AFFAIRE BUL c. TURQUIE. L’affaire porte sur la mise et le maintien en détention provisoire du maire de Siirt (une ville située dans le sud-est de la Turquie). Elle pose problème au regard des articles 5 § 3 et 10 de la Convention

Le 16 novembre 2016, le requérant, maire de Tunceli, fut arrêté pour avoir participé à des manifestations et à un communiqué de presse organisés les 4 et 5 novembre 2016 et avoir scandé des slogans illégaux avec un groupe. Dans sa décision de placement en détention provisoire adoptée le lendemain, le juge de paix releva notamment que l’infraction reprochée (appartenance à une organisation terroriste armée, art. 314 du code pénal – le CP–) figurait parmi les infractions dites « cataloguées » énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (le CPP) et considéra que les motifs de détention étaient présumés exister.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BUL c. TURQUIE
(Requête no 48072/19)
ARRÊT
STRASBOURG
30 novembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bul c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Carlo Ranzoni, président,

Valeriu Griţco,

Marko Bošnjak, juges,

et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 48072/19) contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Ali Bul (« le requérant »), né en 1967 et résidant à Ankara, représenté par Me F. Kalsen, avocate à Tunceli, a saisi la Cour le 21 août 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministre de la Justice de Turquie, co-agent de la Turquie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant, ainsi que les observations reçues de l’association İfade Özgürlüğü Derneği (Association pour la liberté d’expression), que le président de la section avait autorisée à se porter tierce intervenante,

la décision par laquelle la Cour rejette l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. L’affaire porte sur la mise et le maintien en détention provisoire du maire de Siirt (une ville située dans le sud-est de la Turquie). Elle pose problème au regard des articles 5 § 3 et 10 de la Convention.

2. Le 16 novembre 2016, le requérant, maire de Tunceli, fut arrêté pour avoir participé à des manifestations et à un communiqué de presse organisés les 4 et 5 novembre 2016 et avoir scandé des slogans illégaux avec un groupe. Dans sa décision de placement en détention provisoire adoptée le lendemain, le juge de paix releva notamment que l’infraction reprochée (appartenance à une organisation terroriste armée, art. 314 du code pénal – le CP–) figurait parmi les infractions dites « cataloguées » énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (le CPP) et considéra que les motifs de détention étaient présumés exister. Il estima également que la détention était une mesure proportionnée, compte tenue de la gravité de la peine encourue et qu’une mesure de contrôle judiciaire serait insuffisante.

3. Devant les autorités judiciaires, le requérant contesta les charges pesant sur lui et se prévalut de la protection des articles 10 et 11 de la Convention. De même, ses avocats expliquèrent que leur client était maire, qu’il avait un domicile fixe et que le risque qu’il prît la fuite était inexistant, et que d’autres mesures moins lourdes à la place de la détention auraient pu être envisagées. Cependant, sans se prononcer sur aucun des arguments présentés par le requérant, le juge de paix d’Erzincan écarta l’opposition formée par le requérant le 23 novembre 2016. Par ailleurs, à maintes reprises, la prolongation de la détention provisoire du requérant fut ordonnée pour des motifs similaires.

4. Le 29 décembre 2016, la cour d’assises accepta l’acte d’accusation déposé par le procureur et décida de joindre l’action pénale en question à celle engagée le 23 juin 2016 (no 2016/190), dans laquelle le requérant était accusé d’avoir mené de nombreuses autres activités entre 2014 et 2016.

5. À l’issue des audiences tenues les 18 janvier, 6 et mars 2017, la cour d’assises ordonna la prolongation de la détention provisoire du requérant aux mêmes motifs indiqués précédemment et observa également qu’il existait le risque de fuite et de faire pression sur les témoins qui n’avaient pas encore été entendus (il s’agit des témoins qui devraient être entendus dans le cadre de la procédure pénale portant no 2016/190).

6. Par un arrêt du 29 mars 2017, la cour d’assises condamna le requérant à une peine de neuf ans et sept mois d’emprisonnement en application des articles 314 § 2 du code pénal et 7 § 2 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme. À la suite du rejet du pourvoi du requérant le 26 décembre 2019 pour tardivité, sa condamnation devint définitive.

7. Entretemps, par une décision sommaire du 18 février 2019, la Cour constitutionnelle rejeta le recours individuel du requérant.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

8. Invoquant l’article 5 de la Convention, le requérant se plaint notamment que les juridictions internes n’avaient pas suffisamment motivé les décisions relatives à sa privation de liberté. Il est plus approprié d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 3 (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 61, 5 juillet 2016).

9. Il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. En outre, dans son formulaire de requête, invoquant l’article 5 de la Convention, le requérant a dénoncé explicitement le défaut de motivation des décisions relatives à ses mise et maintien en détention. Partant, contrairement à la thèse du Gouvernement, le requérant a soulevé un grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention. Quant aux exceptions du Gouvernement tirées du non‑épuisement des voies de recours internes, il y a lieu de souligner que ce grief n’a pas été rejeté par la Cour Constitutionnelle pour non-épuisement des voies de recours ordinaires. Les exceptions en question ne sauraient donc être retenues, dans la mesure où le requérant a offert aux instances judiciaires, notamment à la haute juridiction, l’occasion de remédier à la violation alléguée. Partant, ce grief n’étant ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, il convient de le déclarer recevable.

10. Les principes généraux relatifs à l’article 5 § 3 de la Convention, concernant la justification d’une détention, sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87-91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017).

11. En Turquie, comme le requiert la Convention, le droit interne (article 101 du CPP) commande aux autorités judiciaires compétentes d’avancer des motifs « pertinents et suffisants » lorsqu’elles examinent la nécessité de placer et de maintenir un suspect en détention provisoire. Or, le juge de paix a fondé sa décision d’ordonner la mise en détention du requérant principalement sur le fait que l’infraction reprochée au requérant figurait parmi les infractions dites « cataloguées ».

12. En effet, les décisions relatives à la détention du requérant ne fournissent pas une motivation satisfaisante et individualisée susceptible de justifier la mesure litigieuse. Tout d’abord, même lorsqu’il s’agit d’une infraction « cataloguée », les autorités judiciaires ont l’obligation d’envisager d’abord l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté (voir, mutatis mutandis, Lütfiye Zengin et autres c. Turquie, no 36443/06, § 88, 14 avril 2015). En outre, pour ce qui est de la gravité d’une inculpation, encore faut-il que les circonstances de la cause, et notamment les antécédents et la personnalité de l’intéressé, rendent plausible le danger et adéquate la mesure (Maksim Savov c. Bulgarie, no 28143/10, § 47, 13 octobre 2020). Il en va de même pour ce qui est du risque de fuite invoqué ultérieurement (Becciev c. Moldova, no 9190/03, § 58, 4 octobre 2005). Quant au risque d’altération des preuves soulevé lors de la procédure devant la cour d’assises, il ressort du dossier que ce risque avait été invoqué dans le cadre des poursuites pénales engagées le 23 juin 2016. Or, il convient d’observer que, lors de la procédure initiale relative à cette affaire, aucune mesure de détention provisoire n’a été ordonnée. Par conséquent, l’invocation de ce risque dans les phases ultérieures de la procédure n’est pas convaincante. Enfin, aucun examen approfondi et individuel concernant l’application de mesures alternatives à la détention provisoire n’a été mené (Lütfiye Zengin et autres, précité, § 88).

13. Il y a donc eu, en l’espèce, violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de l’absence de motifs suffisants de placer et maintenir le requérant en détention provisoire. En outre, il n’est pas établi que la mesure litigieuse puisse être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

14. Dans le cadre de l’article 10 de la Convention, le requérant allègue que sa mise et son maintien en détention provisoire, dans le cadre des poursuites pénales dont il avait fait l’objet pour avoir fait des déclarations publiques, s’analysent en une atteinte à son droit à la liberté d’expression.

15. Compte tenu du fait que la procédure interne n’est pas encore terminée et que la condamnation du requérant n’est pas l’objet de la présente affaire, le Gouvernement prétend que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et ne peut se prétendre victime. Il convient de joindre ces exceptions au fond car elles soulèvent des questions appelant un examen au fond du grief en question (voir, mutatis mutandis, Atilla Taş c. Turquie, no 72/17, § 168, 19 janvier 2021). Ce grief n’étant ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, il convient de le déclarer recevable.

16. Dans le cadre de la procédure pénale, en raison entre autres d’avoir participé à un communiqué de presse, le requérant a été privé de sa liberté du 16 novembre 2016, date de son arrestation, au 29 mars 2017, date de sa condamnation en première instance. Cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective, qui s’analyse par conséquent en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 247, 22 décembre 2020). Pour les mêmes motifs, les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 96, 8 juillet 2014) et de défaut de qualité de victime (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 247) ne sauraient être retenues.

17. Quant au fond de ce grief, nul ne conteste en l’espèce que la mesure en cause ait eu une base légale accessible, à savoir les dispositions concernées du code pénal et du CPP. Pour ce qui est de la prévisibilité de l’article 314 § 2 du CP, il n’y a pas lieu de trancher cette question ici, celle-ci étant étroitement liée à l’examen de la nécessité de l’ingérence (voir, dans le même sens, Nedim Şener, précité). En outre, il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence poursuivait un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.

18. S’agissant de la nécessité de l’ingérence, des atteintes à la liberté d’expression d’un élu du peuple, tel le requérant, appellent un contrôle des plus stricts (Lacroix c. France, no 41519/12, § 40, 7 septembre 2017). Dans des affaires relatives à des mesures privatives de liberté, il convient de tenir compte notamment de la nature et de la lourdeur de telles mesures (voir, mutatis mutandis, Nedim Şener, précité, § 121).

19. Principalement en raison d’avoir assisté à un communiqué de presse, le requérant a été privé de sa liberté pendant environ quatre mois pour des motifs qui ne sauraient passer pour « suffisants » (paragraphe 12 ci-dessus). Vu le caractère fondamental du libre jeu du débat politique dans une société démocratique, le Gouvernement n’a pu démontrer aucune raison impérieuse susceptible de justifier la gravité de la mesure incriminée.

20. Partant, la privation de liberté en question n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique (voir, dans le même sens, Nedim Şener, précité, § 123). En outre, il n’est pas établi que la mesure litigieuse puisse être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

21. Même si le requérant demande 13 041 EUR au titre du dommage matériel pour la perte des revenus qu’il aurait, selon lui, perçus s’il n’avait pas été relevé de ses fonctions de maire, aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué n’a pu être établie. Pour ce qui est du dommage moral, il convient d’allouer au requérant la somme de 8 000 EUR à ce titre. Quant à la demande relative aux frais et dépens, il est raisonnable de lui allouer la somme de 5 000 EUR tous frais confondus, dans la mesure où il a présenté des factures relatives aux frais de traduction, un décompte horaire, ainsi que les frais de voyage.

22. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond les exceptions préliminaires de non-épuisement des voies de recours internes et de défaut de qualité de victime concernant le grief fondé sur l’article 10 de la Convention et les rejette ;

2. Déclare les griefs fondés sur l’article 5 § 3 et l’article 10 recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de l’absence de motifs suffisants de placer et maintenir le requérant en détention provisoire ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 5 000 EUR (cinq euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                          Carlo Ranzoni
Greffier adjoint                           Président

Dernière mise à jour le novembre 30, 2021 par loisdumonde

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