AFFAIRE GAFIUC c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme)

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GAFIUC c. ROUMANIE
(Requête no 59174/13)
ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Retrait d’une accréditation de recherche dans des archives suite au non-respect par le journaliste de la vie privée des tiers • Obligation générale de tout organisme détenteur de données personnelles de les protéger contre toute divulgation injustifiée, même sans plainte des personnes concernées • Mesure non disproportionnée • Informations très personnelles divulguées de manière nominative, sans tri ni analyse propres à les inscrire dans le but déclaré de la recherche • Absence de contribution à un débat d’intérêt général

STRASBOURG
13 octobre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gafiuc c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Jolien Schukking, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointede section,

Vu la requête (no 59174/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Justin Paul Gafiuc (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 septembre 2013,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Dans sa requête, le requérant, qui est journaliste, soutient que le retrait de l’accréditation dont il bénéficiait auprès du Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate afin d’effectuer des recherches au sujet de la vie sportive pendant le régime communiste a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1975 et réside à Bucarest. Il a été représenté par Me Popescu, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, et en dernier lieu Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. À l’époque des faits, le requérant était journaliste sportif au journal Gazeta Sporturilor.

5. En 2005, le Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (Consiliul Naţional pentru Studierea Arhivelor Securităţii, « le CNSAS ») – un organisme public dont le rôle et le fonctionnement sont décrits dans l’affaire Andreescu c. Roumanie (no 19452/02, §§ 8‑10, 8 juin 2010) – l’autorisa à accéder à ses archives en tant que chercheur, afin d’étudier « le sport roumain pendant l’ère communiste » (Sportul românesc în comunism).

6. Les 25 et 30 juin 2009 et les 1er, 6 et 7 juillet 2009, le requérant publia dans le journal sportif Gazeta Sporturilor six articles intitulés ainsi : « Découvrez qui a dénoncé [B.]K. et N. à la Securitate », « D. de Strehaia », « Deux identités », « Objectif I. », « G.P. – Sadique et inculte » et « S. a-t-il collaboré ? ». Dans ces articles, il divulguait des informations concernant différents sportifs connus, qu’il avait recueillies dans les archives du CNSAS grâce à son accréditation (paragraphe 5 ci-dessus). Il désignait nommément les sportifs concernés ainsi que plusieurs personnes soupçonnées d’avoir collaboré avec la Securitate, et il révélait la manière dont ces indicateurs avaient été recrutés, les noms des collaborateurs de la police politique des uns et des autres, les traits de leurs personnalités que la police politique estimait utiles, ainsi que les méthodes que celle-ci employait pour amener les sportifs à collaborer avec elle ou pour les surveiller. Certaines de ces informations dévoilaient des caractéristiques des personnes surveillées et le comportement qu’elles avaient dans leur vie quotidienne et dans leurs relations avec leurs proches.

I. Le retrait par le CNSAS de l’accréditation du requérant

A. La décision du 21 juillet 2009 portant retrait de l’accréditation

7. Lors de sa réunion du 21 juillet 2009, le collège de direction du CNSAS (« le collège ») décida de retirer au requérant l’accréditation qui l’autorisait à accéder aux archives du CNSAS. S’appuyant d’une part sur l’article 28 § 3 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 24/2008 sur l’accès des citoyens à leur dossier personnel et la divulgation (deconspirarea) des actes de la Securitate (« l’OUG no 24/2008 ») et d’autre part sur l’article 39 § 5 du règlement relatif à l’organisation et au fonctionnement du CNSAS (le « règlement du CNSAS »), le collège justifia sa décision par le fait que dans certains des articles publiés, le requérant n’avait pas respecté l’obligation légale de protéger la vie privée et familiale des personnes qui étaient mentionnées dans les documents de la Securitate.

8. La décision du CNSAS et les raisons qui la motivaient furent consignées dans le procès-verbal dressé à la suite de la réunion. Dans sa partie concernant le requérant, ce procès-verbal était ainsi rédigé :

« Le collège [du CNSAS] a analysé les articles publiés dans le journal Gazeta Sporturilor par M. GAFIUC. Il a constaté les éléments suivants.

– [M. GAFIUC a] divulgué des détails, dont l’authenticité est difficilement vérifiable, concernant la vie privée des titulaires des dossiers et celle de tiers qui se trouvent y être mentionnés, au mépris de l’obligation qui lui incombait de respecter la vie intime et familiale de chacun. Par exemple, on peut lire dans l’article « D. de Strehaia » le 30 juin 2009 sur [le sportif] R.C. : « On ne peut que constater la nature bestiale de [R.]C., qui a uriné dans une pinte et l’a donnée à une serveuse pour qu’elle la nettoie ». De même, [le requérant] divulgue dans l’article « Deux identités », publié à la même date, le profil psychologique [du sportif] L.B. [établi par la Securitate] (« Il est très timide et réservé. Il présente par moments des troubles nerveux, caractéristiques de son âge. »). Il convient aussi de mentionner l’article [« ]G.P. – Sadique et inculte », publié le 6 juillet 2009, qui révèle des informations sur l’entraîneur de l’équipe nationale de gymnastique B.K. [et où l’on peut lire ceci] : « [G.]P.était dirigé par la Securitate pour fournir plus particulièrement des informations sur l’entraineur de l’équipe. Et la mission était remplie en fournissant des détails professionnels ou strictement privés. » Malheureusement, [le requérant lui-même] divulgue tous ces détails, qui constituent la substance de l’article (par exemple : « c’est quelqu’un d’inhumain, qui affectionne de terroriser sans raison tous ceux qui se trouvent autour de lui, y compris son épouse, qu’il vilipende et injurie, même devant les filles. Il est inculte et grossier, il se moque de toutes les valeurs culturelles et spirituelles, et en société il se comporte comme un sauvage. » ;« Il s’est moqué de N. pendant des années, en la traitant de « vache médaillée » et de « pouilleuse ». Avant son dernier départ du camp de préparation, il lui a dit qu’elle avait grossi de manière insensée et qu’elle ne pourrait plus vivre qu’avec une bouteille d’oxygène »). Dans un autre article, publié le 25 juin 2009 et intitulé « Découvrez qui a dénoncé [B.]K. et N. à la Securitate », [le requérant] écrit que « G.P. était l’une des personnes qui dénonçait régulièrement à la Securitate tout ce qui se passait dans l’équipe : des détails [secrets (intimitatea)] des préparatifs et des concours jusqu’aux détails de la vie privée des entraîneurs et des sportifs ! ». Dans l’article « Objectif I. »,publié le 1er juillet 2009, [il rapporte] des détails provenant du dossier de surveillance de A.I., tant sur l’homme que sur le sportif. Il s’agit d’un ensemble de ragots, de suppositions et d’opinions personnelles. Même si ce sont des éléments bénins, il s’agit d’affirmations relatives à la vie privée [d’A.I.] (« Il a été établi que le sportif et son épouse étaient sous l’influence de l’Église [et] priaient souvent, qu’[A.I.] donnait de la nourriture [et] de l’argent [pour les pauvres], qu’il payait pour faire dire des prières et qu’il jeûnait ») et de simples suppositions non confirmées (« Il est devenu un footballeur de valeur, mais au fur et à mesure que sa valeur a augmenté, ses prétentions aussi ont augmenté, il s’est habitué à avoir beaucoup d’argent, et il paraît qu’il a eu des agissements malhonnêtes et perfides, par exemple la vente de matchs. »).

– [Le requérant a porté] atteinte au droit à l’image [de plusieurs personnes] en propageant des informations non vérifiées – voir l’article « S. a-t-il collaboré ? », en date du 7 juillet 2009, [où il] cite sans discernement un certain « document Securitate [du] 31 mai 1989 », en ces termes : « Il paraît que le camarade S., qui était entré au C.N.E.F.S. [Conseil national d’éducation physique et sportive] grâce au camarade (…) a fait l’objet d’une condamnation pénale ». Pourtant, au même moment, S. démentait dans une courte interview avoir fait l’objet d’une telle condamnation (en ces termes : « À Dieu ne plaise (Doamne fereste) ! Jamais de ma vie je n’ai été poursuivi en justice, comment donc aurais-je pu faire l’objet d’une condamnation pénale ? Ils ont dû inventer cela parce que je n’ai jamais voulu devenir l’un des leurs, ni avoir quoi que ce soit à voir avec la Securitate. »). Dans ces conditions, publier sans les nuancer ces éléments (…) à l’égard desquels la Securitate elle-même avait émis des réserves est de nature à porter atteinte à l’image publique des personnes concernées.

À l’issue des débats, le collège [du CNSAS] prend note du fait que dans ses articles (…) M. GAFIUC (…) a divulgué des détails relevant de la vie privée des personnes mentionnées dans les dossiers de la Securitate (voir les numéros du 06.07.2009, du 25.06.2009 et du 01.07.2009) et, à une majorité de 9 voix, décide de lui retirer son accréditation. Il constate en effet que M. GAFIUC n’a pas respecté l’obligation légale qui lui incombait de protéger la vie privée et familiale des personnes mentionnées dans les dossiers de la Securitate ou visées par ces dossiers, et qu’il a ainsi méconnu les dispositions de l’article 28 paragraphe 3 de l’OUG no 24/2008 (…) telle que modifiée et complétée par la loi no 293/2008, lu à la lumière de l’article 39 paragraphes 5 et 7 du règlement [du CNSAS] (…) approuvé par la décision no 2/2008 du collège. »

9. Répondant à une demande du requérant, le CNSAS l’informa par une lettre du 14 août 2009 que sa décision de retrait de l’accréditation était motivée en fait et en droit, étant donné que les articles de presse en cause et les articles de loi applicables étaient indiqués dans le procès-verbal du 21 juillet 2009. Il ajouta que les articles de presse litigieux renfermaient de nombreuses imprécisions et ambiguïtés terminologiques et que, dès lors, ils n’étaient pas de nature à informer le lecteur sur les méthodes utilisées par la Securitate, de sorte qu’ils n’étaient pas conformes au but que poursuivait le législateur lorsqu’il avait ouvert l’accès aux archives, à savoir permettre d’établir la vérité historique sur la période communiste.

10. Dans la même lettre, le CNSAS répétait que le requérant n’avait pas dûment protégé la vie privée et familiale des personnes mentionnées dans les dossiers de la Securitate ou visées par ces dossiers, ce qui motivait le retrait de son accréditation. Il ajoutait que les dispositions de la loi no 677/2001 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (« la loi no 677/2001 ») étaient certes applicables en l’espèce, mais que le requérant ne pouvait pas invoquer en sa faveur l’article 11 de cette loi, étant donné que les données à caractère personnel qu’il avait dévoilées n’avaient jamais été rendues publiques par les personnes concernées et n’étaient pas étroitement liées à la qualité de personnage public de ces personnes ou au caractère public de faits dans lesquels elles auraient été impliquées.

B. La contestation préalable de la décision de retrait de l’accréditation

11. Le requérant contesta devant le collège du CNSAS la décision de retrait de son accréditation. Le collège rejeta cette contestation à sa réunion du 1er septembre 2011, et ce rejet fut consigné dans le procès-verbal dressé à la suite de cette réunion.

12. Le collège motiva sa décision en notant que « la notion de vie privée englob[ait] tant des aspects « traditionnels », comme le droit à l’image, l’état civil, l’identité, l’état de santé, la religion, l’intégrité physique et morale, ou encore la vie sentimentale, que des aspects modernes, liés à de nouveaux éléments de la vie sociale. » Il expliqua « qu’afin de déterminer si [une ingérence dans la vie privée était admissible], [il] appliqu[ait] de manière cumulative les critères suivants : premièrement, l’ingérence d[evait] être prévue par la loi, deuxièmement, elle d[evait] poursuivre un but légitime, et troisièmement, elle d[evait] être proportionnée au but poursuivi. »

13. Le collège nota ensuite que, comme cela avait été constaté dans le procès-verbal du 21 juillet 2009, « [l’ingérence causée par] les articles considérés répond[ait] bien aux deux premières conditions, mais non à la troisième ». Il conclut que le requérant avait enfreint non seulement les exigences de la lex specialis régissant l’accréditation, mais aussi celles de la lex generalis que constituait la loi no 677/2001.

II. La procédure de contentieux administratif relative à la décision de retrait

A. La procédure relative à la demande de sursis à exécution de la décision de retrait de l’accréditation

14. Le requérant demanda qu’il fût sursis à l’exécution de la mesure de retrait de son accréditation, arguant que l’application de cette mesure aurait porté atteinte à son droit d’exercer sa profession de journaliste et d’informer les lecteurs dans son domaine d’intérêt et, ainsi, l’aurait exposé à un risque imminent.

15. Par un jugement du 19 janvier 2010, la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») rejeta cette demande, considérant que le requérant n’avait pas utilisé son accréditation conformément aux dispositions légales et que les conditions posées par la loi no 544 sur le contentieux administratif pour le sursis à l’exécution d’une décision administrative, à savoir la nécessité et l’imminence d’un risque ou d’une atteinte au patrimoine de l’intéressé, n’étaient pas réunies en l’espèce. Elle nota que la mesure n’avait pas empêché le requérant d’exercer sa profession puisqu’il n’avait pas perdu sa qualité de journaliste.

16. Sur recours du requérant, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») confirma par un arrêt définitif du 25 novembre 2010 le jugement rendu en première instance.

B. La demande d’annulation de la décision de retrait de l’accréditation

1. La décision de la cour d’appel

17. Le 5 octobre 2009, le requérant saisit la cour d’appel d’une action en contentieux administratif contre le CNSAS, afin d’obtenir l’annulation de la décision de retrait de son accréditation et le rétablissement de son autorisation d’accès aux archives. Il plaidait tout d’abord qu’un extrait de procès-verbal ne pouvait pas constituer une « décision » du point de vue du droit administratif et qu’un tel extrait n’était motivé ni en fait ni en droit. Il soutenait ensuite qu’en vertu de l’article 30 de l’OUG no 24/2008, le non‑respect de l’obligation prévue à l’article 28 § 3 de cette même OUG était passible d’une sanction pénale et non du retrait de l’accréditation, et que dès lors, l’article 28 § 3 de l’OUG ne pouvait pas constituer une base légale pour le retrait de son accréditation.

18. Il estimait ensuite qu’il n’y avait pas eu atteinte à la vie privée des personnes mentionnées dans les articles en cause. Il indiquait qu’il n’avait fait que reproduire des informations qu’il avait trouvées dans les archives de la Securitate. Il ajoutait que la base légale invoquée par le CNSAS comme fondement du retrait de son accréditation n’était pas applicable à sa situation, les personnes mentionnées dans ses articles ne pouvant pas, selon lui, être assimilées aux personnes persécutées par la Securitate. Enfin, il faisait valoir qu’aucune des personnes concernées n’avait usé de son droit de réplique (dreptul la replica) ni porté plainte contre lui à raison des articles en cause.

19. Par ailleurs, le requérant forma une nouvelle demande de sursis à l’exécution de la mesure. Il sollicita également l’audition d’un témoin et le visionnement en audience publique d’un enregistrement. Enfin, il demanda la production d’écrits au dossier.

20. Par un jugement avant dire droit du 20 avril 2010, la cour d’appel de Bucarest rejeta la nouvelle demande de sursis. Elle rejeta également la demande du requérant de faire interroger un témoin et de visionnement d’un enregistrement. En revanche, elle fit droit à la demande de production d’écritsau dossier.

21. Par un arrêt du 20 septembre 2011, la cour d’appel rejeta l’action du requérant (paragraphe 17 ci-dessus) pour défaut de fondement. Elle rappela tout d’abord les termes de l’article 28 §§ 1 et 3 de l’OUG no 24/2008 et ceux de l’article 39 §§ 1, 2, 5 et 7 du règlement du CNSAS.

22. Sur l’argument soulevé par le requérant quant à l’existence d’une décision (paragraphe 17 ci-dessus), elle expliqua que le terme « décision » mentionné à l’article 39 § 7 du règlement du CNSAS incluait toutes les mesures adoptées par le collège du CNSAS relativement au retrait des accréditations et que le règlement ne précisait pas la forme que ces mesures devaient prendre. Elle jugea que les procès-verbaux des 21 juillet et 1er septembre 2009 constituaient bien des actes administratifs qui contenaient des décisions. Elle nota par ailleurs que l’accréditation retirée avait été accordée au requérant par un acte revêtant une forme similaire.

23. La cour d’appel constata ensuite que ces actes administratifs étaient motivés en fait et en droit puisqu’ils mentionnaient la base légale de la décision de retrait de l’accréditation et qu’il ressortait du procès-verbal du 1er septembre 2009 que le collège avait motivé son rejet de la contestation du requérant.

24. Examinant l’argument soulevé par le requérant quant à la base légale de la décision contestée (paragraphe 17 ci-dessus), la cour d’appel observa que les articles de loi mentionnés par le CNSAS pour fonder sa décision imposaient aux titulaires de l’accréditation l’obligation de protéger la vie privée et familiale des personnes qui avaient été persécutées par l’ancienne Securitate. Elle nota que le CNSAS avait cité les titres et examiné le contenu des articles de presse publiés par le requérant avant de conclure que, par la nature des informations qui y étaient divulguées et la manière dont elles étaient présentées, ces articles portaient atteinte à la vie intime, privée et familiale de personnes qui avaient été persécutées par les organes de la sécurité de l’État.

25. La cour d’appel jugea également que certaines des informations dévoilées révélaient des aspects très personnels de la vie de certains sportifs. Elle rappela que l’accréditation avait été accordée au requérant afin de lui permettre de réaliser des recherches historiques, politiques, psychologiques et sociologiques de nature à révéler les implications que les actions de la Securitate avaient eues sur la vie des personnes vivant à l’époque du fonctionnement de cette police politique. Elle observa qu’au lieu de cela, l’intéressé s’était borné dans les articles mentionnés dans le procès-verbal du 21 juillet 2009 à divulguer des éléments de la vie privée de certains sportifs, sans analyser les méthodes utilisées par la Securitate dans leurs cas respectifs, et qu’il s’était ainsi écarté du but pour lequel l’accréditation lui avait été accordée.

26. Enfin, elle rejeta l’argument concernant l’absence de réaction des personnes mentionnées dans ces articles (paragraphe 18 ci-dessus), expliquant que la loi ne conditionnait pas le retrait de l’accréditation à une telle manifestation de volonté de la part des personnes lésées : un fait objectif, à savoir le non-respect de l’obligation de protéger la vie privée, était suffisant pour justifier une décision de retrait de l’autorisation.

2. L’arrêt prononcé par la Haute Cour sur recours du requérant

27. Le requérant contesta l’arrêt rendu le 20 septembre 2011 par la cour d’appel. Dans son recours, il répétait les arguments qu’il avait soulevés devant la cour d’appel (paragraphes 17 et 18 ci-dessous), et ajoutait que les personnes mentionnées dans ses articles étaient des sportifs qui n’avaient pas été persécutés par la Securitate et que l’activité de ces personnes avait déjà fait l’objet d’articles de presse. Il se plaignait également du rejet par la cour d’appel de sa demande d’audition d’un témoin et de visionnement d’un enregistrement (paragraphe 20 ci-dessus), y voyant une méconnaissance de son droit à la défense.

28. Par un arrêt définitif du 14 mars 2013, la Haute Cour rejeta ce recours. Elle confirma que les procès-verbaux contestés constituaient bien des actes administratifs et que le requérant n’avait pas dûment protégé la vie privée et familiale des personnes mentionnées dans les dossiers de la Securitate, y compris celle des titulaires des dossiers. Elle ajouta que la décision de retrait de l’accréditation de l’intéressé trouvait une base légale également dans les dispositions générales de la loi no 677/2001. Elle jugea enfin que les preuves dont la production avait été sollicitée par le requérant n’étaient pas pertinentes (concludente) compte tenu de l’objet de l’action.

29. D’après le dossier, le requérant n’a pas saisi le CNSAS d’une nouvelle demande pour obtenir une accréditation d’accès aux archives.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

I. LES DISPOSITIONs pertinentes de la loi no 677/2001

30. La loi no 677/2001 relative à la protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (« la loi no 677/2001 »), publiée au Journal officiel du 12 décembre 2001, définit les données à caractère personnel comme « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable ». Selon son article 3, elle vise aussi bien le traitement automatisé que le traitement non automatisé de ces données. À l’époque des faits, les dispositions de ce texte pertinentes en l’espèce se lisaient ainsi :

Article 5

« 1) À l’exception des données relevant des catégories mentionnées aux articles 7 § 1, 8 et 10, les données à caractère personnel ne peuvent faire l’objet d’un traitement que si la personne concernée y a consenti de manière expresse et non équivoque.

2) Le consentement de la personne concernée n’est pas requis dans les cas suivants :

(…)

b) lorsque le traitement est nécessaire aux fins de la protection de la vie, de l’intégrité physique ou de la santé de la personne concernée ou d’une autre personne menacée ;

c) lorsque le traitement est nécessaire en vertu d’une obligation légale de l’opérateur ;

d) lorsque le traitement est nécessaire à la mise en œuvre de mesures d’intérêt public ou est réalisé aux fins de l’exercice, par l’intermédiaire de l’opérateur ou du tiers à qui les données sont communiquées, de prérogatives de puissance publique ;

e) lorsque le traitement est nécessaire aux fins de la protection d’un intérêt légitime du responsable du traitement ou du tiers à qui les données sont communiquées, sous réserve de l’intérêt et des droits et libertés fondamentaux de la personne concernée ;

f) lorsque le traitement concerne des données obtenues conformément à la loi à partir de documents accessibles au public ;

g) lorsque le traitement est effectué exclusivement à des fins de recherche statistique, historique ou scientifique et que les données restent anonymes tout au long du processus.

3) Les dispositions du paragraphe 2 sont sans préjudice des dispositions légales relatives à l’obligation pour les autorités publiques de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale. »

Article 6

« 1) À l’issue du traitement, si la personne concernée n’a pas consenti de manière expresse et non équivoque à une autre fin ou à un traitement ultérieur, les données personnelles sont :

a) détruites ;

b) transférées à un autre opérateur, à condition que l’opérateur initial garantisse que le traitement ultérieur poursuit des finalités similaires à celles pour lesquelles le traitement initial a été effectué ;

c) anonymisées et stockées exclusivement à des fins de recherche statistique, historique ou scientifique.

(…) »

Article 7

« 1) Le traitement des données personnelles relatives à l’origine raciale ou ethnique, aux convictions politiques, religieuses, philosophiques ou autres, à l’appartenance à un syndicat, à la santé ou à la vie sexuelle est interdit.

2) Les dispositions du paragraphe 1 ne s’appliquent pas dans les cas suivants :

a) lorsque la personne concernée a expressément donné son accord pour un tel traitement ;

(…)

e) lorsque le traitement porte sur des données qui ont été manifestement rendues publiques par la personne concernée ;

(…)

h) lorsque la loi le prévoit expressément afin de protéger un intérêt public important, à condition que le traitement soit réalisé dans le respect des droits de la personne concernée et des autres garanties prévues par la présente loi.

3) Les dispositions du paragraphe 2 sont sans préjudice des dispositions légales relatives à l’obligation pour les autorités publiques de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale.

(…) »

Article 10

« 1) Le traitement de données à caractère personnel relatives à la commission d’infractions par la personne concernée ou à des condamnations pénales (…) ne peut être fait que par les autorités publiques ou sous leur contrôle, dans la limite des pouvoirs qui leur sont conférés par la loi et dans les conditions fixées par les lois spéciales régissant ces matières.

(…) »

Article 11

« Les dispositions des articles 5, 6, 7 et 10 ne s’appliquent pas lorsque le traitement des données est opéré exclusivement à des fins journalistiques, littéraires ou artistiques sur des données à caractère personnel qui ont été manifestement rendues publiques par la personne concernée ou qui sont étroitement liées à la qualité de personne publique de la personne concernée ou au caractère public des activités auxquelles elle participe. »

II. Les dispositions pertinentes relatives à l’activité du CNSAS

31. Le CNSAS a été créé par la loi no 187/1999, dans le but de permettre aux citoyens roumains d’accéder aux fichiers et documents établis par la Securitate jusqu’au 22 décembre 1989. Les dispositions pertinentes en l’espèce de cette loi sont présentées dans les arrêts Catalan c. Roumanie (no 13003/04, § 29, 9 janvier 2018) et Haralambie c. Roumanie (no 21737/03, §§ 32-37, 27 octobre 2009).

32. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’OUG no 24/2008 sur l’accès des citoyens à leur dossier personnel et la divulgation (deconspirarea) des actes de la Securitate, publiée au Journal officiel du 10 mars 2008, se lisaient ainsi :

Article 28

« 1. Aux fins de l’établissement de la vérité historique sur la période de la dictature communiste, le collège du Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate délivre une accréditation (acrediteaza cercetatori) aux chercheurs, (…), et il leur communique des documents et informations complets sur la structure, les méthodes et les activités de la Securitate.

2. Les chercheurs accrédités peuvent solliciter l’accès aux documents et informations des archives de l’ancienne Securitate, en formant une demande qui mentionne la nature de la recherche – historique, politique, psychologique, sociologique – ainsi que la forme que prendra la valorisation [des informations ainsi obtenues] – livre, article, conférence, sujet de recherche.

3. Les chercheurs accrédités ont l’obligation de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale des personnes mentionnées dans les documents qu’ils consultent. »

Article 30

« 1. Le non-respect des dispositions de la présente ordonnance d’urgence engage, selon le cas, la responsabilité pénale, civile, administrative ou disciplinaire [de l’auteur du manquement].

(…)

7. Le non-respect des dispositions de l’article 28 § 3 constitue une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans. »

L’OUG no 24/2008 fut approuvée par le Parlement, après modification par la loi no 293/2008 publiée au Journal officiel du 28 novembre 2008, en vigueur à partir du 1er décembre 2008. L’article 28 § 3 de l’OUG no 24/2008 modifiées par la loi no 293, applicable dans la présente affaire était ainsi libellé:

« Dans leur activité de documentation, les chercheurs accrédités ont l’obligation de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale des personnes qui ont été persécutées par les organes de sécurité de l’État. »

33. La loi no 187/2012, entrée en vigueur le 1er février 2014, a remplacé l’article 30 de l’OUG no 24/2008 (paragraphe 32 ci-dessus) par un nouveau texte dont la partie pertinente en l’espèce se lit ainsi :

Article 30 § 4

« Le non-respect des dispositions de l’article 28 § 3 constitue une infraction. Il est passible d’une amende, sauf si l’acte constitue une infraction plus grave. »

34. L’article 39 du règlement relatif à l’organisation et au fonctionnement du CNSAS, approuvé par la décision no 2/2008 rendue par le collège du CNSAS le 18 décembre 2008 et publiée au Journal officiel le 9 janvier 2009, se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 39

« 1. Aux fins de l’établissement de la vérité historique sur la période de la dictature communiste, le collège du CNSAS accrédite des chercheurs, sur la base d’une demande mentionnant le caractère de la recherche – étude historique, politique, psychologique, sociologique, ainsi que la forme que prendra la valorisation [des informations obtenues grâce à l’accréditation] – livre, article, conférence, sujet de recherche (…) ; [le collège du CNSAS] communique [aux chercheurs accrédités] des documents et informations complets sur la structure, les méthodes et les activités de la Securitate.

2. Les chercheurs accrédités peuvent obtenir, sur demande, l’accès aux fichiers et documents des archives du CNSAS. Dans leur demande, ils doivent indiquer la nature de leur recherche (historique, politique, psychologique, sociologique) ainsi que la forme que prendra la valorisation [des informations obtenues] (article, étude, mémoire, thèse de doctorat).

(…)

5. Dans leur activité de documentation, les chercheurs accrédités ont l’obligation de respecter et de protéger, conformément aux dispositions de la loi no 677/2001 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, telle que modifiée et complétée par la suite, la vie intime, privée et familiale de ceux qui ont été persécutés par les organes de sécurité de l’État.

7. Si des chercheurs utilisent à des fins autres qu’exclusivement scientifiques les documents mis à leur disposition, le collège du CNSAS peut décider de leur retirer (retrage) leur accréditation. Cette décision peut être contestée devant le tribunal compétent, conformément à la loi no 554/2004 sur le contentieux administratif (…) »

LES documents pertinents du Conseil de l’Europe

35. Les documents du Conseil de l’Europe relatifs à l’accès aux documents publics et à la protection des données à caractère personnel sont la recommandation Rec(2002)2 du Comité des Ministres aux États Membres sur l’accès aux documents publics adoptée le 21 février 2002, la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics et la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel. Ces textes sont présentés dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie ([GC], no 18030/11, §§ 52-54, 8 novembre 2016).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

36. Le requérant voit dans le retrait de l’accréditation qui lui permettait d’accéder aux archives du CNSAS une atteinte au droit garanti par l’article 10 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’application de l’article 35 § 3 b) de la Convention

37. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité pour défaut de préjudice important. À cet égard, il soutient que le retrait de l’accréditation n’a pas porté atteinte au droit pour le requérant d’exercer sa profession ni au droit pour le public de recevoir des informations, d’autant que les articles en cause ne portaient pas, selon lui, sur une question d’intérêt général. Il ajoute que la présente affaire concerne une matière dans laquelle il existe une jurisprudence constante de la Cour, de sorte que le respect des droits de l’homme n’exigerait pas que cette dernière poursuive néanmoins l’examen de la requête. Enfin, il soutient que le grief du requérant a été dûment examiné par les tribunaux internes.

38. Le requérant argue que l’article 35 § 3 b) de la Convention ne trouve pas à s’appliquer dans la présente affaire car le droit à la liberté d’expression contribue au bon fonctionnement d’une société démocratique et permet à la presse d’exercer le rôle de « chien de garde » qu’elle doit jouer dans pareille société. Il estime que le retrait de son accréditation constitue un refus d’accès à l’information, et que, partant, on ne peut pas considérer que le préjudice qui en a découlé ne soit pas important. Il ajoute qu’à son avis, l’affaire pose des questions importantes du point de vue du droit national.

39. La Cour note que la Convention ne limite pas l’application du critère de recevabilité énoncé à l’article 35 § 3 b) de la Convention à un droit particulier protégé par la Convention. En même temps, la Cour est consciente de la plus haute importance de la liberté d’expression en tant que l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions fondamentales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Par conséquent, dans les affaires concernant la liberté d’expression, l’application de ce critère de recevabilité devrait tenir dûment compte de l’importance de cette liberté et faire l’objet d’un examen minutieux de la part de la Cour. Cet examen devrait englober, entre autres, des éléments tels que la contribution à un débat d’intérêt général et la question de savoir si une affaire implique la presse ou d’autres médias d’information (Sylka c. Pologne (déc.), no 19219/07, § 28, 3 juin 2014, et les références y citées).

40. En l’espèce, la Cour constate que le grief concerne le refus de laisser le requérant, un journaliste, accéder à des informations détenues par une autorité publique afin de transmettre au public des informations que l’intéressé considérait comme portant sur une question d’intérêt général. Dans ces conditions, elle considère que le défaut allégué à un tel accès comporte non seulement un préjudice non pécuniaire important pour le requérant, mais constitue également une raison pour continuer l’examen du grief en ce qu’il pose des questions importantes pour le respect des droits de l’homme (voir, en ce sens, Rosiianu c. Roumanie, no 27329/06, § 56, 24 juin 2014). Il convient, dès lors, de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

2. Sur la présence d’autres motifs d’irrecevabilité

41. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

42. Le requérant estime qu’en lui interdisant l’accès aux informations se trouvant dans les archives, les autorités ont fait ingérence dans l’exercice par lui de sa liberté d’expression, et en particulier de son droit de communiquer des informations au public. Il expose que le retrait de son accréditation l’a empêché de continuer à écrire des articles sur la vie sportive pendant l’ère communiste.

43. Il soutient que cette ingérence était dépourvue de base légale. À cet égard, il avance que les dispositions de l’OUG no 24/2008 et du règlement du CNSAS n’étaient pas en vigueur lorsqu’il a obtenu son accréditation en 2005, et que dès lors, elles lui étaient inaccessibles et il ne pouvait pas prévoir qu’elles lui seraient appliquées. Il argue que la sanction prévue dans l’OUG no 24/2008 pour non-respect de la vie privée des personnes mentionnées dans les documents de la Securitate n’était pas le retrait de l’accréditation, et que cette mesure n’était prévue qu’à l’article 39 § 7 du règlement du CNSAS, et ce pour une autre situation que le non-respect de la vie privée des personnes persécutées par la Securitate. Il considère donc qu’aucune disposition légale ne permettait de retirer une accréditation pour la raison invoquée dans son cas.

44. Le requérant estime ensuite que l’ingérence ne poursuivait pas un but légitime. Il avance sur ce point que, d’une part, elle a privé le public de la possibilité de prendre connaissance d’informations d’intérêt général et, d’autre part, l’État a choisi de protéger les intérêts de personnes qui ne s’estimaient pas victimes d’une atteinte à leur droit au respect de la vie privée et familiale.

45. Il conteste également la nécessité de l’ingérence. À cet égard, il indique notamment qu’il voulait, en tant que journaliste, communiquer au public des informations qui portaient sur une question d’intérêt majeur pour la société, qui existaient déjà et qui étaient disponibles. Il ajoute qu’il a agi de bonne foi, que les informations qu’il a fournies étaient fiables et précises et qu’il n’a fait que reproduire les éléments qu’il avait recueillis dans les archives. Il affirme avoir voulu présenter la manière dont les agents de la police politique agissaient et le type d’information qu’ils recherchaient.

46. Il argue aussi que les personnes mentionnées dans les articles étaient connues du public et devaient donc bénéficier d’une protection moindre de leur droit au respect de la vie privée. Il ajoute qu’il a présenté les informations litigieuses dans un journal sportif et que leur diffusion a dès lors eu un impact réduit.

47. Il soutient que les juridictions roumaines n’ont pas mis en balance les intérêts en cause : elles auraient mentionné le droit protégé par l’article 8 de la Convention, mais elles n’auraient pas examiné l’affaire au regard des critères établis dans la jurisprudence de la Cour.

48. Enfin, sur la proportionnalité de l’ingérence, le requérant argue que sans accès aux informations figurant dans les archives, il ne peut pas exercer correctement son métier de journaliste. Il considère que la sanction qui lui a été imposée a un effet dissuasif, ce qui la rendrait disproportionnée. Il ajoute que le droit interne ne limite pas dans le temps le retrait de l’accréditation et qu’à ce jour ce retrait continue à produire ses effets en ce qui le concerne.

b) Le Gouvernement

49. Le Gouvernement considère que le retrait de l’accréditation ne constitue pas une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. Il plaide qu’il n’a pas été mis fin à l’activité journalistique du requérant et que celui-ci n’a perdu que son droit d’accéder aux archives de la Securitate afin de mener des recherches.

50. Il estime également que, à supposer même qu’il y ait eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, cette ingérence aurait été prévue par la loi. Renvoyant aux constats du CNSAS et surtout à ceux des juridictions nationales, il indique que le retrait de l’accréditation du requérant trouvait une base légale dans l’OUG no 24/2008 et dans le règlement du CNSAS. Il considère que la prévisibilité des dispositions légales ne peut pas être remise en question puisqu’afin d’obtenir son accréditation le requérant avait bien suivi la procédure préalable, que son activité était assimilée à celle d’un professionnel et qu’il savait que son activité de recherche était régie par ces dispositions.

51. Le Gouvernement soutient ensuite que l’ingérence alléguée poursuivait le but légitime de protéger la réputation d’autrui.

52. En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure, il indique que les articles en cause présentaient essentiellement des aspects de la vie privée de différentes personnes, sans intérêt significatif pour un débat public, et que leur contenu était d’ailleurs très éloigné de l’objectif que le requérant avait déclaré pour obtenir son accréditation, à savoir une étude historique, politique et sociologique. Il ajoute que certaines des informations diffusées n’étaient pas avérées, tout en précisant qu’à son avis, la présente affaire ne porte pas sur la véracité des informations contenues dans les dossiers de la Securitate mais sur leur publication portant atteinte au droit à la vie privée d’autrui quoiqu’elle ait été faite dans un but déclaré de recherche historique. Il estime que même si le public a le droit de recevoir des informations sur ce qui se déroulait dans milieu sportif pendant la période communiste, ce droit ne lui permet pas d’obtenir des informations concernant la vie privée des sportifs, la divulgation de telles informations étant d’ailleurs interdite par la loi.

53. Le Gouvernement avance que le CNSAS a justifié sa décision par des motifs précis et que cette décision a été confirmée par les juridictions nationales. Il ajoute que celles-ci ont examiné la mesure litigieuse en tenant compte du droit à la liberté d’expression du requérant et qu’elles ont largement motivé leurs décisions, en insistant sur le fait que l’intéressé avait méconnu les obligations qui conditionnaient l’accès aux archives de la Securitate. Il ajoute que le retrait de l’accréditation ne dépendait pas de l’exercice d’un droit de réplique de la part des personnes lésées mais que la simple existence des articles litigieux était suffisante pour le justifier.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

54. La Cour constate que les positions des parties divergent sur la question de l’existence en l’espèce d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (paragraphes 42 et 49 ci‑dessus).

55. La Cour observe que le requérant avait obtenu l’autorisation d’accéder aux archives de la Securitate en tant que chercheur (paragraphe 5 ci-dessus) et qu’il était journaliste sportif (paragraphe 4 ci-dessus). Il n’est pas contesté entre les parties que, afin d’écrire des articles de presse, il a utilisé les informations qu’il avait obtenues en consultant les archives. Le retrait de l’accréditation avait donc eu un effet sur l’activité de l’intéressé, l’empêchant d’obtenir des informations pour achever son travail. La Cour rejette donc l’argument du Gouvernement selon lequel la mesure litigieuse n’a eu aucune incidence sur le droit du requérant de communiquer des informations et admet qu’il y a eu ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression (voir Selmani et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 67259/14, § 61, 9 février 2017, et, mutatis mutandis, Szurovecz c. Hongrie, no 15428/16, § 54, 8 octobre 2019).

b) Sur la justification de l’ingérence

56. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique » (Magyar Helsinki Bizottság, [GC], no 18030/11, § 181, 8 novembre 2016).

i. Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

a) Principes généraux

57. La Cour a résumé récemment dans l’arrêt Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie ([GC], no 201/17, § 93-98, 20 janvier 2020) les principes applicables lorsqu’il s’agit de déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression satisfait à l’exigence de légalité. Elle rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, [GC], précité, § 93, ainsi que les références qui s’y trouvent citées).

58. En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, elle a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, [GC], précité, § 94). Par ailleurs, l’exigence de prévisibilité ne saurait être interprétée comme une règle commandant que les modalités détaillées d’application d’une loi soient énoncées dans le texte lui-même ; elle peut se trouver respectée si des points qui ne peuvent pas être tranchés de manière satisfaisante sur la base du droit interne sont énoncés dans des textes de rang infra-législatif (ibidem).

59. Par ailleurs, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, [GC], précité, § 97, ainsi que la référence qui s’y trouve citée).

b) Application de ces principes en l’espèce

60. La Cour note que les parties sont en désaccord sur la question de savoir si le retrait de l’accréditation du requérant reposait sur une base légale conforme aux exigences de la Convention. L’intéressé soutient principalement que la loi interne ne sanctionnait pas par le retrait de l’accréditation le non-respect de l’obligation de préserver le droit au respect de la vie privée des personnes persécutées par la Securitate (paragraphe 43 ci-dessus) et qu’en tout état de cause, ses articles ne concernaient pas des personnes « persécutées » par les organes de la Securitate (paragraphe 27 ci‑dessus). Le Gouvernement, de son côté, fait valoir que les décisions de justice internes ont confirmé que l’article 28 § 3 de l’OUG no 24/2008 et l’article 39 du règlement du CNSAS conféraient une base légale à la mesure litigieuse.

61. La Cour observe qu’il ressort du procès-verbal du CNSAS du 21 juillet 2009 (paragraphe 5 ci-dessus) et de l’arrêt de la cour d’appel du 20 septembre 2011 (paragraphe 21 ci-dessus) que la décision de retrait de l’accréditation reposait sur l’article 28 §§ 1 et 3 de l’OUG no 24/2008 et sur l’article 39 §§ 1, 2, 5 et 7 du règlement du CNSAS. En outre, tant le collège que la Haute Cour ont noté que le requérant avait méconnu les dispositions de la loi générale no 677/2001 relative à la protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel qu’ils estimaient applicables en l’espèce (paragraphes 10, 13 et 28 ci-dessus).

62. La Cour note que tant l’article 28 § 3 de l’OUG no 24/2008 que l’article 39 § 5 du règlement du CNSAS prévoient l’obligation pour les bénéficiaires d’une autorisation d’accès aux archives de la Securitate de protéger la vie privée et familiale des personnes persécutées par les organes de la sécurité de l’État, conformément aux dispositions de la loi no 677/2001 (paragraphes 32 et 34 ci-dessus). Elle note aussi que l’article 39 § 7 du règlement du CNSAS prévoit le retrait de l’accréditation des personnes qui utilisent à des fins autres qu’exclusivement scientifiques les documents mis à leur disposition (paragraphe 34 ci-dessus). En outre, la loi no 677/2001 assure une protection générale à toutes les données personnelles détenues par les autorités de l’État (paragraphe 30 ci-dessus).

63. La divergence d’opinions entre les parties quant à la base légale provient plus particulièrement de leur désaccord sur la question de savoir si le retrait de l’accréditation prévu à l’article 39 § 7 du règlement du CNSAS pouvait sanctionner le non-respect de l’obligation de protéger la vie privée et familiale qui incombait en vertu des articles 39 § 5 du règlementet 28 § 3 de l’OUG no 24/2008 aux bénéficiaires d’un accès à ces documents.

64. En l’espèce, la Cour note que, dans son arrêt du 20 septembre 2011, la cour d’appel a examiné en détail l’argument que le requérant tirait d’un défaut de base légale du retrait de l’accréditation et elle a constaté que, dans ses articles, l’intéressé s’était borné à divulguer des éléments de la vie privée de certains sportifs sans analyser les méthodes utilisées par la Securitate dans leurs cas respectifs, s’éloignant ainsi du but pour lequel l’accréditation lui avait été accordée (paragraphe 25 ci-dessus). Elle note aussi que la Haute Cour a ajouté que la décision de retrait de l’accréditation de l’intéressé trouvait une base légale également dans les dispositions générales de la loi no 677/2001 (paragraphe 28 ci-dessus).

65. La Cour ne voit pas de raison de remettre en question l’analyse des juridictions nationales. Plus particulièrement elle tient compte de ce que l’article 5 §§ 1, 2 et 3 de la loi no 677/2001 indiquait que les données à caractère personnel ne pouvaient faire l’objet d’un traitement que si la personne concernée y avait consenti de manière expresse et non équivoque à l’exception de l’hypothèse où le traitement était effectué exclusivement à des fins de recherche statistique, historique ou scientifique et que les données restaient anonymes tout au long du processus et cela sans préjudice des dispositions légales relatives à l’obligation pour les autorités publiques de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale (paragraphe 30 ci-dessus). Dès lors, la Cour considère que l’obligation pour le requérant d’assurer la protection des données personnelles détenues par les autorités publiques était prévisible.

66. La Cour note ensuite que le paragraphe 7 de l’article 39 du règlement du CNSAS, qui régit l’octroi de l’accréditation et les obligations incombant aux bénéficiaires de l’accès qu’elle ouvre, prévoyait effectivement la possibilité de retirer l’accréditation au cas où un chercheur utiliserait les documents à des fins autres qu’exclusivement scientifiques (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour considère que la manière dont s’articulait cette disposition réglementaire et les différentes dispositions légales applicables en l’espèce, est une question d’interprétation du droit interne. Or, comme elle l’a rappelé à de nombreuses reprises dans sa jurisprudence, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999‑III).

67. Compte tenu de l’obligation incombant au requérant de protéger les données personnelles en vertu de la loi no 667/2001 et de celle d’utiliser les informations obtenues à de fins exclusivement scientifiques, la Cour considère que l’interprétation que les juridictions nationales ont faite des dispositions légales n’était ni arbitraire ni imprévisible, et que le requérant pouvait prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, que ses actes étaient susceptibles d’appeler l’application de l’article 39 §§ 1, 2, 5 et 7 du règlement du CNSAS combinés avec les dispositions pertinentes de la loi no 677/2001.

68. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence faite dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi » au sens du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention.

ii. Sur le but de l’ingérence

69. La Cour prend note ensuite des thèses divergentes des parties quant à la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime (paragraphes 44 et 51 ci-dessus).

70. Elle observe que le but invoqué par les autorités nationales pour prendre la mesure litigieuse était la protection de la vie privée des personnes mentionnées dans les articles publiés par l’intéressé. Toutefois, les faits de la présente affaire se distinguent de ceux des affaires dans lesquelles les personnes visées par un article de presse dénonçaient elles-mêmes une méconnaissance de leur droit à la vie privée à raison de l’exercice par un journaliste de sa liberté d’expression. En l’occurrence, c’est une autorité publique qui a pris la mesure contestée, afin de protéger le droit à la vie privée de tiers qui ne s’étaient pas manifestés pour se plaindre d’une atteinte à leurs droits.

71. La Cour note qu’en l’espèce, le requérant n’a pas demandé l’accès aux archives de la Securitate afin d’étudier son dossier personnel (voir, par exemple, Haralambie c. Roumanie, no 21737/03, § 60, 27 octobre 2009). Il a demandé et obtenu cet accès afin de recueillir des informations dans un but de recherche historique. Les documents qu’il a étudiés renfermaient des informations sur des personnes qui avaient été surveillées par la police politique ou qui avaient collaboré avec elle.

72. La Cour estime raisonnable pour une autorité publique amenée à gérer des fichiers contenant des informations sur des particuliers – en l’espèce, le CNSAS – de prévoir dans son règlement des garanties visant à protéger les droits fondamentaux de ces personnes, y compris leur droit à la vie privée. Par ailleurs, la loi no 677/2001 qui représente la loi générale en matière de protection des données personnelles à laquelle le règlement du CNSAS renvoie expressément assure la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (paragraphes 13 et 30 ci-dessus).

73. En matière de données à caractère personnel, la Cour s’est déjà appuyée dans sa jurisprudence sur la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (paragraphe 35 ci-dessus), dont le but est « de garantir (…) à toute personne physique (…) le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant » (article 1) – voir, par exemple, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 65, CEDH 2000‑II, et Magyar Helsinki Bizottság, [GC], précité, § 192.

74. Dès lors, compte tenu de l’obligation légale pour toute autorité publique de protéger les données à caractère personnel qu’elle détient, la Cour estime que le Gouvernement peut invoquer à juste titre le but légitime consistant à protéger les droits d’autrui, même si les personnes directement visées ne se sont pas manifestées.

75. S’agissant de l’argument du requérant selon lequel le retrait de son accréditation a privé le public de la possibilité de prendre connaissance d’informations d’intérêt général (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour considère qu’il relève de l’examen de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique présenté ci-dessous (paragraphe 85 ci-dessous).

iii. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

a) Principes généraux

76. Les principes fondamentaux à appliquer pour déterminer si une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Magyar Helsinki Bizottság, [GC], précité, § 187, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (…)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (…) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (…) »

77. La Cour rappelle que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Stoll, [GC], précité, § 102, ainsi que les références qui s’y trouvent citées). Elle rappelle également que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. La notion de journalisme responsable est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes. Le fait qu’un journaliste ait enfreint la loi applicable doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable (voir, mutatis mutandis, Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 90, CEDH 2015).

b) Application de ces principes en l’espèce

78. La Cour note qu’en application des dispositions légales (paragraphes 30 et 34 ci-dessus) le CNSAS a décidé de retirer l’accréditation du requérant, au motif que celui-ci n’avait pas honoré son obligation de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale de ceux qui avaient été persécutés par les organes de sécurité de l’État et qu’il avait utilisé dans un but qui s’éloignait de celui pour lequel l’accréditation lui avait été accordée les informations qu’elle lui avait permis d’obtenir (paragraphes 8 à 10 et 13 ci-dessus). Les juridictions nationales ont confirmé ce raisonnement dans leurs arrêts (paragraphes 25 et 28 ci-dessus). La Cour fondera son examen sur ces éléments, tout en tenant compte de sa conclusion selon laquelle l’ingérence subie par le requérant en l’espèce visait le but légitime de protéger les droits d’autrui (paragraphe 74 ci‑dessus).

79. En l’occurrence, elle observe qu’en vertu de l’article 39 § 1 du règlement du CNSAS, un chercheur pouvait obtenir une autorisation d’accès aux documents du CNSAS pour mener des recherches « afin d’établir la vérité historique sur la période de la dictature communiste ». Lorsqu’il avait sollicité son autorisation d’accès aux archives de la Securitate, le requérant avait déclaré devoir consulter ces archives pour faire une recherche sur le thème « le sport roumain pendant l’ère communiste » (paragraphe 5 ci‑dessus). Il apparaît donc qu’il entendait fournir au public, en tant que chercheur et journaliste, des informations sur les méthodes utilisées par l’ancienne police politique dans le domaine des activités sportives.

80. Cela étant, l’intérêt du requérant, qui était de mener ses recherches et d’informer le public, se trouvait confronté à un autre intérêt, celui des personnes qui étaient mentionnées dans les archives, et qui avaient pour certaines d’entre elles été persécutées par la Securitate, à voir leur droit à la vie privée respecté. Or tant les lois spéciales applicables en la matière – l’OUG no 24/2008 et le règlement du CNSAS – que la loi générale no 677/2001 prévoyaient de manière claire l’obligation de protéger le droit à la vie privée des tiers ainsi que les conditions dans lesquelles les données personnelles pouvaient être traitées.

81. À cet égard, la Cour rappelle que la divulgation d’informations relatives à la vie privée d’un individu entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1, et que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de la personne. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. Des éléments tels, par exemple, que l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8. La vie privée peut aussi inclure les activités professionnelles ou commerciales. La Cour a dit également qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Magyar HelsinkiBizottság, [GC], précité, § 191, ainsi que les références qui s’y trouvent citées).

82. En l’espèce, le requérant a divulgué dans les articles litigieux des informations sur des personnes qui avaient collaboré avec la police politique et qui avaient fourni à cette dernière des informations sur différentes personnalités sportives (paragraphe 6 ci-dessus). Même si la manière dont la Securitate avait agi sur les sportifs pendant la période communiste présentait un intérêt évident pour le public, la Cour note, avec les autorités nationales, que les informations dévoilées au public, indiquées dans le procès-verbal du 21 juillet 2009 (paragraphe 8 ci-dessus), présentaient des comportements qui relevaient de la sphère privée ou concernaient l’intégrité morale des personnalités sportives sur lesquels la Securitate souhaitait obtenir des informations et leur rapport à la religion ou à la justice.

83. Qui plus est, le requérant désignait nommément dans ces articles les personnalités sportives concernées. Les informations concernaient certes des sportifs très connus du public, mais elles n’avaient pas trait à leurs performances sportives ni même à l’activité sportive en général. Elles n’avaient pas été rendues publiques par les personnes concernées, elles n’étaient pas accessibles au public par un autre moyen et il n’était pas possible d’en vérifier l’exactitude. Dès lors, la Cour considère que ces informations, visées dans le procès-verbal du 21 juillet 2009, révélaient des aspects de la vie privée des personnes mentionnées et que ces dernières étaient raisonnablement en droit d’attendre tant de la part de l’autorité qui les détenait que de la part du requérant, qui y avait eu accès,une protection de leur droit au respect de leur vie privée.

84. Telle que la garantit l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression n’est pas illimitée, elle peut être restreinte dans un but légitime visé au paragraphe 2 de cet article, notamment aux fins de la protection des droits et libertés d’autrui. Ainsi, la question essentielle à trancher en l’espèce est celle de savoir si le moyen employé pour protéger ces droits et libertés était proportionné au but visé.

85. La Cour note que le sujet d’étude que le requérant avait déclaré auprès du CNSAS afin d’obtenir l’autorisation d’accès aux archives de la Securitate concernait le sport roumain pendant la période communiste. Elle rappelle qu’elle a déjà constaté, dans le contexte roumain, que l’adoption de la législation permettant de dévoiler les noms des anciens collaborateurs de la Securitate présentait un intérêt majeur pour la société roumaine entière et que la collaboration des hommes politiques et dirigeants religieux avec la Securitate était une question sociale et morale très sensible (Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 43, 14 octobre 2008, et Catalan, précité, § 65). Elle estime qu’il en va de même de la collaboration avec la Securitate des personnes du milieu sportif.

86. Si la question de la collaboration avec l’ancienne police politique présente un intérêt public certain, la Cour considère que le caractère sensible qu’elle revêt demande qu’elle soit abordée avec prudence et esprit critique (Catalan, précité, § 70). Or, en l’espèce, le requérant a choisi dans les articles litigieux non pas de réaliser un examen académique des informations qu’il avait obtenues en étudiant les archives de la Securitate, mais de divulguer ces informations sous forme brute, sans en apprécier la pertinence au regard du but déclaré de sa recherche, qui était le sport pendant l’ère communiste et souhaitait présenter la manière dont les agents de la police politique agissaient et le type d’information qu’ils recherchaient d’établir (paragraphes 5 et 45 ci-dessus). En outre, au lieu de trier ces informations et de respecter les dispositions applicables en matière de traitement des données à caractère personnel, il a révélé au public des aspects de la vie privée des sportifs qui n’étaient nullement de nature à contribuer à un débat d’intérêt général.

87. La Cour note que le requérant a pu saisir les juridictions internes d’une action en contentieux administratif pour contester le retrait de son accréditation, et présenter dans le cadre d’une procédure contradictoire les arguments qu’il estimait utiles et pertinents. Elle observe que ces juridictions ont jugé que, en s’exprimant comme il l’avait fait dans les articles litigieux, il avait méconnu son obligation de protéger le droit à la vie privée des personnes persécutées par la Securitate et s’était éloigné du but de recherche pour lequel l’accréditation lui avait été accordée (paragraphes 25 et 28 ci-dessus). Elle estime que cette interprétation des obligations découlant des dispositions légales, et plus particulièrement du règlement régissant l’obtention d’une autorisation d’accès aux archives de la Securitate, est raisonnable et nullement arbitraire.

88. Elle observe enfin que la conséquence du non-respect par le requérant de ses obligations légales a été le retrait de l’accréditation qui lui permettait d’accéder aux archives de la Securitate (paragraphe 7 ci-dessus). Certes, l’impossibilité d’accéder aux archives a un certain impact sur l’activité de recherche de l’intéressé. Toutefois, elle ne l’empêche pas d’exercer son métier de journaliste. Il est vrai aussi que la loi ne limite pas dans le temps le retrait de l’accréditation, sans indiquer toutefois si l’intéressé pouvait formuler, le cas échéant, une nouvelle demande d’accréditation. Quoi qu’il en soit, eu égard au caractère très personnel des informations dévoilées, la Cour estime raisonnable et légitime que le CNSAS, détenteur de documents au contenu sensible, ait considéré que le non-respect par le requérant de ses obligations légales avait irrémédiablement compromis la confiance qui devait exister entre l’institution et les personnes auxquelles elle permettait d’accéder à ces documents (voir, mutatis mutandis, Catalan, précité, § 75). Dès lors, elle ne peut juger disproportionné le retrait de l’accréditation du requérant.

c) Conclusion

89. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant était étayée par des motifs pertinents et suffisants et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en cause sans outrepasser leur marge d’appréciation.

90. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Ditqu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                            Yonko Grozev
Greffière adjointe                      Président

Dernière mise à jour le novembre 9, 2020 par loisdumonde

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