AFFAIRE AYATA CİVELEK ET AUTRES c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme)

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AYATA CİVELEK ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 17606/11 et 30252/11)
ARRÊT
STRASBOURG
13 octobre 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire AyataCivelek et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en uncomitécomposé de :

Valeriu Griţco, président,
Arnfinn Bårdsen,
Peeter Roosma, juges,
et de HasanBakırcı, greffier adjointde section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 17606/11 et 30252/11) dirigées contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Étatont saisi la Couren vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La première requête a été introduite par Mme NazireAyataCivelekle 31 décembre 2010, la seconde par M. SavaşDüzgün et Mme SerpilArslanDüzgün le 15 février 2011.

2. Les requérants ont été représentés par Me S. Yılmaz, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 27 septembre 2017, les griefs formulés sur le terrain des articles 6 § 1, 10 et 11 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et les requêtesont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1978, en 1980 et en 1982. À la date d’introduction des requêtes, les première et troisième requérantes étaient détenues à Istanbul ; le deuxième requérant était détenu à Samsun.

5. Par un acte d’accusation du 29 avril 2004, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Ankara inculpa les trois requérants de l’infraction d’appartenance au DHKP‑C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple, organisation illégale).

6. Le 15 janvier 2008, la cour d’assises d’Ankara (« la cour d’assises »), après avoir requalifié les faits, reconnut les requérants coupables de l’infraction d’aide délibérée à une organisation illégale et les condamna à une peine d’emprisonnement de trois ans et neuf mois chacun en application de l’article 169 de l’ancien code pénal, jugé plus favorable aux intéressés que les dispositions du nouveau code pénal, entré en vigueur le 1erjuin 2005.

Dans sa motivation, la cour d’assises nota relativement à la première requérante que selon une note d’information établie par M.Y., haut responsable présumé du DHKP/C, trouvée parmi plusieurs documents numériques saisis lors d’une perquisition effectuée au bureau du périodique « EkmekveAdalet » (Pain et Justice) à Istanbul, l’intéressée participait à l’organisation de concerts et d’activités sociales afin, conformément à des instructions venant d’Istanbul et sous couvert de l’Association des droits et libertés fondamentaux de Samsun et de l’Association de la jeunesse, de recruter des sympathisants pour le compte du DHKP/C ; que d’après une autre une note d’information elle participait à l’organisation de manifestations et à la distribution de tracts par le biais de la TAYAD (Association de solidarité entre les familles de détenus et de condamnés) et en utilisant la signature « familles de TAYAD ; que suivant les procès-verbaux d’incident et d’arrestation établis à Samsun elle avait le 11 janvier 2004 à Amasya assisté à une réunion de commémoration devant la tombe d’Ö.T., décédée à la suite d’une grève de faim ; qu’elle était mentionnée comme étant la porte-parole de Samsun de la TÖDEF (Fédération des associations d’étudiants et de jeunes de Turquie) dans les documents saisis lors d’une perquisition effectuée dans le bureau de l’Association de jeunesse de Samsun ; et qu’elle avait assisté à des conférences de presse organisées à Samsun. La cour d’assises jugea ainsi que l’intéressée, dont l’appartenance au DHKP/C n’avait pas pu être établie, avait agi dans le but d’aider cette organisation.

En ce qui concerne le deuxième requérant, la cour d’assises releva que selon la note d’information susmentionnée de M.Y. il avait été précédemment placé en détention provisoire dans un autre dossier pour manquement à la loi sur les réunions et manifestations ; que le 8 janvier 2004 à Ordu il avait assisté à la cérémonie funéraire de T.Ü., membre présumé du DHKP/C décédé en prison, et qu’il y avait scandé des slogans en faveur de cette organisation ; que le 4 avril 2004 à Samsun il avait assisté à une conférence de presse où un texte servant le but de l’organisation avait été lu et où des protestations avaient été exprimées contre les pressions dont l’organisation disait faire l’objet et qu’il avait à cette occasion scandé des slogans en faveur de l’organisation ; que le 11 janvier 2004 à Amasya il avait assisté à une réunion de commémoration devant la tombe d’Ö.T., ancien membre présumé du DHKP/C ; et que le 30 mars 2004 il avait encore assisté à une réunion de commémoration devant la tombe de F.H.T. La Cour d’assises estima ainsi que l’intéressé avait assisté à des manifestations organisées aux fins de promotion du but poursuivi par le DHKP/C et qu’il avait par conséquent commis l’infraction consistant à aider une organisation illégale sans en être membre.

Quant à la troisième requérante, la cour d’assises, s’appuyant toujours sur la note d’information susmentionnée de M.Y, releva qu’elle avait participé, avec D.A., à l’organisation des activités de l’Association des droits et libertés fondamentaux, réputée servir la cause du DHKP/C à Samsun, et qu’elle avait, dans le cadre de cette association, joué un rôle dans l’organisation d’un concert censé permettre de recruter des membres pour le compte du DHKP/C ; que selon une autre note d’information il lui arrivait de participer, avec D.A., à des activités s’inscrivant dans la poursuite du but du DHKP/C ; que le 25 mars 2004 à Samsun elle avait assisté à une cérémonie funéraire et à une conférence de presse organisée pour G.Ö., membre présumé du DHKP/C ; que le 4 avril 2004 à Samsun elle avait assisté à une conférence de presse critiquant les opérations dirigées contre le DHKP/C ; qu’elle avait participé à des activités éducatives en faveur des lycéens de Çarşamba ; que les activités menées par elle à Samsun correspondaient aux passages contenus dans la note d’information de M.Y. ainsi qu’aux informations véhiculées par le magazine EkmekveAdalet, organe de presse présumé de DHKP/C, et par le magazine DHKP/C. En conséquence, la cour d’assises considéra que l’intéressée, dont l’appartenance au DHKP/C n’avait pas pu être établie, avait agi de manière à servir le but de cette organisation.

7. Le 14 juin 2010, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi par les requérants, confirma l’arrêt de la cour d’assises. Cet arrêt fut déposé au greffe de la cour d’assises le 6 octobre 2010.

8. Le 13 juillet 2012, la cour d’assises décida de suspendre l’exécution des peines infligées aux requérants, considérant que certaines modifications législatives intervenues entre-temps pouvaient jouer en leur faveur. Le même jour, les requérants, qui avaient commencé à purger leur peine de prison une fois leur condamnation pénale devenue définitive, furent remis en liberté.

9. Le 2 novembre 2012, la cour d’assises, prenant acte de la modification législative apportée à l’article 220 § 7 du NCP par l’article 85 de la loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012, selon lequel une peine infligée en application de l’article 220 § 7 du NCP pouvait être réduite jusqu’à son tiers, réexamina les dossiers des requérants. Estimant que ladite modification législative lui commandait de revoir les peines infligées aux intéressés et de les sanctionner en application de l’article 314 § 2 du code pénal par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 7 du même code, elle réduisit de deux tiers les peines qui leur avaient précédemment été infligées et les condamna à deux ans et un mois d’emprisonnement.

10. Les requérants formèrent contre l’arrêt du 2 novembre 2012 des oppositions dont la cour d’assises les débouta le 19 novembre 2015.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Anciencodepénal

11. L’article 169 de l’ancien code pénal (loi no 765 du 1er mars 1926, qui est restée en vigueur jusqu’au 1er juin 2005) se lisait ainsi :

« Sera condamné à une peine de trois à cinq ans d’emprisonnement (…) quiconque, tout en ayant conscience de la situation et de la nature d’une telle bande ou organisation armée, l’aidera ou lui fournira un hébergement, des vivres, des armes, des munitions ou des vêtements, ou facilitera ses agissements de quelque manière que ce soit. »

B. Nouveau codepénal

12. Intitulé « Constitution d’une organisation en vue de commettre des infractions », l’article 220 du nouveau code pénal (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), se lit comme suit en son paragraphe 7, tel que modifié par la loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012 :

« Toute personne, qui aide sciemment et intentionnellement une organisation criminelle, même si elle ne fait pas partie de la structure hiérarchique de cette organisation, sera punie au même titre que toute personne faisant partie de l’organisation. La peine infligée pour appartenance à une organisation criminelle peut être réduite jusqu’à son tiers en fonction de la nature de l’aide.

(…) »

13. L’article 314 du code pénal, intitulé « Organisation armée », est ainsi libellé :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier paragraphe sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.

3. Les autres dispositions portant sur l’infraction de constitution d’une organisation en vue de commettre une infraction s’appliquent en tant que telles à l’infraction visée au présent article. »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

14. Les requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

15. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Il expose à cet égard que l’arrêt du 2 novembre 2012 adopté par la cour d’assises au terme de son réexamen de la condamnation pénale des requérantsà la lumière des modifications apportées par la loi no 6352 est devenu définitif le 19 novembre 2015, soit après l’entrée en vigueur,le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle,mais que les intéressés n’ont pas formé semblable recours devant cette haute juridiction, laquelle était selon lui compétente pour connaître des recours individuels dirigés contre des décisions de révision du type de celle rendue en l’espèce. Il estime par conséquent que les requêtes doivent être déclarées irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes.

16. Les requérants ne se prononcent pas sur l’exception du Gouvernement.

17. La Cour relève que,à l’instar de la procédure de réexamen prévue par la loi no 6352, la révision de la condamnation pénale des requérants effectuée en l’espèce ne consiste pas en une révision au fond de la procédure pénale, mais seulement en un réexamende la peine prononcée à l’issue de cette procédure (voir, mutatis mutandis, Öner et Türkc. Turquie, no 51962/12, § 17, 31 mars 2015). Dans le cadre de la procédure de révision, en effet, la cour d’assises n’a pas réexaminéau fond les éléments constitutifs de l’infraction qui avait été reprochée aux requérants, elle a simplement considéré que, compte tenu des modifications apportées par la loi no 6352, qui permettait de réduire de deux tiers les peines infligées pour l’infraction d’aide à une organisation illégale, il convenait de condamner les requérants à deux ans et un mois d’emprisonnement en application de l’article 314 § 2 du code pénal par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 7,application faite de la réduction prévue par cette dernière disposition (paragraphe 9 ci-dessus). La condamnation pénale des requérants étant devenue définitive à la suite de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 14 juin 2010, soit avant l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle (Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25‑27, 30 avril 2013), les intéressés ne pouvaient pas saisir cette haute juridiction d’un tel recours et lui présenter leurs griefs concernant la procédure pénale qui avait été diligentée contre eux (ibidem). Dès lors, il convient de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (voir, mutatis mutandis, Zülküf Murat Kahraman c. Turquie, no 65808/10, § 37, 16 juillet 2019).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

18. Invoquant les articles 7, 9, 10 et 11 de la Convention, les requérants se plaignent d’avoir été condamnés pour des actes n’ayant rien d’illicite tels que l’affiliation à des associations ou établissements constitués conformément à la loi, la participation à l’organisation, dans le cadre de ces entités, de concerts et d’autres activités sociales, et l’assistance à des cérémonies funéraires et à des conférences de presse. Ils voient notamment dans leur condamnation pénale une atteinte à leur droit à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique.

19. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce l’article 11 constitue une lexspecialis. Il invite donc la Cour à examiner lesdits griefs sous l’angle de cette disposition lue à la lumière de l’article 10.

20. Les requérants ne se prononcent pas sur ce point.

21. La Cour note que par ces griefs les requérants se plaignent d’avoir été condamnés pénalement pour des actes qui relevaient en substance de l’exercice par eux de leur droit à la liberté de réunion pacifique. Maîtresse de la qualification juridique des faits, elle estime qu’eu égard aux circonstances de l’espèce et à la manière dont les requérants ont formulé leurs griefs, il convient d’examiner ceux-ci sous le seul angle de l’article 11 de la Convention.

A. Sur la recevabilité

22. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité. Il soutient que, loin d’être pacifiques, les actes à l’origine de la condamnation litigieuse visaient à faire de la propagande en faveur d’une organisation terroriste et à l’aider. Il indique à cet égard que les requérants ont participé à des manifestations, conférences de presse, commémorations et réunions organisées aux fins de promotion des buts du DHKP‑C, qu’ils ont aidé à la mise en place de ces événements et qu’ils y ont scandé des slogans en lien avec ladite organisation illégale. Considérant que les actes reprochés aux requérants n’étaient pas protégés par le droit à la liberté de réunion pacifique, le Gouvernement invite la Cour à juger la requête manifestement mal fondée.

23. Les requérants ne se prononcent pas sur ce point.

24. La Cour estime que l’exception du Gouvernement soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 11 de la Convention et non pas simplement un examen de sa recevabilité.

25. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

26. Les requérants réitèrent les arguments présentés dans leur formulaire de requête.

27. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu en l’espèce ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion pacifique. Pour le cas où l’existence de pareille ingérence serait admise par la Cour, il soutient que cette ingérence était prévue par l’article 169 de l’ancien code pénal et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il estime aussi qu’eu égard aux actes qui ont été reprochés aux requérants par les autorités nationales en l’espèce, lesquels étaient réputés avoir été commis dans le cadre d’une structure organisée, sur les instructions d’une organisation illégale et aux fins délibérées d’aide à cette organisation, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2. Appréciation de la Cour

28. La Cour relève que les requérants ont été condamnés à des peines d’emprisonnement de trois ans et neuf mois, réduites par la suite à deux ans et un mois d’emprisonnement, du chef d’aide délibérée à une organisation illégale, à raison d’activités qui relevaient en substance de l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de réunion pacifique. Elle considère dès lors que la condamnation litigieuse s’analyse en une ingérence dans l’exercice de ce droit.

29. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 169 de l’ancien code pénal, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 11 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

30. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté de réunion pacifique, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Kudrevičius et autres c. Lituanie([GC], no 37553/05, §§ 142‑160, CEDH 2015) et Gülcü c. Turquie(no 17526/10, §§ 110‑111, 19 janvier 2016). Pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté de réunion pacifique des requérants se trouve établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions nationales à l’appui de leur condamnation de l’intéressé (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

31. Procédant à une analyse de l’arrêt de condamnation rendu par la cour d’assises, la Cour observe qu’il y était reproché aux requérants d’avoir organisé et participé à des manifestations, concerts et autres activités sociales dans le cadre de certaines associations dont la légalité n’a pas été contestée par le Gouvernement, d’avoir assisté à des cérémonies funéraires, à des conférences de presse, à des commémorations ou à des réunions, d’avoir distribué des tracts et scandé des slogans lors de certaines de ces manifestations et d’avoir participé à des activités éducatives pour des lycéens (paragraphe 6 ci-dessus). La cour d’assises a estimé que si ces actes apparaissaient de prime abord conforme au cadre légal, ils avaient en fait été accomplis, sur les instructions des responsables du DHKP/C, aux fins de promotion du but de cette organisation illégale et de recrutement de sympathisants pour elle. La Cour relève cependant que, au-delà des liens allégués des organisateurs et des participants à ces manifestations avec le DHKP/C, cette juridiction n’a procédé à aucune analyse, à la lumière des critères énoncés et mis en œuvre dans la jurisprudence de la Cour, de la nature des actes commis, des discours prononcés et des slogans scandés lors des manifestations en question, du contexte dans lequel ces actes, discours et slogans s’inscrivaient et de leur capacité de nuire (Gözel et Özer, précité, § 51). Elle constate ainsi qu’en l’espèce ni l’arrêt de la cour d’assises ni celui de la Cour de cassation qui l’a confirmé n’apportent d’explications suffisantes sur la question de savoir si, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, les actes reprochés aux requérants pouvaient être considérés en eux-mêmes comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019).

32. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’en condamnant les requérants du chef d’aide délibérée à une organisation illégale, les autorités nationales n’ont pas mis en balance d’une manière adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence le droit des intéressés à la liberté de réunion pacifique et les buts légitimes poursuivis par elles.

33. Elle estime dès lors que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée fussent pertinents et suffisants et que celle-ci fût nécessaire dans une société démocratique.

34. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

IV. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 §§ 1 et 2, 13 ET 14 DE LA CONVENTION

35. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, les requérants dénoncent la procédure pénale dont ils ont fait l’objet, estimant qu’elle a manqué d’équité. Ils se plaignent à cet égard d’une illégalité des perquisitions à l’origine de l’enquête pénale qui fut ouverte contre eux et des saisies effectuées lors de ces perquisitions, de l’impossibilité pour eux d’avoir accès aux originauxdes documents numériques saisis lors de ces perquisitions, de l’utilisation par la cour d’assises à l’appui des condamnationsprononcées par elle des rapports de police concernant ces documents numériques et d’autres éléments de preuves, illégaux selon eux, ainsi que d’une insuffisance des motifs des décisions des juridictions nationales.

36. Les requérants se plaignent également, sur le terrain de l’article 13 de la Convention, de n’avoir disposé d’aucun recours effectif devant les autorités internes, qu’ils estiment ne pas avoir pris en compte leurs arguments en défense.

37. Invoquant l’article 14 de la Convention, les requérants voient dans leur condamnation pénale une discrimination fondée sur leurs opinions politiques.

38. Eu égard au constat de violation de l’article 11 de la Convention auquel elle est parvenue ci-dessus(paragraphe 34), la Cour considère qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés des articles 6 §§ 1 et 2, 13 et 14 de la Convention (pour une approche similaire, voir Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

39. Les requérantsréclament chacun4 000 euros (EUR) pour préjudice moral et 2 000 EUR pour frais et dépens, sans présenter de justificatifs à cet égard.

40. Le Gouvernementplaide l’absence de lien de causalité entre la demande pour dommage moral et la violation alléguée. Il considère que ladite demande ne reposesur aucun élément concret, qu’elle revêt un caractère excessif et qu’elle ne correspond pas aux montants ordinairement accordés par la Cour. En ce qui concerne les frais et dépens, il expose que les requérants n’ont présenté aucun document à l’appui de leur demande, qu’il estime d’ailleurs élevée par rapport aux procédures similaires.

41. La Cour décide qu’il y a lieu d’accorder en entier à chacun des requérants le montant réclamé par eux pour préjudice moral. Quant à la demande pour frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle la rejette, faute pour les requérants de lui avoir présenté les justificatifs nécessaires.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

4. Dit qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés des articles 6 §§ 1 et 2, 13 et 14 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit, dans les trois mois, verser à chacun des requérants,pour dommage moral, 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

HasanBakırcı                          Valeriu Griţco
Greffier adjoint                         Président

Dernière mise à jour le novembre 9, 2020 par loisdumonde

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