La requête a trait à la question des garanties procédurales dont le requérant estime avoir été privé dans le cadre de la procédure administrative à l’issue de laquelle il a été frappé d’une interdiction du territoire roumain d’une durée de dix ans, pour des raisons liées à la sécurité nationale. Sont en jeu l’article 8 de la Convention, pris seul et en combinaison avec l’article 13 de la Convention, et l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ABU GARBIEH c. ROUMANIE
(Requête no 60975/13)
ARRÊT
STRASBOURG
2 novembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abu Garbieh c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 60975/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant jordanien, M. Elias Abd Elsamd Mohamad Abu Garbieh (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 septembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition partielle du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête a trait à la question des garanties procédurales dont le requérant estime avoir été privé dans le cadre de la procédure administrative à l’issue de laquelle il a été frappé d’une interdiction du territoire roumain d’une durée de dix ans, pour des raisons liées à la sécurité nationale. Sont en jeu l’article 8 de la Convention, pris seul et en combinaison avec l’article 13 de la Convention, et l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1959 et réside à Tel-Aviv. Il a été représenté par Me G. Axinte, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
4. Dès 1991, le requérant, ressortissant jordanien, développa des activités commerciales en Roumanie ; il y créa une entreprise, qu’il administra. Il se mit en couple avec une ressortissante roumaine, avec qui il eut deux enfants. En 2002, il établit sa résidence en Roumanie. En 2012, il obtint un titre de séjour pour activités commerciales, d’une durée de validité de un an.
5. Le 13 mars 2012, le requérant partit en voyage en Israël.
I. La procédure menée en première instance devant la cour d’appel
6. Le 11 mai 2012, le parquet près la cour d’appel de Bucarest (« le parquet ») saisit la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») d’une action tendant à ce que le requérant fût déclaré personne indésirable sur le territoire roumain et à ce qu’il lui fût interdit d’y séjourner pour une période de dix ans. Dans sa demande, le parquet indiqua que, selon des informations classées « secrètes » (strict secret) mises à sa disposition par le Service roumain du renseignement (« le SRI »), des indices sérieux montraient que le requérant menait des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale. Le parquet fondait sa demande sur l’article 85 de l’ordonnance d’urgence du Gouvernement n⁰ 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie (« l’OUG n⁰ 194/2002 »), combiné avec l’article 3 i) et l) de la loi n⁰ 51/1991 sur la sûreté nationale (« la loi n⁰ 51/1991 ») et l’article 44 de la loi n⁰ 535/2004 sur la prévention et la répression du terrorisme (« la loi n⁰ 535/2004 »). L’acte de saisine de l’instance ne mentionnait que les articles de loi précités, sans exposer les faits concrets qui étaient reprochés à l’intéressé. À l’appui de sa demande, le parquet transmit en même temps à la cour d’appel les documents classés « secrets ».
7. Le 15 mai 2012, le requérant fut cité à comparaître devant la cour d’appel pour le 16 mai 2012 à 9 heures. Personne n’ayant été trouvé au domicile du requérant, la citation à comparaître fut affichée sur la porte du logement.
8. Lors de l’audience du 16 mai 2012, à laquelle le requérant ne fut ni présent ni représenté, la formation à laquelle l’affaire avait été attribuée s’en dessaisit, au motif que le juge n’avait pas l’autorisation requise par la loi no 182/2002 sur la protection des informations secrètes (« la loi no 182/2002 ») pour pouvoir accéder aux documents secrets que le parquet avait versés au dossier. L’affaire fut attribuée à une autre formation de jugement, habilitée en vertu d’une autorisation délivrée par l’Office du registre national des informations relevant du secret-défense (« l’ORNISS ») à accéder aux documents classifiés, et une nouvelle audience fut fixée au 17 mai 2012.
9. Le 17 mai 2012, à une heure inconnue, le requérant fut cité à comparaître devant la cour d’appel le jour même à 12 heures, la convocation ayant été affichée sur la porte de son domicile.
10. Le requérant indique qu’il se trouvait alors à l’étranger (paragraphe 5 ci-dessus) et n’avait pas connaissance de l’existence de cette procédure. Il ne se présenta pas à l’audience qui eut lieu le 17 mai 2012 devant la cour d’appel et il ne mandata pas d’avocat pour le représenter à cette occasion.
11. Lors de cette audience, le représentant de l’Office roumain de l’immigration (« l’ORI ») informa la cour d’appel que le requérant avait quitté le territoire roumain un mois auparavant mais qu’il ne pouvait pas le prouver. Le parquet soutint qu’il n’était pas établi que le requérant se trouvât à l’étranger et qu’en tout état de cause il pouvait revenir à tout moment en Roumanie.
12. Par un arrêt du 17 mai 2012, la cour d’appel fit droit à la demande du parquet et déclara le requérant indésirable sur le territoire roumain pour une période de dix ans. Après avoir rappelé la teneur des articles 85 §§ 1 et 5 de l’OUG no 194/2002 et de l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991, la cour d’appel jugea qu’il ressortait des documents classés « secrets » versés au dossier par le parquet que le requérant avait mené des activités de nature à porter atteinte à la sécurité nationale. Elle exposa ce qui suit :
« [L]e requérant est impliqué dans des activités connexes au phénomène terroriste, à savoir la collecte d’informations sur le territoire de la Roumanie, et il est entré en relation avec des ressortissants étrangers identifiés par divers services de sécurité de différents pays étrangers ; [il a aussi entretenu] des relations avec certaines organisations terroristes, [il a] collecté des fonds pour une organisation extrémiste-terroriste, il a agi dans le but de consolider les points d’appui en Roumanie de l’entité terroriste, il a sponsorisé des entités se trouvant sous l’influence d’une organisation terroriste. »
13. L’arrêt du 17 mai 2012 fut rédigé le 6 février 2013 (paragraphe 18 ci-dessous).
14. Dès lors que le requérant avait été déclaré indésirable sur le territoire national (paragraphe 12 ci-dessus), l’ORI révoqua le droit de séjour de l’intéressé en Roumanie par une décision du 21 mai 2012 (paragraphe 4 ci‑dessus). Cette décision mentionnait que, par un arrêt du 17 mai 2012, la cour d’appel avait déclaré le requérant indésirable sur le territoire national.
15. Le 26 juillet 2012, le requérant revint en Roumanie. À son arrivée à l’aéroport de Bucarest, il se vit opposer une interdiction d’entrer dans le pays au motif que son droit de séjour en Roumanie avait été révoqué (paragraphe 11 ci-dessus). Une copie de cette décision de révocation (paragraphe 11 ci-dessus) lui fut délivrée et il fut renvoyé en Israël.
16. Le 31 octobre 2012, le requérant mandata un avocat pour représenter ses intérêts en Roumanie. Cet avocat n’était pas titulaire d’un certificat délivré par l’ORNISS (paragraphe 25 ci-dessous).
II. La procédure de recours introduite devant la Haute Cour de cassation et de justice
17. Le 11 janvier 2013, par le biais de son avocat, le requérant forma devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») un recours contre l’arrêt du 17 mai 2012.
18. Le 8 février 2013, l’arrêt de la cour d’appel du 17 mai 2012 fut communiqué à l’avocat du requérant (paragraphe 12 ci-dessus). L’intéressé dit avoir appris lors de la communication de l’arrêt qu’il était soupçonné d’avoir commis des actes menaçant la sécurité nationale, actes censément établis par des documents classés « secrets ».
19. Dans son recours, le requérant nia avoir mené des activités terroristes de nature à mettre en danger la sécurité nationale.
20. Le 20 mars 2013, son avocat pria la Haute Cour de l’informer des accusations concrètes portées contre son client et de lui communiquer les preuves versées au dossier. La Haute Cour rejeta sa demande, aux motifs qu’il n’était pas titulaire du certificat ORNISS qui aurait pu lui donner accès aux documents classifiés et que la demande d’accès auxdits documents avait été faite au nom du requérant alors que ces pièces relevaient d’un régime juridique spécifique.
21. Une audience eut lieu le 21 mars 2013, au cours de laquelle l’avocat du requérant, le représentant de l’ORI et le procureur exposèrent oralement leurs arguments.
22. Par un arrêt du 21 mars 2013, la Haute Cour rejeta le recours du requérant. Elle nota que l’intéressé avait été informé des faits qui lui étaient reprochés même s’il n’avait pas eu accès aux preuves classées « secrètes » du dossier. Elle jugea que les moyens du recours ne contredisaient ni les constats de la cour d’appel ni le contenu des preuves classifiées.
23. Après avoir rappelé que le requérant avait droit au respect de sa vie privée au regard de l’article 8 de la Convention, la Haute Cour jugea que la mesure prise contre lui était prévue par une loi accessible et prévisible et qu’elle poursuivait le but légitime consistant à protéger la sécurité nationale et la sûreté publique. Elle considéra que, compte tenu des faits reprochés au requérant, la mesure était proportionnée au but poursuivi. À cet égard, elle estima que, même depuis l’étranger, l’intéressé pouvait soutenir financièrement sa famille et maintenir le contact avec ses enfants mineurs restés en Roumanie. Elle souligna qu’il était impliqué dans des activités connexes au phénomène terroriste, à savoir la collecte d’informations, des relations avec des ressortissants étrangers identifiés comme ayant appartenu à certaines organisations terroristes, la collecte de fonds pour soutenir ces organisations et le financement de certaines entités ayant des liens avec des organisations terroristes.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24. Les articles pertinents en l’espèce de l’OUG no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie, de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale, de la loi no 535/2004 sur la prévention et la répression du terrorisme, de la loi no 182/2002 sur la protection des informations secrètes et de l’arrêté gouvernemental no 585/2002 sont présentés dans l’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC] (no 80982/12, §§ 49-53, 15 octobre 2020). L’article 28 de la loi no 182/2002 susmentionnée, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, empêchait la divulgation des informations classées secrètes à des personnes qui n’étaient pas titulaires d’un certificat les autorisant à avoir accès à ce type de documents (ibidem, § 51).
25. La procédure d’obtention par un avocat d’un certificat ORNISS (paragraphe 17 ci-dessus) est décrite dans l’arrêt Muhammad et Muhammad (précité, §§ 54-58). Plus précisément, la durée de la procédure de vérification menée dans le cadre d’une demande d’accès à des renseignements classés « secrets » est de soixante jours ouvrés (article 148 de l’arrêté gouvernemental no 585/2002). Dans l’affaire Muhammad et Muhammad (arrêt précité, § 58), le Gouvernement a indiqué qu’en décembre 2012 huit avocats étaient titulaires d’un certificat ORNISS et que, dans la mesure où tout avocat ayant été choisi ou désigné pour représenter une personne concernée par des informations classées secrètes pouvait solliciter la délivrance d’un certificat ORNISS, il n’existait pas de « liste des avocats titulaires d’un certificat ORNISS » (ibidem, § 57).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 7 À LA CONVENTION
26. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié de garanties contre l’arbitraire dans la procédure à l’issue de laquelle il a été déclaré indésirable sur le territoire roumain, en méconnaissance selon lui de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention, ainsi libellé :
« 1. Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un État ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :
a) faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,
b) faire examiner son cas, et
c) se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité.
2. Un étranger peut être expulsé avant l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1 a), b) et c) de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. »
A. Sur la recevabilité
27. La Cour rappelle que les garanties prévues par l’article 1 du Protocole no 7 ne s’appliquent qu’aux étrangers « résidant régulièrement » sur le territoire d’un État ayant ratifié ce protocole (Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 228, CEDH 2014 (extraits)). En outre, la Cour a jugé que la notion de « résidence » ne se limite pas à la présence physique mais dépend de l’existence de liens suffisants et continus avec un lieu déterminé (Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 110, 12 février 2009).
28. En l’occurrence, lorsque la procédure d’interdiction de séjour a été engagée contre le requérant, celui-ci avait sa résidence en Roumanie, où il disposait d’un titre de séjour valable (paragraphes 4 et 6 ci-dessus), fait qui ne prête d’ailleurs pas à controverse entre les parties. L’intéressé avait en Roumanie une société commerciale qu’il administrait lui-même et ses deux enfants mineurs, de nationalité roumaine, vivaient dans ce pays. Le requérant entretenait donc des liens suffisants et continus avec la Roumanie pour pouvoir être considéré comme « résidant régulièrement » sur le territoire roumain lorsque a été entamée contre lui la procédure à l’issue de laquelle il a été déclaré indésirable (voir, mutatis mutandis, Nolan et K., précité, § 110). Dès lors, l’article 1 du Protocole no 7 est applicable en l’espèce.
29. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
30. Le requérant allègue que l’OUG no 194/2002 n’offre pas de garanties minimales qui l’auraient protégé contre l’arbitraire des autorités.
31. Le Gouvernement explique qu’en vertu du droit interne les juridictions nationales compétentes pour examiner l’affaire du requérant, dont il souligne qu’elles sont indépendantes et impartiales, ont eu accès à l’intégralité des documents secrets sur lesquels reposait la demande du parquet. Le Gouvernement indique ensuite que, bien que légalement cité, le requérant n’était pas présent à l’audience de première instance. Il considère aussi qu’après avoir appris en juillet 2012 (paragraphe 15 ci-dessus) l’existence de l’arrêt de la cour d’appel du 17 mai 2012, le requérant a bénéficié d’un laps de temps suffisant, jusqu’au moment de l’examen de son recours, pour engager un avocat titulaire d’un certificat ORNISS ou pour que son avocat fasse des démarches pour obtenir un tel certificat.
2. Appréciation de la Cour
32. Les principes applicables en la matière ont été présentés par la Cour dans l’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie ([GC] no 80982/12, §§ 125-157, 15 octobre 2020).
33. En l’occurrence, en vertu de l’article 85 § 5 de l’OUG no 194/2002, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, lorsque la décision de déclarer un étranger indésirable était fondée sur des raisons liées à la sécurité nationale, les données et les informations ainsi que les raisons factuelles ayant forgé l’opinion des juges ne pouvaient pas être mentionnées dans l’arrêt (paragraphes 18 et 22 ci-dessus). Par ailleurs, les dispositions légales pertinentes en l’espèce de la loi no 182/2002 s’opposaient à la divulgation des informations classées secrètes à des personnes qui n’étaient pas titulaires d’un certificat les autorisant à avoir accès à ce type de documents (paragraphe 24 ci-dessus). En application des dispositions légales pertinentes, le requérant n’a pas eu accès aux pièces de son dossier et la cour d’appel, dans son arrêt du 17 mai 2012, a fait une présentation très générale des faits qui étaient reprochés à l’intéressé (paragraphe 8 ci‑dessus). Il en est résulté une limitation de ses droits découlant de l’article 1 du Protocole no 7 (Muhammad et Muhammad, précité, § 129).
34. La Cour examinera ci-dessous la nécessité des restrictions ainsi apportées aux droits procéduraux du requérant et les mesures compensatoires mises en place par les autorités nationales pour contrebalancer ces restrictions, avant d’évaluer leur impact concret sur la situation de l’intéressé à la lumière de la procédure dans son ensemble (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 133-157).
35. Sur la question de savoir si les limitations apportées aux droits procéduraux du requérant étaient dûment justifiées, la Cour note qu’en l’espèce la Haute Cour, appliquant les dispositions légales pertinentes, a jugé d’emblée que l’avocat du requérant ne pouvait pas avoir accès au dossier, sans avoir elle-même procédé à un examen de la nécessité de restreindre les droits procéduraux de l’intéressé (paragraphe 20 ci‑dessus). Dès lors, à défaut de tout examen par la Haute Cour de la nécessité de restreindre lesdits droits, la Cour exercera un contrôle strict pour établir si les facteurs compensateurs mis en place étaient de nature à contrebalancer efficacement en l’espèce les restrictions apportées à ces droits (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 145-146).
36. Sur la question des facteurs compensateurs, la Cour relève d’abord qu’au cours de la procédure, bien que les juridictions roumaines aient présenté de manière générale les faits reprochés à l’intéressé (paragraphes 15 et 23 ci-dessus), aucun comportement concret de celui-ci susceptible de mettre en danger la sécurité nationale ne ressortait du dossier. De l’avis de la Cour, les indications générales données ne sauraient constituer une information suffisante sur les faits reprochés pour rendre effectives à elles seules l’exercice des garanties procédurales prévues à l’article 1 du Protocole no 7 (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 168 et 170).
37. La Cour note ensuite que pendant la procédure de première instance l’intéressé se trouvait à l’étranger (paragraphe 5 ci-dessus). Or le dossier ne fait pas apparaître que le requérant aurait eu connaissance de l’existence de la procédure menée contre lui devant la cour d’appel et qu’il s’en serait désintéressé ou qu’il aurait contribué à créer une situation l’empêchant d’y participer et d’y assurer sa défense (pour une situation contraire, voir, mutatis mutandis, Da Luz Domingues Ferreira c. Belgique, no 50049/99, §§ 48-51, 24 mai 2007). À cet égard, la Cour observe que le requérant a été cité par affichage sur la porte de son domicile (paragraphes 7 et 9 ci‑dessus) et que, lors de l’audience devant la cour d’appel, l’ORI et le parquet ont noté l’absence de l’intéressé (paragraphe 11 ci-dessus). Par ailleurs, les parties s’accordent à dire que le requérant a appris l’existence de l’arrêt de la cour d’appel du 17 mai 2012 lorsqu’il a essayé de revenir en Roumanie, le 26 juillet 2012 (paragraphes 15 et 31 ci-dessus). Dès lors, le requérant n’a pas pu défendre ses droits pendant la procédure de première instance.
38. La Cour relève d’autre part qu’après avoir été informé de l’existence de l’arrêt rendu par la cour d’appel du 17 mai 2012 (paragraphe 15 ci‑dessus), le requérant mandata un avocat pour le représenter dans les procédures engagées contre lui en Roumanie et que cet avocat n’était pas titulaire d’un certificat ORNISS (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour observe aussi que l’avocat en question ne s’est vu communiquer l’arrêt rendu en première instance que le 8 février 2013 (paragraphe 18 ci-dessus), moment où il a dû apprendre que ledit arrêt était fondé sur des preuves classées « secrètes ». S’agissant de la possibilité pour l’avocat du requérant de demander l’ajournement de la procédure afin de se procurer un certificat ORNISS, la Cour remarque que les délais prévus par le droit interne pour l’obtention d’un tel certificat dépassaient ceux qui étaient prévus pour le traitement du recours dans la procédure visant à faire déclarer un étranger indésirable sur le territoire national (paragraphe 25 ci-dessus). Dans le contexte de l’affaire, une demande d’ajournement n’aurait donc pas permis, en principe, à l’avocat du requérant de se procurer un tel certificat pour s’en prévaloir dans le cadre de la procédure (voir, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, §§ 189-190).
39. Eu égard à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait dû se faire représenter dans la procédure par un avocat déjà titulaire d’un certificat ORNISS, la Cour relève que d’après les pièces du dossier les autorités nationales n’ont pas informé le requérant, qui se trouvait à l’étranger pendant la procédure, de la possibilité de se faire représenter par un avocat remplissant ce critère. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas précisé par quel moyen le requérant aurait pu, à l’époque pertinente, accéder effectivement et en temps utile à la liste des avocats titulaires d’un tel certificat, d’autant plus que leur nombre était très réduit (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 185 et 186).
40. La Cour observe enfin que la procédure prévue en droit roumain pour faire déclarer une personne indésirable sur le territoire national revêtait un caractère judiciaire et que les juridictions compétentes en la matière étaient des juridictions supérieures dans la hiérarchie des juridictions roumaines et qu’elles jouissaient de l’indépendance requise au sens de la jurisprudence de la Cour. De l’avis de la Cour, il s’agit là de garanties importantes à prendre en considération dans l’évaluation des facteurs ayant pu atténuer les effets des restrictions subies par le requérant dans la jouissance de ses droits procéduraux (Muhammad et Muhammad, précité, § 193). Toutefois, pour la Cour, vu les informations très réduites et générales dont le requérant disposait, l’étendue du contrôle opéré par les juridictions nationales quant au bien-fondé de l’expulsion demandée aurait dû être d’autant plus approfondie (ibidem, § 194).
41. Or, en l’espèce, la Cour note que le parquet a versé au dossier devant la cour d’appel des documents classés « secrets » (paragraphes 6 et 8 ci‑dessus). Bien que la cour d’appel et la Haute Cour affirment avoir fondé leurs décisions sur ces documents (paragraphes 12 et 22 ci-dessus), elles ont fourni des réponses très générales pour rejeter les affirmations du requérant selon lesquelles il n’avait pas agi au détriment de la sécurité nationale. En d’autres termes, aucun élément du dossier ne laisse entrevoir qu’une vérification a bien été réalisée par les juridictions nationales quant à la crédibilité et à la réalité des informations soumises par le parquet (paragraphes 8, 22 et 23 ci‑dessus ; voir également, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, §§ 198-199).
42. À la lumière d’un examen d’ensemble des limitations apportées aux droits procéduraux du requérant et des éléments mis en place pour les compenser, et tout en tenant compte de la marge d’appréciation dont disposent les États en la matière, la Cour estime que les restrictions subies par l’intéressé dans la jouissance des droits qu’il tire de l’article 1 du Protocole no 7 n’ont pas été compensées dans les procédures internes de manière à préserver la substance même de ces droits.
43. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, PRIS seul et en combinaison avec l’article 13 de la Convention
44. Le requérant allègue que la mesure prise contre lui a méconnu son droit au respect de sa vie privée et familiale découlant de l’article 8 de la Convention, et qu’il n’a pas bénéficié d’un recours effectif au niveau interne. Les articles 8 et 13 de la Convention sont ainsi libellés :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
45. Le Gouvernement soutient que la mesure contestée ne constitue pas une ingérence dans l’exercice de la vie privée et familiale du requérant.
46. Le requérant soutient qu’au cours de la procédure interne il n’a pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes contre l’arbitraire des autorités.
47. La Cour considère que, compte tenu de ses constats sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention (paragraphes 36 à 43 ci‑dessus), il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 8 de la Convention pris seul ou en combinaison avec l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hassine c. Roumanie, no 36328/13, § 74, 9 mars 2021).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
49. Le requérant demande 1 000 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi en raison de l’impossibilité de gérer ses investissements dans une entreprise en Roumanie. Il réclame aussi 300 000 EUR au titre du préjudice moral que ses enfants et lui auraient subi en étant empêchés de continuer à vivre ensemble.
50. Concernant la demande formée au titre du préjudice matériel, le Gouvernement estime qu’il n’existe aucun lien de causalité entre l’interdiction d’entrer en Roumanie faite à l’intéressé et la faillite de son entreprise. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement relève que seul l’intéressé est requérant dans la procédure devant la Cour et il considère que la somme sollicitée à ce titre est excessive.
51. La Cour constate que la demande présentée pour dommage matériel n’est aucunement étayée. Dès lors, aucune somme ne sera accordée à ce titre. En revanche, elle octroie au requérant 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
52. Au titre des frais et dépens, le requérant réclame 15 000 EUR, somme qui correspondrait aux honoraires de l’avocat qui l’a représenté dans la procédure interne et dans la procédure devant la Cour.
53. Le Gouvernement estime que la somme sollicitée est excessive au regard du travail effectivement fourni en l’espèce par l’avocat du requérant.
54. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 5 000 EUR pour les frais encourus dans la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû par celui-ci sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 8 de la Convention, pris seul et en combinaison avec l’article 13 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le novembre 2, 2021 par loisdumonde
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