AFFAIRE FRANCU c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme)

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE FRÂNCU c. ROUMANIE
(Requête no 69356/13)
ARRÊT

Art 8 • Vie privée • Huis clos refusé, dans une affaire de corruption visant un maire, pour l’examen d’une demande de libération pour raison de santé • Absence de la mise en balance nécessaire entre l’intérêt général de la publicité des audiences et le droit au respect de la confidentialité des données médicales

STRASBOURG
13 octobre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Frâncu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni
Georges Ravarani,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffierde section,
Vu la requête (no 69356/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Emilian-Valentin Frâncu (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 novembre 2013,
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (le 12 février 2019),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 septembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête, introduite sur le terrain de l’article 8 de la Convention, concerne la violation alléguée du droit du requérant au respect de sa vie privée. L’intéressé se plaint, dans le cadre d’une procédure relative à sa détention provisoire, du rejet par la cour d’appel de la demande d’examen de l’affaire à huis clos, ce qui a entraîné la divulgation d’informations confidentielles concernant son état de santé.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1956 et réside à Râmnicu-Vâlcea. Il a été représenté par Me M.E. Livescu, avocate à Bucarest.

3. Le Gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, en dernier lieu Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

I. Les décisions concernant la détention provisoire du requérant

4. Le 25 avril 2013, le requérant, qui était à l’époque le maire de la ville de Râmnicu-Vâlcea, fut placé en garde à vue par le parquet national anticorruption dans le cadre d’une enquête de flagrance concernant l’attribution de marchés publics. Une perquisition eut lieu à son domicile.

5. Par une décision avant dire droit du 26 avril 2013, prise à la demande du parquet, le tribunal départemental de Bucarest ordonna le placement du requérant en détention provisoire. La demande du parquet avait été examinée à huis clos. Le requérant interjeta appel de cette décision et introduisit une demande de remise en liberté.

6. Il pria la cour d’appel de statuer sur son appel à huis clos. À cet égard, il soutenait que l’examen de son appel en audience publique aurait porté atteinte à sa vie privée et familiale à double titre. D’une part, il estimait que la présence du public et des journalistes dans la salle d’audience aurait été susceptible de créer un courant d’opinion négatif à son égard et ainsi de porter atteinte à son droit à la présomption d’innocence et à sa réputation. D’autre part, il exposait que sa demande de libération était fondée sur des arguments qui concernaient son état de santé et celui de son fils mineur. Il estimait que les éléments d’ordre médical qu’il entendait invoquer à l’appui de sa demande étaient de nature privée et que leur divulgation au public aurait porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention. Citant la jurisprudence de la Cour, il affirmait que les juridictions internes avaient l’obligation d’empêcher la divulgation de ces informations médicales confidentielles.

7. Le requérant réitéra sa demande de huis clos au début de l’audience du 2 mai 2013. Le représentant du ministère public s’y opposa.

8. La cour d’appel rejeta la demande, estimant qu’« au vu des motifs invoqués il n’[était] pas nécessaire d’examiner l’appel à huis clos, le cas d’espèce ne correspondant à aucune des situations prévues par l’article 290 § 2 du code de procédure pénale ».

9. Les avocats du requérant alléguèrent que leur client souffrait de plusieurs maladies, qu’il était sous traitement antidépresseur et anxiolytique, et que son état de santé était donc incompatible avec la détention. Ils versèrent au dossier plusieurs documents et rapports médicaux concernant le requérant et son fils mineur.

10. La cour d’appel rejeta l’appel et maintint la mesure de placement en détention. La décision fut prononcée en audience publique.

11. La cour d’appel écarta l’argument consistant à dire que l’état de santé du requérant était incompatible avec la détention, pour les motifs suivants :

« Au vu des documents médicaux que la défense a versés au dossier afin de prouver que [le requérant] souffre de plusieurs maladies cardiaques, qu’il est sous traitement antidépresseur et anxiolytique depuis plusieurs années et qu’il a subi plusieurs interventions chirurgicales pour d’autres maladies, la cour d’appel constate, d’une part, que ces maladies, y compris le trouble dépressif et anxieux, n’ont pas empêché l’appelant d’exercer une fonction publique jusqu’à présent et, d’autre part, que l’état de santé de l’intéressé et les circonstances personnelles invoquées ne sont pas suffisants en eux-mêmes pour justifier une remise en liberté compte tenu des faits reprochés, de la fonction publique exercée et de la nécessité de réprimer de tels actes de corruption, qui sont très répandus (…) »

II. La couverture de l’affaire dans la presse

12. La presse consacra plusieurs articles à l’ouverture des poursuites dirigées contre le requérant. Après l’audience du 2 mai 2013, elle relaya les informations concernant l’état de santé de l’intéressé.

13. Le 12 mai 2013, le journal local VoceaVâlcii publia un article intitulé « EmilianFrâncu ne représente pas un danger social » (EmilianFrâncu nu reprezintapericol social). L’article indiquait qu’au cours de l’audience, les avocats du requérant avaient invoqué le fait que leur client était sous traitement antidépresseur et anxiolytique. Il précisait également qu’il ressortait des documents médicaux versés au dossier que l’intéressé souffrait de cardiopathie ischémique, de fibrillation artérielle, d’un taux élevé de cholestérol, d’une hernie discale qui avait été opérée trois fois, d’une hernie cervicale, d’un adénome de la prostate et d’un syndrome dépressif.

14. Le 13 mai 2013, le portail Internet « reportervirtual.ro » publia un article intitulé « Pourquoi n’avez-vous pas dit, M. Frâncu, que vous souffriez d’un syndrome dépressif ?» (De ce nu ai spus, dleFrâncu, ca suferi de sindromdepresiv ?). L’article rappelait quelles étaient les manifestations du syndrome dépressif et reprochait au requérant d’avoir caché sa maladie pendant la campagne électorale.

15. Le 27 mai 2013, le journal local VoceaVâlcii publia un article intitulé « Un bruit court » (De la lumeadunate), où était décrite la perquisition qui avait eu lieu au domicile du requérant le 25 avril 2013 (paragraphe 4 ci-dessus). L’article précisait que le fils du requérant était malade et qu’il avait assisté à la perquisition sans pouvoir quitter son lit.

16. Le 13 novembre 2013, le portail Internet « criterii.ro » publia un article intitulé « Ce malade qui nous gouverne. Une question d’ordre public » (Acestbolnav care ne conduce. O provocare publica). L’auteur, qui affirmait que l’article avait pour but « la prévention sociale », citait les maladies dont souffrait le requérant. Il qualifiait ces maladies de « très graves autant pour le malade que pour la collectivité dont il [était] le maire», et reprochait au requérant de les avoir tues et de ne pas en avoir informé le public à l’occasion de son élection ou pendant son mandat.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

I. LE DROIT INTERNE

17. Le code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits énonçait notamment ce qui suit :

Article 290

« 1. Les audiences sont publiques. Les mineurs de moins de 16 ans ne peuvent pas y assister.

2. Si l’examen d’une affaire en audience publique est susceptible de porter atteinte aux intérêts de l’État, à la morale, à la dignité ou au respect de la vie privée d’une personne, le tribunal peut décider, d’office ou à la demande du parquet ou des parties, que l’audience se tiendra, en totalité ou en partie, à huis clos.

3. Le tribunal prend la décision de siéger à huis clos après avoir entendu les parties et le parquet, en audience publique.

4. Pendant l’examen de l’affaire à huis clos, ne sont autorisés à rester dans la salle que les parties, leurs représentants, leurs avocats et les personnes convoquées par le tribunal. »

18. Le règlement d’ordre intérieur des tribunaux, adopté par la décision du Conseil supérieur de la magistrature no 1375 du 17 décembre 2015 et publié au Journal officiel le 28 décembre 2015, comporte les dispositions suivantes :

Article 93

« 2. Les dossiers judiciaires ainsi que les documents concernant l’instance peuvent être consultés par les personnes qui justifient d’un intérêt légitime, dans l’ordre d’arrivée des demandes de consultation et dans le respect de l’intégrité des documents.

3. Les avocats des parties, les parties et leurs représentants, les experts et les interprètes sont prioritaires pour la consultation des dossiers.

4. L’accès de la presse aux dossiers et aux documents de l’instance est autorisé conformément aux dispositions des lois no 544/2001 [concernant le libre accès aux informations d’intérêt public] et no 677/2001 [concernant la protection des données à caractère personnel] et dans les conditions prévues par décision du Conseil supérieur de la magistrature (…).

10. Les dossiers concernant les affaires examinées à huis clos (…) ne peuvent être consultés que par les personnes mentionnées à l’article 93 § 3.

11. Dans le cas visé à l’article 93 § 10, seules les personnes mentionnées à l’article 93 § 3 peuvent obtenir des copies des pièces des dossiers ou des décisions rendues dans ces affaires. »

19. Le guide concernant la relation entre le système judiciaire et la presse, adopté par la décision du Conseil supérieur de la magistrature no 482 du 1er juin 2012, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, disposait notamment :

Article 38 § 4

« Les dossiers des affaires examinées à huis clos (…) ne peuvent pas être consultés par les représentants de la presse. Ces derniers n’ont pas le droit d’obtenir des copies des actes y figurant ou des décisions rendues dans ces affaires. »

20. La loi no 46/2003 sur les droits du patient (ci-après, « la loi no 46/2003 »), dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, disposait notamment :

Article 21

« Toutes les informations concernant l’état de santé du patient, les résultats des examens médicaux, le diagnostic, les avis médicaux, le traitement et les données personnelles sont confidentielles, même après le décès du patient. »

Article 22

« Les informations à caractère confidentiel ne peuvent être mises à la disposition de tiers que si le patient y a expressément consenti ou si la loi l’impose. »

21. Selon l’article 97 de la loi no 303/2004 relative au statut des magistrats (ci-après, « la loi no 303/2004 »), toute personne peut saisir le Conseil supérieur de la magistrature pour dénoncer chez un magistrat une activité ou un comportement inappropriés, ou encore un manquement à la déontologie ou une faute disciplinaire.

22. Selon l’article 99 t), constituent une faute disciplinaire, à moins que les circonstances n’appellent la qualification d’infraction en vertu de la loi pénale, la mauvaise foi et la négligence grave dans l’exercice des fonctions de magistrat.

23. Les sanctions disciplinaires, prévues par l’article 100, sont l’avertissement, la retenue sur salaire, le transfert temporaire dans un autre tribunal, la suspension temporaire du poste et la révocation de la magistrature.

II. Les dOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

24. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales se lisent ainsi :

Principe 8 – Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours

« La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe. »

Principe 12 – Admission des journalistes

« Les journalistes devraient être admis sans discrimination et sans exigence préalable d’accréditation aux audiences judiciaires publiques et aux prononcés publics de jugements. Ils ne devraient pas être exclus des audiences judiciaires, sauf si et dans la mesure où le public est exclu conformément à l’article 6 de la Convention. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

25. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la vie privée, en particulier à son droit à la protection des informations médicales confidentielles le concernant et concernant son fils mineur. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (…).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes

26. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il affirme qu’il aurait pu se plaindre auprès du Conseil supérieur de la magistrature du refus de la cour d’appel d’examiner son affaire à huis clos.

27. Le requérant réplique qu’il a exercé la seule voie de recours effective, à savoir la demande d’examen de l’appel en chambre du conseil. Il soutient qu’une éventuelle plainte auprès du Conseil supérieur de la magistrature aurait été vaine.

28. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes sont résumés dans Vučković et autres c. Serbie ((objection préliminaire) [GC], nos17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). La Cour rappelle, en particulier, que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 140, CEDH 2012). Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu’un recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, qu’il était susceptible d’offrir au requérant la réparation de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 115, CEDH 2007‑IV).

29. En l’espèce, le Gouvernement affirme que le requérant aurait pu saisir le Conseil supérieur de la magistrature d’une plainte disciplinaire contre les juges de la cour d’appel pour atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale.

30. Cependant, il n’a pas donné de précisions quant aux dispositions légales applicables ou à la pratique éventuelle du Conseil supérieur de la magistrature à cet égard.

31. À supposer qu’il fût possible de former une telle plainte sur le fondement des dispositions de la loi no 303/204 (paragraphes 18, 19 et 20 ci-dessus), la Cour note que même si une procédure disciplinaire avait été ouverte contre les juges de la cour d’appel, elle n’aurait pu avoir d’effets que sur la situation des magistrats en question, mais non sur celle du requérant (voir, mutatis mutandis, Paroisse gréco-catholique SfântulVasilePolonă c. Roumanie, no65965/01, §§ 100 et 101, 7 avril 2009). À cet égard, elle constate que le Conseil supérieur de la magistrature ne pouvait pas accorder à l’intéressé d’indemnisation pour violation de l’article 8 de la Convention.

32. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que la voie de recours suggérée ici par le Gouvernement n’était pas de nature à remédier pleinement à une atteinte au droit au respect de la vie privée découlant de la publication dans la presse de documents confidentiels (voir, notamment, Apostu c. Roumanie, no 22765/12, §§ 105 et 110, 3 février 2015). Elle estime que ces mêmes conclusions s’imposent, mutatis mutandis, en la présente espèce, où l’atteinte alléguée à ce droit découle de la divulgation de données médicales.

33. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’une action disciplinaire contre les juges de la cour d’appel ne saurait passer pour un recours effectif dans les circonstances de la présente affaire.

34. Dès lors, elle considère que le requérant ne disposait pas d’une voie de recours au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et que, partant, il convient de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

2. Sur la divulgation alléguée d’informations médicales confidentielles concernant le fils du requérant

35. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas lieu de se plaindre d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale quant à la question de l’état de santé de son fils mineur. À cet égard, il affirme qu’aucun article de presse n’a fait état d’informations médicales confidentielles concernant l’enfant.

36. Le requérant estime pour sa part que l’atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale était caractérisée dès lors que la presse a porté à la connaissance du public le fait que son fils était malade, même si elle n’a pas précisé de quelle maladie il souffrait.

37. La Cour note que le requérant a certes versé au dossier plusieurs articles de presse, mais qu’il n’a pas indiqué de manière concrète en quoi ces publications auraient porté atteinte à son droit à la vie privée par la publication d’informations médicales confidentielles concernant son fils.

38. Elle observe que, de manière générale, les articles en question traitaient de l’ouverture et du déroulement des poursuites engagées contre lui et que le fait que son fils était malade n’a été mentionné que dans un seul article, publié par le journal VoceaVâlcii le 27 mai 2013 (paragraphe 15 ci‑dessus).

39. En ce qui concerne cet article, la Cour prend en compte le contexte dans lequel il a été publié. Elle constate que le texte ne traitait pas de l’examen par la cour d’appel de la demande de remise en liberté que le requérant avait formée pour raisons médicales, mais décrivait la perquisition qui avait été menée à son domicile et à laquelle son fils avait assisté.

40. Dès lors, elle ne saurait spéculer sur le point de savoir si les journalistes de VoceaVâlcii avaient obtenu l’information concernant l’état de santé du fils du requérant auprès des personnes qui avaient pris part à la perquisition, ou en consultant le dossier de l’audience qui s’était tenue le 2 mai 2013 devant la cour d’appel.

41. Dans ces conditions, et en l’absence d’autres éléments, elle ne peut conclure que la mention faite dans cet article de l’état de santé du fils du requérant avait un lien avec la procédure d’examen de la demande de remise en liberté, et ce d’autant moins que la cour d’appel n’y avait nullement fait référence dans la motivation de sa décision du 2 mai 2013 (paragraphe 11 ci‑dessus).

42. Il s’ensuit que la partie du grief concernant la divulgation alléguée d’informations relatives à l’état de santé du fils du requérant est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3. Sur la divulgation alléguée d’informations médicales confidentielles concernant le requérant

43. La Cour constate que la partie du grief concernant la divulgation alléguée d’informations relatives à l’état de santé du requérant n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient dès lors de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

44. Le requérant soutient que la cour d’appel n’a pas suffisamment protégé son droit au respect de sa vie privée.

45. Il reproche à la cour d’appel la divulgation des informations confidentielles concernant son état de santé, qu’il attribue au rejet par cette juridiction de sa demande de huis clos, rejet qui a selon lui permis la présence des journalistes et du public dans la salle d’audience et, ainsi, l’accès de tous aux documents médicaux versés au dossier.

46. Il argue que la divulgation de ces informations confidentielles était contraire à la loi no 46/2003 (paragraphe 20 ci-dessus) et que l’ingérence dont il se plaint n’avait donc pas de base légale en droit interne.

47. Le requérant considère également que cette divulgation ne servait aucun intérêt public et qu’elle n’était pas nécessaire pour la poursuite de l’enquête concernant des faits de corruption. À cet égard, il expose que les documents médicaux qu’il produisait devaient uniquement servir à étayer sa demande de libération et n’avaient pas d’incidence sur le fond de l’affaire.

48. Enfin, il reproche à la cour d’appel d’avoir avancé une motivation « générale et stéréotypée » ne répondant pas aux arguments qu’il avait soulevés dans sa demande d’examen de l’affaire à huis clos aux fins de protection de sa vie privée.

b) Le Gouvernement

49. Le Gouvernement argue quant à lui que c’est le requérant lui-même qui a choisi de produire devant la cour d’appel des documents médicaux à l’appui de sa demande de libération, et qu’en versant ces documents au dossier, il devait s’attendre à ce que les informations qu’ils contenaient devinssent accessibles au public et à la presse.

50. En tout état de cause, le Gouvernement estime que s’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée, cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 290 du code de procédure pénale, qui posait comme règle générale la publicité des audiences (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, elle servait à assurer la publicité des débats prévue par l’article 6 de la Convention, et était proportionnée au but visé, compte tenu notamment des soupçons d’actes de corruption qui pesaient sur l’intéressé, dont la vie privée était plus exposée que celle d’un particulier puisqu’il exerçait une fonction publique.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principesgénéraux

51. La Cour rappelle que les données de nature médicale relèvent du droit au respect de la vie privée et familiale du patient, garanti par l’article 8 de la Convention (Mockutė c. Lituanie, no66490/09, § 93, 27 février 2018, et la jurisprudence qui y est citée).

52. À cet égard, elle rappelle également que le respect du caractère confidentiel des informations relatives à la santé constitue un principe essentiel du système juridique de toutes les Parties contractantes à la Convention. Il est capital de respecter ce principe non seulement pour protéger la vie privée des malades mais également pour préserver leur confiance dans le corps médical et les services de santé en général (Z. c. Finlande, 25 février 1997, § 95, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et L.L. c. France, no 7508/02, § 44, CEDH 2006‑XI). La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute communication ou divulgation de données à caractère personnel relatives à la santé qui ne serait pas conforme aux garanties prévues à l’article 8 de la Convention (Z. c. Finlande, précité, § 95, et Mockutė, précité, § 93).

53. Toute mesure prise par un État pour contraindre à communiquer ou à divulguer pareils renseignements sans le consentement de la personne concernée appelle un examen des plus rigoureux de la part de la Cour, qui doit apprécier avec un soin égal les garanties visant à assurer une protection efficace (voir, mutatis mutandis et par rapport aux informations se rapportant à la séropositivité, Z. c. Finlande, précité, § 96, et la jurisprudence qui y est citée).

54. La Cour admet que la protection de la confidentialité des données médicales, qui est dans l’intérêt du patient comme de la collectivité dans son ensemble, peut parfois s’effacer devant la nécessité d’enquêter sur des infractions pénales, d’en poursuivre les auteurs et de protéger la publicité des procédures judiciaires lorsqu’il est prouvé que ces derniers intérêts revêtent une importance encore plus grande (Z. c. Finlande, précité, § 97).

55. Toutefois, il peut être approprié de limiter les ingérences qui en découlent inévitablement autant que faire se peut à celles rendues strictement nécessaires par les spécificités de la procédure et les données du litige (L.L. c. France, précité, § 45, et la jurisprudence qui y est citée).

56. En ce qui concerne les questions relatives à l’accessibilité au public des données à caractère personnel, la Cour reconnaît qu’il convient de laisser aux autorités nationales compétentes une certaine latitude pour établir un juste équilibre entre la protection de la publicité des procédures judiciaires, d’une part, et celle des intérêts d’une partie ou d’une tierce personne à voir de telles données rester confidentielles, d’autre part. L’ampleur de la marge d’appréciation en la matière est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu et la gravité de l’ingérence (Z. c. Finlande, précité, § 99, et la jurisprudence qui y est citée).

b) Application de ces principes à la présente espèce

i. Sur l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée

57. La Cour constate tout d’abord qu’il n’est contesté par aucune des parties que les informations contenues dans les pièces médicales que le requérant a produites devant la cour d’appel à l’appui de sa demande de remise en liberté relèvent de la vie privée de l’intéressé, puisqu’elles concernent directement sa santé.

58. À cet égard, la Cour rappelle que les informations relatives à l’état de santé mentale sont par leur nature des informations extrêmement intimes et sensibles (voir, mutatis mutandis, Mockutė, précité, § 94, et Surikov c. Ukraine, no 42788/06, § 75, 26 janvier 2017).

59. La Cour constate ensuite qu’en rejetant la demande de huis clos soumise par l’intéressé, la cour d’appel a permis à la presse et au public d’assister à l’audience et de prendre connaissance des pièces du dossier concernant l’état de santé du requérant. La cour d’appel était donc à l’origine de la diffusion dans la presse d’informations confidentielles concernant l’état de santé du requérant.

60. La Cour souligne qu’elle ne saurait inférer du fait que le requérant a versé au dossier des documents concernant son état de santé qu’il acceptait ainsi que des informations confidentielles le concernant fussent portées à la connaissance du public. Au contraire, force est de constater qu’il a demandé d’emblée à la cour d’appel de statuer à huis clos afin d’empêcher la divulgation de ces informations (paragraphe 6 ci-dessus) et qu’il a réitéré sa demande, sans succès, au début de l’audience du 2 mai 2013 (paragraphe 7 ci-dessus).

61. Au vu de ces éléments, la Cour estime que le manquement de la cour d’appel à assurer la confidentialité des informations médicales concernant le requérant s’analyse en une ingérence de l’État défendeur dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée tel que garanti par le paragraphe 1 de l’article 8 de la Convention. Il reste à déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article.

ii. Sur la justification de l’ingérence

62. Le requérant considère qu’il est faux de dire que l’ingérence en cause était « prévue par la loi » et poursuivait un but légitime (paragraphes 46 et 47 ci-dessus).

63. La Cour constate pour sa part que l’ingérence trouvait une base légale dans les règles posées par le code de procédure pénale quant à la publicité des audiences (paragraphe 17 ci-dessus).

64. Elle reconnaît également qu’il y a un intérêt général à examiner en audience publique les demandes de remise en liberté afin d’assurer la transparence des procédures judiciaires et de préserver ainsi la confiance du public dans la justice. Dès lors, elle estime que le refus de la cour d’appel d’examiner la demande de remise en liberté à huis clos pouvait passer pour une mesure visant à protéger « les droits et libertés d’autrui » (voir, mutatis mutandis, Z. c. Finlande, précité, § 77).

65. Afin de déterminer si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour doit vérifier, en tenant compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire, si les motifs invoqués pour la justifier étaient pertinents et suffisants, et si elle était proportionnée aux buts légitimes poursuivis (Z. c. Finlande, précité, § 94).

66. Elle rappelle qu’elle a déjà dit que les procédures pénales devaient se dérouler de manière à ne pas mettre indûment en péril les droits des victimes ou des témoins tombant sous l’empire de l’article 8 de la Convention. Dans le cadre de pareilles procédures, certaines mesures peuvent être prises afin de protéger la victime, pourvu qu’elles puissent se concilier avec un exercice adéquat et effectif des droits de la défense (Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 103, CEDH 2015 (extraits)).

67. La Cour considère que les mêmes principes doivent s’appliquer, mutatis mutandis, lorsque, dans le cadre d’une procédure pénale, sont en jeu comme en l’espèce, d’une part, l’intérêt général à assurer la transparence de la procédure judiciaire et, d’autre part, l’intérêt du justiciable à préserver la confidentialité des données concernant son état de santé. Dès lors, elle estime que la cour d’appel était tenue de ménager un juste équilibre entre ces intérêts concurrents.

68. En l’espèce, la Cour note que, contrairement au tribunal départemental qui s’était prononcé en première instance à huis clos sur la mise en détention provisoire de l’intéressé (paragraphe 5 ci-dessus), la cour d’appel a, elle, rejeté la demande de huis clos et examiné l’affaire en audience publique.

69. La Cour relève que l’article 290 § 2 du code de procédure pénale (paragraphe 8 ci-dessus) autorise les juridictions internes à examiner une affaire à huis clos dans le cas où une audience publique risquerait de porter atteinte au respect de la vie privée d’une personne (paragraphe 17 ci‑dessus). De surcroît, les articles 93 §§ 10 et 11 du règlement d’ordre intérieur des tribunaux et l’article 38 § 4 du guide concernant la relation entre le système judiciaire et la presse restreignent l’accès du public et de la presse aux dossiers examinés à huis clos (paragraphes 18 et 19 ci-dessus).

70. Or, le requérant invoquait précisément un tel cas et sa demande visant à exclure le public et la presse de la salle d’audience poursuivait précisément un tel but, mais la cour d’appel a rejeté cette demande, considérant, sans fournir d’autres explications, que le cas d’espèce ne correspondait à aucune des situations prévues par l’article 290 § 2 du code de procédure pénale (paragraphe 8 ci-dessus).

71. Dans ces conditions, la Cour estime que la cour d’appel n’a pas avancé de motifs pertinents et suffisants à l’appui de sa décision de rejet de la demande d’examen de l’affaire à huis clos.

72. En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel l’ingérence était proportionnée au but visé dès lors que l’affaire portait sur des soupçons d’actes de corruption commis par le requérant en sa qualité de maire, dont la vie privée était plus exposée que celle d’un particulier (paragraphe 50 ci-dessus), la Cour rappelle que, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 97, CEDH 2012, et RubioDosamantes c. Espagne, no 20996/10, § 26, 21 février 2017). En tout état de cause, à supposer que la notoriété d’un accusé puisse constituer l’un des facteurs à prendre en compte dans l’analyse de proportionnalité d’une demande d’examen d’une affaire à huis clos, force est de constater qu’en l’espèce, aucun examen individualisé de la proportionnalité d’une telle mesure n’a été fait par la cour d’appel.

73. La Cour souligne également que la cour d’appel avait à se prononcer sur le maintien du requérant en détention provisoire. Les informations médicales confidentielles qui ont été dévoilées au public n’ont donc pas servi à l’examen du fond de l’accusation de corruption, mais uniquement à étayer la demande de libération formulée par le requérant, qui était fondée sur des arguments concernant son état de santé.

74. Au vu de ces éléments et compte tenu du rôle fondamental que joue la protection des données à caractère personnel, la Cour considère que, dans les circonstances en l’espèce, l’ingérence faite dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée ne reposait pas sur des motifs pertinents et suffisants et n’était pas proportionnée au but visé.

75. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

76. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

77. Le requérant demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

78. Le Gouvernement invite la Cour à considérer qu’un éventuel arrêt de violation constituerait en lui-même une réparation suffisante. Il ajoute que la somme sollicitée par le requérant est excessive et qu’elle n’est pas justifiée.

79. La Cour estime que le simple constat d’une violation ne constitue pas en l’espèce une réparation suffisante du préjudice moral subi par le requérant. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui accorde la somme de 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

80. Le requérant réclame, justificatifs à l’appui, 9 741 lei roumains (RON), soit environ 1 980 EUR, au titre des frais et dépens qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Il indique que cette somme correspond aux honoraires d’avocat et à des frais postaux.

81. Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive.

82. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 980 EUR pour la procédure menée devant elle.

C. Intérêtsmoratoires

83. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief concernant la divulgation des informations médicales concernant le requérant, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes,à convertir dans la monnaie de l’État défendeurau taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 980 EUR (mille neuf cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                       Yonko Grozev
Greffier                                    Président

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

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