AFFAIRE ARMEANU ET VACARCIUC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (Cour européenne des droits de l’homme) 47861/12

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ARMEANU ET VACARCIUC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 47861/12)
ARRÊT
STRASBOURG
30 novembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Armeanu et Vacarciuc c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Carlo Ranzoni, président,
Valeriu Griţco,
Marko Bošnjak, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 47861/12) contre la République de Moldova et dont deux ressortissants de cet État, MM. Liviu Armeanu et Dinu Vacarciuc (« les requérants »), nés en 1983 et 1982 respectivement, et résidant à Leova, représentés par Me D. I. Străisteanu, avocate à Chișinău, ont saisi la Cour le 20 juillet 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. O. Rotari,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La présente affaire concerne des mauvais traitements infligés lors de l’arrestation et de la garde à vue.

2. Les requérants auraient été maltraités par deux policiers lors de l’arrestation et de la garde à vue. Selon des rapports médicolégaux établis deux jours après les faits, les deux requérants présentaient de multiples lésions sur leurs corps. Le second requérant souffrait en outre de nombreuses blessures au visage, dont des hémorragies oculaires, d’une commotion cérébrale, d’un hématome intracérébral et d’une fracture du sternum. Les lésions du premier requérant étaient qualifiées de légères et celles du second de moyennes.

3. La procédure pénale engagée contre les requérants pour avoir résisté lors de l’arrestation fut classée sans suite. En revanche, ils écopèrent des amendes contraventionnelles pour troubles à l’ordre public.

4. Sur plainte pénale des requérants pour mauvais traitements, le tribunal de première instance jugea les deux policiers impliqués dans l’affaire coupables d’abus de pouvoir. Par la suite, la cour d’appel de Chișinău décida de clore la procédure pour vices de forme. Elle indiquait notamment que les policiers avaient été mis en examen en dehors du délai légal de trois mois qui coulait après le moment où ceux-ci avaient été reconnus comme suspects, et que, de surcroît, les droits de la défense n’avaient pas été respectés lors de l’investigation de l’affaire ainsi que lors de la phase de jugement. Le 6 mars 2012, la Cour suprême de justice confirma la décision de la cour d’appel.

5. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants allèguent que les agents de police leur ont infligé des mauvais traitements et que l’enquête relative à ces allégations a manqué d’effectivité.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

6. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

7. Les principes généraux concernant les volets matériel et procédural de l’article 3 de la Convention ont été résumés, par exemple, dans Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-88 et 114-23, CEDH 2015).

8. La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que les blessures des requérants ont été causées par les agents de police. Le Gouvernement soutient que celles-ci ont été rendues nécessaires pour maitriser les requérants qui résistaient aux policiers. À ce sujet, la Cour ne peut que constater que la procédure pénale dirigée contre les requérants pour avoir résisté lors de leur arrestation a été classée sans suite. En outre, elle relève qu’aucun autre élément en sa possession ne vient étayer la thèse selon laquelle la force physique employée par les agents de l’État a été rendue strictement nécessaire par le comportement des requérants. Bien au contraire, les multiples lésions constatées chez ces derniers appuient leurs allégations d’emploi disproportionné de la force. Plus particulièrement, la Cour constate que le second requérant a été blessé à ses organes vitaux, à savoir à la tête et au thorax, ce qui révèle en soi le caractère excessif de la force employée par les policiers (comparer avec Cazanbaev c. République de Moldova, no 32510/09, § 48, 19 janvier 2016, et Caracet c. République de Moldova, no 16031/10, § 42, 16 février 2016).

9. Dans ces conditions, elle juge que les requérants ont subi des mauvais traitements aux mains de la police, contraires à l’article 3 de la Convention. Partant, il y a eu violation du volet matériel de cette disposition.

10. Quant à l’obligation procédurale de mener une enquête effective, la Cour estime que les vices de forme en raison desquels la procédure pénale à l’encontre des policiers n’a pas pu aboutir sont entièrement imputables aux autorités. En effet, l’affaire n’apparait pas comme complexe et rien dans le dossier n’explique le non-respect par l’autorité d’investigation du délai légal imparti pour mettre en examen les deux policiers concernés par les faits. Rien ne permet d’expliquer non plus le non-respect par les enquêteurs et par les juges des droits de la défense de ces policiers. La Cour juge donc que les autorités ont manqué de diligence, ce qui a eu comme résultat l’arrêt de la procédure pénale contre les policiers. Elle estime que ce manque de rigueur dans l’application du système pénal a affecté l’enquête menée en l’espèce au point de constituer une entrave à son effectivité (comparer avec O.R. et L.R. c. République de Moldova, no 24129/11, § 77, 30 octobre 2018, et, pour ce qui est de l’extinction de l’action pénale en raison de la prescription, Mehmet Yaman c. Turquie, no 36812/07, § 71, 24 février 2015).

11. Partant, il y a également eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérants.

II. SUR LES AUTRES GRIEFS

12. Dans ses observations du 8 janvier 2018, le second requérant allègue que les circonstances de l’espèce ont emporté violation des articles 2, 5 et 14 de la Convention. La Cour note qu’en tout état de cause, ces griefs ont été soulevés plus de six mois après la décision interne définitive, qui est celle de la Cour suprême de justice du 6 mars 2012. Il s’ensuit que cette partie de la requête est tardive et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

13. Pour compenser le préjudice moral qu’ils estiment avoir subi, le premier requérant demande 207 600 euros (EUR) et le second requérant 500 000 EUR. Ils réclament également 1 200 EUR chacun au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

14. Le Gouvernement conteste ces montants. Il fait notamment remarquer que les prétentions au titre des frais et dépens ne sont étayées par aucun justificatif.

15. La Cour estime que les requérants ont dû certainement subir un préjudice moral en raison des violations constatées ci-dessus. Dès lors, elle octroie pour dommage moral 12 000 EUR au premier requérant et 18 000 EUR au second requérant, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.

16. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour ne saurait en revanche accueillir la demande des requérants au titre des frais et dépens, dans la mesure où celle-ci n’est fondée sur aucun justificatif pertinent (article 60 du règlement).

17. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief tiré de l’article 3 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation des volets matériel et procédural de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 12 000 EUR (douze mille euros) au premier requérant, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 18 000 EUR (dix-huit mille euros) au second requérant, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                Carlo Ranzoni
Greffier adjoint                                  Président

Dernière mise à jour le novembre 30, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *