AFFAIRE SNEGUR c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (Cour européenne des droits de l’homme) 22775/07

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SNEGUR c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 22775/07)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
30 novembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Snegur c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Carlo Ranzoni, président,
Valeriu Griţco,
Marko Bošnjak, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22775/07) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante de cet État, Mme Lidia Snegur (« la requérante »), a saisi la Cour le 24 avril 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Par un arrêt du 3 décembre 2019 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé que, dans le cadre d’un litige à l’issue duquel la requérante s’est vu retirer au profit d’un tiers, C., le droit de propriété sur la moitié d’un bien immeuble, les tribunaux nationaux ont rendu des décisions non motivées et arbitraires. Elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (Snegur c. République de Moldova [comité], no 22775/07, 3 décembre 2019). En application du Protocole 14, la requête a été attribuée à un Comité.

3. En s’appuyant sur l’article 41 de la Convention, la requérante réclamait une satisfaction équitable de 114 715,68 euros (EUR) au titre du préjudice matériel. Cette somme représentait, selon elle, la valeur du bien dont elle a été privée ainsi que des intérêts moratoires. Elle demandait également des sommes pour dommage moral et frais et dépens.

4. Dans son arrêt au principal, la Cour a alloué 3 000 EUR au titre du dommage moral et 1 500 EUR pour les frais en dépens engagés devant elle.

5. En revanche, la question de l’application de l’article 41 de la Convention relativement au dommage matériel ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit, dans les trois mois après la communication aux parties de l’arrêt au principal, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel elles pourraient aboutir (ibidem, § 48 et point 3 du dispositif).

6. Tant la partie requérante que le Gouvernement ont déposé des observations.

7. Le 9 avril 2021, la requérante est décédée. Par une lettre du 28 mai 2021, son fils, M. Anatolie Snegur, a exprimé le souhait de maintenir la requête.

EN DROIT

I. SUR LE LOCUS STANDI DE M. ANATOLIE SNEGUR

8. Le Gouvernement avance que M. Anatolie Snegur n’a pas prouvé en bonne et due forme qu’il était le fils de feue la requérante ni qu’il était son héritier. Dès lors, il argue que celui-ci n’a pas qualité pour poursuivre la procédure.

9. La Cour rappelle que, dans les cas où le requérant originaire décède après l’introduction de la requête, elle autorise normalement les proches de l’intéressé à poursuivre la procédure, à condition qu’ils aient un intérêt légitime à le faire (voir, parmi beaucoup d’autres, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 97, CEDH 2014, et Baldassi et autres c. France, nos 15271/16 et 6 autres, § 23, 11 juin 2020).

10. En l’espèce, la Cour note que M. Anatolie Snegur fournit copie de son acte de naissance indiquant qu’il est le fils de Mme Lidia Snegur. Elle estime que rien ne lui permet de douter de l’existence du lien de filiation entre le premier et feue la requérante.

11. En outre et eu égard aux circonstances de l’espèce, elle admet que M. Anatolie Snegur possède un intérêt légitime à maintenir la requête au nom de sa défunte mère et, de ce fait, qualité pour agir au titre de l’article 34 de la Convention. Elle poursuivra donc l’examen de cette affaire à la demande de celui-ci. Pour des raisons d’ordre pratique, la Cour continuera cependant à désigner feue Mme Lidia Snegur comme « la requérante ».

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

12. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

13. La requérante demande 136 326,68 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Elle indique que cette somme est constituée de 29 133,60 EUR représentant la valeur de l’immeuble litigieux, évalué selon les prix moyens du marché constatés en novembre 2006, au moment où elle a perdu la propriété de ce bien, et de 107 193,08 EUR d’intérêts moratoires calculés selon les dispositions du code civil moldave pour une période d’environ treize ans et trois mois. Elle fournit un justificatif d’une agence immobilière confirmant les prix constatés pendant la période concernée, ainsi qu’un calcul détaillé des intérêts moratoires.

14. La requérante fait élégamment état des suivantes évolutions au niveau interne. Après l’adoption par la Cour de l’arrêt au principal et par une décision du 1er juillet 2020, la Cour suprême de justice a accueilli la demande de l’agent du Gouvernement en révision de la procédure interne, a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans le chef de la requérante, et a ordonné un nouvel examen de l’affaire. La Haute juridiction a également précisé que les prétentions de la requérante au titre de la satisfaction équitable devaient être résolues par l’agent du Gouvernement. Par une autre décision du 25 septembre 2020, la Cour suprême de justice a rejeté comme étant tardives les actions civile et administrative de C. revendiquant l’immeuble litigieux et tendant à annuler le droit de propriété de la requérante sur ce bien.

15. La requérante souligne avoir ensuite demandé aux autorités cadastrales d’enregistrer son droit de propriété sur l’immeuble en question sur le fondement de la dernière décision de la Cour suprême de justice. Elle rapporte avoir essuyé un refus au motif qu’il n’existait pas d’injonction expresse de la part des juges en ce sens et que le droit de propriété de C. sur cet immeuble avait déjà été transféré à des tiers.

16. La requérante soutient qu’une éventuelle action contre l’actuel propriétaire pourrait ne pas aboutir. Elle argue notamment que ce dernier pourrait invoquer sa bonne foi, la violation du principe de la sécurité juridique ou, encore, l’usucapion prévue à l’article 524 du code civil, qui interdit toute modification dans le registre des biens immeubles après l’écoulement d’un certain délai – le plus long étant de dix ans – durant lequel une personne a exercé la possession sur un bien en tant que propriétaire.

17. Le Gouvernement rétorque que les décisions de la Cour suprême de justice des 1er juillet et 25 septembre 2020 constituent des bases suffisantes pour obtenir la restitution de facto de la propriété de la requérante. Il indique que C. est décédée et fournit une attestation d’héritier du 28 juin 2011 selon laquelle la sœur de C. est devenue propriétaire de l’immeuble litigieux. Il informe que l’héritière de C. est toujours la propriétaire de ce bien.

18. Le Gouvernement argue que le droit interne permet aux héritiers de la requérante de réclamer à l’héritière de C. soit la restitution de l’immeuble soit le paiement de sa contrevaleur. Il soutient que cette voie de recours ne lui est pas ouverte, mais qu’il incombe aux héritiers de la requérante de l’exercer. Il avance qu’une telle action en justice a des chances certaines de succès.

19. Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement affirme que, par l’adoption des décisions de la Cour suprême de justice des 1er juillet et 25 septembre 2020 favorables à la requérante, le litige a été en partie résolu et il invite la Cour a rayer une partie de la requête du rôle, en application de l’article 37 § 1 b de la Convention. Il plaide également pour le rejet de la partie restante de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes au motif que les héritiers de la requérante n’ont pas entamé contre l’héritière de C. l’action qu’il suggère ci-dessus.

20. En tout état de cause, le Gouvernement avance que les prétentions de la requérante au titre du préjudice matériel sont mal fondées. Il admet que celle-ci ait pu subir un tel préjudice, mais estime que le dédommagement en question doit être réclamé auprès de l’héritière de C.

21. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne de manière générale pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée, s’il y a lieu, la satisfaction qui lui semble appropriée (Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 32, 18 juin 2020). Elle redit également que le but des sommes allouées à titre de satisfaction équitable est uniquement d’accorder une réparation pour les dommages subis par les intéressés dans la mesure où ils constituent une conséquence de la violation ne pouvant pas, en tout cas, être effacée (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, § 156, 29 mai 2019).

22. Elle redit également que la règle relative à l’épuisement des voies de recours internes contenue dans l’article 35 § 1 de la Convention ne s’applique pas aux demandes de satisfaction équitable soumises à la Cour en vertu de l’article 41 (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 66, 30 mars 2017, et Budinova et Chaprazov c. Bulgarie, no 12567/13, § 102, 16 février 2021).

23. En l’espèce, la Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison du fait que les décisions de justice ayant privé la requérante de la propriété de l’immeuble litigieux étaient insuffisamment motivées et arbitraires. Elle note que, même si ces décisions défavorables à la requérante ont été annulées après l’adoption de l’arrêt au principal, la restitution du bien n’a pas eu lieu. Les parties s’accordent à dire que le droit interne offre la possibilité à la partie requérante d’engager contre l’actuelle propriétaire une action en restitution de l’immeuble. Cependant, la Cour n’est pas convaincue que cette action ait des chances certaines de prospérer. Or, elle prête attention à l’argument de la partie requérante selon lequel la propriétaire actuelle pourrait soulever plusieurs moyens de droit pour faire obstacle à la restitution. Elle relève que cet argument, qui par ailleurs n’a pas été combattu par le Gouvernement, n’apparait pas comme totalement dénoué de fondement. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il ne lui appartient pas de spéculer sur l’issue d’une telle procédure.

24. Quant à la thèse du Gouvernement selon laquelle une compensation pécuniaire pourrait être réclamée par la partie requérante auprès de la propriétaire actuelle de l’immeuble, la Cour note que celui-ci ne cite pas de disposition légale ni de jurisprudence pertinente pour étayer sa position.

25. Eu égard à ce qui précède et aux éléments dont elle dispose, la Cour ne saurait donc conclure avec certitude qu’une restitutio in integrum est possible en l’espèce et que le droit interne permet d’effacer intégralement les conséquences des violations constatées dans l’arrêt au principal. Partant, elle ne saurait accueillir l’argument du Gouvernement selon lequel le litige a été résolu, au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention, et le rejette.

26. En même temps et dans l’hypothèse où la partie requérante décidera tout de même d’engager une des actions suggérées par le Gouvernement, la Cour considère improbable que celle-ci reçoive une double indemnisation, étant donné que les juridictions nationales, lorsqu’elles décideront de la cause, vont inévitablement prendre en compte toute somme accordée à un requérant par cette Cour (comparer avec Sharxhi et autres c. Albanie, no 10613/16, § 97, 18 janvier 2018, et les affaires qui y sont citées).

27. La Cour relève ensuite que la requérante a certainement subi un préjudice matériel en raison de la violation de ses droits garantis par la Convention, que cela ne prête pas à controverse entre les parties et que, dès lors, il convient de dédommager ce préjudice.

28. La Cour observe enfin que le Gouvernement ne conteste pas la valeur de l’immeuble, évalué par la requérante.

29. Au vu des considérations qui précèdent et se livrant à sa propre appréciation sur la base des informations dont elle dispose, elle alloue au fils de la requérante 50 000 EUR pour le préjudice matériel.

B. Frais et dépens

30. La requérante ne réclame aucune somme d’argent au titre des frais et dépens qu’elle aurait engagés après l’adoption de l’arrêt au principal. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

31. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au fils de la requérante, M. Anatolie Snegur, dans les trois mois, 50 000 EUR (cinquante mille euros) pour dommage matériel, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

2. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                        Carlo Ranzoni
Greffier adjoint                           Président

Dernière mise à jour le novembre 30, 2021 par loisdumonde

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