AFFAIRE DYLUŚ c. POLOGNE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 12210/14

La requête porte sur la violation alléguée du droit à un tribunal. Le requérant, avocat de profession, avait fait l’objet d’une procédure disciplinaire et formé par l’intermédiaire de son avocat un pourvoi en cassation contre la décision rendue à l’issue de cette procédure. Il se plaint de ce que la Cour suprême a refusé d’examiner ce pourvoi au motif qu’il avait été rédigé par l’intéressé lui-même et non par son avocat. PDF, WORD.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE DYLUŚ c. POLOGNE
(Requête no 12210/14)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Refus de la Cour suprême de connaître du pourvoi en cassation d’un avocat, formé devant elle par l’intermédiaire d’un autre avocat • Approche de la haute juridiction trop formaliste et disproportionnée

STRASBOURG
23 septembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dyluś c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Péter Paczolay, président,
Krzysztof Wojtyczek,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,

et de Renata Degener, greffière de section,

Vu la requête (no 12210/14) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet État, M. Paweł Dyluś (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 29 janvier 2014,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement polonais (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 6 de la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 août 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

inTRODUCTION

1. La requête porte sur la violation alléguée du droit à un tribunal. Le requérant, avocat de profession, avait fait l’objet d’une procédure disciplinaire et formé par l’intermédiaire de son avocat un pourvoi en cassation contre la décision rendue à l’issue de cette procédure. Il se plaint de ce que la Cour suprême a refusé d’examiner ce pourvoi au motif qu’il avait été rédigé par l’intéressé lui-même et non par son avocat.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1957 et réside à Poznań. Il a été représenté par Me P. Federowicz.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agents, d’abord Mme J. Chrzanowska puis M. J. Sobczak, du ministère des Affaires étrangères.

4. Le requérant, avocat de profession, ne s’était pas pourvu en cassation pour l’une de ses clientes, bien que celle-ci en eût exprimé le souhait. Pour cette raison, des poursuites disciplinaires furent engagées contre lui pour conduite contraire à la déontologie.

5. Par une décision du 8 février 2012, le tribunal disciplinaire du barreau de Poznań le déclara coupable de l’infraction disciplinaire de conduite contraire à la déontologie, en vertu de l’article 80 de la loi sur l’ordre des avocats combiné à l’article 57 du code de déontologie des avocats (paragraphes 11 et 15 ci-dessous), et lui infligea un blâme. Il le condamna également à rembourser à l’ordre des avocats les frais de procédure, soit 2 000 zlotys (PLN) – environ 500 euros (EUR). Dans les motifs de sa décision, il nota que le requérant était d’avis qu’un éventuel pourvoi en cassation dans le dossier en question aurait été voué à l’échec, mais qu’il aurait dû alors se décharger du dossier en temps utile pour permettre à sa cliente de mandater un autre représentant, ce qu’il n’avait pas fait, en conséquence de quoi le délai pour former un pourvoi avait expiré. Par une décision du 20 octobre 2012, le tribunal disciplinaire d’appel de l’ordre des avocats confirma cette décision.

6. Le 27 mars 2013, le requérant forma auprès de la chambre criminelle de la Cour suprême un pourvoi en cassation contre la décision du tribunal disciplinaire d’appel.

7. Le 9 avril 2013, le tribunal disciplinaire d’appel invita le requérant, en vertu de l’article 95n de la loi sur l’ordre des avocats (paragraphe 13 ci‑dessous), à rectifier sous sept jours les vices de forme de ce recours. Il lui demanda en particulier de faire rédiger et signer le recours par un avocat ou un conseil et précisa qu’à défaut, il ne serait pas recevable.

8. Le 15 avril 2013, le requérant mandata un avocat pour le représenter devant la Cour suprême. Le lendemain, cet avocat forma pour le compte de l’intéressé un pourvoi en cassation, qu’il signa lui-même.

9. Le 25 avril 2013, la Cour suprême, appliquant l’article 531 § 1 (paragraphe 18 ci-dessous) du code de procédure pénale (CPP) combiné à l’article 95n de la loi sur l’ordre des avocats, refusa de connaître (pozostawił bez rozpoznania) du pourvoi en cassation et condamna le requérant au paiement des frais de procédure, soit 20 PLN. Dans les motifs de sa décision, elle observa ce qui suit.

– Le pourvoi en cassation formé par le requérant lui-même et celui formé par l’avocat de l’intéressé étaient libellés de manière identique, et ils étaient tous deux datés du 27 mars 2013. Il y avait lieu d’en déduire que le second pourvoi n’avait pas été rédigé par l’avocat du requérant, qui n’avait été mandaté que le 15 avril 2013. Ce dernier recours n’était donc pas conforme à l’article 526 § 2 du CPP (paragraphe 17 ci-dessous). Cet article disposait que, pour être recevable, un pourvoi en cassation devait impérativement être rédigé et signé par un avocat ou un conseil mandaté pour représenter le demandeur en cassation, à moins que celui-ci ne soit procureur. L’obligation du ministère d’avocat s’appliquait à l’ensemble des demandeurs en cassation, avocats et conseils compris. Dès lors, un pourvoi en cassation formé par un avocat ou un conseil contre une décision prise dans une procédure disciplinaire engagée contre lui était irrecevable. Il découlait de la lettre de l’article 526 § 2 que l’obligation qui y était énoncée n’était pas remplie si l’avocat ou le conseil mandaté pour représenter le demandeur en cassation reprenait les termes du pourvoi que son mandant avait rédigé ou, comme en l’espèce, se contentait d’ajouter ses coordonnées professionnelles sur le recours rédigé par son mandant.

– L’obligation du ministère d’avocat dans la procédure de cassation était bien ancrée dans la jurisprudence et la doctrine juridique pertinentes. Elle avait pour but de garantir une séparation dans la procédure pénale entre les rôles respectifs d’avocat ou de conseil, d’une part, et d’accusé, de partie civile ou d’accusateur subsidiaire, d’autre part. Elle avait en outre pour finalité de permettre à chaque demandeur en cassation de présenter sa cause à la Cour suprême de la manière la plus objective possible. Une approche dépassionnée et un professionnalisme dépourvu de subjectivité (que le demandeur en cassation pouvait difficilement avoir) étaient nécessaires au bon exposé des moyens de cassation, lesquels portaient uniquement sur des questions de droit. Autoriser un avocat visé par une procédure disciplinaire à rédiger et signer un pourvoi en cassation dans le cadre de sa propre affaire aurait eu pour effet de contourner l’article 526 § 2 du CPP. En pareille situation, l’avocat demandeur n’était pas à même de présenter convenablement sa cause.

– En vertu de l’article 91a § 1 de la loi sur l’ordre des avocats (paragraphe 12 ci-dessous), seuls pouvaient se pourvoir en cassation le ministre de la Justice, le médiateur (Rzecznik Praw Obywatelskich), le bâtonnier du barreau national et les parties à la procédure, parmi lesquelles l’accusateur, l’avocat mis en cause et la victime de celui-ci. De plus, l’avocat mis en cause avait le droit de mandater un défenseur, et celui-ci devait être lui-même avocat. Dès lors, un cumul dans la même procédure des qualités respectives d’avocat mis en cause et d’avocat défenseur aurait été inadmissible.

– Même si, en l’espèce, le requérant avait formellement respecté l’article 526 § 2 du CPP, le pourvoi en cassation que son avocat avait formé en son nom n’avait pas été rédigé par cet avocat, mais reproduisait simplement le contenu du recours que l’intéressé avait lui-même rédigé. Par conséquent, ce pourvoi devait être rejeté.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. La Constitution polonaise

10. L’article 45 § 1 de la Constitution dispose que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sans retard excessif, par un tribunal compétent, indépendant et impartial.

II. La loi sur l’ordre des avocats

11. Selon l’article 80 de cette loi, les avocats et les avocats stagiaires sont passibles de sanctions disciplinaires s’ils se conduisent de manière contraire à la loi, aux règles de la déontologie et à la dignité de leur profession, ou s’ils manquent à leurs obligations professionnelles ou à l’obligation de souscrire une police d’assurance. Selon l’article 81 de la même loi, les sanctions disciplinaires qui peuvent leur être infligées sont les suivantes : avertissement, blâme, amende forfaitaire, suspension allant de trois mois à cinq ans, radiation du barreau.

12. Selon l’article 91a § 1 de la même loi, une décision rendue par le tribunal disciplinaire d’appel est susceptible de pourvoi en cassation. Celui‑ci peut être formé par les parties à la procédure, par le ministre de la Justice, par le médiateur et par le bâtonnier du barreau national.

13. Enfin, selon l’article 95n de la même loi, les dispositions du CPP s’appliquent par analogie à la procédure disciplinaire des avocats.

III. Le recueil des règles de déontologie des avocats

14. Selon l’article 14 de ce recueil, l’avocat rédacteur d’actes de procédure est responsable de leur contenu et de leurs aspects formels même s’il ne les a pas signés lui-même.

15. Selon l’article 57 du même recueil, si, dans une affaire dont il est chargé soit en vertu d’un mandat qu’un client lui a confié soit en qualité d’avocat commis d’office dans le cadre de l’aide juridictionnelle, un avocat estime qu’un recours est manifestement voué à l’échec alors que son mandant n’est pas du même avis, l’avocat doit renoncer sans délai à son mandat. Cette règle s’applique au pourvoi en cassation, au recours constitutionnel et au recours en annulation ou en révision d’une décision définitive.

IV. Le code de procédure pénale

16. Selon l’article 526 § 2 du CPP dans sa version antérieure à la modification du 20 juillet 2000, le pourvoi en cassation devait être rédigé et signé par un avocat, sauf s’il était formé par un procureur, par le ministre de la Justice-Procureur général ou par le médiateur.

17. Selon l’article 526 § 2 du CPP dans sa version en vigueur depuis la même modification législative, le pourvoi en cassation doit être rédigé et signé par le défenseur (obrońca) ou le représentant (pełnomocnik) du demandeur en cassation, sauf s’il est formé par un procureur, le Procureur général, le ministre de la Justice ou le médiateur. Le défenseur ou représentant doit être avocat ou conseil.

18. Enfin, selon l’article 531 § 1 du CPP, la Cour suprême refuse de connaître des pourvois en cassation qui ne respectent pas les conditions de forme prescrites pour ce type de recours.

V. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure civile, de la loi sur la procédure applicable aux juridictions administratives et de la loi sur la procédure devant la Cour constitutionnelle

19. Selon l’article 87¹ du code de procédure civile (CPC), le ministère d’avocat ou de conseil est obligatoire dans la procédure devant la Cour suprême. Cela s’applique également aux procédures préalables de filtrage qui sont réalisées par les juridictions inférieures avant la procédure menée devant la Cour suprême. L’obligation du ministère d’avocat ne s’applique pas aux procédures où une partie, ou l’organe ou la personne qui la représente, est juge, procureur, notaire, professeur de droit, docteur en droit, avocat, conseiller juridique ou avocat de l’État (radca Prokuratorii generalnej Skarbu Państwa).

20. Selon l’article 175 § 1 de la loi sur la procédure applicable aux juridictions administratives (« la loi Ppsa ») combiné à l’article 173 § 1 de la même loi, le jugement d’un tribunal administratif régional et la décision mettant fin à une procédure de contentieux administratif sont susceptibles de pourvoi en cassation devant la Cour administrative suprême. Ce pourvoi doit être rédigé par un avocat ou un conseil mandaté pour représenter le demandeur en cassation, sauf si celui-ci ou son représentant est juge, procureur, notaire, avocat de l’État, professeur de droit ou docteur en droit, ou si le pourvoi est formé par un procureur, par le médiateur ou par le défenseur de l’enfance (Rzecznik Praw Dziecka). Selon l’article 175 § 3 de la même loi, dans certaines affaires un pourvoi en cassation peut être formé par un conseiller fiscal ou un conseil en propriété industrielle (rzecznik patentowy). Il ressort de la jurisprudence pertinente de la Cour administrative suprême (voir, par exemple, la décision rendue par la Cour administrative suprême le 12 mai 2011 dans l’affaire II GZ 242/11) que le droit pour un avocat ou un conseil de former lui-même un pourvoi en cassation dans l’affaire à laquelle il est partie découle directement de l’article 175 § 1 de la loi Ppsa.

21. Selon l’article 66 § 1 de la loi sur la procédure devant la Cour constitutionnelle, le ministère d’avocat ou de conseil est obligatoire dans la procédure devant cette cour, sauf si le demandeur est juge, procureur, avocat, conseil, notaire, professeur de droit ou docteur en droit. L’obligation du ministère d’avocat ou de conseil concerne tant la rédaction et l’introduction du recours constitutionnel que la représentation du demandeur.

VI. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 21 juin 2016 dans l’affaire SK 2/15

22. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a jugé que, pour autant qu’il excluait la possibilité pour un avocat ou un conseil de rédiger et signer un pourvoi en cassation dans une procédure pénale où il était mis en cause, l’article 526 § 2 du CPP était contraire à l’article 45 § 1 de la Constitution.

23. Elle a tenu le raisonnement suivant.

– L’obligation du ministère d’avocat dans la procédure de cassation était un gage de qualité formelle et matérielle du pourvoi. Appliquée à l’égard d’un accusé lui-même avocat ou conseil de profession, elle devenait superflue et disproportionnée par rapport au but recherché. En pareille situation, elle était révélatrice d’un formalisme procédural excessif et s’analysait en une restriction exagérée du droit de l’avocat ou du conseil concerné à un procès équitable.

– On ne pouvait pas raisonnablement dire qu’un avocat qui interviendrait dans une procédure de cassation le concernant ne serait pas en mesure de former un pourvoi qui respecterait les conditions de forme et de fond prescrites pour ce type de recours. L’éventuelle implication émotionnelle de cet avocat dans son propre dossier était par nature fluctuante et ne conduisait pas automatiquement à une altération des qualités professionnelles de l’intéressé. On ne pouvait pas davantage dire qu’un professionnel du droit, fût-il profondément impliqué dans un dossier le concernant personnellement, risquait de ne pas être à même de former un pourvoi en cassation conforme aux conditions qualitatives requises ou de présenter convenablement sa cause devant la Cour suprême.

– La considération selon laquelle l’obligation du ministère d’avocat était un gage de bonne qualité du pourvoi ne concernait pas tant l’exposé des arguments visant à convaincre la Cour suprême du bien-fondé de la position soutenue par un demandeur en cassation que l’ensemble des conditions de forme et de fond auxquelles le pourvoi devait satisfaire pour être réputé avoir été valablement formé. Considérée sous cet angle, la question de l’attitude dépassionnée d’un avocat intervenant dans une procédure de cassation devenait secondaire par rapport à l’obligation qui lui incombait de présenter un pourvoi conforme aux conditions de recevabilité prescrites pour ce type de recours. Il n’était pas justifié de dire que, pour satisfaire à ces conditions dans une procédure disciplinaire où il serait mis en cause, un avocat ou un conseil dût impérativement se faire assister par un autre avocat ou conseil.

– Appliqué dans une affaire telle que celle de l’espèce, l’article 526 § 2 du CPP avait pour effet de remettre en cause le statut et les qualités professionnelles de l’avocat ou du conseil intéressé : il faisait dépendre de l’assistance d’un autre professionnel du droit l’exercice par cet avocat ou ce conseil de son droit à un tribunal. Le représentant mandaté intervenait donc à tous les stades de la procédure de cassation à la place de l’intéressé, et son intervention n’était plus un moyen d’assurer la qualité du pourvoi mais une conséquence pure et simple de l’obligation du ministère d’avocat en tant que telle. Représentant un justiciable qui était lui-même avocat ou conseil de profession, il devait présenter un pourvoi nécessairement différent de celui que son mandant aurait rédigé et signé lui-même. S’il utilisait dans la rédaction d’un pourvoi des éléments rédigés par son mandant, le recours ainsi rédigé n’était pas conforme aux exigences de l’article 526 § 2 du CPP.

– Or, dès lors qu’un avocat signait un acte de procédure, il certifiait de la sorte qu’il en approuvait le contenu et consentait à son utilisation dans une procédure menée devant une autorité publique. Considérée sous cet angle, l’obligation faite à un avocat ou un conseil partie à une procédure de cassation de faire rédiger son pourvoi par un autre avocat ou conseil se révélait excessive, d’autant qu’en cas de non-respect de cette obligation, l’avocat ou le conseil intéressé s’exposait au risque de voir son pourvoi rejeté même s’il répondait aux exigences qualitatives prescrites pour ce type de recours. Cela emportait violation du droit à un tribunal.

– Enfin, la Cour suprême ne disposait d’aucun instrument qui lui permette de vérifier dans chaque cas si un pourvoi avait été rédigé par l’avocat ou le conseil demandeur en cassation ou par l’avocat ou conseil de celui-ci.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

24. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant soutient que le refus de la Cour suprême d’examiner le pourvoi en cassation qu’il avait formé par l’intermédiaire de son avocat a emporté violation à son égard du droit à un tribunal. En ses passages pertinents en l’espèce, la disposition invoquée par le requérant est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

25. Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour qu’un contentieux disciplinaire dont l’enjeu est le droit de continuer à pratiquer la profession d’avocat à titre libéral – ce qui était le cas en l’espèce, compte tenu des sanctions pouvant être prononcées par les juridictions ordinales (paragraphe 12 ci-dessus) – donne lieu à une contestation « sur des droits (…) de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 (voir, mutatis mutandis, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, §§ 41–51, série A no 43, Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, et W.R. c. Autriche, no 26602/95, § 30, 21 décembre 1999). L’applicabilité de l’article 6 § 1 aux circonstances de la cause n’est d’ailleurs pas contestée devant la Cour.

26. Dans ces conditions, la Cour estime que l’article 6 de la Convention est applicable en l’espèce sous son volet civil.

27. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

28. Le requérant considère pour sa part que la décision de la Cour suprême est constitutive d’une ingérence injustifiée dans son droit à un tribunal. Il ne conteste pas l’obligation du ministère d’avocat dans les procédures de cassation en tant que telle, mais il soutient que c’est l’application qui a été faite en l’espèce de l’article 526 § 2 du CPP par les juridictions nationales, et non cette disposition en elle-même, qui emporte violation de ses droits fondamentaux.

29. S’appuyant sur l’arrêt Foucher c. France (18 mars 1997, Recueil 1997-II), le requérant invoque son droit à se défendre lui-même. Il affirme qu’il connaissait parfaitement la législation nationale pertinente en la matière. Il considère dès lors qu’il aurait été parfaitement en mesure de défendre sa cause convenablement et que, par conséquent, l’obligation qui lui a été faite d’avoir recours au ministère d’un autre avocat dans la procédure disciplinaire le concernant ne visait aucun but légitime et était disproportionnée dans les circonstances de l’espèce.

30. Il récuse l’argument du Gouvernement consistant à dire qu’il aurait été incapable de se défendre seul devant la Cour suprême et que le caractère extraordinaire du pourvoi en cassation nécessite une contribution intellectuelle supplémentaire et dépassionnée de la part d’un autre avocat. Il indique que l’argument du Gouvernement sur ce point lui paraît illogique, compte tenu du fait que rien ne lui interdit par exemple de représenter en justice l’un de ses proches.

31. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention. S’appuyant sur l’arrêt Bąkowska c. Pologne (no 33539/02, 12 janvier 2010), il soutient que la procédure menée en l’espèce était conforme tant à la législation nationale régissant l’obligation du ministère d’avocat dans les procédures de cassation, telle qu’interprétée par les juridictions internes, qu’à la jurisprudence de la Cour.

32. Il estime qu’eu égard aux motifs exposés dans la décision rendue par la Cour suprême en l’espèce, il ne fait aucun doute que le requérant n’a pas respecté l’obligation qui lui incombait en vertu de l’article 526 § 2 du CPP de faire rédiger son pourvoi en cassation par un professionnel du droit autre que lui-même. Sur ce point, il argue en particulier que, étant lui-même avocat de profession, le requérant connaissait parfaitement cette obligation qui était clairement énoncée dans la législation et constamment appliquée dans la jurisprudence nationale.

33. Il considère que le fait que le requérant ait mandaté un avocat aux fins de sa représentation devant la Cour européenne des droits de l’homme prouve qu’il comprend que, eu égard à la spécificité de certaines procédures, même un professionnel du droit comme lui peut parfois avoir besoin de l’assistance d’un autre professionnel du droit.

2. Appréciation de la Cour

34. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil, et consacre ainsi le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect. Ce droit n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il commande de par sa nature même une réglementation de la part de l’État. Toutefois, si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Kreuz c. Pologne (no 1), no 28249/95, § 53, CEDH 2001‑VI, et V.M. c. Bulgarie, no 45723/99, § 41, 8 juin 2006).

35. Il a ainsi été admis, dans un certain nombre d’affaires, que l’accès à un tribunal pouvait faire l’objet de limitations de nature diverse (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 33, Recueil 1997‑VIII, et Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, §§ 61 et suivants, série A no 316‑B). Dans chacune de ces affaires, la Cour a toutefois vérifié si les limitations appliquées n’avaient pas restreint l’accès ouvert au justiciable d’une manière ou à un point tels que le droit s’en serait trouvé atteint dans sa substance même.

36. À cet égard, la Cour réaffirme qu’une limitation de l’accès à une cour ou à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Kreuz, précité, §§ 54-55, et Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil 1998-IV).

37. Elle rappelle en outre que la réglementation relative aux formes et délais à observer pour introduire un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Cañete de Goñi c. Espagne, no 55782/00, § 36, 15 octobre 2002).

38. La Cour rappelle également que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter les règles de nature procédurale (voir, mutatis mutandis, Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII). Toutefois, l’interprétation et l’application d’une législation ne doivent pas empêcher les justiciables de se prévaloir d’une voie de recours disponible. La Cour doit vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation ou application, en particulier lorsqu’il s’avère que, par suite de celles-ci, un requérant aurait pu subir un déni de justice (voir, mutatis mutandis, Tejedor García, précité, § 31, et Ben Salah, Adraqui et Dhaime c. Espagne (déc.), no 45023/98, 27 avril 2000). Le rejet d’un recours prononcé en raison d’un vice de forme qui ne saurait être imputé à l’auteur du recours est susceptible de porter atteinte au droit de l’intéressé à un tribunal (Sotiris c. Grèce, no 39442/98, 16 novembre 2000).

39. La Cour rappelle enfin que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation (voir, notamment, Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 48, 24 avril 2008, et Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, §§ 25-26, série A no 11) mais que, si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 de la Convention doivent y être respectées, notamment en ce qui concerne le droit effectif d’accès aux tribunaux à l’égard des décisions relatives à des « droits et obligations de caractère civil » (Brualla Gómez de la Torre, précité, § 37). La compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 dépend des particularités de la procédure en cause, et il faut prendre en compte pour l’apprécier l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la Cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que celles d’un appel (Khalfaoui c. France, no 34791/97, CEDH 1999-IX).

40. En l’espèce, la Cour observe que, appliquant l’article 526 § 2 du CPP, la Cour suprême a refusé de connaître du pourvoi en cassation que le requérant, avocat de profession, avait formé devant elle par l’intermédiaire d’un autre avocat contre les décisions rendues en sa défaveur par les juridictions disciplinaires de l’ordre des avocats. Elle note qu’en conséquence, le droit du requérant à un tribunal a été, de toute évidence, restreint.

41. Elle observe ensuite que, à l’appui de cette décision, la Cour suprême a invoqué l’impératif de bonne administration de la justice, en insistant en particulier sur le fait que l’article 526 § 2 du CPP faisait obligation à l’intéressé de faire rédiger le pourvoi en cassation dans l’affaire le concernant par un professionnel du droit autre que lui-même, afin que ce recours respectât les exigences qualitatives prescrites (paragraphe 10 ci‑dessus).

42. Eu égard aux motifs exposés dans la décision de la Cour suprême, la Cour considère que le but en tant que tel de la restriction litigieuse était légitime. Cela étant, elle s’interroge sur la nécessité et le caractère proportionné de cette restriction au regard du but recherché.

43. Elle observe dans ce contexte qu’à l’issue de la procédure diligentée contre lui par les juridictions ordinales, le requérant s’est vu infliger un blâme. Cette mesure était certes l’une des moins sévères dans l’échelle des sanctions disponibles mais, à l’évidence, elle était néanmoins susceptible d’avoir des répercussions sur la réputation professionnelle de l’intéressé. Elle était par ailleurs la toute première mesure disciplinaire dont il ait jamais fait l’objet. Dans ces conditions, la Cour estime que l’intéressé avait un intérêt légitime à voir la Cour suprême examiner son pourvoi en cassation, d’autant qu’en l’espèce, la haute juridiction était la seule instance « extérieure » aux juridictions qui avaient jusque-là participé à l’examen de l’affaire.

44. Dans un premier temps, le requérant s’est pourvu en cassation personnellement. La juridiction ordinale d’appel l’ayant invité à rectifier les vices de forme du pourvoi en cassation ainsi formé, il a mandaté un avocat pour le représenter devant la Cour suprême. Cet avocat a introduit un pourvoi en cassation, qu’il a lui-même signé, au nom du requérant. La Cour suprême a refusé d’examiner ce pourvoi, au motif que, contrairement aux exigences découlant de l’article 526 § 2 du CPP, il avait été rédigé par l’intéressé lui-même et non par son avocat.

45. Il ne ressort pas de la motivation de la décision de la Cour suprême sur ce point que le pourvoi en cassation que le requérant, avocat de profession, avait formé par l’intermédiaire de son avocat valablement mandaté aux fins de sa représentation devant la Cour suprême ne respectât pas les conditions de forme ou de fond prescrites pour ce type de recours ou qu’il fût de qualité inférieure aux standards applicables en la matière. Il ne ressort pas non plus de cette décision qu’il y ait eu en l’espèce des motifs raisonnables de considérer que le requérant n’avait pas l’approche objective et dépassionnée qui, selon la Cour suprême, était nécessaire au bon exposé de sa cause dans la procédure de cassation (voir, a contrario, Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 154, 4 avril 2018). En signant le pourvoi en cassation, l’avocat mandaté par le requérant avait certifié que le recours respectait l’ensemble des conditions de forme et de fond dont la législation nationale pertinente faisait dépendre l’examen par la Cour suprême des pourvois en cassation.

46. Dans ces conditions, la Cour estime que l’approche qui a amené la haute juridiction nationale à rejeter le pourvoi en cassation dont l’avait saisie le requérant par l’intermédiaire de son avocat est par trop formaliste et, ainsi, disproportionnée au regard du but légitime visé.

47. Elle observe que dans sa version antérieure à la modification de 2000, l’article 526 § 2 du CPP ne prévoyait pas d’obligation du ministère d’avocat analogue à celle qui est en cause en l’espèce (paragraphe 16 ci‑dessus). Elle note de plus que, dans l’arrêt cité aux paragraphes 22 et 23 ci-dessus, la Cour constitutionnelle polonaise a déclaré que, dans sa version en vigueur depuis la modification législative en question, cette disposition était contraire à la Constitution polonaise. Elle constate enfin que ni le CPC, ni la loi Ppsa, ni la loi régissant la procédure devant la Cour constitutionnelle ne prévoient d’obligation du ministère d’avocat similaire à celle dont se plaint le requérant (paragraphes 19-21 ci-dessus).

48. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le refus de la Cour suprême de connaître du pourvoi en cassation dont le requérant l’avait saisie par l’intermédiaire de son avocat a porté atteinte au droit de l’intéressé à un tribunal.

49. Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

51. Le requérant ne demande aucune réparation. Par conséquent, il n’y a pas lieu de statuer sur ce point.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 septembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Renata Degener                                 Péter Paczolay
Greffière                                               Président

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Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde

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