Sassi c. France (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 256
Novembre 2021

Sassi c. France – 10917/15 et 10941/15

Arrêt 25.11.2021 [Section V]

Article 6
Procédure pénale
Article 6-1
Procès équitable

Contenu des auditions des requérants par les autorités françaises à la base américaine de Guantánamo n’ayant pas servi de fondement à leurs poursuites et condamnation en France : non-violation

En fait – Les requérants, deux ressortissants français, ont été arrêtés à la frontière pakistanaise lorsqu’ils ont quitté l’Afghanistan au début de l’année 2002. Ils ont été remis aux États-Unis et détenus à la base de Guantánamo. Les autorités françaises y ont interrogé les requérants au cours de trois missions « tripartites » (les missions) impliquant un représentant de trois services français (le ministère des Affaires étrangères, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction de la surveillance du territoire (DST).

Puis les requérants ont été rapatriés en France où ils ont été condamnés pénalement pour terrorisme.

Les requérants se plaignent au regard de l’article 6 de la Convention des modalités des auditions à Guantánamo et de l’utilisation de leur contenu au cours des procédures pénales ultérieures en France.

En droit – Article 6 §1 :

1. Sur la nature des auditions effectuées sur la base de Guantanamo

Si une procédure judiciaire a été engagée en France parallèlement aux missions à Guantánamo, différents éléments appuient les conclusions des juridictions internes, pour lesquelles les missions étaient à caractère exclusivement administratif et sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes, et avaient pour objectif d’identifier les personnes détenues et de recueillir des renseignements, et non de collecter des éléments de preuve d’une infraction pénale qui aurait été commise.

Le personnel du ministère des Affaires étrangères, seul maître d’œuvre de ces missions, ainsi que les agents de la DST (unité renseignement) mis à sa disposition n’avaient pas de mandat judiciaire. Et les comptes-rendus de ces agents, classés « secret défense », ne pouvaient être transmis aux autorités judiciaires et utilisés lors d’une procédure pénale contre les requérants.

Après la première mission, le procureur de la République a ouvert une enquête préliminaire, confiée à la DST (unité judiciaire – unité distincte qui fonctionne de manière indépendante par rapport à l’unité renseignement), visant les requérants mais sans disposer d’éléments permettant de supposer qu’ils avaient commis une infraction susceptible d’être poursuivie en France.

La demande d’entraide judiciaire en matière pénale adressée aux autorités américaines avait pour objet de rechercher des éléments faisant défaut pour connaître et apprécier les circonstances du départ et du parcours des requérants à partir du sol français, les sollicitations, les appuis et les directives dont ils avaient pu être destinataires avant leur formation en Afghanistan.

La troisième mission, menée postérieurement à l’ouverture de l’information judiciaire, avait le même objet que les deux premières missions et elle s’est déroulée de manière autonome vis-à-vis des différentes procédures judiciaires engagées sur le territoire français.

En outre, les renseignements obtenus lors des missions étaient déjà connus par la DST (unité judiciaire) au regard des informations dont elle disposait.

Certes, dès la saisie de la DST (unité judiciaire) par le parquet lors d’une enquête préliminaire, elle avait la charge d’une enquête judiciaire et se trouvait soumise aux règles du code de procédure pénale. La cour d’appel, statuant sur renvoi de la Cour de cassation, a vérifié si les informations transmises aux autorités judiciaires avaient porté atteinte aux droits des prévenus en constituant des éléments à charge, obtenus sans respecter les règles du code de procédure pénale et à la fois nouveaux et déterminants pour l’issue de la procédure judiciaire. Après une chronologie longuement détaillée des différents faits et actes, l’examen des pièces déclassifiées et des procès‑verbaux de l’enquête de la DST (unité renseignement) versés au débat contradictoire, la cour d’appel a conclu, dans un arrêt spécialement motivé, que le caractère administratif des missions était avéré et que rien ni personne ne rattachait leur conduite à la procédure judiciaire.

Ainsi, dans le cadre des auditions effectuées par les missions à Guantánamo, sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes en France, les requérants n’ont pas fait l’objet, par les autorités les ayant menées, d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1.

2. Sur le déroulement de la procédure en France

Les requérants avaient soulevé un grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions de leurs auditions par les agents de la DST (unité renseignement) à Guantánamo. La Cour a précédemment relevé des allégations de mauvais traitements et d’abus sur des personnes suspectées de terrorisme et détenues par les autorités américaines dans ce cadre. Dans la présente affaire, le grief des requérants tiré de l’article 3 en ce qui concerne les agents français a été déclaré irrecevable. Compte tenu des circonstances particulières du cas de l’espèce, la Cour s’attachera néanmoins à vérifier, sous l’angle de l’article 6, si et dans quelle mesure les juges internes ont pris en considération les allégations de mauvais traitements des requérants, alors même qu’ils auraient été subis en dehors de l’État du for et leur éventuelle répercussion sur l’équité de la procédure.

En outre, il lui appartient d’apprécier l’utilisation qui a effectivement été faite des déclarations litigieuses au cours de la procédure judiciaire, tant au stade de l’instruction que lors du procès au fond. En particulier, la Cour examinera si les juridictions internes ont répondu de manière adéquate aux objections soulevées par les requérants quant à la fiabilité et à la valeur probante de leurs déclarations et leur ont donné une possibilité effective de contester leur recevabilité et de s’opposer effectivement à leur utilisation.

Dès leur arrivée sur le territoire français, les requérants, interpellés par des agents de la DST (unité judiciaire), furent placés en garde à vue et ont dès lors fait l’objet d’une « accusation en matière pénale ». Les interrogatoires furent menés par des agents différents de ceux qui avaient participé aux missions. En outre, ces agents n’étaient pas au courant du contenu des informations collectées par leurs collègues à Guantánamo. Les requérants, interrogés à treize reprises, ont apporté de très nombreux détails sur leur parcours, leur formation en Afghanistan, ainsi que sur leurs motivations.

Les requérants, assistés de leurs avocats, ont été interrogés par le juge d’instruction, respectivement à dix et huit reprises.

En première instance, le tribunal correctionnel a ordonné un supplément d’information qui a conduit à l’audition d’un certain nombre de personnes, mais également à la déclassification de divers documents établis par les services français lors des missions qui furent ensuite versés au dossier de la procédure et soumis au débat contradictoire.

Tout au long de la procédure, les requérants et leurs conseils ont pu faire valoir leurs arguments, présenter leurs demandes et exercer les recours qui leur étaient ouverts. Ils ont eu accès aux documents versés au dossier après leur déclassification et ils ont été en mesure d’en débattre dans le respect du principe du contradictoire.

Enfin, si les documents litigieux ont été utilisés dans la procédure au fond, le tribunal correctionnel puis la Cour d’appel, ayant statué sur renvoi après cassation, se sont quasi exclusivement fondés, dans des décisions longuement motivées, sur d’autres éléments à charge pour retenir la culpabilité des requérants tels que les informations extraites d’autres procédures judiciaires qui étaient déjà en possession des services de renseignement, ainsi que les déclarations détaillées des requérants au cours de leur garde à vue et durant l’information judiciaire. Le jugement du tribunal correctionnel ne comporte qu’une seule référence à des informations obtenues dans le cadre d’une mission sur le contenu de la formation dans un camp en Afghanistan.

Compte tenu de ce qui précède, et constatant que les éléments recueillis au cours des auditions menées dans le cadre des missions n’ont servi de fondement ni aux poursuites engagées à l’encontre des requérants ni à leur condamnation, dans les circonstances de l’espèce, la procédure pénale suivie pour chacun des requérants a été équitable dans son ensemble.

Conclusion : non-violation (unanimité).

(Voir aussi Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], 50541/08 et al., 13 septembre 2016, Résumé juridique ; Beghal c. Royaume-Uni, 4755/16, 28 février 2019, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le novembre 25, 2021 par loisdumonde

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