations médicales pertinentes qu’une rechute pouvait se traduire par une « résurgence de [l’]agressivité » de l’intéressé et « augmente[r] significativement le risque qu’il ne commette des infractions violentes » en raison de l’aggravation de ses symptômes psychotiques. De tels effets auraient certes été très graves et néfastes, mais on ne peut considérer qu’ils auraient été de nature à « entraîner des souffrances intenses » chez le requérant.

144. En l’absence d’élément convaincant en ce sens, la Cour ne peut conclure que le requérant ait jamais présenté un risque de comportement auto-agressif (sur ce point, voir à titre de comparaison Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, §§ 16 et 37, CEDH 2001‑I, et Tatar c. Suisse, no 65692/12, § 16, 14 avril 2015, où les requérants souffraient de schizophrénie paranoïde et où, malgré l’existence d’un risque de comportement auto-agressif, l’article 3 n’était pas applicable). Un des experts a certes évoqué de « graves conséquences » pour le requérant « lui-même », mais il ressort de ses explications que ces conséquences relevaient d’un risque élevé que le requérant ne devienne dangereux pour autrui.

145. Quant aux défaillances du système immunitaire qui peuvent être provoquées par le Leponex, il apparaît que le risque qui pourrait en découler pour la santé physique du requérant ne serait qu’hypothétique et indirect. Il convient de relever que le requérant s’est vu prescrire du Leponex en mai 2013 (paragraphe 35 ci-dessus) et que pendant la période de deux ans qui s’est écoulée entre cette date et le 20 mai 2015, date à laquelle la décision définitive a été rendue dans la procédure de révocation (paragraphe 67 ci-dessus), l’intéressé n’a manifesté aucun signe de détérioration de son état de santé physique à raison de son traitement par ce médicament. En tout état de cause, les éléments pertinents n’indiquent pas que pareilles défaillances du système immunitaire, si elles devaient se produire, seraient « irréversibles » et entraîneraient pour l’intéressé les « souffrances intenses » ou la « réduction significative de son espérance de vie » requises pour que l’éloignement soit exclu en application du critère Paposhvili. L’expert médical a seulement indiqué que si pareille défaillance apparaissait, le requérant devrait cesser de prendre le médicament en question (paragraphe 63 ci-dessus).

146. Même en admettant qu’une part de spéculation est inhérente à la fonction préventive de l’article 3 et qu’il ne s’agit pas d’exiger des intéressés qu’ils apportent une preuve certaine de leurs affirmations selon lesquelles ils risquent des traitements prohibés (Paposhvili, précité, § 186), la Cour n’est pas convaincue qu’en l’espèce le requérant ait démontré qu’il y avait des motifs sérieux de croire que l’absence de traitements adéquats en Turquie ou le défaut d’accès à ceux-ci l’exposeraient au risque de subir les conséquences indiquées au paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili et aux paragraphes 129 et 134 ci-dessus.

147. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure qu’au regard des circonstances de l’espèce, le seuil de gravité des traitements au regard de l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint. Comme indiqué précédemment, ce seuil doit rester très élevé dans ce type d’affaires (ibidem, § 183). Au vu de ces éléments, il n’est pas nécessaire, dans les circonstances de l’espèce, que la Cour examine la question des obligations que cette disposition fait peser sur l’État de renvoi.

148. Partant, l’éloignement du requérant vers la Turquie n’a pas emporté violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

149. Le requérant estime en outre que le refus des autorités de révoquer la mesure d’expulsion ordonnée contre lui et l’exécution de cette mesure, qui emportait également interdiction définitive de retour sur le territoire, s’analysent en une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (…).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. L’arrêt de la chambre

150. La chambre a observé que le grief formulé sur le terrain de l’article 8 relativement à la décision d’expulsion initiale était tardif et devait donc être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention. Elle a ensuite déclaré recevable le grief relatif à la procédure de révocation, et elle a considéré qu’eu égard aux conclusions auxquelles elle était parvenue sur le terrain de l’article 3 de la Convention, il était inutile de l’examiner séparément sous l’angle de l’article 8.

B. Thèses des parties devant la Grande Chambre

1. Le requérant

151. Le requérant soutient que la décision rendue dans la procédure de révocation et l’expulsion dont il a finalement fait l’objet s’analysent en une violation à son égard du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Il expose qu’il est arrivé au Danemark à l’âge de six ans et y a vécu pratiquement jusqu’à l’âge de trente ans. Il considère donc qu’il était un « immigré établi ». S’appuyant sur l’arrêt Maslov c. Autriche ([GC], no 1638/03, CEDH 2008), il argue que dans ces conditions, son expulsion ne pouvait donc être justifiée que par de « solides raisons ». Il ajoute que le trouble mental durable dont il souffre – une schizophrénie paranoïde – ainsi que ses faibles capacités intellectuelles le rendent particulièrement vulnérable.

152. Il allègue qu’avant son expulsion, il entretenait des liens très étroits avec sa mère, ses quatre frères et sœurs, sa nièce et son neveu, qui résideraient tous au Danemark. Il avance que ceux-ci venaient fréquemment le voir lorsqu’il se trouvait à l’hôpital de Saint John, et qu’il leur rendait également visite, soit seul soit accompagné de soignants de l’hôpital. Il soutient qu’il avait une vie familiale avec eux et que, compte tenu de son état de santé, il dépendait fortement d’eux et s’appuyait sur leur aide et leur soutien dans ses efforts pour lutter contre sa maladie mentale. Il estime que ces circonstances constituent des élémentaires supplémentaires de dépendance à l’égard de sa mère et de ses frères et sœurs et montrent bien qu’il a particulièrement besoin d’une unité familiale. À cet égard, il invoque l’arrêt Nasri c. France (13 juillet 1995, Série A, no 320‑B). Il ajoute qu’en Turquie, il n’a ni famille ni amis et il vit reclus dans un village, du fait des grandes difficultés qu’il éprouve à communiquer en raison de sa mauvaise maîtrise de la langue turque. Il argue que ses proches parents qui résident au Danemark sont sa seule famille, et que l’expulsion dont il a fait l’objet était une mesure à la fois disproportionnée et inhumaine.

153. Il ajoute que la Grande Chambre a pour tâche en l’espèce d’examiner la procédure de révocation, dont il estime qu’elle n’était pas conforme aux standards découlant de l’article 8 de la Convention. Il établit un parallèle entre son propre cas et celui des requérants des affaires I.M. c. Suisse (no 23887/16, 9 avril 2019) et Saber et Boughassal c. Espagne (nos 76550/13 et 45938/14, 18 décembre 2018). Il soutient que, de même que dans ces affaires, la cour régionale a pris sa décision du 13 janvier 2015 sans avoir examiné soigneusement tous les éléments pertinents, et en particulier sa dépendance particulière par rapport à sa famille, sans avoir procédé à une mise en balance appropriée, conforme aux critères posés dans la jurisprudence de la Cour, et sans avancer de motifs suffisants à l’appui de l’expulsion. Selon lui, le raisonnement qu’elle a tenu relativement aux droits protégés par l’article 8 de la Convention était sommaire et superficiel.

154. Le requérant soutient également que l’interdiction définitive de retour sur le territoire qui lui a été infligée ne satisfait pas aux exigences découlant de l’article 8. Il souligne que depuis la modification, en 2018, de l’article 32 § 5 de la loi sur les étrangers (paragraphe 78 ci-dessus), les juridictions danoises peuvent imposer une interdiction de retour d’une durée plus courte que celle prévue à l’article 32 § 4. Il indique toutefois que ses représentants ne sont pas parvenus à trouver dans la jurisprudence interne une affaire dans laquelle cette disposition aurait été appliquée, bien qu’ils aient recherché dans la doctrine et les bases de données juridiques danoises et qu’ils aient interrogé plusieurs autorités publiques danoises spécialisées en la matière. Dans ces conditions, il estime pour le moins spéculatif l’argument du Gouvernement consistant à dire que même si la nouvelle disposition lui avait été appliquée, l’issue n’aurait pas été différente dans son cas (paragraphe 166 ci-dessous).

155. Il soutient par ailleurs que la nature et la gravité de l’infraction pénale qu’il a commise ne pouvaient pas constituer des éléments déterminants de l’appréciation de la nécessité de l’expulser, aux fins de l’article 8, puisqu’il a été reconnu coupable d’une agression à laquelle plusieurs autres personnes avaient pris part et que son propre rôle dans cette agression n’a pas été établi au cours de la procédure pénale dirigée contre lui. Il estime en outre que dans la procédure de révocation, les juridictions danoises auraient dû tenir compte du caractère définitif de la mesure d’éloignement, ainsi que du fait qu’il n’avait commis aucune autre infraction depuis mai 2006.

156. Il reconnaît que, comme le soutient le Gouvernement, la nouvelle version de l’article 32 de la loi sur les étrangers n’est pas applicable rétroactivement. Il estime cependant que cette nouvelle disposition a offert aux juridictions danoises une plus grande souplesse en ce qui concerne les questions d’expulsion dans les affaires pénales, et qu’on ne peut donc pas exclure que si elle avait été appliquée au moment de son procès pénal, l’affaire aurait pu avoir une autre issue et il aurait eu une chance de retrouver sa famille au Danemark après être resté quelques années en Turquie.

2. Le Gouvernement

157. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 en l’espèce. Citant la jurisprudence de la Cour, et en particulier l’arrêt Üner c. Pays-Bas ([GC], no 46410/99, CEDH 2006‑XII), il soutient que l’article 8 de la Convention ne confère pas un droit absolu à ne pas être expulsé, même aux immigrés de longue durée qui sont nés dans le pays d’accueil ou qui y sont arrivés pendant leur petite enfance (ibidem, §§ 55‑57).

158. Il admet que la mesure contestée s’analyse en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, mais il fait valoir qu’au moment où la décision d’expulsion a été confirmée par la Cour suprême en 2009 (paragraphe 30 ci-dessus) et est donc devenue définitive, le requérant était un adulte de vingt-quatre ans, célibataire et sans enfant.

159. Il ajoute que l’ingérence était justifiée au regard de l’article 8 § 2 de la Convention, autrement dit qu’elle était « prévue par la loi », poursuivait le but légitime que constitue la « défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales », et était « nécessaire dans une société démocratique ».

160. Sur ce dernier point, il soutient que lorsqu’elles ont eu à se prononcer sur la question de l’expulsion du requérant dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui, les juridictions internes, à deux degrés de juridiction, ont d’une part expressément apprécié la proportionnalité de l’ingérence litigieuse à l’aune de l’article 8 et de la jurisprudence de la Cour – et notamment des critères énoncés dans les arrêts Üner et Maslov (tous deux précités) – et d’autre part pris en considération les informations disponibles concernant la situation personnelle du requérant.

161. Le Gouvernement présente des arguments détaillés concernant les conclusions formulées par les juridictions internes dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le requérant, et il affirme que lorsqu’elles ont examiné la question de l’expulsion de l’intéressé, la cour régionale et la Cour suprême ont procédé à un examen approfondi de sa situation personnelle conformément aux principes généraux énoncés par la Cour et elles ont pris soin de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Il estime que compte tenu du principe de subsidiarité, la Cour devrait être réticente à écarter l’appréciation des juridictions danoises. À cet égard, il renvoie aux considérations pertinentes formulées dans l’arrêt Ndidi c. Royaume-Uni (no 41215/14, §§ 75-76, 14 septembre 2017) et soutient que la Cour devrait refuser de substituer ses propres conclusions à celles des juridictions internes.

162. Il expose également que selon la jurisprudence interne, un visa de court séjour peut dans certains cas très exceptionnels être délivré à un étranger qui a été expulsé et définitivement interdit de retour sur le territoire. Il explique que pendant les deux années qui suivent l’expulsion, un visa ne peut être délivré que dans les cas où la présence de l’intéressé sur le territoire est nécessaire et urgente – par exemple, s’il doit témoigner dans le cadre d’une procédure en justice et que le tribunal juge sa présence essentielle au bon déroulement de la procédure, ou si son conjoint ou l’un de ses enfants résidant au Danemark tombe gravement malade et que l’on considère qu’il faut par égard pour la personne résidant au Danemark le laisser lui rendre visite. Il ajoute qu’au-delà de cette période de deux ans, le visa ne peut être délivré que dans des cas exceptionnels, par exemple une maladie grave ou le décès d’un membre de la famille de l’intéressé résidant au Danemark.

163. Lors de l’audience devant la Grande Chambre, le Gouvernement a déclaré que le requérant n’avait jamais perdu sa capacité juridique.

164. Sur la question du caractère définitif de l’interdiction de retour imposée au requérant, le Gouvernement indique qu’à l’époque où l’expulsion de l’intéressé a été ordonnée, les juridictions internes n’avaient pas la possibilité d’imposer une interdiction temporaire de retour sur le territoire. Il explique que la disposition pertinente, à savoir l’article 32 de la loi sur les étrangers, n’a été modifiée que récemment (paragraphe 78 ci‑dessus) par l’ajout d’une différenciation des critères d’imposition de l’interdiction pour plus de nuance et de souplesse.

165. Il expose que cette modification législative était motivée par la volonté politique du législateur danois de donner aux juridictions internes les moyens d’ordonner plus souvent l’expulsion d’étrangers auteurs d’infractions pénales tout en tenant compte de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 8. Il explique que la loi modifiée permet aux juridictions internes d’imposer une interdiction de retour d’une durée plus courte dans les cas où elles parviennent à la conclusion qu’une interdiction définitive serait contraire aux obligations internationales du Danemark, et qu’elle leur offre ainsi la possibilité de prononcer une interdiction de retour temporaire plutôt que de renoncer complètement à cette mesure.

166. Il précise que cette disposition n’a pas d’effet rétroactif et qu’elle est donc inapplicable dans le cas du requérant. Il ajoute qu’elle ne permet pas de réexaminer les décisions d’interdiction définitive de retour qui ont déjà été prononcées, et que quand bien même elle aurait été applicable dans le cas du requérant, celui-ci se serait néanmoins vu infliger une interdiction définitive du territoire compte tenu de la nature et de la gravité de l’infraction qu’il avait commise.

3. Le tiers intervenant

167. Le gouvernement norvégien, qui est le seul gouvernement intervenant à avoir formulé des observations sur le terrain de l’article 8, invite la Grande Chambre à développer les principes relatifs à l’expulsion des « immigrés établis » énoncés sous l’angle de l’article 8 de la Convention dans les arrêts Üner et Maslov (précités). Il soutient que ces affaires ont été examinées du point de vue du volet « vie familiale » de l’article 8, et que les principes qui y sont énoncés ne sont pas aisément transposables à des situations où n’est en jeu que la « vie privée » de la personne concernée. Il estime que dans sa jurisprudence ultérieure, la Cour s’est concentrée sur des facteurs qui présupposaient que l’expulsion rompait des liens familiaux, et n’a pas examiné des facteurs relevant plutôt de la notion de « vie privée », tels que la question de la disponibilité d’un traitement médical approprié dans l’État de destination.

168. Plus spécifiquement, le gouvernement norvégien invite la Grande Chambre à préciser les critères énoncés dans les arrêts Üner et Maslov, en tenant compte de l’approche suivie dans l’arrêt Levakovic c. Danemark (no 7841/14, 23 octobre 2018). Il estime en effet qu’au paragraphe 44 de l’arrêt Levakovic, la Cour a tenu compte de ce que plusieurs des critères établis dans l’arrêt Üner sont insuffisants dans les affaires où seul le volet « vie privée » de l’article 8 entre en jeu. Citant le paragraphe 45 de cet arrêt, il soutient que « [l’]exercice qui consiste à déterminer si l’expulsion d’un immigré établi est justifiée par de « très solides raisons » (…) implique inévitablement un examen global et délicat (…) qui doit être réalisé par les autorités internes et qui relève en dernier lieu du contrôle de la Cour », et qu’« il faut des raisons sérieuses pour que [la Cour] substitue son avis à celui des juridictions internes » lorsque « la mise en balance (…) par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans [sa] jurisprudence ».

C. Appréciation de la Cour

1. Sur la portée de l’affaire

169. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête telle qu’elle a été précédemment examinée par la chambre dans son arrêt. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable et comprend aussi les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 216, 25 juin 2020, et les références qui y sont citées). Cela signifie que la Grande Chambre doit se pencher sur la totalité de l’affaire dans la mesure où elle a été déclarée recevable ; toutefois, elle ne peut pas examiner les parties de la requête que la chambre a déclarées irrecevables (voir, par exemple, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, §§ 234-235, CEDH 2012 (extraits), et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 87, 6 novembre 2018). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce principe en l’espèce.

170. Par ailleurs, la Grande Chambre a déjà décidé dans certaines affaires, compte tenu de l’importance des questions en jeu, d’étudier certains griefs que la chambre n’avait pas jugé nécessaire d’examiner, et ce même dans les cas où l’issue était défavorable à la partie qui avait demandé le renvoi devant elle (voir, par exemple, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 141 et 149, CEDH 2004‑XII, Kurić et autres, précité, § 382, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 88).

171. En l’espèce, la chambre a déclaré irrecevable pour tardiveté le grief relatif à la mesure d’expulsion initiale que le requérant avait formulé sur le terrain de l’article 8. Elle a déclaré recevable le grief relatif à la procédure de révocation, mais jugé qu’il était inutile de l’examiner sous l’angle de l’article 8 (paragraphe 150 ci-dessus). Eu égard aux principes susmentionnés, la Grande Chambre n’examinera le grief de violation de l’article 8 que pour autant qu’il concerne, d’une part, le refus des autorités de révoquer la décision d’expulsion, et, d’autre part, l’exécution de cette décision, qui a emporté interdiction définitive de retour sur le territoire. Elle a donc pour tâche non pas d’apprécier au regard de l’article 8 la décision d’expulsion initiale et la procédure pénale dans le cadre de laquelle elle a été prononcée, mais de rechercher si les critères établis dans la jurisprudence de la Cour ont été respectés dans la procédure de révocation (comparer avec Ejimson c. Allemagne, no 58681/12, § 54, 1er mars 2018).

2. Sur l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale

172. Il convient de rappeler d’emblée, abstraction faite de la conclusion à laquelle elle est parvenue en l’espèce sur le terrain de l’article 3 de la Convention, que la Cour s’est exprimée comme suit dans l’arrêt Bensaid (précité) :

« 46. Les actes ou décisions dommageables pour l’intégrité physique ou morale d’une personne n’entraînent pas nécessairement une atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8. La jurisprudence de la Cour n’exclut toutefois pas qu’un traitement qui ne présente pas la gravité d’un traitement relevant de l’article 3 puisse néanmoins nuire à l’intégrité physique et morale au point d’enfreindre l’article 8 sous l’aspect vie privée (arrêt Costello-Roberts c. Royaume-Uni du 25 mars 1993, série A no 247-C, pp. 60-61, § 36).

47. (…) Il faut voir dans la santé mentale aussi une partie essentielle de la vie privée relevant de l’intégrité morale. L’article 8 protège un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur (voir, par exemple, les arrêts Burghartz, précité, avis de la Commission, p. 37, § 47, et Friedl c. Autriche du 31 janvier 1995, série A no 305‑B, avis de la Commission, p. 20, § 45). La sauvegarde de la stabilité mentale est à cet égard un préalable inéluctable à la jouissance effective du droit au respect de la vie privée. »

173. En ce qui concerne le cas des immigrés établis, la Cour a dit ce qui suit dans l’arrêt Maslov (précité) :

« 61. La Cour estime que l’imposition et l’exécution de la mesure d’interdiction de séjour prononcée contre le requérant constituent une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa « vie privée et familiale ». Elle rappelle que la question de l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 doit s’apprécier à la lumière de la situation à l’époque où la mesure d’interdiction de séjour est devenue définitive (El Boujaïdi c. France, 26 septembre 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, Ezzouhdi c. France, no 47160/99, § 25, 13 février 2001, Yildiz c. Autriche, no 37295/97, § 34, 31 octobre 2002, Mokrani c. France, no 52206/99, § 34, 15 juillet 2003, et Kaya, précité, § 57).

62. Le requérant était mineur au moment de l’imposition de l’interdiction de séjour. Il a atteint l’âge de la majorité, c’est-à-dire dix-huit ans, lorsque la mesure est devenue définitive, en novembre 2002, après le prononcé par la Cour constitutionnelle de sa décision, mais il vivait encore avec ses parents. En tout état de cause, la Cour a admis dans un certain nombre d’affaires concernant de jeunes adultes qui n’avaient pas encore fondé leur propre famille que leurs liens avec leurs parents et d’autres membres de leur famille proche s’analysaient également en une « vie familiale » (Bouchelkia c. France, 29 janvier 1997, § 41, Recueil 1997-I, El Boujaïdi, précité, § 33, et Ezzouhdi, précité, § 26).

63. En outre, la Cour rappelle que tous les immigrés établis, indépendamment de la durée de leur résidence dans le pays dont ils sont censés être expulsés, n’ont pas nécessairement une « vie familiale » au sens de l’article 8. Toutefois, dès lors que l’article 8 protège également le droit de nouer et entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde extérieur et qu’il englobe parfois des aspects de l’identité sociale d’un individu, il faut accepter que l’ensemble des liens sociaux entre les immigrés établis et la communauté dans laquelle ils vivent font partie intégrante de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. Indépendamment de l’existence ou non d’une « vie familiale », l’expulsion d’un immigré établi s’analyse en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée. C’est en fonction des circonstances de l’affaire portée devant elle que la Cour décidera s’il convient de mettre l’accent sur l’aspect « vie familiale » plutôt que sur l’aspect « vie privée » (Üner, précité, § 59). »

174. Dans certaines affaires, la Cour a dit qu’elle ne peut conclure à l’existence d’une vie familiale entre parents et enfants adultes ou entre frères et sœurs adultes que si ceux-ci parviennent à démontrer l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance (voir, par exemple, A.W. Khan c. Royaume-Uni, no 47486/06, § 32, 12 janvier 2010, et Narjis c. Italie, no 57433/15, § 37, 14 février 2019), mais dans plusieurs autres affaires concernant de jeunes adultes qui vivaient encore chez leurs parents et qui n’avaient pas encore fondé leur propre famille, elle n’a pas exigé que l’existence de tels éléments soit démontrée (Bouchelkia c. France, 29 janvier 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, Ezzouhdi c. France, no 47160/99, § 26, 13 février 2001, Maslov, précité, §§ 62 et 64, et Yesthla c. Pays-Bas (déc.), no 37115/11, § 32, 15 janvier 2019). Comme indiqué ci-dessus, c’est en fonction des circonstances de l’affaire portée devant elle que la Cour décide s’il convient de mettre l’accent sur l’aspect « vie familiale » plutôt que sur l’aspect « vie privée ».

175. En l’espèce, le requérant est arrivé au Danemark à l’âge de six ans. Il y a suivi sa scolarité et passé les années déterminantes de sa jeunesse. Il y était titulaire d’un permis de séjour et y a résidé légalement pendant quatorze ans et huit mois (paragraphes 27 et 30 ci-dessus). La Cour admet par conséquent qu’il était un « immigré établi », et que le volet « vie privée » de l’article 8 se trouve donc en jeu.

176. Le requérant soutient qu’avant son expulsion, il entretenait des relations étroites avec sa mère ainsi qu’avec ses quatre frères et sœurs et ses neveux et nièces, qui résideraient tous au Danemark. Il explique en particulier que lorsqu’il était interné en établissement de psychiatrie légale, ils sont venus le voir et il leur a également rendu visite. Il ajoute que son état de santé mentale le rend particulièrement vulnérable et constitue un élément supplémentaire de dépendance à leur égard. Il soutient qu’il avait donc avec eux une « vie familiale », que son expulsion a selon lui rompue (paragraphe 152 ci-dessus).

177. La Cour observe qu’au moment où la décision d’expulsion est devenue définitive, le requérant était âgé de vingt-quatre ans (paragraphe 30 ci-dessus). Elle pourrait admettre qu’une personne de cet âge puisse encore être considérée comme un « jeune adulte » (paragraphe 174 ci-dessus). Cependant, elle relève qu’il ressort des faits de la cause que le requérant a été retiré à ses parents et placé lorsqu’il était enfant, et que, au fil des années, il a à plusieurs reprises séjourné en établissement socio-éducatif (paragraphe 18 ci-dessus). Il apparaît donc clairement que depuis son plus jeune âge, il ne vivait plus à plein temps avec sa famille (comparer avec Pormes c. Pays-Bas, no 25402/14, § 48, 28 juillet 2020, et, a contrario, Nasri c. France, précité, § 44).

178. Par ailleurs, même s’il est vrai que la maladie mentale dont souffre le requérant est grave, la Cour n’est pas convaincue que l’on puisse considérer qu’en lui-même cet élément prouve suffisamment que l’intéressé dépende des membres de sa famille pour faire relever sa relation avec eux de la sphère de la « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention. En particulier, il n’a pas été démontré que l’état de santé de l’intéressé le rendît invalide au point de dépendre de l’appui et des soins de sa famille dans sa vie quotidienne (voir, a contrario, Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 35, 13 décembre 2007, Belli et Arquier-Martinez c. Suisse, no 65550/13, § 65, 11 décembre 2018, et I.M. c. Suisse, précité, § 62). Il n’a pas non plus été allégué qu’il dépende financièrement de ses proches (voir, a contrario, I.M. c. Suisse, précité, § 62). Il y a lieu de noter à cet égard qu’il percevait, et perçoit toujours, une pension d’invalidité versée par les autorités danoises (paragraphes 27, 30 et 72 ci‑dessus). Par ailleurs, rien ne permet de conclure à l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance du requérant envers sa famille. Dans ces conditions, et même si elle ne voit pas de raison de douter que le requérant ait avec sa mère et ses frères et sœurs des liens d’affection normaux, la Cour estime qu’il convient de faire porter l’examen sur le volet « vie privée » plutôt que sur le volet « vie familiale » de l’article 8.

179. Elle constate à cet égard que le rejet de la demande de révocation de la décision d’expulsion et le renvoi en Turquie du requérant constituent une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée (Hamesevic c. Danemark (déc.), no 25748/15, §§ 31 et 46, 16 mai 2017). Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle peut se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de cet article, c’est‑à‑dire si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Maslov, précité, § 65).

3. Sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était prévue par la loi et poursuivait un but légitime

180. Les parties s’accordent à dire que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », à savoir l’article 50a de la loi sur les étrangers, et qu’elle poursuivait le but légitime que constitue la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Elles sont toutefois en désaccord sur la question de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

4. Sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique »

a) Les principes généraux

181. Avant tout, la Cour rappelle les principes fondamentaux établis dans sa jurisprudence. Ces principes, qui sont résumés dans l’arrêt Üner (précité, § 54) et repris dans l’arrêt Maslov (précité, § 68), sont les suivants :

« 54. La Cour réaffirme d’emblée que, d’après un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler [l’entrée et le séjour] des non-nationaux sur leur sol (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier, et, lorsqu’ils assument leur mission de maintien de l’ordre public, les États contractants ont la faculté d’expulser un étranger délinquant. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 8, doivent être conformes à la loi et nécessaires dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi (Dalia c. France, 19 février 1998, § 52, Recueil 1998-I, Mehemi c. France, 26 septembre 1997, § 34, Recueil 1997-VI, Boultif, précité, § 46, et Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003-X).

55. La Cour considère que ces principes s’appliquent indépendamment de la question de savoir si un étranger est entré dans le pays hôte à l’âge adulte ou à un très jeune âge ou encore s’il y est né. Elle renvoie sur ce point à la Recommandation 1504 (2001) sur la non-expulsion des immigrés de longue durée, dans laquelle l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommandait que le Comité des Ministres invite les États membres, entre autres, à garantir que les immigrés de longue durée nés ou élevés dans le pays hôte ne puissent en aucun cas être expulsés (paragraphe 37 ci‑dessus). Si un certain nombre d’États contractants ont adopté des lois ou des règlements prévoyant que les immigrés de longue durée nés sur leur territoire ou arrivés sur leur territoire à un jeune âge ne peuvent être expulsés sur la base de leurs antécédents judiciaires (paragraphe 39 ci-dessus), un droit aussi absolu à la non-expulsion ne peut être dérivé de l’article 8 de la Convention, dont le paragraphe 2 est libellé en des termes qui autorisent clairement des exceptions aux droits généraux garantis dans le paragraphe 1. »

182. Dans l’arrêt Maslov (précité, § 71), la Cour a par ailleurs énoncé les critères applicables à l’expulsion de jeunes adultes qui n’ont pas encore fondé leur propre famille. Ces critères sont les suivants :

– la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;

– la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;

– le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction et la conduite du requérant durant cette période ; et

– la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux de l’intéressé avec le pays d’accueil et avec le pays de destination.

La Cour tient également compte de la durée de l’interdiction de séjour (ibidem, § 98, voir aussi Külekci c. Autriche, no 30441/09, § 39, 1er juin 2017, et Azerkane c. Pays-Bas, no 3138/16, § 70, 2 juin 2020). Elle note en effet dans ce contexte qu’elle a dans sa jurisprudence attaché de l’importance à la durée de l’interdiction de retour, et en particulier à la question de savoir si cette interdiction est temporaire ou définitive (voir, par exemple, Yilmaz c. Allemagne, no 52853/99, §§ 47-49, 17 avril 2003, Radovanovic c. Autriche, no 42703/98, § 37, 22 avril 2004, Keles c. Allemagne, no 32231/02, §§ 65-66, 27 octobre 2005, Külekci, précité, § 51, Veljkovic-Jukic c. Suisse, no 59534/14, § 57, 21 juillet 2020, et Khan c. Danemark, no 26957/19, § 79, 12 janvier 2021).

183. Les juridictions internes doivent tenir compte de tous les critères établis dans la jurisprudence de la Cour quant au respect de la « vie familiale » ou de la « vie privée », selon le cas, dans toutes les affaires concernant des immigrés établis qui doivent être expulsés et/ou interdits du territoire à la suite d’une condamnation pénale (Üner, précité, § 60, et Saber et Boughassal, précité, § 47).

184. Le cas échéant, il convient de prendre en compte d’autres circonstances particulières entourant le cas d’espèce, comme les éléments d’ordre médical (Shala c. Suisse, no 52873/09, § 46, 15 novembre 2012, I.M. c. Suisse, précité, § 70, et K.A. c. Suisse, no 62130/15, § 41, 7 juillet 2020).

185. Le poids respectif des critères ressortant de la jurisprudence de la Cour varie inévitablement selon les circonstances particulières de chaque affaire. Lorsque l’ingérence a pour but la « défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales », ces critères doivent aider les juridictions internes à évaluer dans quelle mesure le requérant risque de provoquer des troubles ou de se livrer à des actes criminels (Maslov, précité, § 70).

186. Par ailleurs, lorsqu’il est question d’un immigré établi qui a passé légalement la majeure partie, sinon l’intégralité, de son enfance et de sa jeunesse dans le pays d’accueil, il y a lieu d’avancer de très solides raisons pour justifier l’expulsion (ibidem, § 75).

187. Les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité, dans une société démocratique, d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 et sur la proportionnalité de la mesure en question par rapport au but légitime poursuivi. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la tâche de celle-ci consiste à déterminer si les mesures litigieuses ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’intéressé protégés par la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une mesure d’expulsion se concilie avec l’article 8 (ibidem, § 76, et les affaires qui y sont citées).

188. Les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée, afin notamment de permettre à la Cour d’assurer le contrôle européen qui lui est confié. Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention. En pareil cas, la Cour considère que les autorités internes ne sont pas parvenues à démontrer de manière convaincante que l’ingérence faite dans le droit protégé par la Convention était proportionnée au but poursuivi et qu’elle répondait dès lors à un « besoin social impérieux » (El Ghatet c. Suisse, no 56971/10, § 47, 8 novembre 2016).

189. Cependant, lorsque des juridictions internes indépendantes et impartiales ont examiné les faits avec soin, en appliquant les normes de protection des droits de l’homme pertinentes de manière conforme à la Convention et à la jurisprudence de la Cour, et qu’elles ont dûment mis en balance les intérêts personnels du requérant et l’intérêt général, la Cour n’a pas à substituer sa propre appréciation du fond de l’affaire (en particulier, sa propre appréciation des éléments factuels relatifs à la question de la proportionnalité) à celle des autorités nationales compétentes. Seuls font exception à cette règle les cas où il est démontré que des raisons sérieuses justifient d’y déroger (Ndidi, précité, § 76, Levakovic, précité, § 45, Saber et Boughassal, précité, § 42, et Narjis, précité, § 43).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

190. En l’espèce, il apparaît que dans le cadre de la procédure pénale qui a abouti à la décision d’expulser le requérant, les juridictions internes ont mis en balance les différents intérêts en jeu en tenant compte des critères pertinents au regard de l’article 8. La Cour observe en outre qu’un laps de temps important s’est écoulé entre le 10 août 2009 (date à laquelle la décision d’expulsion est devenue définitive) et le 20 mai 2015 (date à laquelle la décision définitive a été rendue dans la procédure de révocation). Il appartenait donc aux autorités internes d’examiner dans le cadre de la procédure de révocation la proportionnalité de l’expulsion du requérant, compte tenu de toute évolution pertinente de sa situation qui aurait pu intervenir au cours de ce laps de temps, notamment quant à sa conduite et à son état de santé (Maslov, précité, §§ 90-93). La Cour rappelle à ce stade que la question à trancher en l’espèce est celle de la conformité de la procédure de révocation avec les critères de respect de l’article 8 de la Convention qu’elle a établis dans sa jurisprudence (paragraphe 171 ci-dessus).

191. La Cour observe d’emblée que, du fait de son état de santé mentale, le requérant était plus vulnérable qu’un « immigré établi » ordinaire visé par une mesure d’expulsion. Son état de santé était un facteur à prendre en compte dans le cadre de la mise en balance (paragraphe 184 ci-dessus). À cet égard, la Cour observe qu’en vertu de l’article 50a de la loi sur les étrangers (paragraphe 76 ci-dessus), les juridictions internes ont recherché dans le cadre de la procédure de révocation si l’état de santé du requérant rendait manifestement inappropriée l’exécution de la décision d’expulsion. À deux degrés de juridiction, elles ont tenu compte des déclarations de plusieurs experts ainsi que des informations pertinentes en provenance du pays concerné. Elles ont notamment examiné des informations communiquées par les services de sécurité sociale turcs, par un médecin exerçant dans une clinique de réadaptation située à Konya et dépendant de l’hôpital public, et par un hôpital public de Konya. Ces informations confirmaient qu’il était possible de recevoir en hôpital psychiatrique des soins intensifs répondant aux besoins du requérant. Les juridictions danoises sont donc parvenues à la conclusion que les médicaments prescrits au requérant étaient disponibles en Turquie, y compris dans la région où il s’installerait le plus probablement.

192. La Cour ne voit pas de raison de douter que les aspects médicaux du dossier du requérant aient fait l’objet d’un examen très approfondi au niveau interne. En effet, la cour régionale s’est livrée à un examen attentif de l’état de santé du requérant et de l’évolution qu’il était susceptible de connaître si la mesure d’éloignement était mise en œuvre. Dans ce cadre, elle a vérifié si le traitement médical dont l’intéressé avait besoin serait disponible et accessible en Turquie. Elle a tenu compte du coût des médicaments et des soins, de la distance à parcourir pour en bénéficier et de la disponibilité en milieu médical d’un accompagnement dans une langue que le requérant parlait. Néanmoins, les éléments d’ordre médical ne sont que l’un des différents facteurs à prendre en compte et ce, dans certains cas (paragraphe 184 ci-dessus), dont celui-ci, en sus des critères énoncés dans l’arrêt Maslov et rappelés au paragraphe 182 ci-dessus.

193. En ce qui concerne la nature et la gravité de l’infraction pénale en cause, la Cour observe qu’alors qu’il était encore mineur, le requérant a commis un vol aggravé, pour lequel il a été condamné en 2001 (paragraphe 12 ci-dessus), et qu’en 2006, il a pris part à une agression en réunion qui a causé la mort de la victime (paragraphe 13 ci-dessus). Elle observe qu’il s’agit d’infractions violentes, qui ne peuvent être considérées comme de simples actes de délinquance juvénile (voir, a contrario, Maslov, précité, § 81). Elle n’oublie pas non plus que dans le cadre de la procédure pénale à l’issue de laquelle le requérant a ensuite été reconnu coupable d’agression aggravée, les rapports médicaux ont montré qu’au moment des faits, l’intéressé souffrait très probablement d’un trouble mental, la schizophrénie paranoïde, qui se traduisait dans son cas par un comportement menaçant et physiquement agressif (paragraphe 25 ci-dessus). Conformément aux critères Maslov (paragraphe 182 ci-dessus), elle doit rechercher l’existence de « très solides raisons » de nature à justifier l’expulsion du requérant et, par conséquent, examiner aux fins de la présente affaire le refus des juridictions internes de révoquer la décision d’expulsion en 2015, lorsque l’exécution de cette mesure est devenue possible. Aux fins de l’analyse menée sous l’angle de l’article 8, il est utile de rechercher si la capacité de l’État défendeur à se fonder légitimement sur les infractions pénales commises par le requérant pour justifier la décision d’expulsion et d’interdiction définitive de retour le concernant s’est trouvée limitée par le fait que lorsqu’elles ont reconnu le requérant coupable en 2009, les juridictions nationales ont considéré qu’en vertu des articles 16 § 2 et 68 du code pénal danois, il n’était pas passible de sanction du fait de sa maladie mentale.

194. Dans sa jurisprudence récente sur le terrain de l’article 8 concernant l’expulsion d’immigrés établis (voir, par exemple, le paragraphe 189 ci-dessus), la Cour a dit que si les autres critères Maslov étaient valablement pris en compte par les juridictions internes dans une mise en balance globale des intérêts en jeu, une infraction pénale grave pouvait être constitutive d’une « très solide raison » de nature à justifier une mesure d’expulsion. Toutefois, le premier critère Maslov renvoie à la « nature et à la gravité » de l’infraction commise, ce qui présuppose que la juridiction pénale compétente ait recherché si les actes de l’immigré établi souffrant d’une maladie mentale avaient atteint le degré requis de culpabilité pénale. La circonstance qu’à l’époque des faits il a été officiellement reconnu que le requérant ne pouvait être jugé coupable pénalement car il souffrait d’une maladie mentale au moment où il avait commis l’infraction pénale qui lui était reprochée peut avoir pour effet de limiter le poids à accorder au premier critère Maslov dans l’exercice global de mise en balance requis aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention.

195. La Cour précise qu’en l’espèce, elle n’est pas appelée à formuler un constat général à cet égard : elle a uniquement pour tâche de déterminer si, dans l’appréciation qu’elles ont faites dans la procédure de 2015 de la « nature » et de la « gravité » de l’infraction, les juridictions internes ont correctement pris en compte le fait que, selon les autorités nationales, l’intéressé souffrait au moment où il avait commis l’acte qui lui était reproché d’une maladie mentale grave, la schizophrénie paranoïde.

196. À cet égard, la Cour observe ceci. Dans la décision qu’elle a rendue le 13 janvier 2015 relativement à la demande de levée de la mesure d’expulsion, la cour régionale n’a fait qu’une brève mention de la nature et de la gravité de l’infraction que le requérant avait commise (ce qui correspond au premier des critères Maslov, voir les paragraphes 66 et 182 ci-dessus). Elle n’a pas tenu compte du fait qu’en raison de la maladie mentale du requérant, les juridictions internes avaient finalement conclu qu’il n’était pas passible de sanction et avaient ordonné son internement en établissement de psychiatrie légale (paragraphes 22, 26 et 30 ci-dessus). Pour apprécier les impératifs d’ordre public à la lumière des informations concernant la conduite de l’intéressé au cours des sept ans qui s’étaient écoulés depuis cette décision, elle n’a recherché que dans une mesure limitée si sa situation personnelle avait évolué (paragraphes 34-36, 38-40, 43, 51, 54 et 62 ci-dessus). Dans ce contexte, et compte tenu des conséquences immédiates et à long terme, pour l’intéressé, de l’exécution de la décision d’expulsion (voir le paragraphe 200 ci-dessous, concernant le caractère définitif de l’interdiction de retour), la Cour considère que les autorités nationales n’ont ni procédé à un examen suffisamment approfondi et attentif du respect des droits du requérant – un immigré établi qui résidait au Danemark depuis l’âge de six ans – au regard de l’article 8, ni correctement mis en balance les intérêts en jeu en vue de déterminer si les droits du requérant l’emportaient sur l’intérêt public à l’expulser aux fins de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales (comparer avec Ndidi, précité, §§ 76 et 81).

197. En vertu du troisième des critères Maslov (paragraphe 182 ci-dessus), la conduite du requérant pendant la période qui s’est écoulée entre la date des faits dont il a été reconnu coupable et la date de la décision définitive qui a été rendue dans la procédure de révocation est un facteur particulièrement important. Or, les éléments pertinents du dossier montrent que même s’il a au départ continué de manifester un comportement agressif, le requérant a fait des progrès au cours de cette période, qui a duré plusieurs années (paragraphes 34-36, 38-40, 43, 51, 54 et 62 ci-dessus). Pourtant, la cour régionale n’a pas pris en considération cette évolution de la situation personnelle du requérant en vue d’apprécier le risque de récidive de l’intéressé à l’aune du contexte, c’est-à-dire de ce que, en raison de son état mental au moment des faits, il s’était vu imposer non pas une sanction mais une obligation de soins, lesquels semblaient avoir eu un effet positif puisque la mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale avait été levée.

198. Il convient également d’apprécier la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux du requérant avec le pays d’accueil d’une part et le pays de destination d’autre part (ce qui correspond au quatrième des critères Maslov). S’il n’avait, semble-t-il, que peu de liens avec la Turquie avant d’y être expulsé, on ne peut pas dire que l’intéressé ne connaissait pas du tout ce pays (paragraphes 30, 59 et 65 ci-dessus). Cependant, il apparaît que la cour régionale a fait peu de cas de la durée du séjour du requérant dans son pays d’accueil, le Danemark, et des liens existant entre l’intéressé et ce pays (deuxième et quatrième critères Maslov, respectivement, voir le paragraphe 182 ci-dessus) : elle a surtout souligné qu’il n’avait pas fondé sa propre famille et qu’il n’avait pas d’enfant au Danemark (paragraphe 66 ci-dessus). Sur ce dernier point, la Cour rappelle qu’elle a conclu au paragraphe 178 ci-dessus que même s’il n’avait pas de « vie familiale » dans le pays, le requérant pouvait invoquer la protection de son droit au respect de sa « vie privée » au sens de l’article 8 (Maslov, précité, § 93). À cet égard, elle accorde un poids particulier au fait, également relevé par les juridictions internes dans le cadre de la procédure pénale et par le tribunal de Copenhague dans la procédure de révocation, que le requérant était un immigré établi qui vivait au Danemark depuis l’âge de six ans (paragraphe 59 ci-dessus). S’il a de toute évidence eu une enfance et une vie de jeune adulte difficiles, ce qui laisse penser qu’il a eu des difficultés à s’intégrer, le requérant a suivi l’essentiel de sa scolarité dans ce pays et les membres de sa famille proche (sa mère et ses frères et sœurs) y résident tous. Il a de plus été présent sur le marché du travail danois pendant cinq ans environ (paragraphes 27 et 30 ci-dessus).

199. Enfin, pour apprécier la proportionnalité de la mesure litigieuse, il faut aussi prendre en compte la durée de l’interdiction de retour sur le territoire (paragraphe 182 ci-dessus). La Cour a déjà jugé dans de précédentes affaires que le caractère définitif d’une telle interdiction la rendait disproportionnée. Dans d’autres affaires, elle a considéré que le caractère temporaire était un facteur de proportionnalité de la mesure (voir les références citées au paragraphe 182 ci-dessus). Elle a également jugé proportionnées une mesure d’exclusion qui avait été prononcée pour une de durée indéterminée mais qui laissait cependant aux requérants certaines possibilités de retour dans l’État de renvoi (voir, par exemple, Vasquez c. Suisse, no 1785/08, § 50, 26 novembre 2013, où le requérant pouvait solliciter l’autorisation d’entrer en Suisse comme touriste) et, à plus forte raison, une mesure qui laissait aux requérants la possibilité de solliciter un réexamen par les autorités de la durée de l’interdiction de retour (ibidem, voir aussi Kaya c. Allemagne, no 31753/02, §§ 68-69, 28 juin 2007).

200. En l’espèce, dans le cadre de la procédure de révocation le droit interne ne laissait pas aux juridictions danoises la possibilité d’examiner et de limiter la durée de l’interdiction de retour sur le territoire infligée au requérant, pas plus qu’il n’offrait à l’intéressé la possibilité d’obtenir un réexamen de l’interdiction de séjour dans le cadre d’une autre procédure. Ainsi, le refus des juridictions internes de lever la mesure dans le cadre de la procédure de révocation a eu pour effet de soumettre le requérant à une interdiction de retour définitive. La Cour constate que cette mesure est très intrusive pour le requérant. À la lumière des explications du Gouvernement, qui a indiqué qu’un visa de court séjour ne peut être délivré à un étranger expulsé et frappé d’une interdiction définitive de retour sur le territoire que dans de très rares cas (paragraphe 162 ci-dessus), il est clair que la possibilité pour le requérant de revenir au Danemark, même pour une courte durée, reste purement théorique. La mesure d’interdiction de retour qui lui a été imposée ne lui laisse donc aucune perspective réaliste d’entrer à nouveau sur le territoire danois, et encore moins de s’y réinstaller.

201. Au vu des considérations qui précèdent, il apparaît que dans le cadre de la procédure de révocation, alors que le requérant était sous traitement médical depuis longtemps pour le trouble mental dont il souffrait, la cour régionale s’est bornée à indiquer brièvement qu’il n’avait pas suffisamment de liens familiaux au Danemark et que l’infraction qu’il avait commise était d’une nature et d’une gravité particulière. La cour régionale n’a pas pris en considération cette évolution de la situation personnelle du requérant en vue d’apprécier le risque de récidive de l’intéressé à l’aune du contexte, c’est-à-dire de son état mental au moment des faits et des effets apparemment positifs de son traitement. Elle n’a pas non plus tenu dûment compte de ce qu’il avait des liens plus solides avec le Danemark qu’avec la Turquie. La Cour observe en outre que le droit interne ne permettait pas aux autorités administratives et judiciaires de fixer au cas par cas la durée de l’interdiction de retour sur le territoire danois : cette mesure était nécessairement définitive et ne pouvait pas faire l’objet d’une réduction de durée. En conséquence, nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, elle considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les autorités n’ont pas dûment pris en compte et mis en balance les différents intérêts en jeu (paragraphes 182 et 183 ci-dessus).

202. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

203. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

204. Devant la chambre, le requérant demandait 40 000 euros (EUR) en réparation du dommage moral qu’il estimait avoir subi à raison de la violation des articles 3 et 8 de la Convention. Le Gouvernement contestait cette demande, qu’il estimait excessive.

205. La chambre a dit que le constat de violation de l’article 3 constituait en lui-même une satisfaction équitable pour tout dommage moral subi par le requérant.

206. Devant la Grande Chambre, le requérant demande 30 000 EUR pour dommage moral. Il soutient en particulier que les procédures judiciaires menées au Danemark puis son expulsion vers la Turquie ont été sources pour lui de sentiments de détresse, de frustration et d’injustice. Il allègue à cet égard que son expulsion a causé une rupture de son traitement et brisé sa vie privée et familiale au Danemark. Il estime que ses souffrances ne peuvent être compensées par un simple constat de violation.

207. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation des droits garantis par les articles 3 et 8 et que, dès lors, il n’y a pas lieu d’accorder d’indemnité au requérant en vertu de l’article 41 de la Convention.

208. La Cour estime qu’au vu des circonstances de l’affaire, le constat de violation de l’article 8 de la Convention constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour réparer tout dommage moral éventuellement subi par le requérant. Elle n’alloue par conséquent aucune somme à ce titre (Mehemi c. France, 26 septembre 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, Yildiz c. Autriche, no 37295/97, § 51, 31 octobre 2002, et Radovanovic c. Autriche (satisfaction équitable), no 42703/98, § 11, 16 décembre 2004).

B. Frais et dépens

209. Devant la chambre, le requérant réclamait au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour la somme de 103 560 couronnes danoises (DKK), soit 14 000 EUR environ, pour quatre-vingt-six heures de travail effectuées par ses représentants et leur équipe juridique. Le Gouvernement contestait cette somme, qu’il estimait excessive. Il faisait valoir que le requérant avait sollicité et obtenu à titre provisoire une aide judiciaire d’un montant de 40 000 DKK (soit 5 400 EUR environ) en vertu de la loi danoise sur l’aide judiciaire (Lov 1999-12-20 nr. 940 om retshjælp til indgivelse og førelse af klagesager for internationale klageorganer i henhold til menneskerettighedskonventioner).

210. Tenant compte de l’aide judiciaire qui avait été accordée au requérant au niveau interne, la chambre a jugé raisonnable d’allouer à l’intéressé 2 000 EUR au titre des frais et dépens engagés par lui dans le cadre de la procédure devant la Cour.

211. Devant la Grande Chambre, le requérant a demandé dans ses observations du 28 mai 2020 la somme de 322 700 DKK (soit 45 000 EUR environ) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la chambre et devant la Grande Chambre. Il a communiqué une facture détaillée où figurait une estimation du nombre total d’heures de travail de chacun de ses deux représentants et des membres de leur équipe juridique, ainsi que leurs taux horaires respectifs. Il a également indiqué qu’il n’avait reçu à cette date que 20 230,63 DKK (soit 2 700 EUR environ) au titre de l’aide accordée en vertu de la loi danoise sur l’aide judiciaire. Dans une demande complémentaire communiquée le 24 juin 2020, c’est-à-dire après l’audience tenue devant la Grande Chambre, il a indiqué que compte tenu de la complexité de l’affaire et, en particulier, du nombre important de tiers intervenants qui avaient communiqué des observations, le temps effectivement consacré au dossier par ses représentants et leur équipe était supérieur aux estimations initiales et s’établissait à cent-quatre heures pour Me Trier et trente-deux heures pour Me Boelskifte, et à des durées comprises entre huit heures et cinquante-quatre heures pour les différents membres de leur équipe juridique. Il demandait donc le remboursement d’une somme totale de 372 420 DKK (soit 50 000 EUR environ).

212. Le Gouvernement soutient que le nombre d’heures déclaré par les représentants du requérant dépasse le temps normal et nécessaire consacré par les avocats à des affaires semblables, et que la somme réclamée est donc excessive. Il ajoute qu’en vertu de la loi danoise sur l’aide judiciaire, le requérant a déjà reçu au titre de l’aide judiciaire 20 230,63 DKK (soit 2 700 EUR environ) en vertu d’une décision du 8 avril 2020, et 18 597,50 DKK (soit 2 500 EUR environ) en vertu d’une décision du 23 juin 2020.

213. La Cour note que le requérant s’est vu accorder à titre provisoire 38 828,13 DKK en vertu de la loi danoise sur l’aide judiciaire. Elle ne peut cependant pas savoir si le ministère de la Justice accordera à l’intéressé une aide judiciaire supplémentaire, ni comment sera tranché le différend entre les parties concernant le reliquat de l’aide judiciaire. Elle juge donc nécessaire d’examiner la demande que le requérant présente pour frais et dépens et de statuer sur cette demande.

214. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Osman c. Danemark, no 38058/09, § 88, 14 juin 2011). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères rappelés ci-dessus, la Cour considère que la demande du requérant est étayée. Elle relève par ailleurs que le cas d’espèce est relativement complexe et a exigé un certain volume de travail. Elle doute cependant que la procédure menée devant la Grande Chambre ait requis autant de temps que ce qu’affirme le requérant, une part non négligeable du travail ayant déjà été accomplie dans le cadre de la procédure menée devant la chambre.

215. Dans ces conditions, eu égard aux informations communiquées par le requérant, la Cour estime raisonnable d’octroyer à l’intéressé la somme de 20 000 EUR seulement, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt sur cette somme.

C. Intérêts moratoires

216. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

2. Dit, par onze voix contre six, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit, par quinze voix contre deux, que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

4. Dit, par onze voix contre six,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 20 000 EUR (vingt mille euros), pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme par le requérant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, par quinze voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais et en français, puis prononcé en audience publique le 7 décembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Prebensen                       Robert Spano
Adjoint à la greffière                      Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

a) opinion concordante de la juge Jelić ;

b) opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Serghides ;

c) opinion en partie dissidente commune aux juges Kjølbro, Dedov, Lubarda, Harutyunyan, Kucsko-Stadlmayer et Poláčková.

R.S.O.
S.C.P.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE JELIĆ

(Traduction)

1. Je souscris aux conclusions formulées par la Grande Chambre dans cet important arrêt. J’ai toutefois quelques réserves au sujet de l’appréciation/du raisonnement que contient la partie de l’arrêt consacrée à l’article 8. À mon sens, le fait que la Grande Chambre ait en l’espèce évité d’analyser l’aspect « vie familiale » implique qu’elle n’a pas su adopter une approche globale qui eût souligné la vulnérabilité particulière du requérant, et révèle dans une certaine mesure une contradiction avec la jurisprudence universelle en matière de droits de l’homme.

2. Je ressens donc la nécessité de m’exprimer par le biais d’une opinion séparée, car je pense vraiment que la décision de la Grande Chambre d’analyser la présente espèce du point de vue de la protection de la vie privée du requérant, et non de sa vie familiale, n’est pas totalement appropriée ou satisfaisante.

3. Je considère qu’en fait il eût été plus indiqué que, pour rechercher sur le terrain de l’article 8 s’il y avait eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée et familiale (paragraphes 172-179 de l’arrêt), la Grande Chambre n’exclue pas la reconnaissance des importantes caractéristiques que présentait la vie familiale du requérant en l’espèce, compte tenu notamment du trouble mental grave et durable et des faibles capacités intellectuelles du requérant, ainsi que de l’âge à partir duquel il avait reçu des soins spéciaux, autant d’éléments qui non seulement ont eu un impact sur sa capacité à fonder sa propre famille mais de plus ont créé une dépendance affective et sociale à l’égard des seules personnes qui constituaient sa famille, à savoir sa mère, ses frères et sœurs, son neveu et sa nièce.

4. En outre, si les conditions n’étaient pas réunies pour permettre à la Cour de conclure à l’existence d’une vie familiale de facto entre le requérant et l’ensemble des membres de sa famille (compte tenu en particulier du temps que l’intéressé avait passé en famille d’accueil ou en établissement de psychiatrie légale), les liens authentiques entre le jeune homme et sa mère ont néanmoins une importance particulière en l’espèce, eu égard à la vulnérabilité causée par une grave maladie mentale, qui en pareille situation peut générer des liens affectifs encore plus forts avec les parents que dans des circonstances normales non caractérisées par l’existence d’une vulnérabilité. À cet égard, il faut prendre en considération la signification particulière que revêt la famille pour les personnes vulnérables, car celles-ci sont dans l’incapacité de créer leur propre cellule familiale, élément qui a donc un impact sur la signification de leur droit au respect de la vie familiale. Dans la présente affaire, les normes habituelles n’auraient pas dû être appliquées au requérant pour déterminer s’il avait des attaches familiales au Danemark. Dans les circonstances concrètes de l’espèce, c’est la notion élargie de famille et de vie familiale qui aurait dû être retenue.

5. Dans ce cas précis, il aurait fallu appréhender le statut du requérant – immigré établi, célibataire, ayant été élevé et scolarisé au Danemark, pays où il résidait depuis l’âge de six ans – en soulignant tous les aspects de sa vulnérabilité spécifique : celle d’un étranger atteint d’une grave maladie mentale chez qui l’on avait diagnostiqué une schizophrénie paranoïde, qui était dans l’incapacité de fonder sa propre famille, qui n’avait pas d’attaches familiales ou privées en Turquie – son pays d’origine –, qui appartenait en fait à la minorité ethnique kurde et qui ne savait ni parler ni lire ni écrire le turc, la langue officielle dans laquelle il était censé communiquer au sujet du traitement médical dispensé dans ce pays, et qui n’avait d’attaches familiales et privées qu’au Danemark. Tous ces éléments contribuaient à sa dépendance affective et sociale à l’égard des personnes qui représentaient sa famille (sa mère, quatre frères et sœurs, une nièce et un neveu) et qui de leur côté le reconnaissaient comme membre de leur famille, comme elles l’ont montré en lui rendant régulièrement visite lorsqu’il séjournait en établissement de soins spéciaux et en organisant les visites qu’il leur rendait (seul ou accompagné de soignants).

6. Le refus des autorités de révoquer la décision d’expulsion, et l’exécution de cette décision, ont débouché pour le requérant sur une interdiction définitive de retour au Danemark, pays où vit toute sa famille. Compte tenu des circonstances particulières de la présente espèce, un tel refus met en lumière la nécessité d’une juste prise en considération de l’aspect « vie familiale » du requérant, personne vulnérable, ayant pour cadre le Danemark et non le pays vers lequel il a été expulsé. Par ailleurs, l’apport d’un soutien familial, dans le processus de rétablissement du requérant, n’était pas un élément négligeable.

7. Le terme « famille » et la notion de vie familiale ont été définis par le Comité des droits de l’homme de l’ONU à partir d’une interprétation large et compte tenu de leur lien avec la signification du mot « domicile » ainsi que de la perception de la société particulière concernée. Les références qui suivent sont intéressantes à cet égard :

Observation générale no 16, article 17 (droit à la vie privée)
Paragraphe 5

« En ce qui concerne le terme « famille », les objectifs du Pacte exigent qu’aux fins de l’article 17 ce terme soit interprété au sens large, de manière à comprendre toutes les personnes qui composent la famille telle qu’elle est perçue dans la société de l’État partie concerné. Le terme « home » dans la version anglaise, « manzel » dans la version arabe, « zhùzhái » dans la version chinoise, « domicilio » dans la version espagnole, « domicile » dans la version française et « zhilishche » dans la version russe, doit s’entendre du lieu où une personne réside ou exerce sa profession habituelle. À ce propos, le Comité invite les États à indiquer dans leurs rapports l’acception donnée dans leur société aux termes « famille » et « domicile ». »

Observation générale no 19, article 23 (la famille)

Paragraphe 2

« Le Comité observe que la notion de famille peut différer à certains égards d’un État à l’autre, et même d’une région à l’autre à l’intérieur d’un même État, de sorte qu’il n’est pas possible d’en donner une définition uniforme. Toutefois, le Comité souligne que, lorsque la législation et la pratique d’un État considèrent un groupe de personnes comme une famille, celle‑ci doit y faire l’objet de la protection visée à l’article 23. Par conséquent, les États parties devraient exposer dans leurs rapports l’interprétation ou la définition qui sont données de la notion et de l’étendue de famille dans leur société et leur système juridique. L’existence dans un État d’une pluralité de notions de famille, famille « nucléaire » et famille « élargie », devrait être indiquée, avec l’explication du degré de protection de l’une et de l’autre. Étant donné qu’il existe divers types de famille, les couples non mariés et leurs enfants ou les parents seuls et leurs enfants, par exemple, les États parties devraient également indiquer si et dans quelle mesure la législation et les pratiques nationales reconnaissent et protègent ces types de famille et leurs membres. »

Extraits pertinents de la jurisprudence universelle :

Dans Dauphin c. Canada, une affaire similaire sur laquelle il a statué, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a déclaré que la notion de famille devait être interprétée au sens large (constations du 28 juillet 2009, CCPR/C/96/D/1792/2008). Il a conclu que l’expulsion de l’auteur était disproportionnée aux buts légitimes poursuivis et avait donc emporté violation de la vie familiale de l’intéressé (paragraphe 8.3. ci-dessous, soulignements ajoutés) :

Affaire Dauphin c. Canada (constatations du 28 juillet 2009)

« 8.2. En l’occurrence, l’auteur vit sur le territoire de l’État partie depuis l’âge de deux ans et y a effectué toute sa scolarité. Ses parents et ses trois frères et sœurs vivent au Canada et ont acquis la nationalité canadienne. L’auteur doit être expulsé après avoir été condamné à une peine de 33 mois pour vol avec violence. Le Comité note l’affirmation de l’auteur selon laquelle toute sa famille se trouve sur le territoire de l’État partie, qu’il vivait avec sa famille avant son arrestation et qu’il n’a pas de famille en Haïti. Le Comité note également les arguments de l’État partie faisant état d’un lien plutôt occasionnel entre l’auteur et sa famille, ceci lié au fait qu’il habitait principalement dans des centres de jeunesse et dans des foyers d’accueil et que sa famille ne lui aurait porté aucun secours quand il avait sombré dans la criminalité et la toxicomanie.

8.3. Le Comité rappelle ses observations générales nos 16 [1988] et 19 [1990] selon lesquelles le concept de famille est interprété au sens large. Dans le cas en l’espèce, il n’est pas contesté que l’auteur n’a pas de famille en Haïti et que toute sa famille réside sur le territoire de l’État partie. Considérant qu’il s’agit en l’occurrence d’un jeune adulte qui n’a pas encore fondé sa propre famille, le Comité considère que ses parents, frères et sœurs constituent sa famille en vertu du Pacte. Il conclut que la décision de l’État partie d’expulser l’auteur après avoir vécu toute sa vie depuis son plus jeune âge sur son territoire, n’étant pas conscient qu’il n’avait pas la nationalité canadienne et en absence de toute attache familiale en Haïti constitue une immixtion dans la vie familiale de l’auteur. Le Comité note qu’il n’est pas contesté que l’ingérence en cause visait un but légitime, c’est-à-dire la prévention des infractions pénales. Il y a donc lieu de déterminer si cette immixtion serait ou non arbitraire et contraire aux articles17 et 23, paragraphe 1, du Pacte.

8.4. Le Comité constate que l’auteur se considérait citoyen canadien et n’a découvert que lors de son arrestation qu’il n’a pas obtenu la nationalité canadienne. Il a vécu toute sa vie consciente sur le territoire de l’État partie et toute sa proche famille et sa petite amie y résident et il n’a pas d’attache ni de famille dans son pays d’origine. Il note également que l’auteur n’a été condamné qu’une fois lorsqu’il venait d’avoir 18 ans. Le Comité conclut que l’ingérence rigoureuse pour l’auteur, qui possède des liens intenses avec le Canada et ne semble pas avoir d’autres attaches avec Haïti que sa nationalité est disproportionnée au but légitime poursuivi par l’État partie. L’expulsion de l’auteur en Haïti constitue donc une violation par l’État partie des articles 17 et 23, paragraphe 1, du Pacte. »

8. Pour conclure, si je suis tout à fait convaincue par le raisonnement qu’a suivi la Grande Chambre pour parvenir à la conclusion qu’en l’espèce les mesures litigieuses s’analysent en une ingérence dans la « vie privée » du requérant (paragraphes 190-202 de l’arrêt), j’estime néanmoins qu’il y a aussi dans cette affaire concrète une forte dimension d’ingérence dans la « vie familiale » du requérant, eu égard à la vulnérabilité particulière de celui-ci, aux attaches familiales très étroites qui le liaient au Danemark et à son absence de liens avec la Turquie, en dehors de sa nationalité.

 

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

TABLE DES MATIÈRES

I. Introduction

II. Les preuves médicales, les décisions des juridictions internes et les arrêts rendus par la chambre et la Grande Chambre – analyse critique

III. Une interprétation et une application effectives et non pas restrictives de l’article 3 de la Convention

IV. Un traitement inhumain à l’origine du grief

V. Nature de l’acte prohibé par l’article 3

VI. Analyse et critique du critère adopté dans l’arrêt Paposhvili et dans le présent arrêt

A. La notion de « déclin » et ses trois conditions restrictives : « grave », « rapide » et « irréversible »

1. Le « déclin » doit-il être « rapide » et « irréversible » pour que l’expulsion du requérant tombe sous le coup de l’article 3 ?

2. L’expulsion du requérant était-elle susceptible de l’exposer à un déclin « grave », « rapide » et « irréversible » ?

B. La notion de « souffrances » et la restriction posée par l’adjectif « intenses »

1. La notion de « souffrances intenses » devrait-elle constituer un élément indissociable de la notion de « traitement inhumain » ?

2. Qu’est-ce qui rend le seuil de gravité élevé concernant les traitements inhumains ?

3. L’expulsion du requérant était-elle susceptible de l’exposer à des « souffrances intenses » ?

C. L’alternative à la notion de « déclin entraînant des souffrances intenses » : la notion de « réduction de l’espérance de vie » et la condition restrictive posée par l’adjectif « significatives »

1. Le critère posé par l’expression « réduction significative de l’espérance de vie » est-il justifié ?

2. L’expulsion du requérant était-elle susceptible de l’exposer à un « risque de réduction significative de son espérance de vie » ?

D. L’intension et l’extension de l’expression « traitement inhumain », et le principe d’effectivité

VII. Pourquoi l’obligation de non-refoulement devrait-elle s’appliquer uniquement dans des « cas très exceptionnels » ? Discrimination à l’encontre des étrangers gravement malades

VIII. En cas de doute sur la question de savoir si le seuil de gravité élevé requis est atteint, la maxime in dubio in favorem pro jure/libertate/persona devrait s’appliquer

IX. Recevabilité ou fond ?

X. Conclusion

I. Introduction

1. Le requérant, un ressortissant turc, est né en 1985. En 1991, alors qu’il était âgé de six ans, il quitta la Turquie avec sa mère et ses quatre frères et sœurs pour rejoindre au Danemark son père, lequel décéda en 2000. Consécutivement à une infraction qu’il avait commise, il fut visé par une mesure d’expulsion vers la Turquie, laquelle fut révoquée par le tribunal de Copenhague mais finalement confirmée par la cour régionale le 13 janvier 2015.

2. Le requérant était atteint de schizophrénie paranoïde, une affection de longue durée très grave reconnue au niveau international, par l’Organisation mondiale de la santé notamment, ainsi que par la Cour. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Bensaid c. Royaume-Uni (no 44599/98, § 7, CEDH 2001-I) :

« La schizophrénie est une maladie ou groupe de maladies qui touche le langage, l’aptitude prévisionnelle, les émotions, les perceptions et le mouvement. Les épisodes psychotiques aigus s’accompagnent souvent de « symptômes positifs » (parmi lesquels des délires, des hallucinations, une pensée désorganisée ou fragmentaire et des mouvements catatoniques). Parmi les « symptômes négatifs », qui apparaissent à long terme, on peut citer le sentiment d’un émoussement affectif, la difficulté de communiquer avec autrui, l’absence de motivation et l’incapacité d’entreprendre ou de mener à bien les tâches quotidiennes. »

Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans la présente affaire, la Cour note également que la schizophrénie est une maladie mentale grave (paragraphe 141 de l’arrêt), qui a eu chez le requérant comme grave conséquence de l’exposer à un risque élevé de devenir dangereux pour autrui (paragraphe 144 de l’arrêt). En effet, le requérant a pris part à une agression en réunion (paragraphe 13 de l’arrêt) à l’issue de laquelle la victime a succombé à des lésions cérébrales mortelles.

3. Le requérant alléguait qu’en raison de sa maladie, son renvoi vers la Turquie par les autorités danoises avait emporté violation de l’article 3 de la Convention. En particulier, il estimait qu’en Turquie, où il avait été expulsé, il ne disposait pas d’une possibilité réelle de bénéficier du traitement psychiatrique approprié, et notamment des mesures de suivi et de surveillance, dont il avait besoin. Il soutenait qu’il avait été médicalement établi que cette maladie mentale pouvait atteindre un degré de gravité tel que, en l’absence de traitement adapté, le patient risquait de connaître un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé associé à des souffrances intenses, ou une réduction notable de son espérance de vie, et devenir dangereux pour lui-même et pour les autres (paragraphe 89 de l’arrêt).

4. J’ai voté en faveur des points 2 et 4 et contre les points 1, 3 et 5 du dispositif. Je ne peux malheureusement souscrire à la conclusion de mes éminents collègues de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention, et je suis le seul parmi les juges de la minorité à considérer qu’il y a eu violation de cette disposition. Si je rejoins la majorité concernant son constat de violation de l’article 8, je me dissocie de sa position qui consiste à dire qu’il y a eu violation du droit du requérant au respect de sa vie privée uniquement, et pas de son droit au respect de sa vie familiale. Je mettrai néanmoins l’accent dans la présente opinion sur mon désaccord concernant le constat de non-violation de l’article 3.

5. J’estime qu’avant d’expliquer les motifs de mon désaccord avec la conclusion de la majorité concernant le grief fondé sur l’article 3, il est utile d’évoquer les preuves médicales pertinentes, les décisions des juridictions internes et les arrêts de la chambre et de la Grande Chambre, et de formuler des observations à leur égard.

II. Les preuves médicales, les décisions des juridictions internes et les arrêts rendus par la chambre et la Grande Chambre – analyse critique

6. Il ressort de manière claire des déclarations médicales recueillies lors de la procédure de révocation de la mesure d’expulsion qui visait le requérant, et en particulier des déclarations des psychiatres ayant à différentes époques été responsables du traitement du requérant lorsque celui-ci était suivi au centre de santé mentale de l’hôpital de Saint John, que le requérant avait besoin d’un traitement spécifique et complexe relevant d’un spécialiste (voir les déclarations de M.H.M. et de P.L. mentionnées aux paragraphes 36 et 42-45 de l’arrêt, respectivement). Ce traitement nécessitait la mise à disposition d’un référent, la réalisation d’examens sanguins hebdomadaires ou mensuels à des fins de surveillance somatique, ainsi que la mise en place d’un suivi et d’une surveillance visant à assurer le respect du plan de traitement et ainsi à éviter une rechute. En l’absence de pareilles mesures, les chances de guérison du requérant auraient été faibles et l’intéressé se serait trouvé exposé à un risque élevé de rupture de traitement et de reprise de la consommation de substances addictives – et, partant, d’une aggravation de ses symptômes psychotiques, ce qui aurait augmenté considérablement le risque qu’il commît à nouveau des infractions –, et à un risque de défaillance de son système immunitaire, le Leponex (le médicament antipsychotique qui lui était prescrit) pouvant provoquer un tel effet indésirable. Le requérant contestait l’argument du Gouvernement selon lequel l’attribution d’un référent était une mesure sociale plutôt qu’une composante de son traitement médical. Il affirmait qu’il avait besoin d’un référent d’une part pour suivre correctement son traitement afin de ne pas rechuter et risquer de devenir dangereux pour lui ou pour les autres et d’autre part pour ne pas négliger les effets secondaires potentiellement dangereux de ce traitement (paragraphe 95 de l’arrêt).

7. Le tribunal de Copenhague et la cour régionale sont parvenus à des conclusions opposées.

8. Il ressort clairement de la décision du 14 octobre 2014 que le tribunal de Copenhague a principalement appuyé sa décision de révoquer la mesure d’expulsion sur le fait que les autorités danoises n’avaient pas reçu du pays de destination l’assurance que l’intéressé disposerait en cas de renvoi vers la Turquie d’une possibilité réelle de bénéficier du traitement psychiatrique approprié, et notamment des mesures de suivi et de surveillance dont il avait besoin dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive (traitement approprié).

9. Dans sa décision du 13 janvier 2015 par laquelle elle infirmait la décision du tribunal de Copenhague, la cour régionale, quant à elle, a tenu compte du fait que le requérant avait conscience de sa maladie et de l’importance de bien suivre son traitement et prendre les médicaments qui lui étaient prescrits, des informations qui figuraient dans la base de données MedCOI (Medical Community of Interest) et de la réponse à la demande d’informations en date du 4 juillet 2014.

10. Alors que P.L. avait déclaré que le requérant avait conscience de sa maladie et qu’il était important qu’il soit surveillé régulièrement pour bien suivre son traitement, la cour régionale a pris note de la déclaration en question mais elle ne l’a pas examinée et ne s’y est pas attardée. Elle a ensuite insisté sur la nature et la gravité de l’infraction qui avait été commise par le requérant, et elle n’a décelé aucun élément permettant de conclure qu’expulser le requérant serait manifestement inapproprié.

11. S’écartant de la conclusion du tribunal de Copenhague, la cour régionale a omis de tenir compte – ou de se pencher sur la question – de ce que les autorités internes n’avaient pas obtenu l’assurance que le requérant disposerait d’une possibilité de recevoir un traitement psychiatrique approprié, et notamment de bénéficier du suivi et de la surveillance dont il avait besoin dans le cadre d’une thérapie ambulatoire intensive, faute de quoi le traitement qu’il recevrait dans le pays de destination deviendrait inapproprié. Elle s’est finalement appuyée sur les informations figurant dans la base de données MedCOI, qui ne portaient pas sur cette question, c’est-à-dire sur la question de savoir si le requérant recevrait un traitement approprié sous la forme d’un référent, d’une surveillance et d’un suivi. Elle a omis de tenir pleinement compte, d’une part, des avis médicaux dans lesquels les experts disaient craindre pour la santé du requérant en cas d’absence de traitement approprié dans le pays de destination et, d’autre part, des éléments de nature à rendre l’expulsion de l’intéressé particulièrement lourde, à savoir la mauvaise maîtrise de la langue du pays de destination par le requérant et le fait que toute la famille de l’intéressé résidait au Danemark et qu’il n’aurait personne pour s’occuper de lui en Turquie. Elle a plutôt insisté sur la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant.

12. J’estime que les autorités internes ont manqué à leur obligation, née de l’article 3, de mettre en place des procédures adéquates propres à leur permettre d’examiner les craintes exprimées par le requérant et d’évaluer les risques que celui-ci encourrait en cas de renvoi dans le pays de destination. Dans le contexte de ces procédures, l’arrêt renvoie à quatre obligations qui incombaient à cet égard aux autorités internes (paragraphe 130 b)-e) de l’arrêt) et qui, d’après moi, n’ont pas été remplies dans le cas du requérant. Cependant, j’estime surtout que les autorités internes ont manqué à leur obligation de procéder à un examen au fond des craintes du requérant et des risques auxquels son expulsion vers la Turquie l’aurait exposé. Le requérant a présenté des preuves médicales pour prouver la gravité de son état de santé, a exprimé ses craintes et a informé les autorités danoises des éléments qui rendaient selon lui la mesure d’expulsion lourde et inappropriée le concernant, mais les autorités n’ont pris aucune mesure notable pour réfuter ses arguments, notamment en obtenant des assurances de la part des autorités turques.

13. En l’espèce, la Grande Chambre a considéré que le requérant avait conscience de sa maladie, qu’il avait admis clairement qu’il avait besoin d’une thérapie et qu’il se montrait coopératif (paragraphe 142 de l’arrêt). Elle a également noté qu’une rechute risquerait d’avoir « de graves conséquences pour le requérant et pour les tiers » (paragraphes 44 et 142), mais elle a malgré tout conclu à l’absence d’éléments convaincants de nature à prouver l’existence d’un risque de comportement auto-agressif de la part du requérant (paragraphe 144 de l’arrêt). Elle a déduit que le risque qui pourrait découler pour la santé physique du requérant de la prise de Leponex n’était qu’hypothétique et indirect puisque l’intéressé n’avait manifesté aucun signe de détérioration de son état de santé physique à raison de son traitement par ce médicament entre mai 2013 et le 20 mai 2015 (paragraphe 145 de l’arrêt), mais, à mon humble avis, elle a ignoré la nature du traitement du requérant, qui comprenait non seulement le médicament en question mais aussi des mesures de suivi et de traitement nécessaires qui contribuaient à réduire les risques pour la santé liés à la prise de ce médicament.

14. Je ne suis pas convaincu par l’avis exprimé dans l’arrêt – lequel va dans le même sens que celui adopté par la cour régionale dans sa décision –, qui consiste à dire que le requérant avait conscience de sa maladie et de la nécessité de prendre ses médicaments, et que l’expulsion du requérant n’était donc pas manifestement inappropriée. Pour moi, un autre élément revêt plus de poids : le fait que les auteurs des déclarations médicales aient insisté sur le fait que l’absence d’un référent, d’une surveillance et d’un suivi réguliers pourrait se traduire par une rechute.

15. J’estime que la chambre a eu raison de conclure en l’espèce que l’expulsion du requérant s’analysait en une violation de l’article 3 de la Convention, et que si le médicament en question était généralement disponible en Turquie, il était difficile de déterminer avec certitude si, en cas de renvoi en Turquie, le requérant aurait une possibilité réelle de bénéficier du traitement psychiatrique dont il avait besoin, y compris des mesures de suivi et de contrôle nécessaires à la réussite de sa thérapie ambulatoire intensive. Je considère par conséquent que la chambre a jugé à raison qu’il y avait des doutes sérieux quant à la disponibilité d’un traitement approprié, les autorités internes n’ayant pas obtenu du pays de destination les assurances nécessaires à cet égard (Savran c. Danemark, no 57467/15, §§ 65 -67, 1er octobre 2019).

III. Une interprétation et une application effectives et non pas restrictives de l’article 3 de la Convention

16. À la lecture des paragraphes 140 à 148 de l’arrêt, sous l’intitulé « Application des principes pertinents au cas d’espèce », il est clair pour moi que la Cour a conclu à la non-violation de l’article 3 en suivant, ainsi que je l’exposerai respectueusement ci-après, une interprétation et une application excessivement restrictives de l’article 3 et des faits de la cause. Toutefois, pareille interprétation ne rend pas le droit consacré par l’article 3 pratique et effectif. Ainsi qu’il a été judicieusement observé, « le principe d’effectivité contredit par essence la notion d’interprétation restrictive des traités, qui ne fait pas partie du droit international » (Alexander Orakhelashvili, The Interpretation of Acts and Rules in Public International Law, Oxford, 2008, réimpr. 2013, p. 414 ; voir aussi Hersch Lauterpacht, « Restrictive Interpretation and the Principle of Effectiveness in the Interpretation of Treaties », BYBIL (1949), XXVI, 48, p. 67-69). J’estime qu’une interprétation restrictive est incompatible avec le principe d’effectivité, non seulement en tant que méthode d’interprétation mais aussi en tant que norme de droit international inhérente aux dispositions conventionnelles consacrant des droits fondamentaux. Le principe d’effectivité en tant que norme de droit international inhérente à l’article 3 commande que le droit à ne pas subir des traitements inhumains garanti par l’article 3 soit effectif et traité comme tel. Dans le même temps, le principe d’effectivité en tant que méthode d’interprétation contribue à assurer cette effectivité de la norme découlant de l’article 3, sans permettre à une interprétation restrictive d’empêcher le droit en question d’être pratique et effectif. Je qualifierais ce fonctionnement défensif du principe d’effectivité de « système immunitaire » de la Convention, dont le but est de protéger celle-ci contre tout ce qui lui serait contraire.

IV. Un traitement inhumain à l’origine du grief

17. Certes, le requérant n’a pas précisé dans ses observations lequel des trois droits qui lui sont garantis par l’article 3 – le droit à ne pas être soumis à la torture, le droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains ou le droit à ne pas être soumis à des traitements dégradants – il estime avoir été violé en l’espèce. Il semble, toutefois, au vu de la manière dont il a présenté son grief devant la Cour et de la manière dont la Cour a examiné ce grief dans l’arrêt, que le requérant se plaignait d’une violation de son droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains. Je vais donc, dans la présente opinion, examiner moi aussi le grief du requérant sous cet angle.

V. Nature de l’acte prohibé par l’article 3

18. Lorsqu’un État membre (ici, le Danemark) ordonne l’expulsion d’un ressortissant étranger vers un pays (ici, la Turquie) dans lequel il se trouverait exposé à un risque de voir son état de santé se détériorer fortement et de subir des traitements inhumains, l’État en question est tenu par une « obligation de non-refoulement ». Si l’État procède malgré tout à l’expulsion (du requérant, en l’espèce), alors c’est son obligation négative qui n’est pas remplie (Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, 13 décembre 2016 ; voir aussi Natasa Mavronicola, Torture, Inhumanity and Degradation under Article 3 of the ECHR – Absolute Rights and Absolute Wrongs (Hart, Oxford/Londres/New York/New Delhi/Sydney, 2021, p. 178-179). En pareils cas, l’acte prohibé par l’article 3 (fait illicite) serait l’acte d’expulsion accompli sans que l’État membre ne se soucie (ou sans qu’il ne tienne compte) de ce que, du fait de son état de santé, l’intéressé risquerait de se trouver dans le pays vers lequel il est expulsé dans une situation constitutive d’un traitement inhumain (ibidem). Or, je considère que c’est ce qui s’est passé en l’espèce.

VI. Analyse et critique du critère adopté dans l’arrêt Paposhvili et dans le présent arrêt

19. Le présent arrêt suit le critère qui a été établi dans l’arrêt Paposhvili concernant l’obligation de non-refoulement et qui veut que pour tomber sous le coup de l’article 3, l’éloignement d’un individu vers le pays de destination doit l’avoir exposé « à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie » (soulignement et italiques ajoutés) (paragraphes 134-143 de l’arrêt, et Paposhvili, précité, § 183). Ce critère comprend plusieurs branches qui se décomposent elles-mêmes en plusieurs sous-branches. Les trois éléments soulignés dans l’énoncé qui précède – « déclin », « souffrances » et « réduction de son espérance de vie » – en sont les composantes principales, le dernier constituant une alternative aux deux premiers. Les trois premiers éléments apparaissant en italiques dans l’énoncé – « grave », « rapide » et « irréversible » – sont des adjectifs qui qualifient de manière très restrictive la notion de « déclin ». Les deux derniers, « intenses » et « significative », qualifient quant à eux de manière tout aussi restrictive les notions de « souffrances » et de « réduction de l’espérance de vie ».

20. J’examinerai chaque composante et son ou ses adjectifs associés séparément, afin de montrer que ce critère à plusieurs branches et sous-branches proposé par la Cour dans l’arrêt Paposhvili et le présent arrêt pourrait conduire à une restriction absolue qui elle-même entraînerait l’extinction d’un droit absolu. Ce n’est pas la même chose que de dire que le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 devrait être élevé.

A. La notion de « déclin » et ses trois conditions restrictives : « grave », « rapide » et « irréversible »

1. Le « déclin » doit-il être « rapide » et « irréversible » pour que l’expulsion du requérant tombe sous le coup de l’article 3 ?

21. Dans l’arrêt Paposhvili et le cas d’espèce, la Cour a considéré que le « déclin » devait être à la fois « grave », « rapide » et « irréversible ». À mon sens, ces trois adjectifs fonctionnent dans l’arrêt comme des sous-composantes du droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains consacré par l’article 3. J’estime que par leur caractère impératif, ces conditions restrictives imposent un seuil extraordinairement élevé – voire inatteignable –, plus élevé encore que le seuil déjà élevé imposé par l’article 3 dans les affaires de non-refoulement où le motif invoqué n’est pas médical. Je pourrais accepter la condition ajoutée par l’adjectif « grave », mais pas celles ajoutées par les adjectifs « rapide » et « irréversible », que je trouve par trop restrictives et incompatibles avec le caractère absolu du droit consacré par l’article 3, d’autant plus que leur absence ne rend pas automatiquement moins grave un déclin « grave » causé par la schizophrénie. En outre, exiger que le « déclin » provoqué par la schizophrénie soit « irréversible » ne cadre pas avec la nature de cette maladie, qui se caractérise par sa nature fluctuante et par le fait que toute tentative de stabilisation ne peut aboutir que si le patient bénéficie d’une surveillance régulière. Je soutiens néanmoins respectueusement que ni la cour régionale, ni la Cour, n’ont examiné correctement en l’espèce la question de la surveillance régulière du requérant.

2. L’expulsion du requérant était-elle susceptible de l’exposer à un déclin « grave », « rapide » et « irréversible » ?

22. Je considère que même à supposer que les trois conditions restrictives ajoutées par les adjectifs en cause à la notion de « déclin » de l’état de santé du requérant aient dû être remplies pour que l’article 3 entre en jeu en l’espèce, on aurait pu considérer qu’elles l’étaient étant donné que le requérant ne pouvait pas bénéficier à Konya, en Turquie, du suivi et de la surveillance qui lui étaient nécessaires. À cet égard, il y a lieu de constater qu’il n’y a à Konya qu’un établissement de médecine générale et aucun établissement psychiatrique (paragraphe 71 de l’arrêt). Je note en outre, d’un point de vue plus général, que selon l’Atlas de la santé mentale 2017 de l’Organisation mondiale de la santé, la Turquie est le pays qui compte le moins de psychiatres par habitant, avec 1,64 psychiatre pour 100 000 habitants (paragraphe 93 de l’arrêt). On peut déduire des éléments énoncés ci-dessus que le requérant ne bénéficiera probablement pas d’une surveillance appropriée en Turquie. Or, compte tenu des antécédents médicaux de l’intéressé, pareille mesure est importante pour sa santé. La première condition commandant que le déclin soit « grave » était donc remplie.

23. En ce qui concerne la seconde condition (commandant que le déclin soit « rapide »), il convient en outre de noter que l’éloignement du requérant aurait aussi pu entraîner un déclin rapide de son état de santé puisque dans le village où il était prévu qu’il réside, le requérant se serait trouvé isolé et n’aurait eu à proximité aucun membre de sa famille proche (paragraphe 70 de l’arrêt). Cette situation aurait très probablement provoqué chez le requérant une dépression et une accélération de l’apparition d’épisodes de schizophrénie.

24. La troisième condition (voulant que le déclin soit « irréversible »), quant à elle, aurait pu être considérée comme remplie elle aussi étant donné que s’il n’était pas surveillé alors qu’il prenait du Leponex, le requérant risquait de développer une défaillance du système immunitaire, pareil trouble faisant partie des effets indésirables les plus graves pouvant être provoqués par le médicament en question.

B. La notion de « souffrances » et la restriction posée par l’adjectif « intenses »

1. La notion de « souffrances intenses » devrait-elle constituer un élément indissociable de la notion de « traitement inhumain » ?

25. Contrairement à la majorité dans l’arrêt, j’estime que l’existence de souffrances intenses ne devrait pas être une composante du droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains consacré par l’article 3, et ce pour plusieurs raisons élémentaires :

a) L’expression « souffrances intenses » n’apparaît nulle part dans l’article 3.

b) Dans l’expression « traitements inhumains », l’adjectif « inhumain » signifie, littéralement, lorsqu’il s’applique à « des actes, un comportement, etc. : brutal, sauvage, barbare, cruel », (James A.H. Murray, Henry Bradley, W.A. Craigie, C.T. Onions et R.W. Burchfield (eds.), The Oxford English Dictionary, 2e édition, Clarendon Press, Oxford, 1989, vol. VII, p. 973). Il n’est fait mention nulle part dans cette définition de la notion de « souffrances intenses », mais la notion de « souffrance » est incluse dans celle de « traitement cruel », qui désigne le fait d’infliger des souffrances ou de la douleur à autrui sans manifester les qualités humaines que sont la compassion ou la pitié, que cette absence de qualités humaines s’explique par le plaisir de faire souffrir ou par un sentiment d’indifférence à l’égard des souffrances de la victime. Telle est la définition de l’expression « traitement cruel » dans les grands dictionnaires (voir, par exemple, la définition de « cruel » lorsque cet adjectif se rapporte à une personne : J.A. Simpson et E.S.C. Weiner, (eds.), The Oxford English Dictionary, 2e édition, Clarendon Press, Oxford, 1989, vol. IV, p. 78, et C. Soanes et A. Stevenson (eds.), Concise Oxford English Dictionary, 11e édition, OUP, Oxford 2004, p. 344).

c) Dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, § 87, CEDH 2015), la Cour a précisé qu’un « mauvais traitement qui atteint un […] seuil minimum de gravité implique en général des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales » (italiques ajoutés). L’expression « mauvais traitement » désigne tout type de « torture », de « traitement inhumain » ou de « traitement dégradant » sous l’angle de l’article 3. L’expression « en général » qui figure dans la citation ci-dessus montre que pour la Cour, l’existence de « souffrances intenses » n’est pas un critère indispensable en ce qui concerne ces trois types de mauvais traitements. Il ressort clairement de la suite de l’énoncé en question (« même en l’absence de sévices de ce type, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu (…) ») que la notion de « souffrance » n’est pas une composante de la notion de « traitement dégradant ». À l’inverse, la notion de « souffrance » est une composante à la fois de la notion de « torture » et de celle de « traitement inhumain ». Toutefois, celle de « souffrance intense » n’est une composante que de la notion de « torture » et pas de celle de « traitement inhumain ».

d) Modifier, en y ajoutant des mots, la définition ordinaire de notions conventionnelles telles que celle de « traitement inhumain » en l’espèce et assortir ces notions de restrictions en ajoutant à leur signification habituelle des notions supplémentaires s’analyse de toute évidence en une interprétation restrictive d’une disposition qui, après tout, garantit un droit absolu. La nature et le caractère absolus de ce droit se trouveraient dévoyés si des restrictions y étaient imposées. La restriction qu’ajoute l’adjectif « intenses » à la notion de « souffrances » devient d’autant plus forte si l’on adopte le point de vue développé dans l’arrêt qui consiste à dire que le déclin donnant lieu à des « souffrances » doit être « rapide » et « irréversible ».

e) En portant à un tel niveau le seuil d’intensité de la souffrance, on parvient inévitablement à soustraire automatiquement à la protection de l’article 3 tout traitement qui n’atteindrait pas ce seuil mais provoquerait tout de même des souffrances dont l’auteur tirerait satisfaction ou ne se préoccuperait pas. La victime de pareil traitement se trouverait donc privée de la protection offerte par la Convention, et son auteur ne verrait pas sa responsabilité engagée sous l’angle de la Convention. Pareille conséquence pourrait nuire au principe de la prééminence du droit puisque les agents des États membres pourraient l’utiliser à leur avantage pour infliger des souffrances jusqu’à un seuil donné sans pour autant manquer à leur obligation négative née de de l’article 3. Par ailleurs, si le grief concerne un « traitement dégradant », la « gravité de l’acte dépend de sa nature, et pas uniquement des conséquences qu’il emporte » (Natasa Mavronicola, op. cit., p. 92). Dans l’arrêt Bouyid, la police n’a fait qu’administrer une gifle au requérant, sans lui infliger une souffrance intense ou durable, et pourtant, la Grande Chambre a conclu que le requérant avait subi un « traitement dégradant ». « L’arrêt Bouyid montre peut-être que la « gravité » d’un acte découle non pas directement de la gravité du préjudice subi ou des souffrances infligées, mais de la nature de l’acte litigieux » (ibidem). La comparaison entre « traitement inhumain » et « traitement dégradant » a pour seul but de montrer l’incohérence du seuil de gravité. Le seuil de gravité d’un « traitement inhumain » dépend aussi, comme lorsqu’il est question de « traitement dégradant », de la nature de l’acte litigieux, qui, comme en l’espèce, est généralement caractérisé par une indifférence à l’égard des souffrances causées. Partant, exiger d’un « traitement inhumain » qu’il soit intense serait trop restrictif et aurait pour conséquence de faire sortir l’acte du champ d’application de l’article 3.

f) Dans le présent arrêt, la majorité a tiré l’expression « souffrances intenses » d’un passage de l’arrêt Paposhvili (précité, § 183) et lui a conféré autant d’importance que s’il s’était agi d’un terme de la Convention devant faire l’objet d’une interprétation. Dans le même temps, elle n’a pas tenu compte de ce que ce passage de Paposhvili provenait d’une partie de l’arrêt intitulée « principes généraux » dans laquelle la Cour se bornait à user de son pouvoir d’appréciation en proposant, en passant (obiter), plusieurs exemples de ce qu’elle entendait par « autres circonstances très exceptionnelles », sans chercher bien sûr à énumérer de manière exhaustive tous les cas de mauvais traitements. Ces exemples étaient fondés sur les faits de la cause, qui concernait un requérant souffrant de leucémie lymphoïde chronique, une maladie qui, de toute évidence, provoque des souffrances intenses. La Cour n’a donc pas dit que l’existence de « souffrances intenses » était un critère indispensable pour qu’un mauvais traitement tombe sous le coup de l’article 3. En l’espèce, la Cour aurait dû tirer de Paposhvili le raisonnement qui y avait été suivi. Dans l’arrêt Paposhvili, la Cour a considéré que le renvoi du requérant vers la Géorgie aurait emporté violation de l’article 3 (ibidem, § 206), et elle est parvenue à cette conclusion parce que, « en l’absence d’évaluation par les instances nationales du risque encouru par le requérant à la lumière des données relatives à son état de santé et à l’existence de traitements adéquats en Géorgie, les éléments d’information dont ces instances disposaient ne suffisaient pas à leur permettre de conclure qu’en cas de renvoi vers la Géorgie, le requérant n’aurait pas couru de risque concret et réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention » (ibidem, §§ 205 et 183). Le requérant en l’espèce alléguait notamment que les autorités internes n’avaient pas procédé à une appréciation du risque qu’il fût exposé à des mauvais traitements en cas de renvoi vers le pays de destination. Pourtant, la Cour n’a à aucun moment examiné cet argument, alors que c’était, comme je l’ai expliqué ci-dessus, la seule raison pour laquelle la Cour avait conclu à une violation dans l’arrêt Paposhvili. Dans la présente affaire, la Cour a omis d’expliquer pourquoi elle n’avait pas suivi l’arrêt Paposhvili sur ce point, qui en constituait pourtant le ratio decidendi. Avec tout le respect que je lui dois, je considère que la majorité n’a pas tenu compte comme je l’ai fait dans la présente opinion de l’article 19 de la Convention, qui confère à la Cour la mission « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la […] Convention et de ses protocoles ».

2. Qu’est-ce qui rend le seuil de gravité élevé concernant les traitements inhumains ?

26. À mon humble avis, ce n’est pas l’intensité de la souffrance, mais la présence cumulée d’une souffrance (pas nécessairement « intense ») de l’intéressé et d’une indifférence des autorités internes qui fait que le seuil de gravité devant être atteint pour qu’un « traitement inhumain » relève de l’article 3 est élevé.

3. L’expulsion du requérant était-elle susceptible de l’exposer à des « souffrances intenses » ?

27. J’estime que quand bien même l’existence de « souffrances intenses » constituerait un critère indispensable à un constat d’existence de traitements inhumains, on aurait pu considérer que le requérant aurait subi des souffrances intenses en conséquence de la décision de l’expulser vers la Turquie. Il ressort clairement de la définition figurant dans l’arrêt Bensaid (précité, cité au paragraphe 2 de la présente opinion) que la schizophrénie paranoïde peut provoquer des symptômes touchant le langage, l’aptitude prévisionnelle, les émotions, les perceptions et le mouvement, et se manifester par des épisodes psychotiques s’accompagnant de délires, d’hallucinations, d’une pensée désorganisée ou fragmentaire et de mouvements catatoniques, ainsi que par le sentiment d’un émoussement affectif, la difficulté de communiquer avec autrui, l’absence de motivation et l’incapacité d’entreprendre ou de mener à bien les tâches quotidiennes.

28. Que ce soit sur le plan objectif ou sur le plan subjectif, ces symptômes auraient pu causer au requérant des souffrances intenses à la suite de son expulsion et de l’absence de surveillance constante et appropriée. C’est d’ailleurs ce que soutenait le requérant (paragraphe 89 de l’arrêt). Il apparaît au regard des éléments factuels de l’affaire que le requérant était exposé à un risque élevé de devenir dangereux pour autrui. Pour moi, la distinction qui est faite entre le risque de devenir dangereux pour autrui et celui de le devenir pour soi-même est artificielle et superficielle. La considération la plus importante devrait être la gravité d’une maladie qui, entre autres symptômes, peut avoir des conséquences dangereuses ou catastrophiques pour le malade comme pour autrui. En outre, si le requérant venait à causer du tort à autrui à un moment où il ne serait plus maître de ses actes, comment peut-on être sûr qu’après avoir repris le contrôle, il ne subirait pas des souffrances intenses à la pensée de ce qu’il a fait ? Or, le requérant affirme qu’il regrette avoir causé du tort à d’autres personnes (paragraphe 40 de l’arrêt), ce qui, en soi, peut s’accompagner d’une certaine souffrance.

29. Ainsi, à mon humble avis, les critères objectif et subjectif devant être satisfaits pour que les souffrances auxquelles le requérant se serait trouvé exposé en cas d’expulsion vers la Turquie tombent sous le coup de l’article 3 l’auraient été compte tenu de la nature de la maladie de l’intéressé et du fait que les autorités danoises n’ont pas cherché à déterminer comment cette maladie évoluerait en l’absence en Turquie des mesures de suivi et de surveillance nécessaires. À cet égard, il est pertinent de dire qu’il ressort des rapports du service de l’immigration que le requérant n’a aucun lien avec la Turquie et n’a notamment aucun contact avec des personnes résidant dans ce pays, et qu’il ne parle par le turc et a seulement quelques notions de kurde (paragraphe 15 de l’arrêt). De plus, il apparaît selon un rapport de police communiqué par le Gouvernement que le requérant réside actuellement dans un petit village de 1 900 habitants situé à 140 km de Konya (paragraphe 70 de l’arrêt). Ces différents éléments concourent à faire du requérant un reclus. Même le tribunal de Copenhague, dans son raisonnement, a considéré qu’il était nécessaire de tenir compte des allégations du requérant qui consistaient à dire qu’il n’avait en Turquie ni famille ni réseau social, que le village où il avait vécu avec sa famille les premières années de sa vie était situé à 100 km de Konya, la ville la plus proche, donc loin de tout accompagnement psychiatrique, et qu’il ne comprenait que très peu le turc, étant kurdophone.

30. La Cour conclut au point 2 du dispositif à la violation de l’article 8. Je souscris à ce constat mais j’estime que dans le corps de l’arrêt (paragraphes 178 et 198), la Cour, à tort selon moi, le circonscrit au seul droit du requérant au respect de sa vie privée en excluant son droit au respect de sa vie familiale. La Cour (paragraphe 191 de l’arrêt) observe à raison que le requérant était plus vulnérable qu’un « immigré établi » ordinaire visé par une mesure d’expulsion et que son état de santé était un facteur à prendre en compte dans le cadre de la mise en balance. Ailleurs, (paragraphes 195, 196 et 201 de l’arrêt), elle parvient, à raison aussi, à la conclusion que les autorités internes n’ont pas dûment pris en compte et mis en balance les différents intérêts en jeu, à savoir l’état de santé du requérant et l’intérêt de la société ayant trait à la « nature et la gravité » de l’infraction. C’est pour cette raison que la Cour a conclu à la violation de l’article 8. Ce constat, fondé sur l’absence d’examen de proportionnalité approprié relativement au grief soulevé sous l’angle de l’article 8, ne devrait pas être différent de celui qui devrait être formulé sous l’angle de l’article 3. En effet, lorsqu’elles ont omis de mettre en balance l’état de santé du requérant et l’intérêt général sous l’angle du volet « vie privée » de l’article 8, les autorités internes ont adopté la même approche superficielle que lorsqu’elles ont examiné le risque pour le requérant de se trouver exposé à un traitement inhumain à raison de son expulsion en l’absence d’assurances de la part du pays de destination et lorsqu’elles ont omis de se livrer à une appréciation du risque en question à l’aune du seuil de gravité requis par l’article 3. Cet argument serait encore plus solide si l’on parvenait aussi à un constat de violation du droit du requérant au respect de sa vie familiale. En effet, le fait que le requérant se trouve en Turquie sans sa famille et qu’il vive reclus lui causerait, compte tenu de son état de santé, des souffrances accrues.

C. L’alternative à la notion de « déclin entraînant des souffrances intenses » : la notion de « réduction de l’espérance de vie » et la condition restrictive posée par l’adjectif « significatives »

1. Le critère posé par l’expression « réduction significative de l’espérance de vie » est-il justifié ?

31. L’expression « réduction de l’espérance de vie » est employée dans l’arrêt Paposhvili (précité, § 183 ; voir la conjonction de coordination « ou ») et dans le présent arrêt (paragraphe 143 de l’arrêt, voir l’expression « ni, a fortiori ») comme une alternative (a fortiori) à l’existence d’un risque pour l’intéressé d’être exposé à un « déclin rave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ». J’estime qu’un tel critère, accompagné de la condition restrictive voulant que la réduction de l’espérance de vie soit « significative », n’est aucunement justifié. Une fois encore, il s’agit d’un critère exagérément restrictif qui n’est pas compatible avec la portée de l’article 3 et la nature d’un droit absolu.

2. L’expulsion du requérant était-elle susceptible de l’exposer à un « risque de réduction significative de son espérance de vie » ?

32. Au paragraphe 144 de l’arrêt, la Cour dit que contrairement à ce qu’elle a conclu dans deux autres affaires (Bensaid, précité, et Tatar c. Suisse, no 65692/12, 14 avril 2015), elle ne peut conclure, en l’absence d’élément convaincant en ce sens, que le requérant ait jamais présenté un risque de comportement auto-agressif. Ce constat ne tient compte ni de l’allégation du requérant selon laquelle il présentait un risque de comportement auto-agressif (paragraphe 95 de l’arrêt), ni de ce que, dans les deux autres affaires dont elle s’écarte, la Cour disposait aussi non pas de preuves que les requérants avaient fait des tentatives de suicide, mais uniquement de l’avis d’un expert selon lequel un risque de suicide existait eu égard à leur état de santé.

33. Même si rien ne montrait clairement que le requérant risquait de se suicider, le risque de suicide ne peut être exclu dans son cas, compte tenu de la gravité de sa maladie, de sa situation personnelle, de son isolement combiné avec la prise de Leponex, du risque de défaillance de son système immunitaire, et de ce que l’intéressé avait déjà commis une agression avec circonstances très aggravantes.

34. La probabilité que le requérant se suicide peut être confirmée par les statistiques. Dans un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (Angelo Barbato, Schizophrenia and Public Health, Organisation mondiale de la santé, Genève, 1998, https://www.who.int/mental_health/media/en/55.pdf?ua=1, p. 12) traitant des conséquences de la schizophrénie, sur la mortalité en particulier, on peut lire ce qui suit :

« 4.1 Mortalité

Si la schizophrénie n’est pas, en soi, une maladie mortelle, le taux de mortalité des personnes atteintes de schizophrénie est au moins deux fois plus élevé que celui de la population en général. On a par le passé considéré que cette surmortalité s’expliquait par les mauvaises conditions de vie associées à un séjour prolongé en institution, qui se traduisaient par un nombre élevé de cas de tuberculose et d’autres maladies contagieuses (Allebeck, 1989). Or, ce problème peut se poser dès lors qu’un nombre important de patients séjournent longtemps dans des structures peuplées comparables à des asiles.

Néanmoins, de récentes études portant sur des personnes schizophrènes ne séjournant pas en institution ont montré que le suicide et d’autres accidents figuraient parmi les principales causes de décès, que ce soit dans les pays en développement ou dans les pays développés (Jablensky et al., 1992). Le suicide, en particulier, apparaît comme une source de préoccupation croissante, puisqu’il a été estimé que le risque à vie de suicide associé à la schizophrénie était supérieur à 10 %, soit environ douze fois plus que pour le reste de la population (Caldwell et Gottesman, 1990). Les malades souffrant de schizophrénie semblent également être exposés à un risque plus élevé de mourir d’un trouble cardiovasculaire (Allebeck, 1989), peut-être lié à un style de vie malsain, à un accès limité aux soins de santé et aux effets secondaires des médicaments antipsychotiques. »

D. L’intension et l’extension de l’expression « traitement inhumain », et le principe d’effectivité

35. Comme je l’ai fait dans l’opinion concordante que j’ai jointe à l’arrêt S.M. c. Croatie ([GC], no 60561/14, 25 juin 2020) concernant l’expression « travail forcé ou obligatoire » consacrée par l’article 4 § 2 de la Convention, je souhaite dans la présente affaire procéder à l’égard d’une autre disposition de la Convention, et plus précisément de l’expression « traitement inhumain », à un examen à la fois de son intension (c’est-à-dire sa profondeur, ou encore ses caractéristiques ou qualités essentielles, son genre et son unité) et de son extension (c’est-à-dire son spectre, ou encore les cas précis qu’elle recouvre, les différentes espèces et catégories qu’elle regroupe), comme dans le domaine de la logique. Pour éviter de me répéter, je renvoie le lecteur aux paragraphes 14 à 24 de l’opinion que j’avais rédigée dans cette affaire concernant ces deux dimensions en logique. Dans le présent arrêt, c’est avec le fait que la majorité retienne les cas les plus extrêmes relevant de l’extension de l’expression « traitement inhumain » pour ensuite en déterminer ou en définir l’intension sur ce fondement que je suis en désaccord. En effet, cette méthodologie souffre de graves défauts : elle considère à tort l’extension et l’intension de l’expression « traitement inhumain » comme une seule et même chose ; elle ne tient pas compte de ce qu’il existe entre ces deux dimensions un rapport de proportionnalité inverse, autrement dit, de ce que lorsque l’extension se rétrécit, l’intension se dilate, et inversement (paragraphe 20 de l’opinion mentionnée ci-dessus (ibidem)).

36. Le principe d’effectivité comme méthode d’interprétation et norme de droit international inhérente à la disposition pertinente de la Convention sert à élargir la portée d’un terme conventionnel, dans les limites, évidemment, de la lettre et de l’objet de la disposition concernée. À cet égard, il est à mon avis nécessaire de limiter au maximum l’intension du terme en question, et d’en élargir l’extension dans toute la mesure du possible. Pour ce faire, on peut soit en diminuer l’intension, soit en augmenter l’extension. D’une manière comme de l’autre, le résultat sera le même : on aura élargi la signification du terme en question. Le mieux pour élargir la signification d’un terme est premièrement d’en diminuer l’intension, en en retirant certaines caractéristiques. En effet, l’intension est associée à l’objet de la Convention, que le principe d’effectivité vise à servir en priorité. En l’espèce, l’intension de l’expression « traitement inhumain » correspond à un traitement causant des souffrances et ayant pour caractéristique d’être cruel, et donc dénué des qualités humaines que sont la compassion et la pitié, et son extension regroupe un large éventail de traitements considérés comme inhumains, ne se limitant pas à des cas très exceptionnels de traitements inhumains. L’arrêt tire des cas extrêmes de l’extension de la notion de « traitement inhumain » et les ajoute à son intension pour en faire des caractéristiques additionnelles, ce qui a pour résultat de réduire à la fois l’intension de l’expression et la protection offerte par le droit en question. Avec tout le respect que je dois à la majorité, cette approche contrevient au principe d’effectivité, tandis que la démarche proposée ici élargit la portée du droit en question et rend celui-ci plus pratique et effectif.

VII. Pourquoi l’obligation de non-refoulement devrait-elle s’appliquer uniquement dans des « cas très exceptionnels » ? Discrimination à l’encontre des étrangers gravement malades

37. Il convient de rechercher pourquoi le seuil requis pour que les autorités internes soient soumises à l’obligation de non-refoulement concernant un étranger gravement malade devrait être si élevé qu’il ne serait atteint que dans des « cas très exceptionnels ».

38. Avant l’arrêt Paposhvili, la question de l’obligation de non-refoulement d’étrangers malades s’est posée sous l’angle de l’article 3 dans plusieurs affaires (D. c. Royaume-Uni, 2 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III, et N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, CEDH 2008), et la Cour y a conclu que l’obligation en question s’appliquait dans des « cas très exceptionnels » ou dans des cas relevant du droit humanitaire.

39. Dans l’arrêt Paposhvili, la Cour s’est livrée à une interprétation légèrement plus souple, en donnant des exemple de facteurs pouvant donner lieu à un constat d’existence d’un « cas très exceptionnel ». Elle y a indiqué au paragraphe 183 que l’existence d’un risque réel pour un étranger d’être exposé du fait de l’absence de traitement approprié à des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie pouvait s’analyser en une violation de l’article 3.

40. La jurisprudence évoquée ci-dessus, qui veut que l’obligation de non-refoulement s’applique uniquement aux « cas très exceptionnels », pourrait à mon humble avis faire l’objet de critiques fondées sur les considérations suivantes :

a) Comme pour toutes les autres dispositions de la Convention, il convient d’interpréter et d’appliquer l’article 3 de manière cohérente et pas en appliquant deux poids et deux mesures selon que l’affaire concerne l’expulsion d’un étranger exposé à un risque de subir des traitements inhumains en cas d’expulsion ou qu’elle porte sur un autre type de traitement inhumain. En toute hypothèse, pareille interprétation serait contraire aux principes de l’égalité et de la non-discrimination qui transparaissent dans le terme « nul » figurant dans l’article 3 et qui sont consacrés dans l’article 14 de la Convention et dans le Protocole no 12 à la Convention. J’estime qu’on ne peut pas considérer qu’une interprétation est conforme au principe de l’effectivité si elle ne respecte pas les principes de l’égalité et de la non-discrimination. En outre, ainsi que Natasa Mavronicola l’a très justement observé (op. cit., p. 182) :

« Le fait de mettre à part les « étrangers gravement malades » relève d’une dynamique d’exclusion : un seuil relevé en raison du statut « d’étranger » d’une personne trahit un empressement à dénier aux « étrangers » un certain degré de protection sous l’angle de l’article 3. On peut considérer que pareille différenciation dénature fondamentalement, voire risque de déplacer en partie, la protection de ce droit et, par conséquent, qu’elle va à l’encontre de son caractère absolu. »

b) La question de savoir si le traitement inhumain en cause a été infligé directement par les autorités de l’État dans lequel le requérant réside ou par celles de l’État vers lequel il est expulsé serait dénuée de pertinence aux fins de l’appréciation de la question de savoir si le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 a été atteint. Après tout, comme je l’ai expliqué ci-dessus, c’est l’acte d’expulsion qui est la cause du traitement inhumain. À cet égard, la Cour, dans l’arrêt Saadi c. Italie ([GC], no 37201/06, § 138, CEDH 2008, s’est exprimée comme suit :

« (…) [L]a Cour ne peut souscrire à la thèse (…) selon laquelle, sur le terrain de l’article 3, il faudrait distinguer les traitements infligés directement par un État signataire de ceux qui pourraient être infligés par les autorités d’un État tiers, la protection contre ces derniers devant être mise en balance avec les intérêts de la collectivité dans son ensemble. »

c) L’origine du risque encouru ne modifierait en rien le niveau de protection garanti par la Convention. Ainsi que la Cour l’a dit dans l’arrêt Tarakhel c. Suisse (no 29217/12, § 104, CEDH 2014) :

« L’origine du risque encouru ne modifie en rien le niveau de protection garanti par la Convention et les obligations que celle-ci impose à l’État auteur de la mesure de renvoi. Elle ne dispense pas cet État d’examiner de manière approfondie et individualisée la situation de la personne objet de la mesure et de surseoir au renvoi au cas où le risque de traitements inhumains ou dégradants serait avéré. »

VIII. En cas de doute sur la question de savoir si le seuil de gravité élevé requis est atteint, la maxime in dubio in favorem pro jure/libertate/persona devrait s’appliquer

41. J’ai déjà dit que le seuil de gravité élevé requis par l’article 3 avait été atteint en l’espèce. Cependant, j’estime que si l’on considérait qu’un doute persistait à cet égard, il serait pertinent d’appliquer les maximes juridiques in dubio in favorem pro jure/libertate/persona et ut res magis valeat quam pereat, et de parvenir à la même conclusion, en se prononçant ainsi en faveur du droit concerné. En effet, ces maximes juridiques sont des aspects ou des fonctions du principe d’effectivité dont j’ai déjà parlé ci-dessus. Elles commandent que le droit concerné soit interprété et appliqué de manière large, pratique et effective et non d’une manière théorique, illusoire, restrictive ou formaliste. À cet égard, Robert Phillimore a dit que « [l]orsqu’une même disposition ou phrase a deux significations, il convient de retenir celle qui contribue le mieux à mettre en œuvre la fin et l’objet de la Convention » (Robert Phillimore, Commentaries upon International Law, vol. II, Philadelphie, 1855, p. 77). Dans la même veine, Sir Hersch Lauterpacht, renvoyant à la pratique de la Cour internationale de justice, a observé avec pertinence que « [l]a pratique prépondérante retenue par la Cour elle-même (…) se fonde sur des principes d’interprétation qui rendent le traité effectif plutôt qu’ineffectif » (Sir Hersch Lauterpacht, The Development of International Law by the International Court, Londres, 1958, p. 305).

42. Cet aspect du principe d’effectivité devrait s’appliquer dans chaque affaire, quelle que soit la disposition conventionnelle en cause et quel que soit le seuil requis par la disposition en question. Il s’applique à tous les échelons du seuil de gravité en question.

IX. Recevabilité ou fond ?

43. Étant donné que la Cour est parvenue dans le présent arrêt à la conclusion que le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 n’avait pas été atteint, elle aurait dû juger la requête irrecevable – et plus précisément irrecevable ratione materiae – et la rejeter plutôt que de parvenir à un constat de non-violation. Je suis d’avis que l’article 3 est applicable et qu’il y a eu violation de cette disposition.

X. Conclusion

44. En conclusion, j’estime qu’il y a eu non seulement violation de l’article 8 de la Convention (à la fois sous son volet « vie privée » et sous son volet « vie familiale ») mais aussi violation de l’article 3.

45. Ayant conclu à la violation des articles 3 et 8, j’aurais octroyé au requérant une satisfaction équitable pour préjudice moral en application de l’article 41 de la Convention. Cependant, étant donné que je fais partie de la minorité, il n’est pas utile que j’en détermine le montant. Je me dissocie respectueusement de l’avis de la majorité selon lequel le constat de violation de l’article 8 constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour réparer tout dommage moral éventuellement subi par le requérant. En ce qui concerne la question de la « satisfaction équitable », on ne peut déduire de l’article 41 de la Convention, tel qu’il est formulé, qu’un « constat de violation d’une disposition de la Convention » constituerait pour « la partie lésée (…) une satisfaction équitable » suffisante. En effet, le constat de violation est un préalable à l’octroi d’une satisfaction équitable, et on ne peut considérer ces deux éléments comme une seule et même chose. Ne pas accorder une réparation pour préjudice moral à un requérant ayant subi une violation des articles 8 et 3 reviendrait, à mon avis, à rendre illusoire et fictive la protection de ces droits. Telle situation serait contraire à la jurisprudence de la Cour qui veut que la protection des droits de l’homme soit à la fois concrète et effective et non théorique et illusoire.

 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES KJØLBRO, DEDOV, LUBARDA, HARUTYUNYAN, KUCSKO-STADLMAYER ET POLÁČKOVÁ

(Traduction)

1. Dans la présente espèce, nous avons voté en faveur d’un constat de non-violation de l’article 3 de la Convention, en souscrivant pleinement au raisonnement et à la conclusion de cette partie de l’arrêt de la Cour. Cependant, à notre grand regret, et pour les raisons exposées ci-dessous, nous ne partageons pas l’avis de nos collègues selon lequel il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Éloignement d’un étranger malade (article 3 de la Convention)

2. Nous approuvons cette partie de l’arrêt de la Cour. La Grande Chambre, chose importante à nos yeux, confirme la jurisprudence de la Cour sur l’éloignement des étrangers malades telle qu’affinée dans l’arrêt de principe rendu dans l’affaire Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, 13 décembre 2016), que la Cour a adopté à l’unanimité.

3. Dans la présente affaire, la chambre n’avait pas appliqué – ni même fait entrer en jeu – l’important « critère de franchissement du seuil de gravité » posé dans l’affaire Paposhvili (ibidem, § 183 ; paragraphe 140 de l’arrêt). Elle avait jugé crucial le point selon lequel le renvoi du requérant en Turquie était de nature à causer à celui-ci des « difficultés supplémentaires » et elle avait déclaré que les autorités danoises devaient s’assurer qu’à son arrivée, un « référent capable de répondre à ses besoins, avec lequel il serait en contact régulier » serait mis à sa disposition (paragraphes 63 et 64 de l’arrêt de la chambre). Cette position négligeait le fait qu’il n’y avait pas de risque imminent de décès de l’intéressé et que le traitement médical dont il avait besoin – médicamenteux et psychiatrique notamment – était disponible et accessible pour lui en Turquie.

4. En règle générale, il est important que la Cour ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (voir, par exemple, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I) ; et lorsqu’elle décide de s’écarter d’un précédent, elle doit le faire en toute transparence.

5. Dans le présent arrêt, la Cour confirme sa jurisprudence relative à l’éloignement du territoire national imposé à des étrangers malades (paragraphes 124–132 de l’arrêt), elle maintient que les critères établis s’appliquent également aux maladies mentales (paragraphes 137–139 de l’arrêt) et elle souligne ainsi que ce n’est que dans des « circonstances très exceptionnelles » qu’une maladie physique ou mentale peut faire obstacle à l’éloignement d’un étranger du territoire d’un État membre.

6. Par ailleurs, la Cour indique que la schizophrénie, même si on peut la qualifier de maladie mentale grave, ne peut pas en règle générale empêcher l’éloignement d’un étranger du territoire national et ne remplit pas en elle‑même les critères énoncés dans Paposhvili (précité, § 183 ; paragraphe 143 de l’arrêt). Elle le confirme dans la présente affaire, dans laquelle elle considère que les éléments propres à la situation du requérant n’atteignent pas le seuil requis (paragraphes 144-148 de l’arrêt).

7. L’arrêt de la Cour constitue une confirmation importante de la jurisprudence existante et nous souscrivons sans réserve au raisonnement et à la conclusion concernant ce volet des griefs du requérant.

Expulsion d’un étranger souffrant d’une maladie mentale, à la suite d’une condamnation pénale (article 8 de la Convention)

8. Nous adhérons aux principes généraux énoncés dans le présent arrêt (paragraphes 181-189 de l’arrêt). Cependant, avec tout le respect que nous devons à nos collègues, nous désapprouvons l’application que la Cour fait de ces principes aux circonstances particulières de l’affaire (paragraphes 190–201 de l’arrêt) et nous avons donc voté en faveur d’un constat de non‑violation de l’article 8 de la Convention.

9. Le requérant est un « immigré établi », raison pour laquelle il faut de « très solides raisons » pour que son expulsion soit justifiée au regard de l’article 8 § 2 de la Convention (paragraphe 193 de l’arrêt). À notre avis, de telles raisons existaient bel et bien dans la présente affaire.

10. D’après la jurisprudence actuelle, la réponse à la question de savoir si l’expulsion du requérant emporte violation de l’article 8 de la Convention doit être plutôt claire et évidente. L’expulsion d’« immigrés établis » sans « vie familiale » est justifiée dès lors que l’infraction pénale et la sanction sont suffisamment graves et que l’étranger concerné a conservé quelques liens avec le pays d’origine, fussent-ils bien plus ténus que ceux qu’il entretient avec le pays d’accueil. Cette position est si bien ancrée dans la jurisprudence de la Cour qu’il est inutile de citer des exemples de précédents en ce sens. Elle a été établie avec précision par la Grande Chambre dans les affaires Üner c. Pays-Bas ([GC], no 46410/99, CEDH 2006‑XII) et Maslov c. Autriche ([GC], no 1638/03, CEDH 2008).

11. Les affaires dans lesquelles la Cour a constaté une violation de l’article 8 de la Convention comportaient des spécificités, notamment celles‑ci : i) l’infraction pénale était moins grave ou la sanction moins sévère (voir, par exemple, Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, série A no 193 (peine de deux ans d’emprisonnement), Ezzouhdi c. France, no 47160/99, 13 février 2001 (peine de deux ans d’emprisonnement), et Emre c. Suisse, no 42034/04, 22 mai 2008 (peine totale de un an et demi d’emprisonnement)) ; ii) il existait des circonstances très particulières (voir, par exemple, Nasri c. France, 13 juillet 1995, série A no 320‑B (requérant sourd-muet totalement dépendant de sa famille, avec laquelle il avait toujours vécu)) ; iii) le requérant était encore mineur à la date de l’adoption de la décision d’expulsion (voir, par exemple, Jakupovic c. Autriche, no 36757/97, 6 février 2003) ; iv) le requérant était mineur lors de la commission des infractions, lesquelles étaient moins graves et étaient typiques de la « délinquance juvénile » (voir, par exemple, Maslov, précité) ; ou v) le requérant n’avait pas conservé de liens avec son pays d’origine (voir, par exemple, Bousarra c. France, no 25672/07, 23 septembre 2010).

12. Le requérant en l’espèce est un « immigré établi » sans « vie familiale » au sens de la jurisprudence de la Cour. À l’âge adulte, il avait commis une infraction pénale très grave, à savoir une agression avec circonstances très aggravantes, perpétrée en réunion et ayant causé la mort de la victime. Il avait passé la majeure partie de sa vie au Danemark, mais n’était pas très bien intégré et en parallèle avait conservé des liens sociaux et culturels avec son pays d’origine. Au regard de la jurisprudence de la Cour, ces éléments seraient normalement suffisants pour justifier l’expulsion. À cet égard, nous renvoyons à l’opinion dissidente commune aux juges Kjølbro, Motoc et Mourou-Vikström qui se trouve jointe à l’arrêt rendu par la chambre.

13. Le seul aspect qui rend cette affaire intéressante au regard de l’article 8 de la Convention réside dans le fait que le requérant souffre d’une maladie mentale – une schizophrénie paranoïde – et qu’il a été jugé non passible de sanction sur le fondement de l’article 16 § 2 du code pénal danois mais a fait l’objet d’une mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale.

14. Ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se pencher sur l’éloignement ou l’expulsion d’un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale. Les affaires de ce type ont souvent été analysées sur le terrain de l’article 3 et de l’article 8 de la Convention.

15. Dans aucun des précédents arrêts où elle a conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention ou déclaré manifestement mal fondé le grief de violation de cet article, la Cour n’a jugé que l’expulsion emporterait violation de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Aoulmi c. France, no 50278/99, CEDH 2006‑I (extraits), Ndangoya c. Suède (déc.), no 17868/03, 22 juin 2004, et Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, CEDH 2001‑I). C’est uniquement dans l’arrêt Paposhivili (précité), où elle a constaté la violation de l’article 3 de la Convention, que la Cour a aussi conclu à la violation de l’article 8. Toutefois, le requérant dans cette affaire avait une vie familiale en Belgique et son pronostic vital était engagé : il souffrait d’une maladie très grave et est d’ailleurs décédé avant le prononcé de l’arrêt. En d’autres termes, la présente espèce est la première affaire dans laquelle la Cour conclut que l’expulsion d’un étranger atteint d’une maladie mentale s’analyse en une violation de l’article 8 de la Convention en raison d’une ingérence dans la vie privée seule, alors que la mesure ne soulève pas de question sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

16. À notre avis, lorsque le principal argument avancé contre l’expulsion a trait à la maladie physique ou mentale du requérant, la disposition clé est, et doit continuer d’être, l’article 3 de la Convention. De manière générale, l’article 8 de la Convention n’offre pas – et ne doit pas offrir – contre l’expulsion d’un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale une protection supérieure à celle offerte par l’article 3 ; dans le cas contraire, on risque de négliger et d’affaiblir la jurisprudence de la Cour concernant l’article 3 de la Convention, ce qui n’est pas sans soulever un certain nombre de problèmes complexes et fort délicats.

17. La Cour a été appelée par le passé à statuer sur plusieurs affaires relatives à l’expulsion d’un étranger après une condamnation pénale, dont l’un des aspects touchait à des questions de santé. Il ressort de ces précédents que la situation personnelle d’un requérant, notamment une maladie physique ou mentale, peut être et est prise en compte dans l’appréciation de la proportionnalité sur le terrain de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Nasri, précité (requérant sourd-muet), Bensaid, précité (requérant schizophrène), Ndangoya, décision précitée (requérant séropositif), Emre, précité (requérant atteint de troubles émotionnels et de la personnalité), et Khan c. Allemagne, no 38030/12, 23 avril 2015 (requérante atteinte d’une maladie mentale ; l’arrêt de la chambre a été renvoyé devant la Grande Chambre, qui toutefois n’a pas statué sur le fond de l’affaire (Khan c. Allemagne (radiation) [GC], no 38030/12, 21 septembre 2016)).

18. Dans la plupart des affaires ayant impliqué des questions de santé, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention et a dit que l’expulsion était justifiée, dès lors que les « critères Maslov » (précité, § 71) étaient réunis dans l’affaire en question. Elle a même conclu à la non‑violation dans une affaire où la requérante avait commis une infraction très grave mais avait été déclarée irresponsable pénalement ; cependant, cet arrêt n’est pas devenu définitif puisque l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre, avant d’être rayée du rôle (Khan, précité).

19. Ce n’est que dans des circonstances très exceptionnelles que des questions de santé ont été estimées importantes et déterminantes pour le constat d’une violation de l’article 8 de la Convention dans une affaire d’expulsion (voir, par exemple, concernant la vie familiale du requérant, Nasri, arrêt précité).

20. À la lumière de la jurisprudence de la Cour présentée ci-dessus, il y a lieu de se demander pour quels motifs exactement la Cour conclut en l’espèce qu’il n’y a pas eu ingérence dans la vie familiale mais constate néanmoins une violation de l’article 8 de la Convention, après avoir conclu à la non-violation de l’article 3. Dans les paragraphes qui suivent, nous exposerons brièvement le fondement sur lequel la Cour conclut à la violation de l’article 8 et les raisons pour lesquelles nous nous écartons de ce raisonnement qui, à notre avis, représente une évolution fâcheuse de la jurisprudence de la Cour.

Les arguments sur lesquels la Cour s’appuie pour conclure à la violation de l’article 8 de la Convention

21. La Cour présente plusieurs arguments à l’appui du constat de violation de l’article 8 de la Convention, sans toutefois en désigner aucun comme étant déterminant (paragraphes 190–202 de l’arrêt).

22. Premièrement, elle reproche à la cour régionale de ne pas avoir procédé à un examen adéquat et approfondi de l’ensemble des facteurs pertinents, et elle conclut ainsi que la mise en balance des intérêts effectuée par cette juridiction a été insuffisante (paragraphes 196 et 199 de l’arrêt).

23. À notre avis, cela ne reflète pas correctement l’examen auquel les juridictions nationales se sont livrées dans la cause du requérant. La question de l’expulsion a été appréciée de manière approfondie dans le cadre de la procédure pénale, à la lumière des critères découlant de la jurisprudence de la Cour (paragraphes 30, 31 et 190 de l’arrêt), et cette procédure a abouti à une décision définitive et contraignante à ce sujet. Le requérant aurait pu soumettre à la Cour un grief relatif à la décision d’expulsion de 2009, mais il n’en a rien fait, de sorte que la procédure pénale n’entre pas dans le champ de la présente espèce (paragraphes 171 et 190 de l’arrêt). L’appréciation de la Cour se concentre cependant sur la décision définitive qui a été rendue dans la procédure de révocation ayant pris fin en 2015. Dans cette procédure, les juridictions nationales n’étaient pas appelées à réexaminer la décision d’expulsion en tant que telle, puisque cette question avait été définitivement tranchée par la Cour suprême en 2009. La question sur laquelle elles devaient se prononcer dans le cadre de la procédure de révocation fondée sur l’article 50a de la loi sur les étrangers était de savoir si l’« état de santé » du requérant en 2015 rendait « manifestement inappropriée » l’exécution de la décision d’expulsion de 2009. Les juridictions nationales ont évalué l’« état de santé » du requérant en se fondant sur des avis médicaux actualisés, des témoignages, des déclarations du requérant et d’autres éléments encore, notamment des informations sur la disponibilité et l’accessibilité des médicaments et des soins médicaux dans le pays d’origine (paragraphes 32-67 de l’arrêt).

24. Il est bien possible que la majorité ne souscrive pas à l’analyse effectuée par les juridictions nationales dans le cadre de la procédure de révocation, mais c’est tout autre chose que de critiquer cette analyse en la qualifiant d’insuffisante. C’est ce que fait la Cour, en soulignant un certain nombre d’aspects qui selon elle n’ont pas reçu une attention suffisante de la part de la cour régionale ; mais il s’agit à notre avis d’une critique infondée, car cela ne correspond pas à ce que les juridictions nationales étaient appelées à examiner dans la procédure de révocation. En outre, rien dans le dossier ne permet de penser que, dans la procédure de révocation, le requérant ait avancé et présenté des arguments qui n’auraient pas été examinés et traités par les juridictions nationales. Au contraire, il a soulevé la question du caractère définitif de l’interdiction de retour pour la première fois à la fin de l’audience tenue devant la Grande Chambre, en réponse à une question que lui avait posée un juge.

25. Cette partie du raisonnement de la Cour semble donc signifier concrètement que, pour statuer sur une demande de levée d’une décision d’expulsion fondée sur l’article 50a de la loi sur les étrangers, les juridictions danoises peuvent être appelées à effectuer un examen de l’affaire allant au-delà des questions de santé et de l’évolution ultérieure de la situation du requérant.

26. Deuxièmement, la Cour traite de manière assez détaillée du premier critère Maslov, à savoir « la nature et la gravité de l’infraction commise » (paragraphes 193-196 de l’arrêt). Elle souligne que le requérant souffrait d’une maladie mentale – une schizophrénie paranoïde – lorsqu’il a commis l’infraction en cause et que les juridictions nationales l’ont déclaré non passible de sanction et ont prononcé son internement en établissement de psychiatrie légale, élément qui selon elle peut avoir pour effet de « limiter le poids à accorder » au premier critère Maslov (paragraphe 194 de l’arrêt).

27. Dans ce contexte, nous rappelons que la présente requête ne concerne pas la procédure d’expulsion qui s’était achevée en 2009, par laquelle les juridictions nationales avaient statué définitivement sur la gravité de l’infraction commise par le requérant, en tenant compte notamment de sa maladie mentale, décision qui était passée en force de chose jugée, mais la procédure de révocation qui a pris fin en 2015 (paragraphes 171 et 190 de l’arrêt).

28. Dans de nombreuses affaires, la Cour a mis l’accent sur la nature et la gravité de certaines infractions pénales et déclaré que celles-ci pouvaient justifier une réponse ferme, notamment les infractions à la législation sur les stupéfiants, les homicides, les vols aggravés, les viols, les agressions violentes, l’usage d’armes à feu et le terrorisme. Elle a également insisté sur les condamnations pénales passées et sur la sévérité d’une condamnation, en tant qu’éléments susceptibles de justifier une réponse ferme.

29. Dans de précédentes affaires, le critère de « nature et gravité de l’infraction commise » était centré sur la nature de l’infraction, la sévérité de la peine et le point de savoir si l’intéressé avait commis l’infraction en étant mineur ou majeur. Dans certaines affaires, la Cour a souligné que les infractions pénales commises relevaient de la « délinquance juvénile », qui est de gravité moindre, revêt un caractère essentiellement non violent et est le fait d’une personne mineure (Maslov, précité, §§ 72 et 77‑83). Cependant, ces critères reposaient sur l’intérêt supérieur de l’enfant, qui englobait l’obligation positive spécifique de réinsertion qui incombe à l’État.

30. Dans la présente espèce, l’infraction pénale commise par le requérant à l’âge adulte était indéniablement très grave à tous égards (agression avec circonstances très aggravantes, commise en bande et ayant causé le décès de la victime). Nous ne voyons pas pourquoi la question d’une modification de la peine imposée au requérant devrait avoir tant d’incidence sur la « nature et la gravité de l’infraction commise ». La maladie mentale de l’accusé ne limite en rien le droit pour l’État de prendre des mesures aux fins de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales.

31. C’est la première fois que la Cour conclut que le fait qu’un requérant a été jugé non passible de sanction mais s’est vu imposer une mesure d’internement en établissement de psychiatrie légale a « pour effet de limiter le poids à accorder » à la « nature et à la gravité de l’infraction » dans l’exercice global de mise en balance des intérêts (paragraphe 194 de l’arrêt).

32. De plus, en déclarant que « le premier critère Maslov renvoie à la « nature et à la gravité » de l’infraction commise, ce qui présuppose que la juridiction pénale compétente [dans le cadre de la procédure de révocation] ait recherché si les actes de l’immigré établi (…) avaient atteint le degré requis de culpabilité pénale » (ibidem), la majorité a ajouté à l’appréciation fondée sur le premier critère Maslov une strate supplémentaire, qui est singulière de par son caractère subjectif. Jusqu’à présent, la Cour, lorsqu’elle se penchait sur le premier critère Maslov, « la nature et la gravité de l’infraction », se concentrait sur les éléments constitutifs objectifs de l’infraction. Cette approche objective repose sur les buts légitimes, le type d’intérêts que l’État peut légitimement protéger en vertu du second paragraphe de l’article 8 de la Convention et qui relèvent globalement de la notion d’« ordre public », à laquelle renvoie l’extrait de l’arrêt Maslov (précité, § 68) contenu au paragraphe 181 du présent arrêt. En ce sens, la Cour a bien précisé que des infractions à caractère très violent pouvaient justifier une expulsion, même lorsqu’elles avaient été commises par un mineur (ibidem, § 85). C’était la gravité objective de pareilles infractions qui pouvait selon la Cour l’emporter sur le jeune âge de l’auteur des actes et même sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Les éclaircissements donnés en l’espèce sur le premier critère Maslov ont pour effet de nécessiter un examen plus détaillé tant au niveau national qu’au niveau européen.

33. En ajoutant cet élément subjectif, sans aucunement expliquer en quoi cet élément particulier doit être pris en considération s’il en existe d’autres, comme par exemple des circonstances atténuantes, la majorité est allée très loin, non seulement parce que, comme indiqué ci-dessus, l’appréciation de la culpabilité pénale du requérant avait fait partie intégrante de la procédure pénale, mais aussi parce que cette question avait été tranchée par les juridictions nationales de manière définitive en 2009, dans le cadre d’une procédure pénale non examinée par la Cour en l’espèce.

34. Par ailleurs, nous remarquons que la majorité s’abstient de préciser quel poids devrait avoir, dans l’appréciation globale de l’ensemble des critères pertinents, le fait que le requérant a été jugé non passible de sanction ; la Cour ne dit pas non plus qu’une expulsion ne peut pas avoir lieu dans une affaire où l’accusé est déclaré non passible de sanction du fait que sa culpabilité pénale a été officiellement écartée à l’époque pertinente. Autrement dit, l’absence ou le niveau de culpabilité pénale est un élément pertinent qui doit être pris en considération et avoir un certain poids dans l’appréciation globale.

35. Troisièmement, la Cour estime qu’il y a eu une appréciation insuffisante de la part des juridictions nationales concernant toute évolution pertinente de la situation personnelle du requérant, en particulier quant à sa conduite, à son état de santé et au risque de récidive (paragraphes 190, 197, 198, 201 de l’arrêt).

36. Nous sommes frappés et surpris par ces critiques. L’état de santé du requérant a fait l’objet d’une appréciation minutieuse et exhaustive, à partir d’informations et d’éléments complets et actualisés (paragraphes 32‑50 de l’arrêt).

37. En outre, contrairement à ce que la Cour semble avancer, le risque de récidive a bien été évalué. Les tribunaux ont imposé au requérant un internement en établissement de psychiatrie légale afin d’« éviter la commission d’autres infractions » (article 68 du code pénal danois ; paragraphe 75 de l’arrêt) ; par ailleurs, les autorités nationales étaient tenues de veiller à ce que la mesure ne fût pas « appliqué[e] plus longtemps ou plus largement que nécessaire » (article 72 du code pénal danois ; paragraphe 75 de l’arrêt). Ainsi, lorsqu’en 2014 le tribunal de Copenhague a décidé de convertir la mesure imposée (paragraphe 57 de l’arrêt), il l’a fait sur le fondement des dispositions susmentionnées. Autrement dit, le risque de récidive a fait partie de l’appréciation effectuée lors de la procédure de révocation. C’est précisément en raison des effets positifs du traitement et des soins administrés pendant la période consécutive à la décision définitive rendue lors de la procédure pénale et à la décision adoptée lors de la procédure de révocation que la mesure a été modifiée.

38. Nous exprimons respectueusement notre désaccord, pour autant que le raisonnement de la Cour sur ce point peut être compris comme impliquant qu’il est important ou déterminant, dans l’analyse de la proportionnalité d’une expulsion, de savoir s’il subsiste un risque de récidive. L’expulsion d’un étranger à la suite d’une condamnation pénale peut viser à la « prévention des infractions pénales », mais aussi, comme c’est le cas la plupart du temps, à la « défense de l’ordre » (Ndidi c. Royaume-Uni, no 41215/14, § 74, 14 septembre 2017). En d’autres termes, une infraction pénale peut justifier une expulsion même s’il n’y a pas de risque de récidive, dès lors que les critères Maslov sont remplis, notamment celui de la « nature et de la gravité de l’infraction ».

39. Quatrièmement, la majorité s’appuie sur la durée du séjour du requérant au Danemark et sur les liens de l’intéressé avec ce pays (paragraphe 198 de l’arrêt).

40. La durée du séjour du requérant au Danemark et les liens de l’intéressé avec ce pays ont à l’évidence été pris en compte dans la procédure pénale qui a pris fin en 2009. Il est vrai que ces deux éléments n’ont pas été expressément pris en considération pendant la procédure de révocation qui s’est terminée en 2015, dans le cadre de laquelle l’accent a été mis sur le point de savoir si, après la décision d’expulsion de 2009, la situation du requérant avait connu des changements importants, en particulier sur le plan de la santé.

41. Cela étant, entre 2009 et 2015 il ne s’était pas produit de grands changements quant à la durée du séjour du requérant et à la solidité des liens. La seule chose qui avait changé tenait au temps écoulé, à savoir six ans, période pendant laquelle l’intéressé avait été privé de sa liberté et avait suivi un traitement, conformément à la mesure adoptée lors de la procédure pénale en 2009. Du reste, le requérant n’a prétendu ni devant les autorités nationales ni devant la Cour que des changements importants s’étaient produits à cet égard entre 2009 et 2015.

42. Cinquièmement, enfin, la majorité évoque la durée de l’interdiction de retour et l’appréciation selon elle insuffisante de cette durée (paragraphe 199, 200 et 201 de l’arrêt).

43. Nous ne remettons pas en cause l’importance de la durée de l’interdiction de retour dans l’appréciation globale de la proportionnalité de la mesure d’expulsion (paragraphe 182 de l’arrêt). Dans certaines affaires, la Cour a déclaré qu’une décision d’expulsion était en principe justifiée mais que la mesure était disproportionnée en raison de la durée de l’interdiction de retour (voir, par exemple, Yilmaz c. Allemagne, no 52853/99, §§ 42-49, 17 avril 2003, Radovanovic c. Autriche, no 42703/98, §§ 28-38, 22 avril 2004, et Keles c. Allemagne, no 32231/02, §§ 59-66, 27 octobre 2005). Dans d’autres affaires, elle a souligné que la décision d’expulsion était une mesure disproportionnée, indépendamment de la limitation de l’interdiction de retour (voir, par exemple, Maslov, précité, §§ 98-99).

44. En l’espèce, la décision d’expulsion adoptée en 2009 était assortie d’une interdiction définitive de retour sur le territoire, conformément à la législation alors en vigueur, selon laquelle la durée de l’interdiction de retour était précisée dans la loi sur les étrangers. La majorité déclare que, dans le cadre de la procédure de révocation, les juridictions nationales n’avaient pas la possibilité selon le droit interne d’examiner et de limiter la durée de l’interdiction imposée (paragraphe 200 de l’arrêt). Si cela paraît incontestable, il y a lieu toutefois de mentionner que les juridictions nationales ne jouissent toujours pas de cette possibilité dans le contexte d’une procédure de révocation fondée sur l’article 50 ou l’article 50a de la loi sur les étrangers.

45. Au Danemark, la durée de l’interdiction de retour est fixée dans le cadre de la procédure pénale (articles 49 et 32 de la loi sur les étrangers ; paragraphe 76 de l’arrêt) et, avant la modification apportée en 2018 à la loi sur les étrangers, les juridictions nationales n’avaient aucune latitude concernant cette durée. En 2018, ladite loi a été modifiée, conférant aux tribunaux nationaux la possibilité de raccourcir la durée de cette interdiction (paragraphe 78 de l’arrêt). Il découle des dispositions transitoires de la loi de 2018 que celle-ci ne s’applique pas dans les cas où l’infraction a été commise avant l’entrée en vigueur de la nouvelle législation ; mais, surtout, la nouvelle teneur de l’article 32 de la loi sur les étrangers, indiquant que la durée de l’interdiction de retour peut dans certaines situations être raccourcie, s’applique uniquement dans le contexte d’une procédure pénale lors de laquelle les juridictions nationales doivent statuer sur une mesure d’expulsion (articles 49 et 32 de la loi sur les étrangers). Dans le cadre d’une procédure de révocation, qu’elle soit fondée sur l’article 50 ou sur l’article 50a de la loi sur les étrangers, les juridictions nationales peuvent dans certains cas « révoquer la mesure d’expulsion », mais elles n’ont pas de compétence expresse pour raccourcir la durée d’une interdiction de retour.

Comment l’arrêt de la Cour doit-il être interprété et quelles sont ses implications concrètes ?

46. Comme indiqué ci-dessus, la Cour présente plusieurs arguments à l’appui du constat de violation de l’article 8 de la Convention, sans toutefois en désigner aucun comme étant déterminant pour son constat.

47. Il convient de souligner que la Cour n’estime pas que l’expulsion, ou plutôt le refus de lever la mesure d’expulsion, ait en soi emporté violation de l’article 8 de la Convention, ou que l’interdiction définitive de retour ait elle-même rendu la mesure disproportionnée. Autrement dit, la Cour ne constate pas de violation matérielle de l’article 8.

48. Elle met plutôt en avant un certain nombre d’éléments qui à son avis n’ont pas été suffisamment appréciés par les juridictions nationales dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence ayant résidé dans le refus de lever la mesure d’expulsion et en conséquence dans l’exécution de l’interdiction définitive de retour. En d’autres termes, le constat de violation de l’article 8 est de nature procédurale. La Cour s’abstient donc de prendre position sur la manière dont la cause du requérant, s’il décidait de demander la réouverture de la procédure interne après le prononcé de l’arrêt de la Cour, serait à trancher sur le fond.

49. Il est également important de noter que la Cour s’abstient d’indiquer des mesures individuelles en l’espèce, ce qu’elle a la possibilité de faire pour aider l’État défendeur à se conformer à l’arrêt rendu par elle (comparer avec Mehemi c. France (no 2), no 53470/99, §§ 46-47, CEDH 2003‑IV). Ainsi, la Cour n’indique pas que la mesure d’expulsion devrait être levée et que le retour immédiat du requérant devrait être assuré. Elle ne dit pas non plus que l’interdiction de retour devrait être raccourcie ou être levée ex nunc. Elle n’indique pas davantage qu’il conviendrait de rouvrir la procédure de révocation. Elle garde au contraire le silence sur ces questions, laissant ainsi au requérant le soin de décider s’il souhaite demander la réouverture de la procédure de révocation, et aux juridictions nationales le soin de statuer sur une éventuelle demande en ce sens. En dernière analyse, c’est à l’État défendeur, sous la surveillance du Comité des Ministres prévue à l’article 46 § 2 de la Convention, qu’il revient d’adopter les mesures individuelles et générales nécessaires pour se conformer à l’arrêt de la Cour.

50. À notre avis, l’arrêt de la Cour ne fournit aux juridictions nationales que peu d’orientations pour l’éventualité où la procédure de révocation serait rouverte. Les juridictions pourraient avoir à effectuer une appréciation englobant davantage d’éléments que ce qui semble découler du contenu de l’article 50a de la loi sur les étrangers (voir aussi le paragraphe 25 ci‑dessus). Elles pourraient avoir à apprécier une demande de levée de la mesure d’expulsion à la lumière de tous les aspects traités par la Cour dans son raisonnement, mais on ne voit pas clairement quel poids il faudrait accorder aux différents éléments dans le cadre d’un réexamen. Le requérant n’a donc aucune garantie que la mesure d’expulsion sera levée. Même si les autorités nationales jugeaient nécessaire d’offrir un redressement au requérant, elles pourraient pour ce faire raccourcir la durée de l’interdiction de retour ou lever celle-ci pour l’avenir (ex tunc), à condition toutefois que la législation nationale ou l’interprétation de celle-ci permette pareille solution. Par ailleurs, un long laps de temps s’est écoulé depuis l’exécution de la mesure d’expulsion en 2015 ; aussi les juridictions nationales, à partir d’une appréciation globale et actualisée, ne peuvent-elles faire abstraction de ce que le requérant vit en Turquie depuis 2015 et de ce qu’il a certainement renforcé ses liens avec ce pays sur les plans social, culturel et linguistique. En outre, le requérant ne sera pas forcément autorisé à entrer au Danemark pendant la période de traitement d’une éventuelle demande de levée de la mesure d’expulsion.

Observations finales

51. Nous estimons que cet arrêt imprime une évolution fâcheuse à la jurisprudence de la Cour en offrant une protection accrue à des personnes qui ont perpétré des infractions pénales très graves et en mettant en avant une culpabilité pénale diminuée, améliorant ainsi la protection de l’individu au détriment de l’intérêt général que constituent pour la société la protection de l’ordre public et la prévention des infractions pénales.

52. Les effets pratiques de l’arrêt de la Cour sur la situation concrète du requérant sont incertains, mais dans les affaires relatives à une expulsion consécutive à une condamnation pénale, l’arrêt de la Cour risque en pratique et en général de conduire à i) une appréciation plus exhaustive de tous les critères Maslov dans une procédure de révocation, ii) une attention accrue portée à la question de la culpabilité pénale diminuée en raison d’une maladie mentale, dans l’appréciation de la nature de la gravité de l’infraction pénale commise, et iii) une attention accrue portée à la durée de l’interdiction de retour, aux fins de l’analyse de proportionnalité d’une mesure d’expulsion consécutive à une condamnation pénale.

Dernière mise à jour le décembre 7, 2021 par loisdumonde

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