AFFAIRE BUJOR c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 43393/18

Dans sa requête, le requérant, un détenu atteint de troubles mentaux, reproche aux autorités nationales de ne pas avoir assuré la mise en œuvre effective du traitement et du suivi médical psychiatrique que lui avaient prescrits les médecins, ce qui aurait rendu son état de santé incompatible avec la détention. Il invoque l’article 3 de la Convention.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BUJOR c. ROUMANIE
(Requête no 43393/18)
ARRÊT
STRASBOURG
2 novembre 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bujor c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 43393/18) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant roumain, M. Alexandru Bujor (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 août 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Dans sa requête, le requérant, un détenu atteint de troubles mentaux, reproche aux autorités nationales de ne pas avoir assuré la mise en œuvre effective du traitement et du suivi médical psychiatrique que lui avaient prescrits les médecins, ce qui aurait rendu son état de santé incompatible avec la détention. Il invoque l’article 3 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1985 et il est détenu à la prison de Giurgiu, en Roumanie. Il est représenté par Me E.T. Năvodariu, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. Le 8 juin 2012, le requérant fut placé en détention provisoire au motif qu’il était soupçonné de meurtre. Par un arrêt définitif du 10 avril 2014, la Haute Cour de cassation et de justice le condamna ensuite à une peine de douze ans de prison pour meurtre.

I. L’état de santé du requérant et son traitement médical

5. La fiche médicale établie lors du placement en détention de l’intéressé (paragraphe 4 ci-dessus) mentionnait qu’il était en bonne santé.

6. À l’issue d’un examen médical pratiqué le 28 juin 2012, il fut établi que le requérant souffrait de troubles de la personnalité de type polymorphe. Par la suite, le 20 août 2012, un examen psychiatrique permit de poser le concernant un diagnostic de syndrome dépressif. Lors de cet examen, le requérant déclara qu’avant son arrestation il n’avait jamais eu de problèmes de santé mentale. Un traitement médicamenteux lui fut prescrit.

7. En 2012 et en 2013, le requérant refusa à de nombreuses reprises de prendre le traitement médicamenteux prescrit par les médecins psychiatres.

8. Étant donné que faute d’une médication constante l’état de santé mentale du requérant se dégradait, les médecins des différentes prisons où il fut successivement détenu demandèrent à plusieurs reprises son transfert dans des hôpitaux pénitentiaires afin qu’il pût y subir des examens spécialisés et recevoir un traitement. Ainsi, pendant les années 2014 et 2015, le requérant fut interné pendant environ quatre mois dans les unités psychiatriques de différents hôpitaux pénitentiaires à raison d’un diagnostic de décompensation paranoïde sur fond structurel et troubles de la personnalité de type polymorphe avec décompensations paranoïdes. Pendant ses périodes d’internement, un traitement à base d’hypno-inducteurs et de neuroleptiques fut prescrit au requérant, lequel l’accepta partiellement. Le 2 juin 2014, le requérant quitta l’hôpital pénitentiaire contre l’avis du médecin. Après chacun de ces internements, l’état du requérant se trouvait légèrement amélioré. À chacune de ses sorties de l’hôpital pénitentiaire, le médecin psychiatre lui recommandait d’éviter le stress et les situations conflictuelles, de poursuivre son traitement médicamenteux et de se présenter à une consultation périodique de contrôle psychiatrique.

9. Le 4 février 2017, se fondant sur l’article 13 de la loi no 46/2003 sur les droits du patient (paragraphe 37 ci-dessous), le soignant de la prison consigna par écrit que le requérant renonçait de manière volontaire et contre l’avis de son médecin et de l’assistant médical à recevoir son traitement psychiatrique. Cette note mentionnait que le requérant avait été informé des conséquences de l’absence de médication sur son état. La note fut signée par le soignant et par deux témoins. Le requérant refusa de la signer.

10. Son état se dégradant, le requérant séjourna du 3 au 10 mars 2017 dans l’unité psychiatrique de l’hôpital pénitentiaire de Jilava, où il suivit un traitement médicamenteux. Lors de sa sortie de l’hôpital, son état s’était amélioré et il lui fut recommandé de poursuivre le même traitement et de revenir pour des consultations périodiques de contrôle ou en cas de besoin.

11. De retour en prison, à certaines dates au cours de l’année 2017, le requérant refusa partiellement les médicaments prescrits et à certaines autres dates, il les refusa totalement. Le personnel médical consignait ses refus sur sa fiche médicale, sans plus de précisions. Pendant la période allant d’avril à juin 2017, le requérant fut examiné sept fois par des médecins psychiatres de différentes prisons qui lui recommandèrent tous de suivre son traitement médicamenteux. Étant donné que l’intéressé manifestait en prison des comportements irascibles et une tolérance réduite à la frustration, accompagnés d’insomnies, et que ces symptômes étaient aggravés par l’absence d’une médication constante, du 9 au 16 juin et du 14 au 21 juillet 2017, il fut interné dans les unités psychiatriques de différents hôpitaux pénitentiaires. Il y observa le traitement médicamenteux et à la fin des séjours son état s’était amélioré. Il lui fut recommandé de suivre un traitement médicamenteux sous surveillance médicale, d’accepter une prise en charge psychologique et une thérapie occupationnelle, et de se prêter à un internement psychiatrique périodique ou en cas de besoin ; par ailleurs, une surveillance attentive fut préconisée pour ce patient.

12. Du 25 au 31 mai 2018, le requérant fut hospitalisé à l’hôpital pénitentiaire de Mioveni ; des troubles mixtes de la personnalité, entre autres, furent diagnostiqués le concernant et il accepta de suivre un traitement psychiatrique médicamenteux. Du 31 mai au 12 juillet 2018, il séjourna dans une unité psychiatrique destinée aux malades chroniques. Pendant cette période, il fut traité, notamment, avec des hypno-inducteurs, des neuroleptiques, des thymostabilisateurs et des antidépresseurs. Lors de sa sortie de l’hôpital, une amélioration de son état fut constatée et il lui fut recommandé d’éviter le stress et les situations conflictuelles, de suivre un traitement médical sous surveillance et de revenir pour une consultation psychiatrique de contrôle dans soixante jours ou en cas de besoin.

13. Du 28 septembre au 3 octobre 2018, du 20 mai au 17 juillet 2019 et du 19 septembre au 24 octobre 2019, le requérant fut interné dans les unités psychiatriques de différents hôpitaux pénitentiaires pour des troubles mixtes de la personnalité aux fins de subir des examens et des réévaluations effectués par des spécialistes. Il reçut un traitement médicamenteux. À chacune de ses sorties de l’hôpital, il lui fut prescrit un traitement médical et il fut invité à revenir pour une consultation psychiatrique de contrôle dans quatre-vingt-dix jours, ou en cas de besoin.

14. Les pièces du dossier n’indiquent pas si et selon quelles modalités le requérant a reçu un traitement médicamenteux au cours des années 2018 et 2019 alors qu’il se trouvait en prison, les documents médicaux se référant plus particulièrement à ses périodes d’internement en hôpital pénitentiaire. D’après une lettre envoyée par l’administration de la prison à la famille du requérant en juillet 2019, le traitement médicamenteux était administré à l’intéressé en prison sous supervision directe.

15. Pendant sa détention, le requérant n’a jamais saisi le juge de la surveillance de l’exécution des peines d’une plainte qui aurait visé à dénoncer une absence de traitement médical ou un défaut de soins médicaux, comme le lui permettait la loi no 254/2013 sur l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté imposées par les organes judiciaires pendant le procès pénal (« la loi no 254/2013 »).

II. Les demandes de suspension de l’exécution de sa peine formulées par le requérant

16. Au cours de sa détention, le requérant, par l’intermédiaire d’une avocate engagée par sa famille, saisit les juridictions nationales de quatre demandes de suspension de l’exécution de sa peine en faisant valoir la gravité de sa maladie psychique, qui n’était selon lui pas traitée de manière appropriée en prison.

17. Les expertises médico-légales réalisées au cours des deux procédures qui suivirent ses deux premières demandes établirent que le requérant souffrait de troubles dépressifs récurrents avec des éléments interprétatifs (tulburare depresivă recurentî cu elemente interpretative) et de troubles de la personnalité de type polymorphe avec décompensations psychotiques, affections qui pouvaient être traitées dans le cadre du réseau pénitentiaire. L’une de ces expertises, réalisée le 12 janvier 2015, révéla que la maladie du requérant nécessitait une surveillance et un traitement ambulatoire si l’on voulait éviter un risque suicidaire et une réitération des décompensations psychotiques.

18. Les deux premières demandes de suspension de l’exécution de la peine formées par le requérant furent rejetées respectivement par un arrêt définitif du 12 novembre 2014 du tribunal départemental de Bucarest et par un arrêt définitif du 25 mai 2016 de la cour d’appel de Iaşi, au motif qu’il ressortait des expertises médico-légales (paragraphe 17 ci-dessus) que la pathologie psychiatrique de l’intéressé pouvait être traitée dans le réseau sanitaire pénitentiaire. La cour d’appel nota aussi qu’en vertu de l’article 589 du code de procédure pénale (« CPP »), l’ajournement de l’exécution de la peine de prison ne pouvait pas être ordonné lorsque la personne condamnée avait provoqué elle-même sa maladie par un refus du traitement, comme le requérant l’avait fait à plusieurs reprises sur la période comprise entre 2012 et 2014 (paragraphes 7 et 8 ci-dessus).

19. Par un jugement définitif du 29 juin 2017, le tribunal départemental de Iaşi déclara irrecevable une troisième demande de suspension de l’exécution de la peine formulée par la famille du requérant au nom de celui-ci, au motif que l’intéressé avait refusé de se soumettre à une expertise médico-légale et qu’il n’acquiesçait pas à la demande formée par sa famille.

20. Le 28 juillet 2017, alors qu’il était détenu à la prison de Iaşi, le requérant, qui souhaitait être soigné pour ses pathologies psychiatriques dans un hôpital civil, saisit le tribunal départemental de Iaşi (« le tribunal départemental ») d’une quatrième demande de suspension de l’exécution de sa peine pour une période d’au moins six mois.

21. Le 13 septembre 2017, une expertise médico-légale établit que le requérant souffrait de troubles de la personnalité et d’un syndrome dyspeptique, pathologies qui pouvaient être traitées dans le cadre du réseau pénitentiaire.

22. Le 16 novembre 2017, le tribunal départemental ordonna une nouvelle expertise médico-légale au motif qu’aucun médecin psychiatre n’avait pris part à l’examen de l’intéressé qui avait abouti au rapport d’expertise du 13 septembre 2017.

23. L’avocate du requérant demanda au tribunal de fixer au titre des objectifs de l’expertise médico-légale celui d’établir si le refus de traitement de l’intéressé était la manifestation d’un symptôme de sa maladie psychiatrique et si le fait de ne pas se voir administrer le traitement médical prescrit pouvait conduire à une aggravation de son état. Le tribunal départemental refusa de retenir ces objectifs pour l’expertise.

24. Le 22 janvier 2018, le requérant fut présenté devant une commission composée de trois médecins. Il ressort d’une note établie à cette occasion par la commission médicale et transmise au tribunal départemental le 29 janvier 2018 que lors de son examen, le requérant avait jeté des documents sur le bureau des médecins, sans explication, qu’il avait refusé de collaborer avec la commission et qu’il avait demandé que son avocate fût présente. Face au refus de la commission d’accéder à ses demandes, l’intéressé aurait quitté le cabinet. La commission médicale indiqua dans la même note que ce manque de coopération du requérant s’était déjà manifesté auparavant, lors des examens pratiqués en 2015 et en 2017. La commission ajouta que dans ces circonstances, l’expertise médico-légale n’avait pas pu être réalisée.

25. Bien que l’avocate du requérant ait insisté auprès du tribunal départemental pour qu’il ordonnât à la commission de réaliser une expertise médico-légale visant à établir l’état de santé de l’intéressé, comme cela avait été fait en 2015 et en 2017 en dépit des réticences de l’intéressé (paragraphe 24 ci-dessus), le tribunal départemental rejeta sa demande. Il nota qu’il ressortait de la note du 29 janvier 2018 (paragraphe 24 ci-dessus) que le rapport d’expertise ordonné n’avait pas pu être établi du fait du comportement du requérant, lequel s’était soustrait à l’expertise.

26. Sur le fond de l’affaire, l’avocate du requérant demanda l’examen de l’ensemble du dossier médical de son client en vue d’une suspension de peine de nature à permettre à l’intéressé de bénéficier d’un traitement psychiatrique adéquat qui ne lui était pas assuré en prison.

27. Par un jugement du 12 février 2018, le tribunal départemental rejeta la demande du requérant. Il considéra que les documents médicaux versés au dossier prouvaient le refus du requérant de suivre le traitement médical psychologique prescrit et démontraient que l’aggravation de ses épisodes psychotiques était causée par son propre comportement. Il jugea aussi qu’il ressortait des mêmes éléments de preuve que l’impossibilité de réaliser en l’espèce l’expertise médico-légale qui était absolument nécessaire pour trancher le fond de l’affaire était due au comportement du requérant, lequel se soustrayait à l’expertise. Partant, il rejeta la demande du requérant pour défaut de fondement.

28. Le requérant contesta ce jugement devant la cour d’appel de Iaşi. Il expliqua qu’après avoir renoncé le 4 février 2017 au traitement médicamenteux prescrit (paragraphe 9 ci-dessus), il n’avait plus reçu de traitement médical pour ses maladies psychiques, sauf pendant ses séjours dans les hôpitaux pénitentiaires. Il soutint que les effectifs de soignants très réduits et la logistique précaire faisaient que les détenus atteints de troubles psychiques ne pouvaient pas être traités correctement dans le réseau pénitentiaire. Il demanda à nouveau la réalisation d’une expertise médico‑légale.

29. Par un arrêt définitif du 11 avril 2018, la cour d’appel de Iaşi rejeta la contestation du requérant. Elle nota que dans la mesure où l’intéressé avait refusé la réalisation d’une nouvelle expertise (paragraphe 24 ci‑dessus), c’était à bon droit que le tribunal départemental avait rejeté sa demande de suspension de l’exécution de sa peine, l’impossibilité de traiter ses pathologies dans le cadre du système pénitentiaire n’ayant pas été prouvée.

30. La cour d’appel ajouta qu’il n’était pas nécessaire d’ordonner une nouvelle expertise dans la mesure où il ressortait de l’expertise médico‑légale du 13 septembre 2017 (paragraphe 21 ci-dessus) que l’intéressé souffrait de troubles de la personnalité et d’un syndrome dyspeptique et que le traitement médicamenteux prescrit pouvait être administré en détention. Elle nota aussi qu’il ressortait de ce même rapport que la commission d’expertise médico-légale psychiatrique s’était réunie le 7 septembre 2017 et qu’elle avait posé le concernant le diagnostic de troubles de la personnalité de type impulsif avec des antécédents d’éléments psychotiques et qu’elle avait recommandé un traitement. Pour la cour d’appel, le requérant avait bien été examiné par des médecins spécialistes qui avaient établi le diagnostic et les traitements à administrer, et cet examen direct avait été pris en compte dans le rapport d’expertise médico-légale du 13 septembre 2017. Se fondant sur les constats des spécialistes, le médecin légiste et le médecin du réseau pénitentiaire qui connaissait les possibilités de traitement dans ce réseau établirent lors de l’expertise du 13 septembre 2017, de manière non équivoque, que les pathologies du requérant pouvaient être traitées en détention.

III. Le régime de détention du requérant

31. Pendant sa détention, le requérant fut maintenu sous le régime dit de haute sécurité fermé. Ce régime imposait une surveillance permanente et stricte des détenus avec des contrôles corporels sommaires lors de chaque entrée et sortie de la cellule. Les détenus pouvaient quitter leurs cellules pour rejoindre la cour de promenade pendant deux heures par jour. En 2017 et 2018, la commission pour l’individualisation du régime d’exécution des peines de prison justifia sa décision par le fait que l’intéressé ne manifestait pas d’intérêt pour les activités éducatives et manuelles, qu’il ne finalisait pas les démarches qu’il engageait, qu’il avait des difficultés à s’adapter aux normes et aux règles spécifiques au milieu carcéral, qu’il avait été condamné pour meurtre et que son comportement en détention ne lui avait pas valu de récompense. Les contestations du requérant contre les décisions de la commission furent rejetées par les juridictions nationales.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. LE DROIT INTERNE

32. Le droit interne pertinent, y compris le recours auprès du juge de la surveillance de l’exécution des peines, est décrit dans les affaires Rezmiveș et autres c. Roumanie (nos 61467/12 et 3 autres, §§ 26-35, 25 avril 2017) et Verdeș c. Roumanie (no 6215/14, § 36, 24 novembre 2015). L’article 71 § 1 de la loi no 254/2013 sur l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté confère aux personnes privées de liberté un droit à l’assistance médicale gratuite, qui comprend l’accès aux soins spécialisés (Epure c. Roumanie, no 73731/17, § 49, 11 Mai 2021). L’article 73 § 7 de la même loi prévoit que dans des unités médicales psychiatriques, le personnel médical spécialisé assurait le traitement nécessaire aux détenus atteints de troubles mentaux graves ainsi que la mise en place des programmes d’intervention spécifiques.

33. Le Gouvernement a versé au dossier quatre exemples de décisions internes rendues à la suite d’actions en responsabilité civile délictuelle engagées par des personnes détenues qui dénonçaient principalement de mauvaises conditions de détention. Dans l’une de ces procédures, le détenu dénonçait aussi une absence de traitement adéquat pour ses maladies cardiaques alors que dans une autre procédure, le détenu se plaignait aussi d’avoir contracté l’hépatite B en prison.

34. Les articles 589 § 1 a) et 592 du CPP régissant les demandes de suspension de l’exécution d’une peine pour raisons médicales sont présentés dans l’arrêt Potoroc c. Roumanie, (no 37772/17, § 44, 2 juin 2020). Afin de décider de la nécessité de la suspension de l’exécution d’une peine, une expertise médico-légale devait établir si la personne détenue était atteinte d’une maladie qui ne pouvait pas être traitée dans le réseau médical pénitentiaire ou si la spécificité de sa maladie ne permettait pas son traitement sous surveillance constante dans le réseau médical du ministère de la Santé (article 589 § 1 a) du CPP). L’article 589 § 2 du CPP, qui est également pertinent en l’espèce, est ainsi libellé :

« (2) Dans le cas prévu au paragraphe 1 a), le report de l’exécution de la peine ne peut être ordonné si le condamné a causé lui-même sa maladie en refusant un traitement médical, (…) ou s’il évite de se soumettre à une expertise médico-légale. »

35. L’article 13 de la loi no 46/2003 sur les droits des patients prévoit ce qui suit :

« Le patient a le droit de refuser ou de faire cesser un acte médical à condition d’assumer, par écrit, la responsabilité de sa décision ; les conséquences du refus ou de l’arrêt des actes médicaux doivent être expliquées au patient. »

II. LES DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

36. Les parties pertinentes de la Recommandation no R (98)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire et celles de la Recommandation no R (2006)2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative aux règles pénitentiaires sont présentées dans l’arrêt Rivière c. France, (no 33834/03, §§ 31-32, 11 juillet 2006). La partie suivante de la Recommandation no R (98)7 susmentionnée est plus particulièrement pertinente en l’espèce :

« E. Refus de traitement, grève de la faim

60. Si une personne détenue refuse le traitement qui lui est proposé, le médecin devrait lui faire signer une déclaration écrite en présence d’un témoin. Le médecin devrait fournir au patient toutes les informations nécessaires sur les bienfaits escomptés du traitement médical, les alternatives thérapeutiques éventuellement existantes, et l’avoir mis en garde contre les risques auxquels son refus l’expose. Il convient de s’assurer que le malade est pleinement conscient de sa situation. (…) »

37. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (dite Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine) sont présentées dans l’affaire Lambert et autres c. France ([GC], no 46043/14, § 59, CEDH 2015 (extraits)). L’article de cette même convention reproduit ci-dessous est également pertinent en l’espèce :

Article 7 – Protection des personnes souffrant d’un trouble mental

« La personne qui souffre d’un trouble mental grave ne peut être soumise, sans son consentement, à une intervention ayant pour objet de traiter ce trouble que lorsque l’absence d’un tel traitement risque d’être gravement préjudiciable à sa santé et sous réserve des conditions de protection prévues par la loi comprenant des procédures de surveillance et de contrôle ainsi que des voies de recours. »

38. Le rapport publié par le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe à la suite de sa visite effectuée du 7 au 19 février 2018 en Roumanie, notamment à la prison de Iaşi, expose ce qui suit (traduction du greffe) :

« e. Soins psychiatriques

119. Au cours de la visite, la délégation du CPT a rencontré de nombreux détenus atteints d’une maladie mentale et/ou d’un trouble de la personnalité. (…)

Dans les autres prisons visitées, le défaut de prise en charge psychiatrique était manifeste et les détenus présentant des problèmes de santé mentale devaient faire face à des conditions de détention pouvant se traduire par une détérioration de leur état de santé mentale et physique. (…) À la prison de Iasi, 228 détenus (21 % de la population carcérale) prenaient de manière régulière au moins un médicament psychoactif. Certains de ces détenus étaient très vulnérables, étaient victimes d’intimidation de la part du personnel comme de leurs codétenus, et semblaient être surmédicamentés. Pour un milieu sécurisé non psychiatrique, en particulier dépourvu à la fois d’un électrocardiogramme (ECG) et d’un psychiatre sur place, de telles pratiques de prescription sont préoccupantes.

Le CPT recommande aux autorités roumaines de veiller à ce que toutes les prisons assurent une prise en charge psychiatrique appropriée dispensée à la fois par un psychiatre (avec au moins un psychiatre dans chaque prison) et par des infirmiers spécialisés en santé mentale. En outre, les personnes atteintes de maladies mentales graves ne devraient pas être détenues en prison mais dans un établissement de santé approprié.

120. En vertu de l’article 73 § 7 de la loi no 254/2013, une unité psychiatrique devrait être ouverte dans toutes les prisons aux fins de soigner les personnes atteintes de maladies mentales et de troubles de la personnalité. Le rapport annuel 2017 de l’administration pénitentiaire roumaine fait référence à de telles unités qui existent déjà dans plusieurs prisons, y compris à Iaşi, ou qui sont en cours de création (…). Cependant, au moment de la visite, aucune unité de ce type n’existait à la prison de Iaşi ou dans les autres prisons visitées. De plus, il serait tout à fait inapproprié de se contenter de désigner une ou deux cellules se trouvant à l’infirmerie ou à proximité par l’appellation d’unité psychiatrique et d’y placer ensuite des détenus atteints d’une maladie mentale sans instaurer l’environnement médical et thérapeutique nécessaire pour les accueillir. Les détenus présentant des pathologies mentales devraient non seulement recevoir un traitement pharmacologique et être placés dans des cellules de prison, mais également se voir proposer une thérapie appropriée à leur maladie. Comme indiqué ci-dessus, les détenus souffrant de troubles mentaux manifestes doivent être traités dans un établissement de santé approprié ; (…).

Le CPT considère qu’il peut être judicieux de créer au sein des prisons des unités de soins intermédiaires pour accueillir les détenus à la sortie d’une hospitalisation dans un établissement de santé. Cependant, ces unités doivent être dotées d’un effectif adéquat de psychologues cliniciens et d’infirmières psychiatriques placés sous la supervision régulière d’un psychiatre et offrir, dans la mesure du possible en milieu carcéral, un environnement thérapeutique.

Le CPT recommande aux autorités roumaines d’entreprendre, dans un délai de six mois, un examen complet de la manière dont la prise en charge psychiatrique des détenus devrait être assurée, y compris en ce qui concerne la création d’unités psychiatriques dans les établissements pénitentiaires en vertu de l’article 73 §7 de la loi no 254/2013, à la lumière des observations ci-dessus. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

39. Le requérant se plaint de ne pas être correctement traité en prison pour ses troubles psychiques et il allègue que pour cette raison son état de santé n’est pas compatible avec la détention. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes

40. Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes, indiquant que le requérant ne s’est pas plaint auprès du juge de la surveillance de l’exécution des peines d’une absence de traitement médical ou d’un défaut de soins, comme la loi no 254/2013 le lui aurait permis selon lui. Se référant aux exemples de jurisprudence versés au dossier (paragraphe 33 ci-dessus), le Gouvernement soutient qu’une fois la prétendue négligence des autorités établie, le requérant aurait pu engager une action en réparation devant les tribunaux internes afin d’obtenir une indemnité pour le préjudice subi.

41. Le requérant réplique qu’il a formé une action en suspension de l’exécution de sa peine pour raisons médicales.

42. La Cour rappelle avoir déjà conclu que le recours devant le juge de la surveillance de l’exécution des peines prévu par les différentes lois successivement adoptées en Roumanie pour permettre de signaler un défaut d’assistance médicale en milieu carcéral était une voie de droit à exercer (Iamandi c. Roumanie, no 25867/03, § 66, 1er juin 2010, et Petrea c. Roumanie, no 4792/03, §§ 35 et 36, 29 avril 2008). En revanche, elle a déjà considéré que, lorsqu’un détenu mettait en doute la compatibilité de son état de santé avec les conditions de sa détention, la voie de droit à exercer était la demande de suspension de l’exécution de sa peine pour raisons médicales (I.T. c. Roumanie (déc.), no 40155/02, 24 novembre 2005).

43. La Cour observe que par son grief, le requérant ne se plaint pas d’une absence de traitement médical, traitement qui lui a été offert en prison et qu’il a régulièrement refusé. Il se plaint, avec l’assistance de son avocate, de ce que le système médical existant en prison n’était pas suffisamment adapté pour lui permettre de suivre efficacement le traitement médical prescrit pour sa maladie psychique. La Cour observe donc que l’intéressé met en doute la compatibilité de son état de santé avec les conditions de sa détention. Or l’intéressé a saisi les juridictions nationales de plusieurs demandes de suspension de l’exécution de sa peine pour raisons médicales (paragraphes 16 à 30 ci-dessus), ce qui constitue une voie de recours efficace (paragraphe 42 ci-dessus in fine).

44. Même à supposer que dans la situation du requérant, l’usage combiné des voies indiquées par le Gouvernement ait pu lui permettre de tenter d’obtenir le redressement de la violation de la Convention qu’il allègue, la Cour rappelle que si l’intéressé dispose en droit interne de plus d’une voie de recours parallèle pouvant être effective, il est uniquement dans l’obligation d’utiliser l’une d’entre elles (Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, §§ 50 et 53-54, 21 décembre 2010). Dès lors, la Cour considère qu’en l’espèce le requérant a épuisé valablement les voies de recours internes et rejette cette exception formulée par le Gouvernement.

2. Sur l’exception formulée par le Gouvernement pour non-respect du délai de six mois

45. Le Gouvernement excipe ensuite d’une irrecevabilité de la requête pour tardiveté. Selon lui, le requérant aurait dû saisir la Cour dans un délai de six mois à partir de l’arrêt définitif rendu par la cour d’appel de Iaşi le 25 mai 2016, portant rejet de sa deuxième demande de suspension de l’exécution de sa peine (paragraphe 18 ci-dessus).

46. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.

47. La Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de calcul du délai de six mois (voir, par exemple, Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 39-42, 29 juin 2012).

48. La Cour note qu’en vertu du droit interne, une personne détenue pouvait, à chaque fois qu’elle le jugeait pertinent, saisir les juridictions nationales d’une demande de suspension de l’exécution de sa peine pour raisons médicales (paragraphe 34 ci-dessus). Lorsqu’elles étaient ainsi saisies, les juridictions nationales examinaient l’état de santé de l’intéressé tel qu’il se présentait au moment où elles avaient été saisies, sans que l’existence de demandes antérieures rendît d’emblée un nouvel examen irrecevable. Qui plus est, les juridictions nationales étaient amenées à examiner une nouvelle situation de fait, la situation médicale de la personne privée de liberté pouvant varier entre une demande antérieure et le moment où les juridictions étaient à nouveau saisies.

49. La Cour note que dans sa requête, le requérant se plaint d’une incompatibilité de son état de santé avec la détention et de la manière dont les juridictions nationales ont examiné sa demande de suspension de l’exécution de la peine imposée par l’arrêt définitif du 11 avril 2018 rendu par la cour d’appel de Iaşi (paragraphe 29 ci-dessus). Le requérant ayant saisi la Cour de sa requête le 21 août 2018, il a donc respecté le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention.

50. Partant, la Cour rejette cette exception formulée par le Gouvernement.

3. Autres motifs d’irrecevabilité

51. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

52. Le requérant affirme que ses troubles mentaux ne peuvent pas être traités en prison, surtout sous le régime de haute sécurité fermé. À cet égard, il dit être pris dans un cercle vicieux : sa maladie psychique s’aggraverait en raison de la non-administration du traitement, mais son refus du traitement ne serait qu’un symptôme de sa maladie. La prison ne disposerait pas de l’infrastructure nécessaire pour lui administrer convenablement le traitement médicamenteux tout en lui offrant l’accompagnement psychiatrique dont il dit avoir besoin (paragraphes 11 et 12 ci-dessus) d’autant plus qu’il est détenu sous le régime de haute sécurité (paragraphe 31 ci-dessus).

53. Le requérant explique que son attitude devant la commission médico-légale en 2018 (paragraphe 24 ci-dessus), qui aurait été interprétée comme un refus de se soumettre à l’expertise, constitue aussi une manifestation d’un symptôme de sa maladie et non pas d’une mauvaise foi de sa part. Il ajoute qu’il a demandé au tribunal départemental d’établir pour l’expertise l’objectif de déterminer si ce comportement de refus constituait un symptôme de sa maladie, mais que cet objectif n’a pas été retenu (paragraphe 23 ci-dessus), de sorte que la procédure ne pouvait pas selon lui éclaircir correctement sa situation médicale.

54. Le Gouvernement indique que le requérant a reçu à de nombreuses reprises le traitement prescrit pour ses maladies mentales et qu’il a été examiné par des médecins psychiatres de manière régulière, conformément aux recommandations médicales. Il argue que le requérant a refusé de manière répétée soit de suivre le traitement médical prescrit soit de prendre l’intégralité des médicaments. Son refus aurait été recueilli dans le respect des dispositions légales (paragraphe 37 ci-dessus). Il ajoute qu’il ne ressort pas des documents médicaux que les troubles mentaux dont le requérant est atteint ont pour symptôme le refus de prendre des médicaments. Il souligne enfin que plusieurs expertises médico-légales ont établi que le requérant pouvait être traité dans le réseau sanitaire pénitentiaire.

2. Appréciation de la Cour

55. La Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de soins prodigués aux détenus atteints de troubles mentaux, qui sont exposés dans l’arrêt Rooman c. Belgique ([GC], no 18052/11, §§ 141-148, 31 janvier 2019). Dans ce domaine, la question du caractère « approprié » ou non des soins médicaux est la plus difficile à trancher. La Cour rappelle que les autorités doivent s’assurer que les informations relatives à l’état de santé du détenu et aux soins reçus par lui en détention sont consignées de manière exhaustive, que le détenu bénéficie promptement d’un diagnostic précis et d’une prise en charge adaptée, et qu’il fasse l’objet, lorsque la maladie dont il est atteint l’exige, d’une surveillance régulière et systématique associée à une stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes. Par ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu’elles ont créé les conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi. Dans l’hypothèse où la prise en charge n’est pas possible sur le lieu de détention, il faut que le détenu puisse être hospitalisé ou transféré dans un service spécialisé (Ibidem, §§ 147-148).

56. À titre liminaire, la Cour observe que dans sa requête, le requérant se plaint d’une impossibilité pour les autorités pénitentiaires de le traiter correctement pour ses troubles psychiques pendant la période concernée par la procédure qui a abouti à l’arrêt définitif rendu le 11 avril 2018 par la cour d’appel de Iaşi (paragraphes 29 et 49 ci-dessus). Dès lors, la Cour examinera plus particulièrement la situation du requérant pendant la période de sa détention qui a donné lieu à cette dernière procédure, sans toutefois ignorer ses antécédents médicaux.

57. La Cour relève ensuite que les troubles psychiques du requérant n’ont été diagnostiqués qu’après le placement de celui-ci en détention (paragraphe 6 ci-dessus) et que ses pathologies psychiatriques ont été confirmées tout au long de sa détention par des expertises médicales (paragraphes 8, 12, 13, 17 et 21 ci-dessus). La Cour note aussi qu’une expertise réalisée le 12 janvier 2015 a fait apparaître que la maladie du requérant nécessitait une surveillance et un traitement ambulatoire si l’on voulait éviter un risque suicidaire et une réitération des décompensations psychotiques (paragraphe 17 ci-dessus). Elle constate enfin que d’après le rapport d’expertise médico-légale établi le 13 septembre 2017 tel qu’interprété par la cour d’appel de Iaşi, la pathologie psychiatrique du requérant pouvait être traitée dans le cadre du système médical pénitentiaire (paragraphe 30 ci-dessus).

58. La Cour note ensuite que les parties s’accordent sur le fait que le défaut d’administration du traitement psychiatrique était dû au refus de l’intéressé de suivre partiellement ou intégralement le traitement médicamenteux prescrit, plus particulièrement lorsqu’il se trouvait en prison. Toutefois, le requérant allègue que son attitude inconstante et son refus de coopération constituaient des manifestations des symptômes de ses troubles psychiques (paragraphes 52 et 53 ci-dessus) alors que le Gouvernement indique qu’aucun document médical ne prouve cette assertion (paragraphe 54 ci-dessus).

59. La Cour considère qu’aucune personne, y compris détenue et atteinte de troubles psychiques, ne peut être contrainte à suivre un traitement médical sans son consentement (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). Toutefois, elle estime que tout refus de traitement doit être assorti de certaines garanties. En particulier, il convient de s’assurer que la personne en cause est pleinement consciente de sa situation et qu’elle dispose d’informations suffisantes sur les conséquences que son refus pourrait entraîner sur son état de santé (paragraphe 37 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Karakhanyan c. Russie, no 24421/11, § 48, 14 février 2017). Dans le contexte des maladies psychiques, une telle tâche peut s’avérer complexe. C’est pour cette raison que la Cour rappelle que c’est au médecin qu’incombe la responsabilité de faire prendre pleinement conscience au patient de sa situation médicale (Gheorghe Predescu c. Roumanie, no 19696/10, § 54, 25 février 2014).

60. La Cour note qu’en l’espèce, les autorités de la prison ont consigné dans le dossier médical du requérant son refus de suivre le traitement médical prescrit. Ce refus a été recueilli de manière formelle le 4 février 2017, l’intéressé ayant été informé par le personnel médical des conséquences sur son état de santé (paragraphes 9 et 37 ci-dessus). Or la Cour relève que le requérant n’a pas voulu signer la déclaration de refus de traitement et qu’aucune explication n’est donnée pour cette attitude (paragraphe 9 ci-dessus). De l’avis de la Cour, une telle attitude de la part du requérant, qui souffre de troubles dépressifs récurrents accompagnés d’éléments interprétatifs et de troubles de la personnalité de type polymorphe avec des décompensations psychotiques, était de nature à attirer l’attention des autorités médicales sur l’intention de l’intéressé et sur l’éventualité que son refus ne présentât pas un caractère réel.

61. En tout état de cause, même à supposer que le refus du requérant du 4 février 2017 fût effectivement réel, rien ne permet de penser que l’intéressé ait opposé ses refus de traitement ultérieurs en connaissance de cause, comme l’exigeait la loi sur les droits des patients (paragraphe 37 ci-dessus), car rien dans le dossier n’indique qu’après cette date les médecins aient expliqué au patient les risques qui en découlaient pour sa santé (paragraphe 11 ci-dessus). Compte tenu de l’attitude inconstante du requérant et de sa pathologie, la Cour considère que le personnel médical aurait dû s’assurer de manière régulière et rigoureuse de ce que le requérant était pleinement conscient des conséquences d’un défaut de traitement sur son état de santé (voir, mutatis mutandis, Karakhanyan, précité, § 49).

62. S’agissant, toujours, du refus du requérant et de son comportement peu coopératif, la Cour note que dans le cadre de la procédure portant sur la demande de suspension de sa peine formée par l’intéressé, le tribunal départemental a refusé de retenir pour une expertise médico-légale l’objectif de répondre à la question de la nature du refus de l’intéressé (paragraphe 23 ci-dessus). S’il est vrai que d’après les dispositions légales applicables, dans le cadre d’une telle procédure l’expertise médico-légale devait avoir pour objectif d’établir si les pathologies de l’intéressé pouvaient être traitées dans le système pénitentiaire ou sous surveillance dans un hôpital civil (paragraphe 34 ci-dessus), il n’en reste pas moins qu’une recherche concernant la nature du refus du requérant aurait pu fournir une réponse mieux adaptée à la question qu’il soulevait et qui mettait en doute la compatibilité de son état de santé avec les conditions de sa détention. De l’avis de la Cour, un éclaircissement sur ce point, fondé sur un avis médical, s’imposait d’autant plus que les juridictions nationales ont toujours considéré que par son comportement le requérant avait contribué à l’aggravation de sa maladie et qu’il s’était soustrait à une expertise médico‑légale, situations dans lesquelles la loi ne permettait pas une suspension de l’exécution de la peine (paragraphes 25, 27, 29 et 34 ci‑dessus).

63. La Cour observe ensuite que l’état de santé mentale du requérant fluctuait en fonction de la médication : il se détériorait lorsque le requérant se trouvait en prison et refusait au moins partiellement le traitement et il s’améliorait au contraire lorsqu’un traitement plus constant lui était administré pendant les périodes d’internement en hôpital pénitentiaire. La Cour considère que cette instabilité et ces fluctuations de l’état de santé de l’intéressé étaient de nature à alerter les autorités, qui devaient s’interroger sur la mise en place d’une stratégie médicale plus adéquate capable de répondre de manière cohérente et efficace à la maladie mentale de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, Rooman, précité, § 164, Rivière c. France, no 33834/03, §§ 74 et 75, 11 juillet 2006, et Strazimiri c. Albanie, no 34602/16, § 108, 21 janvier 2020). La Cour ne peut ignorer dans ce contexte les constats préoccupants formulés par le CPT qui a visité la prison où le requérant se trouvait détenu (paragraphe 20 ci-dessus) et qui a fait état de déficiences dans le système de soins psychiatriques, y compris quant à la manière dont les détenus étaient soignés (paragraphe 38 ci-dessus).

64. Qui plus est, malgré l’état de santé du requérant, les autorités nationales ont jugé opportun de le placer sous le régime dit de haute sécurité fermé et de l’y maintenir depuis plusieurs années (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour considère que soumettre l’intéressé à ce type de régime restrictif pouvait avoir un effet psychologique et émotionnel très négatif susceptible d’entraîner une détérioration de son état mental (voir, mutatis mutandis, Epure c. Roumanie, précité, § 76).

65. En définitive, la Cour estime que ces éléments suffisent à démontrer que les autorités nationales n’ont pas, en l’espèce, et malgré des efforts indéniables qu’elle se garde de sous-estimer, assuré une prise en charge adéquate de l’état de santé du requérant qui aurait évité à celui-ci d’être victime de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Son maintien en détention en régime de haute sécurité fermé pendant une période significative, sans encadrement médical approprié, constitue dès lors une expérience particulièrement pénible qui a soumis l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention.

66. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

67. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

68. Le requérant demande 216 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.

69. Le Gouvernement soutient qu’un constat de violation de la Convention pourrait constituer une réparation suffisante. Subsidiairement, il considère que la somme sollicitée par l’intéressé est excessive.

70. La Cour estime qu’en l’espèce le simple constat de violation ne constitue pas une réparation suffisante du préjudice moral subi par le requérant. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle accorde à l’intéressé la somme de 5 000 EUR pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

71. Le requérant ne demande pas le remboursement de frais et dépens. Dès lors, aucune somme ne sera octroyée à ce titre.

C. Intérêts moratoires

72. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, 5 000 EUR (cinq mille euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                           Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe                                Président

Dernière mise à jour le novembre 2, 2021 par loisdumonde

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