La présente requête porte sur le droit du requérant d’avoir accès à un tribunal.
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DOROFEYEV c. RUSSIE
(Requête no 18684/18)
ARRÊT
STRASBOURG
2 novembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dorofeyev c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Peeter Roosma, président,
Dmitry Dedov,
Andreas Zünd, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 18684/18) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Vadim Aleksandrovich Dorofeyev a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 avril 2018,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief concernant l’accès à un tribunal fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations du Gouvernement,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 octobre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête porte sur le droit du requérant d’avoir accès à un tribunal.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1976 et réside à Chikhany, région de Saratov.
3. Le Gouvernement a été représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.
4. Le requérant introduisit une demande visant à la réduction du montant d’une pension alimentaire payée par l’intéressé. Le 1er juin 2017, le juge de paix de la circonscription judiciaire no 1 de Chikhany rejeta la demande. Le 8 août 2017, le tribunal du district de Volsk confirma la décision en appel.
5. Le 22 janvier 2018, le requérant se pourvut en cassation. Le 29 janvier 2018, la juge unique de la cour régionale de Saratov déclara le requérant forclos. En effet, elle estima que, contrairement à l’article 376 § 2 du code de procédure civile, le pourvoi avait été introduit le 23 janvier 2018, c’est‑à‑dire, après l’expiration du délai de six mois, qui avait commencé à courir le 8 août 2017.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
6. Pour un résumé des dispositions pertinentes relatives à l’introduction et l’examen des pourvois en cassation, il convient de se rapporter à la décision Abramyan et Yakubovskiye c. Russie, (déc.), nos 38951/13 et 59611/13, § 93, 12 mai 2015).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
7. Le requérant se plaint que son droit d’accès à l’instance de cassation ait été méconnu. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Sur la recevabilité
8. Le Gouvernement reconnaît qu’une erreur s’est glissée dans le calcul du délai opéré par la juridiction régionale. Il reconnaît que le pourvoi a été introduit quinze jours avant l’expiration du délai imparti pour se pourvoir en cassation. Toutefois, le Gouvernement déplore que, malgré cette erreur évidente, le requérant a préféré introduire sa requête devant la Cour au lieu d’introduire son pourvoi devant le présidium de la cour régionale. Selon le Gouvernement, le requérant était avisé par une lettre du 19 décembre 2018 (dont la copie n’a pas été versée au dossier constitué devant la Cour). Se référant à la décision Abramyan et Yakubovskiye, précité, qui préconise l’épuisement des voies de recours consistant en un pourvoi devant le présidium de la cour de l’entité fédérée et de la chambre civile de la Cour suprême de Russie, le Gouvernement estime que la présente requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 § 1 de la Convention.
9. Le requérant n’a pas présenté d’observations.
10. La Cour estime que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief qu’il y a lieu de la joindre au fond de la requête. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
11. La Cour rappelle ensuite que le droit d’accès à un tribunal, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises. Ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 129, CEDH 2016).
12. La Cour relève d’abord que le requérant s’est pourvu en cassation le 22[1] janvier 2018, c’est-à-dire, 15 jours avant l’expiration du délai de six mois prévu à cet effet (paragraphe 5 ci‑dessus) (Abramyan et Yakubovskiye, précité, § 32). Le Gouvernement le confirme dans ses observations (paragraphe 8 ci-dessus). Or, le requérant était déclaré forclos. Ainsi, l’application par la cour régionale des articles pertinents du code de procédure civile paraît manifestement arbitraire, puisqu’elle ne fait pas de lien entre les faits établis, la disposition applicable et l’issue des procès (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, §§ 61-65, CEDH 2015, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, §§ 24-28, 9 avril 2013, et Khamidov c. Russie, no 72118/01, §§ 170 et 174, 15 novembre 2007).
13. La Cour considère dès lors qu’il serait inutile pour elle de rechercher in abstracto si les normes du code de procédure civile prévoyant le délai de six mois pour se pourvoir en cassation poursuivait un but légitime, dans la mesure où leur application, manifestement arbitraire, a détourné le sens de ces dispositions. Pour la même raison, la Cour ne trouve pas nécessaire d’examiner la proportionnalité de la mesure contestée.
14. Quant à l’exception soulevée par le Gouvernement (paragraphe 8 ci‑dessus), la Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014).
15. La Cour revient à la thèse du Gouvernement qui préconise d’exercer les recours en cassation devant le présidium de la cour régionale de Saratov et, ensuite, devant la Cour suprême. Elle note que le plaignant ne peut saisir directement le présidium, mais doit passer par un juge unique de cette juridiction, qui examine la recevabilité du pourvoi (Abramyan et Yakubovskiye, précité, §§ 34 et 39). Ainsi, en introduisant son pourvoi devant la cour régionale, le requérant a tenté précisément d’exercer ce recours qui a été déclaré forclos. Quant à la lettre citée par le Gouvernement avoir été adressée au requérant, la Cour ne peut pas forger son opinion à cet égard, étant donné que cette lettre n’était pas versée au dossier constitué devant elle. Quant au pourvoi devant la Cour suprême, il obéit aux mêmes règles de recevabilité que celui devant la cour régionale. En outre, pour exercer ce recours, le plaignant doit épuiser toutes les voies de recours disponibles et effectives (Abramyan et Yakubovskiye, précité, § 33). Autrement dit, si le recours en cassation devant la juridiction régionale n’a pas été exercé, en l’occurrence, déclaré forclos, l’introduction du recours devant la juridiction suprême serait vouée à l’échec. Elle constate enfin qu’il n’y a pas de voies de recours pour corriger l’erreur de la juge unique de la cour régionale. Partant, la Cour rejette cette exception.
16. La Cour juge que la décision de justice critiquée revêtait un caractère arbitraire et porte atteinte au droit du requérant d’avoir accès à un tribunal.
17. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
18. Le requérant n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable. La Cour n’accorde donc aucune somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Rejette l’objection du Gouvernement de non-épuisement des voies recours internes et dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Peeter Roosma
Greffière adjointe Président
__________
[1] Le 23 janvier 2018, selon la juge unique de la cour régionale (voir, § 5)
Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde
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