AFFAIRE TERCAN c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 6158/18

L’affaire porte sur la mise et le maintien en détention d’un ancien juge de la Cour constitutionnelle turque, ainsi que sur la perquisition effectuée à son domicile, au lendemain de la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TERCAN c. TURQUIE
(Requête no 6158/18)
ARRÊT

Art 5 § 1 • Voies légales • Détention provisoire d’un ancien juge de la Cour constitutionnelle ordonnée, suite à la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016, dans des conditions l’ayant privé des garanties procédurales accordées aux membres de cette juridiction
Art 5 § 1 c) • Absence de raisons plausibles de le soupçonner d’appartenir à une organisation terroriste
Art 5 § 3 • Absence de motifs pertinents et suffisants pour son maintien en détention provisoire pendant plus de deux ans et huit mois dans l’attente de son jugement
Art 8 • Perquisition et saisies à son domicile n’étant pas prévues par la loi

STRASBOURG
29 juin 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tercan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Pauliine Koskelo,
Marko Bošnjak,
Saadet Yüksel, juges,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu la requête (no 6158/18) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Erdal Tercan (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 janvier 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire porte sur la mise et le maintien en détention d’un ancien juge de la Cour constitutionnelle turque, ainsi que sur la perquisition effectuée à son domicile, au lendemain de la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016.

EN FAIT

2. Le requérant, ancien membre de la Cour constitutionnelle turque (« la CCT »), est un ressortissant turc né en 1961. Il se trouve actuellement en détention. Il est représenté par Me H. Aygün, avocat à Ankara.

3. Le Gouvernement est représenté par leurs Co-Agents, M. Hacı Ali Açıkgül et Mme Çağla Pınar Tansu Seçkin.

A. Le parcours professionnel du requérant en tant que juge de la Cour constitutionnelle

4. Alors qu’il était professeur à la faculté de droit à l’Université d’Akdeniz, le 7 janvier 2011, le requérant fut nommé juge de la Cour constitutionnelle par le président de la République, avec une cessation des fonctions prévue à l’âge de soixante-cinq ans.

B. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et la déclaration de l’état d’urgence

5. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le Parlement, le Gouvernement et le Président de la République démocratiquement élus.

6. Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le Parlement et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, attaquèrent également des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 000 autres blessées.

7. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un ressortissant turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme le chef présumé d’une organisation terroriste appelée « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste Fetullahiste/Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.

8. Le 20 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé par périodes de trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du Président de la République.

9. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une notification de dérogation, dont le texte est reproduit dans l’arrêt Alparslan Altan c. Turquie (no 12778/17, § 66, 16 avril 2019).

10. Pendant l’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du Président de la République, adopta trente-sept décrets‑lois (nos 667 à 703) en vertu de l’article 121 de la Constitution. L’un de ces textes, le décret-loi no 667, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, prévoyait notamment en son article 3 que la CCT était habilitée à révoquer ses membres qui étaient considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité de l’État.

11. Le Gouvernement indique que, au cours de la tentative de coup d’État ou après, les parquets ont ouvert des instructions pénales contre les personnes impliquées dans le putsch et contre celles non directement impliquées mais ayant un lien avec l’organisation FETÖ/PDY, parmi lesquelles figuraient des membres de la magistrature.

12. L’état d’urgence prit fin le 19 juillet 2018. Par la suite, l’avis de dérogation a été retiré le 8 août 2018 (paragraphe 9 ci-dessus).

C. La révocation du requérant

13. Le 27 juillet 2016, c’est-à-dire après l’arrestation et la mise en détention de deux de ses membres, à savoir Alparslan Altan et le requérant, pour le chef d’appartenance à une organisation terroriste armée (paragraphe 17 ci-dessous), la CCT décida d’évaluer leur situation à l’aune de l’article 3 du décret-loi no 667 et de demander au parquet d’Ankara des documents relatifs à l’enquête pénale. Par ailleurs, elle accorda à ceux-ci un délai de cinq jours pour présenter leurs moyens de défense.

14. Le 31 juillet 2016, le requérant présenta ses moyens de défense.

15. Par une décision du 4 août 2016, la CCT, réunie en assemblée plénière, révoqua le requérant de ses fonctions. Pour ce faire, elle considéra, sur le fondement de l’article 3 du décret-loi no 667, qu’il ressortait notamment des « informations provenant de l’environnement social » (sosyal çevre bilgisi) et de la « conviction commune qui s’était matérialisée au fil du temps » (zaman içinde oluşan ortak kanaatleri) parmi ses membres que l’intéressé avait un lien avec l’organisation en question, de sorte qu’il n’était plus apte à exercer ses fonctions.

16. Le 7 septembre 2016, à la suite d’un recours formé par le requérant, la CCT décida qu’il n’y avait pas lieu de réexaminer sa décision rendue le 4 août 2016. Pour ce faire, elle considéra que la mesure de révocation prononcée en vertu de l’article 3 du décret-loi no 667 constituait une mesure extraordinaire ayant un effet définitif et permanent, insusceptible de recours en révision ou d’opposition.

D. L’arrestation et la mise en détention provisoire du requérant

17. Le 16 juillet 2016, dans le cadre de l’instruction pénale ouverte par le parquet d’Ankara, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue sur la base d’une directive émise par ledit parquet, qui le qualifia de membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et demanda son placement en détention provisoire. Les parties pertinentes en l’espèce de cette directive étaient ainsi libellées :

« L’infraction consistant à renverser le gouvernement et l’ordre constitutionnel par la force et la violence est actuellement perpétrée dans le pays ; les membres de l’organisation terroriste [FETÖ/PDY], qui sont les auteurs de cette infraction, risquent de s’enfuir du pays (…) »

Le même jour, la police mena une perquisition au domicile du requérant et saisit les ordinateurs et autres matériels informatiques appartenant à ce dernier.

18. À la demande du parquet, le juge de paix prononça une mesure de restriction de l’accès du suspect et de son avocat au dossier de l’enquête, en vertu de l’article 153 § 2 du code de procédure pénale (« le CPP »).

19. Le 19 juillet 2016, le requérant fut interrogé par le procureur de la République d’Ankara. Le gouvernement précise que, au cours de cet interrogatoire, l’intéressé a été questionné sur les chefs liés à son appartenance alléguée à une organisation terroriste armée. Le requérant, assisté par un avocat, nia tous les faits qui lui étaient reprochés.

20. Le même jour, le parquet d’Ankara déféra le requérant, ainsi que treize autres suspects, à savoir sept juges siégeant au sein du Conseil d’État, quatre juges siégeant au sein de la Cour de cassation et deux membres du Conseil supérieur des juges et des procureurs, devant le juge de paix (sulh ceza hakimliǧi). Il demanda la mise en détention provisoire des suspects, dont le requérant, au motif que certains membres de l’organisation FETÖ/PDY avaient pris la fuite après les événements du 15 juillet 2016 et qu’il n’avait pas encore été procédé à la collecte des éléments de preuve. Même si, dans l’acte portant demande de placement des suspects en détention provisoire, il était précisé que les suspects étaient soupçonnés d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel (article 309 du code pénal (« CP »)) et d’être membres de l’organisation terroriste FETÖ/PDY (article 314 du CP), le document mentionnait que l’infraction reprochée aux suspects était l’appartenance à une organisation terroriste armée, au sens de l’article 314 § 2 du CP.

21. Le 20 juillet 2016, le requérant, assisté par son avocat, comparut devant le juge de paix avec les treize autres suspects. Les déclarations des suspects, dont celles du requérant, furent enregistrées via le système informatique audiovisuel « SEGBİS » (Ses ve Görüntü Bilişim Sistemi).

À l’issue de l’audition, le 5ème juge de paix ordonna le placement en détention provisoire du requérant et des treize autres suspects. Pour ce faire, il considéra tout d’abord que, contrairement à ce que soutenaient les suspects, l’enquête pénale pouvait être conduite selon les règles de la procédure pénale ordinaire et non selon celles des procédures spéciales relatives aux magistrats, dans la mesure où l’infraction qui leur était reprochée relevait de la compétence des cours d’assises et qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit. Il ordonna ainsi la mise en détention des suspects, eu égard aux « preuves concrètes contenues dans le dossier » qui démontraient l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle, à l’existence d’un danger clair et imminent lié à la tentative de coup d’État, aux décisions du 17 juillet 2016 adoptées par les présidences de la Cour de cassation et du Conseil d’État, ainsi que par le Conseil supérieur des juges et procureurs. Enfin, il considéra que, eu égard aux exigences de l’article 100 du CPP et de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, la mise en détention provisoire était une mesure proportionnée à la gravité de la peine prévue par la loi, et que les mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes étant donné les risques de fuite et d’altération des éléments de preuve.

22. Le 31 juillet 2016, le requérant forma opposition à l’ordonnance du 20 juillet 2016 et demanda sa mise en liberté provisoire. Dans son opposition, il expliquait avoir été nommé juge à la CCT par le Président de la République et qu’il avait été arrêté à son domicile. Il soutenait que l’instruction devait être menée conformément à la procédure prévue par la loi no 6216 et que, par conséquent, la décision prise par le juge de paix ordonnant sa mise en détention était entachée de nullité. Par ailleurs, il expliquait que le raisonnement de ce juge selon lequel il s’agissait d’un cas de flagrant délit d’appartenance à une organisation armée était manifestement erroné. Il ajoutait qu’il avait été interrogé sur la base de questions vagues par le procureur et le juge de paix, sans que ceux-ci n’apportent le moindre élément de preuve susceptible de justifier les soupçons, alors qu’il leur avait expressément demandé de produire de tels éléments. Par conséquent, à ses yeux, alors que, selon l’ordonnance de détention, il existait des preuves démontrant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, aucune preuve ni aucun indice n’avaient été portés à sa connaissance. Il précisait à cet égard qu’en l’absence de faits ou de preuve concrets, il lui était impossible d’assurer sa défense contre les chefs d’accusation dont il faisait l’objet. De même, il soulignait son attachement à l’état de droit et à l’ordre constitutionnel et demandait notamment que les éléments de preuve soient portés à sa connaissance pour qu’il puisse présenter sa défense.

23. Par une décision du 9 août 2016, le 6ème juge de paix rejeta l’opposition formée par le requérant et celles introduites par les treize autres suspects contre l’ordonnance de mise en détention provisoire, considérant que la décision attaquée était conforme aux règles de la procédure et à la loi. Pour ce faire, il s’appuya essentiellement sur les motifs énoncés dans la décision attaquée.

E. Prolongation de la détention provisoire par les juges de paix

24. Le 18 août 2016, le requérant fit opposition à son maintien en détention, mais le juge de paix ordonna cette mesure, en s’appuyant essentiellement sur les motifs indiqués dans la décision du 20 juillet 2016.

25. Les 11 septembre, 10 octobre, 7 novembre et 5 décembre 2016, ainsi que les 3 janvier, 3 février, 1er mars, 29 mars, 26 avril, 23 mai, 23 juin et 20 juillet 2017, le juge de paix se prononça de manière groupée dans le cadre de l’examen d’office de la détention de plus d’une centaine de suspects et sur les demandes d’élargissement du requérant. Dans ses décisions, il releva que le procureur de la République avait demandé l’examen de la détention en application de l’article 108 du CPP et le maintien de cette mesure. Il souligna notamment la gravité de l’infraction reprochée et l’état des preuves, la persistance des motifs justifiant la détention, et les preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction. Il évoqua également « l’existence du risque que, s’il est remis en libération provisoire, le suspect se livrera à des activités susceptibles de porter préjudice au bon déroulement de la justice constitue un motif de détention », passage tiré, d’après lui, de l’arrêt Wemhoff c. Allemagne (27 juin 1968, série A no 7). Il estima également qu’il existait des faits donnant à penser que les preuves pouvaient être altérées ou dissimulées. Il releva en outre que la détention apparaissait être une mesure proportionnée et qu’un contrôle judiciaire serait insuffisant. Il fit en conséquence droit à la demande du procureur de la République et ordonna le maintien en détention provisoire du requérant, avec les autres suspects. Ces décisions concernaient plus d’une centaine de suspects, dont deux bénéficièrent d’une mise en liberté provisoire le 11 septembre 2016 assortie d’un contrôle judiciaire, eu égard à leur état de santé et à leurs circonstances familiales.

De même, les demandes de mise en liberté provisoire du requérant furent examinées individuellement les 18 août, 16 septembre et 13 octobre 2017 par le juge de paix. Dans ses décisions, ce dernier ordonna le maintien en détention provisoire du requérant toujours pour les mêmes motifs que ceux retenus dans les décisions précédentes.

26. Par ailleurs, les 25 juillet, 22 août, 19, 26 et 28 septembre, 24 octobre, 2 et 21 novembre, 2, 21 et 26 décembre 2016, 9 janvier, 10, 15 et 27 février, 9 et 18 mars, 7, 24 avril, 8 et 22 mai, 16 juin, 10 et 17 juillet, 14 et 16 août, 18, 20 et 25 septembre, 13 octobre et 10 novembre 2017, le requérant demanda sa remise en liberté provisoire ou forma opposition contre les décisions ordonnant son maintien en détention provisoire. Dans ses demandes, il soulignait notamment qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire et que les accusations étaient fondées sur des allégations abstraites. De même, il soutenait que l’existence d’un motif de détention, au sens de l’article 100 du CPP, tel que le risque de fuite ou l’altération des preuves, compte tenu de son statut social et de l’état des preuves, n’avait pas été démontrée. Il repoussait à cet égard la référence à l’arrêt Wemhoff précité, en mettant l’accent sur le caractère vague des reproches pesant sur lui et sur l’absence de preuves à charge susceptibles d’être altérées. Il plaidait également l’absence d’individualisation des décisions relatives à sa détention provisoire, en dénonçant l’insuffisance des motifs, qui selon lui étaient formulés de manière stéréotypée et abstraite pour justifier la mesure en question. Par ailleurs, à maintes reprises, il contesta la conformité au droit interne pertinent de cette mesure, ainsi que de la perquisition effectuée à son domicile. De même, il réclama à maintes reprises la levée de la restriction d’accès au dossier. En outre, il demanda que des mesures alternatives fussent appliquées au motif que son épouse était atteinte d’un cancer.

27. Les 9 août et 29 décembre 2016, 27 janvier, 16 février, 6, 15 et 21 mars, 17 et 19 avril, 12 septembre et 3 octobre 2017, les juges de paix se prononcèrent sur les oppositions formées par le requérant en rendant soit une décision concernant spécifiquement le requérant (15 mai, 12 septembre, 3 octobre 2017), soit une décision concernant plusieurs suspects (les autres décisions). Dans ces décisions, les oppositions furent rejetées au motif que la mesure en question était conforme à la loi et aux règles de procédure. Pour ce faire, les juges de paix s’étaient référés à l’état des preuves ou parfois aux éléments cités dans la décision de mise en détention provisoire.

28. Il ressort des pièces communiquées par les parties que, dans la plupart des décisions adoptées par les juges de paix en ce qui concerne la mise et le maintien en détention du requérant, ces derniers n’ont fait mention d’aucune preuve précise, se contentant d’utiliser des formules telles que « l’état des preuves » ou « les preuves versées au dossier » pour conclure à l’existence de forts soupçons, au sens de l’article 100 du CPP. Outre ces formules, les juges ont parfois évoqué les éléments de preuve suivants : les décisions du 17 juillet 2016 adoptées par les présidences de la Cour de cassation et du Conseil d’État, la décision du Conseil supérieur des juges et des procureurs, ainsi que les procès-verbaux de perquisition et de saisie.

F. La procédure devant la Cour de cassation

29. Le 25 octobre 2017, le parquet d’Ankara adressa un rapport de synthèse (fezleke) au parquet près la Cour de cassation en vue de l’ouverture d’une procédure pénale contre le requérant. Dans ce rapport, il indiquait que l’organisation FETÖ/PDY était l’instigatrice de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et qu’une instruction judiciaire visait les magistrats considérés comme étant membres de cette structure et comme ayant agi sous les ordres et directives de celle-ci. Le parquet soulignait que le risque de coup d’État n’était pas totalement écarté et qu’était en cause un cas de flagrant délit relevant de la compétence de la cour d’assises et que, de ce fait, le 16 juillet 2016, une instruction pénale avait été ouverte contre le requérant sur le fondement des dispositions de droit commun. Il considérait que les déclarations faites par des témoins anonymes et des suspects, le contenu des communications échangées entre d’autres personnes par le biais de la messagerie ByLock et les informations sur les signaux provenant du téléphone mobile démontraient que le requérant avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Ce document ne fut pas communiqué au requérant.

30. Le 11 décembre 2017, la 10ème chambre criminelle de la Cour de cassation se prononça d’office sur le maintien en détention du requérant et ordonna la prolongation de cette mesure. Pour ce faire, elle considéra ce qui suit :

« Il convient d’ordonner le maintien en détention du suspect Erdal Tercan (…), compte tenu de la nature de l’infraction reprochée au suspect, des peines minimales et maximales prescrites par le code pénal, de l’état des preuves, de l’absence de fait nouveau en faveur du suspect depuis son placement en détention provisoire, de l’existence d’un risque d’altération des preuves, du fait que l’enquête n’est pas encore terminée, de la persistance des motifs justifiant la détention et de l’existence de fort soupçons, dans la mesure où la décision de placement en détention provisoire apparaît être une mesure proportionnée et où le contrôle judiciaire serait insuffisant (…) ».

31. Le 16 janvier 2018, le parquet près la Cour de cassation déposa un acte d’accusation contre le requérant, à qui il reprochait principalement, sur le fondement de l’article 314 du CP, d’appartenir à une organisation terroriste armée, à savoir l’organisation FETÖ/PDY. Après avoir décrit les caractéristiques de cette dernière et sa structure secrète infiltrée au sein de la magistrature, il présenta les éléments à charge suivants : les déclarations de deux témoins anonymes ; les dépositions d’un ancien rapporteur de la CCT, accusé d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY ; et les échanges de messages effectués via ByLock et d’autres faits (en lien avec des informations tirées de la téléphonie).

32. Le 31 janvier 2018, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation autorisa la mise en accusation, à la suite de quoi le procès commença devant cette juridiction.

33. Le 8 février 2018, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation ordonna le maintien en détention du requérant. Les parties pertinentes de sa décision peuvent se lire comme suit :

« Il convient d’ordonner le maintien en détention de l’accusé, compte tenu des déclarations des témoins, du contenu du dossier et de l’état des preuves ; il y a des éléments de preuves concrets démontrant l’existence de forts soupçons (…). [De même, eu égard au fait que] de nombreux dirigeants et membres de l’organisation en question ont pris la fuite, et que la collecte des preuves est toujours en cours, il convient de considérer qu’il existe un risque de fuite ou d’altération des preuves (…). [Enfin, ces éléments sont également pertinents :] l’infraction reprochée figure parmi les infractions cataloguées au sens de l’article 100 § 3 du CPP et la mise en détention provisoire est une mesure proportionnée à la gravité de la peine prévue par la loi ; les mesures alternatives à la détention sont insuffisantes ; l’absence de changement dans la situation de l’accusé au regard de la loi (…) ».

34. Les 7 mars, 2 avril et 2 mai 2018, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation ordonna le maintien en détention du requérant pour des motifs semblables à ceux retenus dans la décision du 8 février 2018.

35. Le 15 mai 2018, devant la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation se tint la première audience, à l’issue de laquelle la haute juridiction ordonna le maintien en détention provisoire du requérant pour des motifs semblables à celles retenues dans la décision du 8 février 2018.

36. Les 13 juin, 12 juillet, 9 août et 6 septembre 2018, la détention provisoire du requérant fut examinée par la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation qui ordonna son maintien en détention provisoire pour des motifs semblables à ceux retenus dans la décision du 8 février 2018.

37. À l’audience du 27 septembre 2018, H.K., ancien président de la CCT, et R.Ü., ancien procureur de la République et ancien rapporteur de la CCT – accusé d’être membre de l’organisation FETÖ/PDY –, furent entendus en tant que témoins. À l’issue de l’audience, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation ordonna le maintien en détention provisoire du requérant pour des motifs semblables à ceux retenus dans la décision du 8 février 2018.

38. Les 24 octobre et 22 novembre 2018, la détention provisoire du requérant fut examinée par la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation, qui ordonna son maintien en détention provisoire pour des motifs semblables à ceux retenus dans la décision du 8 février 2018. Par ailleurs, dans ses décisions, la haute juridiction se référa non seulement aux déclarations des témoins mais également aux transcriptions, versées au dossier, des échanges de messages effectués via ByLock entre des tiers pour constater l’existence de forts soupçons.

39. À l’audience du 27 novembre 2018, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation ordonna le maintien en détention provisoire du requérant pour des motifs semblables à ceux retenus dans les décisions précédentes. Deux membres de la Cour de cassation, composée de cinq juges, s’opposèrent au maintien en détention provisoire du requérant.

40. Les 26 décembre 2018 et 24 janvier 2019, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation ordonna le maintien en détention provisoire du requérant pour des motifs semblables à ceux retenus dans les décisions précédentes.

41. À l’audience du 18 janvier 2019, le parquet présenta son réquisitoire, à l’issue duquel il requit la condamnation du requérant pour appartenance à une organisation terroriste armée, soutenant que ce dernier était membre de l’organisation terroriste en question infiltrée au sein de la justice et qu’il exerçait son mandat de juge en suivant les instructions de cette organisation. À l’issue de cette audience, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation ordonna le maintien en détention provisoire du requérant pour des motifs semblables à ceux retenus dans les décisions précédentes.

42. Le 19 mars 2019, la détention provisoire du requérant fut examinée par la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation, qui ordonna son maintien en détention provisoire pour des motifs semblables à ceux retenus dans les décisions précédentes. Deux membres de la Cour de cassation s’opposèrent à ce maintien en détention.

43. Par un arrêt sommaire du 4 avril 2019, la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de dix ans, sept mois et quinze jours, sur la base de l’article 314 § 2 du CP et de l’article 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme, pour appartenance à une organisation terroriste armée. L’arrêt précise que le requérant disposait d’un délai de quinze jours pour former un pourvoi devant l’assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation.

44. Le requérant ayant formé un pourvoi, la procédure pénale est toujours pendante devant l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation.

G. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

45. Les 7 septembre 2016 et 9 octobre 2017, le requérant saisit la CCT de deux recours individuels, qui furent joints (le requérant a fourni uniquement le formulaire de requête relatif à son recours du 7 septembre 2016). Il se plaignait d’avoir été arrêté et mis en détention provisoire de manière arbitraire et ce, selon lui, en méconnaissance du droit pertinent, à savoir la loi no 6216 relative à la Cour constitutionnelle et à ses règles de procédure. Il alléguait également qu’il n’existait aucun élément concret prouvant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. De même, il soutenait que les juridictions internes n’avaient pas suffisamment motivé leurs décisions ayant ordonné sa privation de liberté. Il dénonçait aussi la durée de sa détention provisoire et une absence d’indépendance et d’impartialité des juges de paix ayant ordonné sa mise en détention provisoire. Par ailleurs, il estimait que l’ensemble des mesures prises contre lui avaient enfreint son droit à un procès équitable. À cet égard, il soutenait que la mesure de détention provisoire avait été adoptée le 19 juillet 2016 sans qu’il puisse bénéficier des droits de la défense et de la possibilité d’examiner les éléments de preuve. En outre, il se plaignait de l’irrégularité de la perquisition effectuée à son domicile.

46. Le 12 avril 2018, la CCT rendit son arrêt (no 2016/15637), par lequel elle décida de rejeter les griefs suivants pour défaut manifeste de fondement :

– le grief tiré d’une atteinte à la présomption d’innocence, au motif que les déclarations, dénoncées par le requérant, que le parquet général avait faites ne visaient pas l’intéressé et que son nom n’avait pas été cité ;

– les griefs tirés d’une irrégularité de la mesure de mise en détention provisoire et d’une absence de raisons plausibles justifiant celle-ci ;

– le grief tiré d’une absence d’indépendance et d’impartialité des juges de paix ayant ordonné la mise en détention provisoire du requérant.

S’agissant du grief d’irrégularité de la perquisition effectuée à son domicile, la CCT le déclara irrecevable au motif que le requérant avait omis d’introduire une demande d’indemnisation devant la cour d’assises en vertu de l’article 141 § 1 i) du CPP.

Pour ce qui est du grief tiré d’un manque d’équité de la procédure, la CCT le déclara irrecevable au motif que les voies ordinaires n’avaient pas été épuisées.

Par ailleurs, la CCT déclara recevable le grief tiré de la durée de la détention provisoire. En revanche, elle conclut qu’un délai d’un an et neuf mois pouvait passer pour acceptable compte tenu des charges pesant sur l’intéressé et de l’état des preuves, ainsi que des motifs présentés pour justifier ladite mesure.

La CCT déclara également recevable le grief tiré d’une atteinte au principe de l’égalité des armes à raison de l’absence d’audience lors des examens de la détention provisoire et conclut à la violation de l’article 19 § 8 de la Constitution. Pour ce faire, elle rappela avoir considéré dans son arrêt Aydın Yavuz et autres que l’absence d’audience pendant une période de huit mois et dix-huit jours n’avait pas enfreint l’article 19 § 8 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 15 de la Constitution, au motif qu’il s’agissait d’une mesure proportionnée aux impératifs de l’état d’urgence. Cependant, elle estima que la période pendant laquelle le requérant n’avait pas comparu devant un juge avait duré environ vingt-et-un mois, soit une durée bien plus longue que celle qu’elle avait examinée dans son arrêt précité. Elle conclut que le délai en question était extrêmement long et ne pouvait se justifier au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence. En outre, elle décida d’allouer au requérant une somme de 3 000 TRL (environ 590 euros selon le taux de change de l’époque) pour préjudice moral.

47. Dans son arrêt, la CCT, après avoir décrit les caractéristiques de l’organisation FETÖ/PDY et sa structure occulte infiltrée au sein de la magistrature, exposa tout d’abord les preuves recueillies par le parquet d’Ankara (1) puis elle se prononça sur les griefs tirés d’une irrégularité de la mesure de mise en détention et d’une absence de raisons plausibles justifiant celle-ci (2).

1. Les éléments de preuve

48. Il ressort de l’arrêt de la CCT (paragraphe 50 ci-dessous, considérant nos 149-155) que le chef d’accusation selon lequel le requérant avait adhéré de son plein gré à la branche judiciaire de l’organisation FETÖ/PDY était fondé sur les faits et preuves suivants : les déclarations de deux témoins anonymes, à savoir « Defne » et « Kitapçı », recueillies les 4 août, 6 octobre et 27 décembre 2016, ainsi que d’un suspect, à savoir R.Ü., enregistrées les 9 septembre, 21 octobre 2016 et les 19 juillet et 5 septembre 2017 ; le contenu des conversations établies par les autres personnes par l’intermédiaire de ByLock. En outre, les signaux des téléphones portables du requérant étaient également cités comme éléments de preuve dans l’acte d’accusation.

2. L’appréciation par la CCT des griefs d’irrégularité du placement en détention du requérant et d’absence de raisons plausibles justifiant cette mesure

49. Pour ce qui est du grief d’illégalité de la mise en détention du requérant, la CCT considéra à titre préliminaire qu’il convenait d’examiner cette question au regard de l’article 15 de la Constitution, qui permettait, en cas d’état d’urgence, de suspendre partiellement ou totalement l’exercice des droits et libertés fondamentaux ou de prendre des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution à ces droits et libertés.

50. Quant au fond du grief, elle considéra qu’il n’était pas contesté que l’infraction reprochée, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, était une infraction de droit commun, passible d’une lourde peine, donc relevant de la compétence des cours d’assises. La CCT conclut à l’existence dans le dossier d’indices démontrant l’existence de soupçons contre le requérant. Elle observa également que, compte tenu du contexte très spécifique lié à la tentative de coup d’État, de l’ampleur de l’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY au sein de l’administration et de la justice, ainsi que du fait que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée », le placement du requérant en détention provisoire pouvait être considéré comme une mesure fondée sur des motifs justifiés et proportionnés. D’après la CCT, les personnes impliquées dans la tentative de coup d’État et celles non directement impliquées mais liées à l’organisation FETÖ/PDY ­– désignée comme étant l’instigatrice de la tentative de coup d’État – risquaient de prendre la fuite, ou d’altérer des preuves, ou bien de tirer profit du désordre qui était apparu au cours de la tentative ou au lendemain de celle-ci. Aux yeux de la CCT, ce contexte entraînait un risque plus élevé que celui susceptible de survenir dans des circonstances dites « ordinaires ». En outre, pour elle, il était évident que le requérant, en tant que membre de cette haute juridiction, pouvait plus facilement que d’autres personnes altérer des éléments de preuve.

Les parties pertinentes de cet arrêt peuvent se lire comme suit[1] :

« 128. Dans le cas présent, il faut avant tout vérifier si la détention du recourant avait une base légale.

129. La détention du recourant a été ordonnée en vertu de l’article 100 de la loi no 5271, pour appartenance à une organisation terroriste armée, FETÖ/PDY, l’organisation à l’origine de la tentative de coup d’État, dans le cadre de l’enquête menée sur ces faits.

130. Le recourant se plaint également d’avoir été détenu sans tenir compte des garanties qui seraient attachées à sa fonction.

131. L’article 16 § 1 de la loi no 6216 prévoit que l’ouverture d’une enquête sur les infractions découlant des fonctions des membres de la Cour constitutionnelle, ou qui auraient été commises par eux dans l’exercice de leurs fonctions, ainsi que sur les infractions personnelles dont ils sont les auteurs et leurs actes disciplinaires ne peut être décidée que par l’assemblée plénière, mais que, en cas de flagrant délit relevant de la compétence de la cour d’assises, l’enquête est menée selon les dispositions de droit commun.

132. L’article 17 de cette même loi prévoit qu’à l’exception des cas de flagrant délit relatifs à des infractions personnelles qui relèvent de la compétence de la cour d’assises, les mesures préventives visant les membres de la Cour constitutionnelle en raison d’infractions découlant de leurs fonctions ou qui auraient été commises par eux dans l’exercice de leurs fonctions et des infractions personnelles dont ils sont les auteurs ne peuvent être décidées – à la demande de la commission d’enquête – que par l’assemblée plénière de la Cour mais que, dans les cas de flagrant délit qui relèvent de la compétence de la cour d’assises, l’enquête est menée conformément aux dispositions de droit commun.

133. Dès lors, en principe, pour qu’une enquête pénale puisse être ouverte contre des membres de la Cour pour les infractions personnelles dont ils sont les auteurs ainsi que pour les infractions découlant de leurs fonctions ou qu’ils auraient commises dans l’exercice de leurs fonctions, une décision de l’assemblée plénière de la Cour est requise. Il appartient également à l’assemblée plénière de la Cour de décider de l’application de mesures préventives, y compris la détention, en ce qui concerne ces infractions qu’auraient commises les membres de la Cour.

134. Toutefois, lorsqu’il y a flagrant délit d’infractions personnelles relevant de la compétence de la cour d’assises, l’enquête est menée conformément aux dispositions de droit commun et la détention peut être ordonnée par le juge d’instruction, qui est l’autorité judiciaire compétente. Dans ce cas, l’action publique est menée par la Cour de cassation.

135. Le parquet général d’Ankara a inculpé le recourant pour tentative de renversement de l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution ou d’établissement d’un ordre différent à sa place, ainsi que pour appartenance à une organisation terroriste armée.

136. Les griefs formulés par le recourant au cours de l’interrogatoire, qui étaient que, puisqu’il était membre de la Cour, seule celle-ci pouvait mener une enquête et des poursuites et qu’il n’existait pas de situation de flagrant délit constitutif d’une exception à cet égard, ont été rejetés par le cinquième juge de paix d’Ankara au motif que l’appartenance à une organisation terroriste armée constituait une infraction continue et qu’il existait donc une situation de flagrant délit et que, par conséquent, l’enquête ouverte contre le recourant était soumise aux dispositions de droit commun.

137. Le rapport du procureur général d’Ankara, en date du 25 octobre 2017, qui précisait que le risque de coup d’État ne pouvait pas encore être complètement écarté, a indiqué qu’en l’espèce, il y avait une situation de flagrant délit et que, par conséquent, une enquête avait été ouverte contre le recourant le 16 juillet 2016 conformément aux dispositions de droit commun.

138. L’acte d’accusation émis par le parquet général près la Cour de cassation indiquait que l’infraction reprochée au recourant avait un caractère continu et relevait de la compétence de la cour d’assises et qu’il était judiciairement établi que le recourant avait continué à commettre ladite infraction jusqu’à la date à laquelle elle avait effectivement et légalement cessé ; et que, par conséquent, la date à laquelle le recourant a été arrêté, qui est donc celle à laquelle le caractère continu de ses agissements a pris fin, doit être considérée comme la date de l’infraction (temadinin kesildiği yakalama tarihinin suç tarihi olarak bir başka ifadeyle suçüstü hâli olarak kabul edilmesi gerektiği), laquelle s’analyse en d’autres termes en une situation de flagrant délit ; dès lors, l’enquête a été menée conformément aux dispositions de droit commun.

139. Au vu des appréciations exposées dans le mandat d’arrêt, le rapport et l’acte d’accusation émis à l’égard du recourant, il apparaît que les autorités d’instruction ont conclu que l’infraction reprochée était une infraction personnelle et qu’il existait une situation de flagrant délit à l’égard du recourant, et que l’enquête a donc été menée conformément aux dispositions de droit commun.

140. L’infraction dont le recourant est accusé, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, qui est réprimée par l’article 314 du code pénal, relève indubitablement de la compétence de la cour d’assises, ce qu’il ne conteste pas. En outre, il ne soutient pas que l’infraction reprochée n’était pas une infraction personnelle, c’est-à-dire une infraction commise dans le cadre ou à l’occasion de l’exercice de fonctions officielles. La qualification d’une infraction (en infraction ordinaire ou en infraction liée à l’exercice de fonctions officielles) est une question qui relève de la compétence des autorités judiciaires. La conformité d’une telle qualification au droit peut aussi être examinée dans le cadre de l’appel ou du pourvoi en cassation. Sous réserve d’une interprétation arbitraire – manifestement contraire à la Constitution – et [emportant], de ce fait, [violation des] droits et libertés, il appartient au premier chef aux tribunaux appelés à statuer sur l’affaire (derece mahkemeleri) d’interpréter et d’appliquer le droit, y compris [s’agissant de] la qualification d’une infraction. Il ne peut être conclu que la qualification d’infraction personnelle [de droit commun] donnée à l’infraction reprochée à [Erdal Tercan] était sans fondement et arbitraire, eu égard aux constatations et conclusions exposées [par les autorités d’instruction et les autorités judiciaires] et, en particulier, aux documents relatifs à la détention provisoire de [l’intéressé], ainsi qu’à la jurisprudence de la 16ème chambre criminelle de la Cour de cassation, qui prévoit que l’infraction reprochée en question ne peut pas être considérée comme une infraction relative à la fonction du recourant (…).

141. En l’espèce, se fondant sur la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et sur le fait que l’infraction reprochée à [Erdal Tercan], à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, était une infraction continue, les autorités d’instruction ont conclu qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit.

142. Selon la pratique constante de la Cour de cassation, l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée est une infraction continue (temadi eden suç) (voir dans le même sens, les arrêts de la 9ème chambre pénale de la Cour de cassation, no E.2007/2495, K.2008/1358, 6 mars 2008 ; no E.2010/16588, K.2011/1626, 9 mars 2011 ; et no E.2014/6090, K.2014/10958, 6 novembre 2014 ; et l’arrêt de la 5ème chambre pénale de la Cour de cassation no E.2010/8491, K.2010/7430, 12 octobre 2010).

143. En effet, dans une affaire portée devant la 23ème chambre criminelle de la cour d’assises d’İstanbul contre un suspect qui exerçait des fonctions de procureur, pour appartenance à une organisation terroriste armée (FETÖ/PDY), en violation de la Constitution, et qui avait tenté, en recourant à la force et à la violence, de renverser le gouvernement de la République de Turquie ou d’empêcher celui-ci, en partie ou en totalité, de remplir ses fonctions, où elle a rendu une décision sur la résolution du conflit de compétence entre le tribunal de première instance et la 16ème chambre criminelle de la Cour de cassation, l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation a indiqué que, dans le cadre des enquêtes ouvertes après la tentative de coup d’État, l’infraction dont le recourant était accusé avait un caractère continu. Soulignant également que les infractions reprochées entraient dans la catégorie des infractions personnelles, l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation a cassé la décision d’incompétence de la cour d’assises (pour les arrêts de l’assemblée générale des chambres criminelles de la Cour de cassation allant dans le même sens, voir, entre autres, les arrêts nos E.2017/YYB-996, K.2017/403, 10 octobre 2017 ; et no E.2017/YYB-998, K.2017/388, 10 octobre 2017).

144. Lors du réexamen en appel de la décision rendue par la 16ème chambre criminelle de la Cour de cassation en sa qualité de juridiction de première instance concernant la condamnation de deux juges (…), avant la tentative de coup d’État, pour leur appartenance à l’organisation terroriste armée (FETÖ/PDY) ainsi que pour les fautes professionnelles qu’ils auraient commises à raison de leurs actes liés à leur fonction, l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation a examiné la question de la violation alléguée de la règle selon laquelle « les juges et les procureurs ne sont jugés qu’en cas de flagrant délit ; ils ne sont ni interrogés ni détenus » qu’avaient invoquée les suspects, en précisant que « comme l’explique la jurisprudence constante et actuelle de la Cour de cassation, s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, qui constitue une infraction continue, à l’exception des cas où [la continuité prend fin avec] la dissolution de cette organisation ou la cessation de l’appartenance [à une telle structure], la[dite] continuité peut être interrompue par l’arrestation de l’auteur. La date et le lieu de l’infraction doivent donc être déterminés en conséquence. Pour cette raison, il y avait une situation de flagrant délit au moment de l’arrestation des magistrats soupçonnés de l’infraction d’appartenance à une organisation armée » et les pourvois soulevés à cet égard devaient être rejetés (voir l’arrêt de l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation no E.2017/16.MD-956, K.2017/370, 26 septembre 2017).

145. Vu les arrêts de la Cour de cassation précités et le fait que, le 16 juillet 2016, au moment où les autorités prenaient des mesures pour faire échouer la tentative de coup d’État, le recourant a été arrêté parce qu’il était soupçonné d’appartenir au FETÖ/PDY – considéré par les autorités judiciaires comme une organisation terroriste armée ayant prémédité la tentative de coup d’État, il n’[était] pas possible de conclure à l’absence de base factuelle et juridique du motif retenu par les autorités d’enquête selon laquelle l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste reprochée à [l’intéressé relevait] d’un cas de flagrant délit (pour une analyse de la Cour dans le même sens, voir Alparslan Altan, § 128).

146. Au vu de ce qui précède, la thèse selon laquelle [Erdal Tercan], juge à la CCT, a été placé en détention provisoire d’une manière non conforme à la loi et irrespectueuse des garanties découlant de la Constitution et de la loi no 6216, est sans fondement. Par conséquent, la mesure de mise en détention de [l’intéressé] avait une base légale.

147. Avant d’examiner la question de savoir si la mesure de détention provisoire, qui avait une base légale, poursuivait un but légitime et était proportionnée, il convient d’examiner s’il existait des « éléments factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction », condition préalable à l’adoption d’une mesure de détention provisoire.

148. Dans la décision ordonnant la mise en détention [litigieuse], il est précisé, par référence « [à l’ensemble des] procès-verbaux, aux procès-verbaux de perquisition et de saisie et au contenu du dossier », qu’il existait des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons à l’égard des suspects, parmi lesquels figurait [Erdal Tercan]. De même, dans la décision rejetant le recours formé par le recourant contre sa détention, il était indiqué, en référence aux informations, documents et rapports d’enquête, aux rapports de perquisition et de saisie ainsi qu’au contenu du dossier dans son ensemble, qu’il existait des preuves concrètes indiquant une forte suspicion pénale de culpabilité chez les suspects, y compris le recourant.

149. Il ressort par ailleurs du rapport de synthèse (fezleke) concernant [Erdal Tercan] que les déclarations de témoins anonymes et de suspects ainsi que le contenu des conversations établies par les autres personnes par l’intermédiaire de ByLock ont été utilisés comme preuves indiquant que le recourant avait commis l’infraction reprochée (appartenance à une organisation terroriste armée). En outre, les signaux des téléphones portables du recourant étaient également cités comme éléments de preuve dans l’acte d’accusation.

150. Il a été révélé que certaines questions concernant le recourant ont été abordées dans les conversations entre certaines personnes (Ö.İ., S.E. et B.Y. ; S.E., B.Y. et R.Ü.) autres que lui, via ByLock. Se fondant sur certains éléments de preuve tels que les déclarations des suspects/témoins et les conversations via ByLock, les autorités chargées de l’enquête ont estimé que Ö.İ., qui était en fait un enseignant, était l’imam civil (chef) au sein du FETÖ/PDY responsable des magistrats ; que S.E., qui était rapporteur, était le responsable du FETÖ/PDY au sein de la Cour constitutionnelle ; et que B.Y. et R.Ü. étaient des rapporteurs membres du FETÖ/PDY. Parmi ces personnes, un mandat d’arrêt a été émis contre Ö.İ., qui se trouve à l’étranger. S.E., auditeur à la Cour des comptes, a été révoqué de la fonction publique et il fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour avoir fui alors que l’enquête pénale menée contre lui était en cours. B.Y., qui était juge, et R.Ü, qui était procureur, ont été révoqués par le Conseil des juges et des procureurs. En outre, dans le cadre de l’enquête ouverte par le parquet général d’Ankara contre ces personnes en relation avec les crimes liés au FETÖ/PDY immédiatement après la tentative de coup d’État, un mandat d’arrêt a été émis contre B.Y.

151. À cette occasion, il a été dit que lors des conversations entre Ö.İ. et S.E., ces derniers avaient fait des remarques – mentionnant également, outre le recourant, le nom de code d’A.A., qui avait soumis une opinion dissidente et qui était détenu pour les infractions liées au FETÖ/PDY – sur les opinions dissidentes jointes à un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans le cadre d’une requête individuelle introduite par un journaliste détenu sur la base d’accusations liées au FETÖ/PDY. Lors des conversations entre Ö.İ. et B.Y., Ö.İ. a demandé qu’A.A., un autre membre de la Cour constitutionnelle, transmette au recourant l’opinion de ce dernier quant au(x) candidat(s) à soutenir pour l’élection du vice-président de la Cour constitutionnelle.

152. Il a été révélé lors des conversations entre S.E. et B.Y. qu’en ce qui concerne les recours individuels introduits par deux juges détenus sur la base d’accusations liées au FETÖ/PDY, S.E. a noté, en mentionnant « Ertan », le nom de code du recourant, que ce dernier faisait partie de la commission chargée d’examiner le recours ; et que, comme ce dernier voulait répondre à une question, certains rapporteurs qui auraient un lien avec le FETÖ/PDY – et dont les noms de code ont été mentionnés au cours de la conversation – ont été invités à lui rendre visite. À cet égard, B.Y. a répondu par l’affirmative au message de S.E. Il a en outre été constaté que les conversations entre S.E. et R.Ü. portaient également sur le même sujet.

153. En outre, R.Ü., qui était rapporteur à la Cour constitutionnelle et qui était également accusé d’être membre du FETÖ/PDY, a déclaré que les autorités d’instruction considéraient comme suspecte la démarche du recourant dans les recours individuels auxquels des membres du FETÖ/PDY étaient parties, ainsi que ses relations avec les rapporteurs qui étaient membres de cette organisation, et il a estimé que le recourant était également membre du FETÖ/PDY ; que ce dernier avait consulté le rapporteur S.E. – qui était le responsable du FETÖ/PDY au sein de la Cour constitutionnelle – sur la manière dont il devait agir ; que S.E. (selon ses propres termes) a contacté la personne civile qui était l’imam (chef) responsable de la Cour constitutionnelle (ou le haut imam judiciaire) ; et que le recourant avait agi conformément aux instructions qu’il avait reçues ; et que le recourant était désigné par le nom de code « Ertan » au sein du FETÖ/PDY. R.Ü. a également noté que, conformément aux instructions du FETÖ/PDY, le recourant avait exprimé une opinion dissidente dans le recours relatif aux juges ; et que les rapporteurs qui étaient membres du FETÖ/PDY ont aidé le recourant à rédiger les motifs de son opinion dissidente.

154. En outre, l’un des témoins anonymes (Kitapçı), qui exerçait des fonctions de juge rapporteur à la Cour constitutionnelle, a déclaré qu’il était parvenu à la conclusion que le recourant, qu’il connaissait auparavant, avait dit qu’il le recommanderait afin qu’il puisse être nommé juge rapporteur, mais que, cependant, au cours de la procédure de nomination, le président de la Cour constitutionnelle ne tiendrait pas compte de cette recommandation et que, pour cette raison, il pourrait être étiqueté comme « cemaatçi » [littéralement, le terme « cemaatci » signifie « membre d’une communauté » ; toutefois, à l’époque des faits, ce terme était couramment utilisé pour désigner les adeptes de Fetullah Gülen, chef présumé de l’organisation FETÖ/PDY] même s’il était nommé, et que, par conséquent, il a déclaré que le recourant était membre du FETÖ/PDY compte tenu également de ses relations sociales. L’autre juge rapporteur (Defne) a lui aussi indiqué que le recourant était membre du FETÖ/PDY.

155. Enfin, il a été révélé que, à diverses dates, les signaux du téléphone portable du recourant avaient été reçus de la même station de base que ceux de certaines personnes visées par une enquête parce qu’ils auraient exercé des fonctions au sein du FETÖ/PDY en tant qu’« imams civils », et qu’à diverses dates, ces imams civils auraient rencontré de nombreux juges de hautes cours démis de leurs fonctions pour avoir eu des liens avec le FETÖ/PDY.

156. Il apparaît donc que le dossier d’enquête contient des éléments de preuve qui attestent l’existence d’indices sérieux confirmant les soupçons pesant sur le recourant.

157. En outre, il convient de rechercher si la détention provisoire du recourant, pour laquelle la condition d’un fort soupçon de culpabilité était satisfaite, poursuivait un but légitime. Le contexte général au moment où la décision de placement en détention a été rendue ne doit pas être ignoré.

158. Compte tenu du climat de peur créé par les graves incidents survenus lors de la tentative de coup d’État, de la complexité de la structure du FETÖ/PDY qui est considéré comme l’auteur de la tentative de coup d’État, et du danger que représente cette organisation (…), des actes criminels ou violents orchestrés et commis de manière organisée par des milliers de membres du FETÖ/PDY, rendent nécessaire l’ouverture immédiate d’enquêtes contre des milliers de personnes, y compris des fonctionnaires ; bien qu’elles ne soient pas directement impliquées dans la tentative de coup d’État, les mesures préventives autres que la détention provisoire ne suffisent peut-être pas à garantir une bonne collecte des preuves et une conduite efficace des enquêtes (pour les analyses de la Cour dans le même sens, voir Aydın Yavuz et autres, § 271 ; Selçuk Özdemir, § 78 ; et Alparslan Altan, § 140).

159. Le risque d’évasion des personnes qui sont impliquées dans la tentative de coup d’État ou qui sont en relation avec FETÖ/PDY – l’organisation terroriste à l’origine de la tentative du coup d’État – en profitant du chaos qui a suivi, et le risque d’altération des preuves sont plus probables qu’en ce qui concerne les infractions commises en temps ordinaire. En outre, le fait que le FETÖ/PDY se soit infiltré dans presque toutes les institutions et organisations publiques du pays, qu’il ait mené des activités dans plus de cent cinquante pays et qu’il ait conclu de nombreuses alliances internationales importantes faciliterait grandement la fuite et le séjour à l’étranger des personnes faisant l’objet d’une enquête concernant cette organisation (…). Par ailleurs, il est indéniable qu’il sera plus facile pour le recourant, qui est un juge à la Cour constitutionnelle, d’altérer les preuves – étant donné sa position – par rapport aux autres (…).

160. L’appartenance à une organisation terroriste armée, raison pour laquelle le recourant a été placé en détention provisoire, fait partie des infractions qui doivent être sévèrement punies dans l’ordre juridique turc, et la sévérité de la peine prévue par la loi pour l’infraction reprochée indique qu’il y a un risque de fuite (…). En outre, l’infraction reprochée fait partie de celles énoncées à l’article 100 § 3 de la loi no 5271, pour lesquelles l’existence d’un motif de détention est présumée (…).

161. En l’espèce, en ordonnant la détention du recourant, le 5ème juge de paix d’Ankara a pris en considération le risque de fuite et d’altération des preuves, l’insuffisance d’une caution dans le cadre d’une mise en liberté conditionnelle et la proportionnalité de la détention par rapport à l’infraction reprochée. Le 6ème juge de paix d’Ankara a rejeté, pour les mêmes raisons, l’opposition formée par le recourant contre l’ordonnance de détention provisoire.

162. Par conséquent, compte tenu des circonstances générales au moment où l’ordonnance de détention provisoire a été émise, des circonstances particulières de l’affaire, ainsi que du contenu des décisions rendues par les cinquième et sixième juges de paix d’Ankara, on ne peut pas dire que les motifs de la détention provisoire, tels que le risque de fuite et d’altération des preuves, manquaient de fondement factuel (…).

163. En outre, il convient de déterminer si la détention provisoire du recourant était proportionnée. Il faut apprécier la proportionnalité d’une telle mesure en prenant en considération toutes les circonstances particulières de l’affaire (…).

164. Tout d’abord, enquêter sur les crimes terroristes pose de sérieuses difficultés aux autorités publiques. Par conséquent, le droit à la liberté et à la sécurité de la personne ne doit pas être interprété d’une manière qui rendrait extrêmement difficile pour les autorités judiciaires et les agents de sécurité la lutte efficace contre les crimes – en particulier les crimes organisés – et la criminalité (…). Compte tenu de l’ampleur et de la nature des enquêtes relatives au FETÖ/PDY et des caractéristiques de ladite organisation (à savoir le secret, la structuration de type cellulaire, la présence organisée au sein de toutes les institutions, l’image de sainteté qu’elle s’attribue, l’action basée sur l’obéissance et la dévotion), ces enquêtes, quand bien même elles ne seraient pas directement liées à la tentative de coup d’État, sont à l’évidence beaucoup plus difficiles et complexes que les autres enquêtes pénales (…).

165. En outre, étant donné que le recourant a été mis en détention pendant qu’était réprimée la tentative de coup d’État et qu’il a ensuite été détenu, il n’y a aucune raison de conclure que, pendant le processus d’enquête, cette mesure n’était pas « nécessaire » en tant qu’élément du principe de proportionnalité.

166. Compte tenu des circonstances susmentionnées de la présente affaire, on ne peut pas dire qu’il était arbitraire et infondé pour les cinquième et sixième juges d’Ankara de conclure que la détention provisoire du recourant était une mesure proportionnée, compte tenu de la sévérité de la peine dont était punissable l’infraction alléguée ainsi que de la nature et de la gravité des faits reprochés, et que la libération conditionnelle serait insuffisante.

167. Pour les raisons exposées ci-dessus, étant donné qu’il n’y a clairement pas eu de violation basée sur une illégalité de la détention provisoire du recourant, ce volet du recours doit être déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement (…). »

51. Il ressort par ailleurs de l’arrêt de la CCT que le Gouvernement s’était référé devant elle à l’article 161 § 8 du CPP et qu’il avait soutenu que l’enquête était conduite directement par le procureur de la République, même si l’infraction avait été commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. Par conséquent, selon le Gouvernement, les règles procédurales spéciales prévues par la loi no 6216 ne devaient pas s’appliquer aux procédures relatives à l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, comme celle conduite en l’espèce (voir le considérant no 103 de l’arrêt de la CCT). Cependant, il ressort du raisonnement de son arrêt que la CCT ne s’est pas fondée sur cette disposition pour conclure à l’existence d’une base légale de la mesure en question et qu’elle s’est contentée d’examiner ladite base au regard des dispositions de la loi no 6216 (voir les considérants nos 132-134 de l’arrêt de la CCT).

II. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution

52. L’article 11 de la Constitution est ainsi libellé :

« Les dispositions de la Constitution sont des principes juridiques fondamentaux qui lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, les autorités administratives et toutes les autres institutions et personnes. Les lois ne peuvent pas être contraires à la Constitution. »

53. L’article 15 de la Constitution se lit comme suit :

« En cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux peut être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution [à ces droits et libertés] peuvent être arrêtées, dans la mesure requise par la situation et sous condition de [respect] des obligations découlant du droit international.

Même dans les cas énumérés à l’alinéa premier, on ne peut porter atteinte ni au droit de l’individu à la vie, sous réserve des décès qui résultent d’actes conformes au droit de la guerre, ni au droit à l’intégrité physique et spirituelle, ni à la liberté de religion, de conscience et de pensée ou à la règle qui interdit qu’une personne puisse être contrainte de révéler ses convictions ou blâmée ou accusée en raison de celles-ci, ni aux règles de la non-rétroactivité des peines et de la présomption d’innocence de l’accusé jusqu’à sa condamnation définitive. »

54. L’article 19 de la Constitution est ainsi rédigé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.

(…)

Les personnes contre lesquelles il existe de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues que sur le fondement d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.

(…)

La personne arrêtée ou placée en détention est traduite devant un juge au plus tard dans les quarante-huit heures ou, en ce qui concerne les délits collectifs, dans les quatre jours, sous réserve du temps nécessaire pour la conduire devant le tribunal le plus proche de son lieu de détention. Nul ne peut être privé de liberté au-delà de ces délais sauf décision du juge. Ces délais peuvent être prolongés en cas d’état d’urgence, d’état de siège et de guerre. (…) »

B. La loi no 6216 relative à la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci (« la loi no 6216 »)

55. Les parties pertinentes en l’espèce de la loi no 6216, publiée au Journal officiel le 3 avril 2011, sont ainsi libellées :

Enquête préliminaire (inceleme) et instruction (soruşturma) à l’égard du président et des membres [de la Cour constitutionnelle]

Article 16

« 1) L’ouverture d’une instruction à l’égard du président et des membres [de la Cour constitutionnelle] pour les infractions présentées comme commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions, les infractions de droit commun [infractions personnelles] et les actes disciplinaires est subordonnée à la décision de l’assemblée plénière. Toutefois, en cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises (ağır ceza mahkemesinin görevine giren suçüstü hâllerinde), l’instruction est menée selon les règles de droit commun.

(…)

3) Le président peut, le cas échéant, désigner un membre pour que celui-ci procède à l’instruction préliminaire de l’affaire avant que l’assemblée plénière ne soit saisie. Après avoir terminé son examen, le membre nommé pour mener l’enquête préliminaire (…) soumet un rapport au président.

4) Une fois l’affaire inscrite au rôle par le président, l’assemblée plénière la met en délibéré. Le membre concerné ne peut participer aux délibérations. Lorsque l’assemblée plénière décide de ne pas ouvrir une instruction, la décision est signifiée au membre concerné et aux plaignants.

5) Lorsqu’il est décidé d’ouvrir une instruction, l’assemblée plénière élit trois de ses membres pour constituer la commission d’instruction. La commission d’instruction est présidée par le membre qui compte le plus d’ancienneté. La commission d’instruction dispose de tous les pouvoirs conférés au procureur de la République par la loi no 5271 du 4 décembre 2004 portant code de procédure pénale [CPP]. Les actes d’instruction demandés par la commission d’instruction sont immédiatement pris par les autorités judiciaires locales compétentes. (…) »

Instruction judiciaire et poursuites pénales

Article 17

« 1) À l’exception du cas de flagrant délit concernant les infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, les mesures préventives visant le président et les membres [de la Cour constitutionnelle] pour des infractions présentées comme commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions ne peuvent être ordonnées que sur le fondement des dispositions du présent article.

2) En cas de flagrant délit concernant les infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction est menée conformément aux dispositions de droit commun. Lorsque l’acte d’accusation est préparé, les poursuites sont menées par l’assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation [depuis le 2 janvier 2017 : « par la chambre criminelle compétente de la Cour de cassation »].

3) Hormis le cas de flagrant délit concernant les infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, et s’agissant des infractions présentées comme commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions, ainsi que des infractions de droit commun, lorsque, au cours de l’instruction, la commission d’instruction demande qu’une mesure préventive prévue par la loi no 5271 [le CPP] et par les autres lois soit prise, l’assemblée plénière se prononce sur cette demande.

4) Lorsque la commission d’instruction, après avoir terminé son enquête, estime qu’il n’y a pas lieu d’engager l’action publique, elle rend une ordonnance de non-lieu. Lorsqu’elle estime qu’il convient d’engager l’action publique, elle renvoie l’affaire à la Cour constitutionnelle, s’il s’agit d’infractions relatives à l’exercice des fonctions, pour que celle-ci juge l’affaire en qualité de haute juridiction, et au président [de ladite cour], s’il s’agit d’infractions de droit commun, pour que celui-ci transmette l’affaire à l’assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation [depuis le 2 janvier 2017 : « à la chambre criminelle compétente de la Cour de cassation »]. Les décisions de la commission d’enquête sont signifiées au suspect et, le cas échéant, aux plaignants. »

C. La loi no 5237 du 26 septembre 2004 portant code pénal (CP)

56. L’article 309 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Turquie par la force et la violence ou de mettre en place un autre ordre en lieu de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

57. L’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui réprime le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »

D. La loi no 5271 du 4 décembre 2004 portant code de procédure pénale (CPP)

58. L’article 2 (j) du CPP, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :

« (…) j) sont qualifiées de flagrant délit (suçüstü) :

1. l’infraction qui est en train d’être commise ;

2. l’infraction qui vient d’être commise, et l’infraction qui a été commise par une personne poursuivie immédiatement après la réalisation de l’action et appréhendée par la police, par la victime ou par d’autres personnes ;

3. l’infraction qui a été commise par la personne qui a été appréhendée en possession d’objets ou de preuves laissant penser que l’action a été très récemment réalisée (…) »

59. L’article 91 § 2 du CPP dispose ce qui suit :

« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction. »

60. En son paragraphe 5, l’article 91 du CPP prévoit que la personne arrêtée, son représentant, son conjoint ou ses proches peuvent former un recours contre l’arrestation, le placement en garde à vue ou le prolongement du délai de garde à vue afin d’obtenir une remise en liberté. Ce recours doit être examiné au plus tard dans les vingt-quatre heures.

61. L’article 100 §§ 1 et 2 du CPP peut se lire comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. S’il existe des éléments factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. Elle ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être imposées eu égard à l’importance de l’affaire.

2. Dans les cas énumérés ci-dessous, il peut être considéré qu’il existe un motif de détention :

a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’un risque de fuite (…) ;

b) si le comportement du suspect ou de l’accusé fait naître le soupçon

1. d’un risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2. d’une tentative d’exercice de pressions sur les témoins ou sur d’autres personnes (…) »

Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (à savoir les infractions dites « cataloguées »), il existe une présomption légale d’existence des motifs de détention. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 100 § 3 du CPP se lisent comme suit :

« 3) S’il existe des éléments factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, l’existence d’un motif de détention peut être présumée :

a) pour les infractions suivantes réprimées par la loi no 5237 du 26 septembre 2004 portant code pénal :

(…)

11. infractions contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),

(…) »

62. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

63. L’article 109 du CPP, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, permettait au juge de placer un suspect encourant une peine d’emprisonnement maximale de trois ans sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner sa détention, même si les motifs de détention étaient établis.

64. L’article 141 § 1 a), d) et i) du CPP est ainsi libellé :

« 1) Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, toute personne :

a) qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(…)

d) qui, même si elle a été régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’a pas été traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et n’a fait l’objet d’aucune décision sur le fond dans ce même délai,

(…)

i) pour laquelle un mandat de perquisition a été exécuté de manière disproportionnée. (…)

peut demander réparation à l’État pour tous les préjudices matériels et moraux qu’elle aurait ainsi subis. »

65. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et, dans tous les cas de figure, dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

66. Selon la pratique de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation introduites en application de l’article 141 du CPP à raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions nos E. 2014/21585, K. 2015/10868 et E. 2014/6167, K. 2015/10867).

67. L’article 161 § 8 du CPP, régissant les fonctions et pouvoirs du procureur de la République, se lit comme suit :

« Dans le cas des infractions visées aux articles 302, 309, 311, 312, 313, 314, 315 et 316 du code pénal, une enquête est directement menée par les procureurs, même si l’infraction a été commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. (..). »

E. La compétence des cours d’assises

68. Aux termes de l’article 12 de la loi no 5235 du 7 octobre 2004, l’infraction d’appartenance à une organisation armée relève de la compétence des cours d’assises.

F. La jurisprudence pertinente des juridictions nationales

1. La Cour de cassation

a) La 16e chambre criminelle de la Cour de cassation

69. Dans son arrêt du 20 avril 2015 (E.2015/1069, K.2015/840), la 16e chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée comme suit :

« (…) L’infraction d’appartenance à une organisation armée est commise lorsqu’il y a une soumission volontaire à la hiérarchie de l’organisation armée, une acceptation du but de la création de cette organisation et de ses activités (…). Même si l’infraction est constituée dès l’adhésion, elle continue à être commise aussi longtemps que se poursuit l’appartenance à l’organisation (…) »

70. Dans son arrêt du 6 avril 2016 (E.2015/7367, K.2016/2130), la même chambre criminelle de la Cour de cassation s’est exprimée de la manière suivante :

« La continuité d’une infraction cesse dès l’arrestation. Lorsque les actes susceptibles de [permettre d’accomplir] le but poursuivi par l’organisation et présentant une certaine gravité sont perpétrés entre l’adhésion à l’organisation et le moment de l’arrestation, il est impératif de considérer dans l’ensemble le régime juridique de toutes les infractions et les dispositions régissant le concours d’infractions (…) »

71. Dans son arrêt du 24 avril 2017, cette même chambre a indiqué que la loi no 6526, qui avait ajouté le paragraphe 8 à l’article 161 du CPP, ne renfermait aucune disposition spéciale quant aux actes d’enquêtes pouvant être adoptés par un juge au stade de l’enquête (pour un résumé de cet arrêt, voir Baş c. Turquie, no 66448/17, § 87, 3 mars 2020).

72. Dans son arrêt du 18 juillet 2017 (E.2016/7162, K.2017/4786), cette même chambre a statué comme suit :

« (…) L’appartenance à une organisation est réprimée par l’article 220 § 2 du code pénal.

(…)

Est membre d’une organisation toute personne qui adhère à la hiérarchie [de cette structure] et qui, de ce fait, se soumet à la volonté de cette organisation en étant prêt à s’acquitter des missions qui lui sont confiées. [L’appartenance à] une organisation signifie l’adhésion à celle-ci, l’existence d’un lien de rattachement, et la soumission à son pouvoir hiérarchique. Un membre de l’organisation doit avoir un lien concret avec celle-ci et participer à ses activités (…).

Même s’il n’est pas forcément nécessaire, pour que le membre d’une organisation soit sanctionné, que celui-ci ait commis une infraction dans le cadre des activités de cette organisation et en vue de réaliser le but poursuivi par celle-ci, cet individu doit quand même avoir contribué matériellement ou moralement, de manière concrète, à l’existence même de celle-ci et à son renforcement moral. L’appartenance étant une infraction continue, les actions doivent présenter une certaine matérialité (…).

L’appartenance à une organisation, qui constitue une infraction continue, est considéré comme une infraction unique jusqu’à ce qu’il y ait une rupture juridique et factuelle. Elle prend fin par l’arrestation de la personne, par la dissolution de cette organisation, par l’exclusion de cette personne de l’organisation ou bien par le départ [de cette personne de l’organisation].

(…)

Infraction de création d’une organisation terroriste et d’appartenance à celle-ci :

Pour qu’une structure soit qualifiée d’organisation terroriste au sens de l’article 314 du CP, en plus de remplir les conditions nécessaires à l’existence d’une organisation au sens de l’article 220 du CP, celle-ci doit aussi être créée en vue de commettre des infractions [énumérées dans certains chapitres du CP] (…) et doit également disposer d’armes suffisantes ou avoir la possibilité d’utiliser des armes afin de réaliser ce but (…) »

b) L’assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation

73. Le 10 octobre 2017, la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a rendu deux arrêts allant dans le même sens que son arrêt du 26 septembre 2017, en ce qui concerne l’examen de la situation de flagrance pour l’infraction d’appartenance à une organisation armée (E. 2017/1000, K.2017/395 et E. 2017/1001, K.2017/396). Statuant sur le cas de magistrats accusés d’appartenance au FETÖ/PDY, elle a estimé qu’il existait, au moment de leur arrestation, une situation de flagrant délit au sens de l’article 94 de la loi no 2802.

74. Plus précisément, dans son arrêt du 10 octobre 2017 (E. 2017/YYB-997, K.2017/404), la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a rendu un arrêt relatif à la compétence des cours d’assises s’agissant des infractions présentées comme commises par les membres de la magistrature. À cette occasion, elle s’est prononcée comme suit au sujet de la situation de flagrance pour l’infraction d’appartenance à une organisation armée :

« (…) Comme l’indique explicitement la jurisprudence constante et actuelle de la Cour de cassation, s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, qui constitue une infraction continue, à l’exception des cas où [la continuité prend fin avec] la dissolution de cette organisation ou la cessation de l’appartenance [à une telle structure], la[dite] continuité peut être interrompue par l’arrestation de l’auteur. Le moment et le lieu de l’infraction doivent donc être déterminés en conséquence. Pour cette raison, il y a une situation de flagrance au moment de l’arrestation des magistrats soupçonnés de l’infraction d’appartenance à une organisation armée et, [dès lors], l’instruction doit être menée conformément aux dispositions de droit commun (…) ».

75. Dans son arrêt du 2 juillet 2019 (E. 2019/9.MD-312, K.2019/514), la Cour de cassation, réunie en assemblée des chambres criminelles, a rendu un arrêt relatif à la compétence des cours d’assises s’agissant des infractions présentées comme commises par les membres de la magistrature. Cette affaire portait sur une procédure pénale engagée contre un ancien membre du Conseil supérieur des juges et procureurs pour appartenance à une organisation armée. Les membres élus de ce Conseil bénéficient d’un statut comparable à celui des membres de la CCT.

Après avoir donné des précisions sur sa jurisprudence relative aux éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation armée et à la notion d’infraction continue, la Cour de cassation a cité dans son arrêt la traduction des paragraphes 104-115 de l’arrêt Alparslan Altan c. Turquie (no 12778/17, 16 avril 2019). Puis elle s’est prononcée comme suit :

« (…) Il faut tout d’abord noter qu’existent dans la doctrine des travaux indiquant qu’il y a flagrance en ce qui concerne les infractions continues (…) [En outre, il convient de souligner que,] pour établir l’infraction d’appartenance à une organisation armée, il suffit que l’auteur se soumette de manière continue à la hiérarchie de l’organisation par ses actes concrets susceptibles d’être prouvés. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que l’appartenance (…) soit démontrée par d’autres actes, qui pourraient constituer une infraction distincte. Il n’est pas non plus nécessaire de démontrer que l’intéressé est en train de commettre une autre infraction. En effet, s’il est arrêté lorsqu’il est en train de commettre une autre infraction, il y aurait aussi, relativement à celle-ci, un cas de flagrant délit. D’un autre côté, si les autorités compétentes ont obtenu une preuve ou des preuves qui font naître un soupçon que l’auteur est un membre d’une organisation criminelle, et si la continuité de l’appartenance de l’auteur à l’organisation est établie par les éléments actuels (…), le fait d’admettre que l’auteur est en train de commettre les actes constitutifs de l’infraction d’appartenance et le fait qu’ainsi, les autorités, qui ont connaissance de cette situation, ont appréhendé l’auteur lorsqu’il commettait l’infraction en flagrant délit, au sens de l’article 2 (j), alinéa premier, ne sont pas contraires à la loi, conformément à l’élément de justification apparente (Diğer yandan, failin suç üyesi olduğuna dair yetkili makamlarca şüphe oluşturan delil ya da delillere ulaşılması ve failin örgüt üyeliğindeki devamlılığının o anki delillere göre saptanması durumunda, (…), failin örgüt üyeliği hususundaki icra hareketlerine devam ettiğinin, böylelikle bu durumdan bilgisi olan yetkili makamlarca faile CMK’nin 2. Maddesinin (j) bendinin birinci alt bendi (…) uyarınca bu suçu işlerken rastlandığının, dolayısıyla görünüşteki haklılık unsuru gereğince suçüstü hükümleri doğrultusunda fail hakkında işlem yapılabileceğinin kabulünde hukuka aykırılık bulunmamaktadır.). Il n’est pas nécessaire ici que l’acte repréhensible de l’auteur soit observé par le grand public. Il suffit que les autorités compétentes sachent qu’au moment de l’arrestation du suspect, celui-ci continuait à commettre les actes constitutifs de l’infraction et que celui-ci n’avait pas quitté l’organisation. La question de savoir si l’auteur est vraiment membre d’une organisation ou si les motifs de détention au sens de l’article 100 du CPP sont établis est un autre sujet. En fonction des preuves recueillies au stade de l’instruction, l’auteur peut ou non être l’objet d’une mesure de détention provisoire ou de contrôle judiciaire ou il peut même être acquitté lors du procès. (…) ».

La Cour de cassation s’est référée à la loi no 3005 relative à la procédure sur la poursuite des infractions en cas de flagrant délit, qui avait été abolie le 1er juin 2005, et s’est prononcée comme suit :

« Conformément à ces dispositions, les actes relatifs à l’instruction et à la répression des infractions terroristes, telles que celles constatées en l’espèce, devaient être pris en application des règles régissant le flagrant délit.

En outre, parmi les dispositions prévoyant des procédures spéciales d’instruction et de poursuite, [il convient de citer] l’article 83 de la Constitution, consacré à l’immunité parlementaire, l’article 94 de la loi no 2802 sur les juges et les procureurs, l’article 38 de la loi no 6087 sur les membres élus du Conseil des juges et des procureurs, l’article 46 de la loi no 2797 et l’article 2 de la loi no 4483 sur les poursuites contre les fonctionnaires et autres membres de la fonction publique. Ces dispositions retiennent la notion commune de « cas de flagrant délit pour les infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises » (…).

Pour les raisons expliquées ci-dessus, le motif que la Cour de cassation a retenu pour conclure que la continuité de l’infraction était rompue au moment de l’arrestation de l’intéressé et qu’il y avait flagrant délit dans les cas relatifs à l’arrestation des juges et des procureurs (…) n’était pas fondé sur une interprétation manifestement déraisonnable ou arbitraire de la notion de flagrant délit. [Au contraire, cette interprétation] est fondée sur les travaux de la doctrine, sur la théorie de la criminalité organisée et, surtout, sur les dispositions internes cohérentes que le législateur a continuellement adoptées. Cette conclusion a par ailleurs été suivie par la Cour constitutionnelle.

Or, il est observé que, dans l’arrêt en question [Alparslan Altan c. Turquie] rendu par la Cour européenne des droits de l’homme, la question n’a été abordée qu’à l’aune de l’interprétation livrée par la Cour de cassation ; il n’a pas été tenu compte du fait que cette interprétation était fondée sur les dispositions de l’article 46 de la loi no 2797 [disposition qui prévoit que l’ouverture d’une instruction à l’égard des membres de la Cour de cassation pour les infractions de droit commun/personnelles est subordonnée à la décision du Conseil de la principale présidence [Birinci Başkanlık Kurulu] de la Cour de cassation. Or, cette disposition prévoit qu’en cas de flagrance d’infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction peut être menée selon les dispositions du CPP.] Par ailleurs, dans l’arrêt précité, la question de savoir si ces dispositions adoptées par le législateur, l’organe représentant la souveraineté nationale, est compatible avec la Convention et les principes généraux du droit international n’a pas été examinée (…). »

La Cour de cassation a poursuivi son raisonnement en analysant les dispositions relatives à l’ouverture de l’instruction pénale contre les fonctionnaires soupçonnés d’avoir commis une infraction. Ces dispositions posent le principe selon lequel, en cas de flagrance d’infractions de droit commun relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction est menée selon les dispositions du CPP. Elles précisent notamment que, selon l’article 161 § 8 du CPP, l’enquête relative à certaines infractions est conduite directement par le procureur de la République, même si elles ont été commises dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. En d’autres termes, selon cette disposition, les règles procédurales spéciales prévues par les lois en question ne devraient pas s’appliquer dans les procédures relatives à l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste. Les parties pertinentes de cet arrêt se poursuivent comme suit :

« (…) Toutefois, en examinant la légalité des actes d’instructions pris, en vertu des règles de droit commun, concernant l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armé, la Cour européenne des droits de l’homme ne s’est pas penchée sur la compatibilité de ceux-ci avec l’article 161 § 8 du CPP, ni par conséquent sur la question de savoir si ces actes se fondaient sur les dispositions internes en question. (…) ».

2. La Cour constitutionnelle

76. Le Gouvernement se réfère à un arrêt rendu par la CCT du 20 décembre 2017 (Alaaddin Akkaşoğlu et Akis Yayıncılık San. Tic. Şirketi, no 2014/18247). Dans cet arrêt, la haute juridiction a considéré que le recours indemnitaire prévu à l’article 141 § i) du CPP constituait un recours à épuiser s’agissant des griefs d’illégalité des perquisitions.

77. Cependant, par un arrêt du 27 mars 2019 (Hasan Akboğa, no 2016/10380), la Cour constitutionnelle est revenue sur sa jurisprudence précitée et a considéré que le recours indemnitaire prévu à l’article 141 § i) du CPP concernait uniquement les perquisitions effectuées de manière excessive et ne prévoyait aucune voie de recours pour les griefs d’illégalité de ces mesures.

78. Par ailleurs, par une décision du 4 juin 2020 (Yıldırım Turan, no 2017/10536), la Cour constitutionnelle, réunie en assemblée plénière, a déclaré irrecevable, pour défaut manifeste de fondement, un grief de violation de l’article 5. Dans cette affaire qui concernait l’arrestation et la mise en détention d’un juge – qui étaient régies par les dispositions de la loi no 2802 sur les juges et les procureurs, et non par la loi no 6216 –, après la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016, pour appartenance au FETÖ/PDY, le recourant avait été placé en détention provisoire parce qu’il était soupçonné d’appartenir à ladite organisation terroriste. Il avait ensuite été libéré en instance de jugement. Le recourant soutenait que son droit à la liberté et à la sécurité avait été violé car sa détention provisoire avait été ordonnée en l’absence de toute preuve concrète et sans respecter les garanties procédurales accordées aux membres du pouvoir judiciaire.

La CCT a observé que le recourant avait été placé en détention provisoire au motif que les autorités d’enquête avaient considéré qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit. D’après la haute juridiction, le principal motif qui sous-tendait le constat, par les tribunaux appelés à statuer sur l’affaire, d’un cas de flagrant délit à l’égard des juges des juridictions suprêmes placés en détention provisoire au lendemain du 15 juillet était la tentative de coup d’État elle-même. Aux yeux de la CCT, le FETÖ/PDY étant l’instigateur de la tentative du coup d’État en question, il n’était pas infondé de conclure à un cas de flagrant délit en ce qui concerne l’arrestation des personnes ayant un lien organisationnel avec cette structure, pendant une période où il fallait continuellement prendre des mesures pour réprimer la tentative de coup d’État, ainsi que la menace grave et permanente qui pesait sur l’existence de l’État et la sécurité nationale. Elle s’est prononcée comme suit :

« 113. D’autre part, dans son arrêt Hakan Baş c. Turquie, qui n’est pas encore définitif, la Cour européenne des droits de l’homme (« la CEDH ») a estimé, principalement sur la base de ses conclusions dans l’arrêt Alparslan Altan c. Turquie, que la détention du requérant n’était pas conforme au droit interne car il avait été privé des garanties procédurales attachées à la fonction judiciaire. Elle a donc conclu à une violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »). Dans cet arrêt, la CEDH n’a pas accepté la thèse du gouvernement selon laquelle il n’existait pas de procédure spéciale pour mener une enquête au sujet du requérant et ordonner sa détention préventive à raison des infractions personnelles qu’il aurait commises étant donné qu’il n’était pas membre d’une haute juridiction. Il semble que, pour parvenir à cette conclusion, la CEDH a confirmé son analyse des dispositions de la loi turque concernant la notion de flagrant délit et leur interprétation qu’elle avait livrées dans son arrêt Alparslan Altan c. Turquie, où le requérant était juge à la Cour constitutionnelle au moment de sa mise en détention préventive. Du point de vue de la CEDH, le raisonnement par lequel les organes judiciaires turcs ont étendu la portée de la notion de flagrant délit aux membres du pouvoir judiciaire détenus au lendemain de la tentative de coup d’État est ambiguë.

114. (…) [Cette question] doit être réexaminée de manière globale à la lumière de l’interprétation par la CEDH des dispositions de la loi turque qui régissent les procédures d’enquête et/ou de poursuites contre les membres du pouvoir judiciaire et leur placement en détention préventive. En ce sens, la procédure – prévue par la loi turque – encadrant la détention préventive des membres de la magistrature en fonction de leurs positions respectives, ainsi que la nature des infractions qui constituent le fondement de leur détention, doivent être clarifiées.

115. Dans ce contexte, il convient en premier lieu de vérifier si l’appréciation de la Cour [constitutionnelle] à cet égard porterait atteinte au caractère contraignant des arrêts de la CEDH. Dans l’interprétation des dispositions constitutionnelles, notamment celles relatives aux droits et libertés fondamentaux, la Cour [constitutionnelle] prend notamment en considération les instruments internationaux auxquels la République de Turquie est partie, ainsi que les observations des organes habilités à interpréter ces instruments. Le premier et le plus important de ces instruments internationaux est la Convention. En effet, la Convention est différente des autres conventions internationales, à la fois parce qu’elle porte sur les droits de l’homme et parce qu’elle est placée sous le contrôle de la CEDH, un organe judiciaire dont les arrêts sont contraignants à l’égard de la Turquie.

116. La Cour [constitutionnelle] s’appuie dans une large mesure sur la jurisprudence de la CEDH, notamment en matière d’examen et d’appréciation des requêtes individuelles, et elle tient compte de l’approche de cette dernière pour déterminer le sens et la portée des dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés fondamentaux. En ce sens, la Cour [constitutionnelle] s’efforce également de ne pas interpréter les droits et libertés fondamentaux d’une manière qui contredirait au bout du compte la jurisprudence de la CEDH. En effet, l’un des objectifs fondamentaux du mécanisme de contrôle et de jugement fondé par la Convention est d’assurer l’établissement d’une norme européenne commune dans le domaine des droits de l’homme. C’est pourquoi la Cour [constitutionnelle] tient compte de la jurisprudence de la CEDH lorsqu’elle examine les droits et libertés fondamentaux, comme condition préalable à son rôle qui consiste à minimiser les contradictions possibles entre le droit national et le droit international en ce qui concerne les questions relatives aux droits de l’homme.

117. Nonobstant le fait que les arrêts définitifs de la CEDH soient contraignants, il appartient aux autorités turques, détentrices de la puissance publique, et en dernier ressort aux tribunaux nationaux, d’interpréter les dispositions du droit interne relatives à la détention provisoire des membres du pouvoir judiciaire. Bien que la CEDH soit en droit d’examiner si l’interprétation donnée par les tribunaux turcs au droit interne a violé les droits et libertés garantis par la Convention, elle ne doit pas se substituer aux tribunaux nationaux et interpréter en première main le droit national. Les tribunaux turcs sont bien mieux placés que la CEDH pour interpréter les dispositions du droit interne.

118. C’est pourquoi la CEDH a répété qu’il appartenait en premier lieu aux autorités judiciaires nationales d’interpréter le droit interne et que sa tâche se limitait à déterminer si les effets de cette interprétation étaient compatibles avec la Convention. La CEDH a également rappelé qu’elle ne pouvait pas en principe substituer sa propre appréciation à celle des juridictions nationales. À cet égard, elle a noté qu’il incombait en premier lieu aux autorités nationales – en particulier aux tribunaux nationaux – de résoudre les questions liées à l’interprétation du droit interne.

119. Dans ce contexte, il convient de souligner que la conclusion de la CEDH, reposant sur son interprétation des dispositions pertinentes du droit turc selon laquelle la détention des membres du pouvoir judiciaire n’était pas conforme au droit interne n’a aucun lien avec l’interprétation de la Convention. En fait, cette conclusion n’est qu’une explication des dispositions pertinentes de la loi turque. C’est également la principale raison pour laquelle la Cour [constitutionnelle] réexamine cette question à la suite des arrêts pertinents de la CEDH. En tant que tel, le fait que les autorités judiciaires turques, en particulier la Cour constitutionnelle, parviennent à une conclusion différente de celle de la CEDH dans l’analyse et l’appréciation du droit interne – dans le cadre mentionné ci-dessus – ne doit pas être considéré comme contradictoire avec la place et l’importance qu’ont les arrêts de la CEDH dans le système juridique turc. ».

Après l’analyse ci-dessus, la CCT a examiné les dispositions relatives à l’instruction pénale des membres du pouvoir judiciaire, qui était régie par la loi no 2802.

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION présentée par LA TURQUIE

79. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.

3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »

A. Les arguments des parties

80. Le Gouvernement estime que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Il dit que, dans ce contexte, il y avait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

81. Le Gouvernement soutient en particulier que le recours à des mesures de détention provisoire était inévitable dans les circonstances de l’époque parce que les mesures alternatives à la détention étaient manifestement inadéquates. Selon lui, en effet, de nombreuses personnes soupçonnées d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY ou d’avoir apporté leur aide et soutien à cette organisation avaient fui alors qu’elles étaient frappées d’une interdiction de quitter le pays. Par conséquent, aux yeux du Gouvernement, après la tentative de coup d’État, le placement en détention provisoire de ces personnes était le seul choix approprié et proportionné.

82. Le requérant réplique que l’article 15 de la Convention n’autorise les dérogations aux obligations découlant de la Convention que « dans la stricte mesure où la situation l’exige » et qu’il convient dès lors de conclure à la violation de l’article 5 de la Convention.

B. L’appréciation de la Cour

83. La Cour estime que se pose donc la question de savoir si les conditions énumérées à l’article 15 de la Convention pour exercer le droit exceptionnel de dérogation étaient réunies dans la présente espèce.

84. À ce sujet, la Cour note tout d’abord que la notification de dérogation formulée par la Turquie, qui indiquait que l’état d’urgence avait été déclaré pour répondre à la menace causée pour la vie de la nation par les graves dangers posés par la tentative de coup d’État militaire ainsi que par d’autres actes terroristes, ne mentionnait pas explicitement quels articles de la Convention feraient l’objet d’une dérogation. Ladite notification énonçait simplement que « les mesures prises [pouvaient] impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention ».

85. Cependant, la Cour observe que le requérant ne conteste pas que la notification de dérogation de la Turquie remplissait la condition posée à l’article 15 § 3 de la Convention. Par ailleurs, elle rappelle avoir noté, dans son arrêt Mehmet Hasan Altan (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), à la lumière des conclusions exposées par la CCT en la matière et de l’ensemble des éléments du dossier, que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation », au sens de la Convention. En outre, elle prend note de la position de la CCT qui, dans son arrêt du 12 avril 2018, a considéré qu’il convenait d’examiner l’affaire introduite par le requérant sous l’angle de l’article 15 de la Constitution, qui permettait, en cas d’état d’urgence, de suspendre partiellement ou totalement l’exercice des droits et libertés fondamentaux ou d’adopter des mesures contraires aux garanties assorties par la Constitution à ces droits et libertés (paragraphe 50 ci-dessus).

86. À la lumière de ce qui précède, la Cour est prête à accepter que la condition formelle de la dérogation a été respectée et à admettre qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation (Mehmet Hasan Altan, précité, § 89). Pour ce qui est de la portée ratione temporis et ratione materiae de cette dérogation, question qui pourrait être soulevée d’office au regard de la date de l’arrestation du requérant le 16 juillet 2016 et de sa mise en détention provisoire le 20 juillet 2016 – un jour avant la date à laquelle l’état d’urgence a pris effet – en vertu de la législation pertinente, eu égard aux conclusions auxquelles elle parvient ci-après (paragraphes 150, 165, 188 et 202 ci-dessous), elle juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question.

87. De toute manière, la Cour observe que la mise en détention du requérant le 20 juillet 2016, consécutive à son arrestation le 16 juillet 2016, est intervenue pendant le très court laps de temps ayant suivi la tentative de coup d’État – l’événement à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence. Elle estime que cette circonstance constitue certainement un élément contextuel dont il lui faut pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 5 de la Convention en l’espèce (Alparslan Altan précité, § 75).

II. Sur la qualité de victime du requérant

88. Le Gouvernement soutient qu’une décision a été adoptée au plan national sur les griefs communiqués par la Cour et qu’une appréciation juridique a été effectuée sur le fond de ceux-ci. À cet égard, il expose un résumé de l’arrêt par lequel la CCT a rejeté les griefs tirés par le requérant d’une irrégularité de sa détention provisoire et d’une absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Se référant aux arrêts Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 111, CEDH 2015), et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 54, 29 mars 2016), il estime que le requérant n’a pas la qualité de victime.

89. Le requérant conteste cette thèse.

90. La Cour rappelle sa jurisprudence constante et bien établie selon laquelle une décision ou une mesure favorable à la partie requérante ne suffit en principe à priver celle-ci de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation alléguée de la Convention (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010). En l’espèce, elle ne voit pas comment une décision ayant déclaré irrecevables les griefs du requérant relatifs aux articles 5 et 8 pourrait priver ce dernier de sa qualité de victime. Il s’ensuit que l’exception formulée à cet égard par le Gouvernement doit être rejetée.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION

91. Invoquant l’article 5 § 1 c) de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été arrêté puis placé en détention provisoire de manière arbitraire et en méconnaissance du droit interne, à savoir la loi no 6216 relative à l’établissement de la Cour constitutionnelle et à la procédure devant celle-ci.

Toujours sur le terrain de l’article 5 § 1 c) de la Convention, il allègue également qu’il n’existait aucun élément concret prouvant qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Par ailleurs, il soutient que les juridictions internes qui ont ordonné sa mise en détention provisoire et qui ont rejeté son opposition n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions.

Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant dénonce également la durée de sa détention provisoire, ainsi qu’un défaut de motivation des décisions relatives à son maintien en détention provisoire. Il se plaint aussi que les autorités internes n’aient pas envisagé des mesures alternatives à la détention provisoire.

L’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(…)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(…)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

92. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes, en deux branches.

93. En premier lieu, il estime que le requérant aurait dû d’abord former un recours contre son arrestation sur le fondement de l’article 91 § 5 du CPP. À cet égard, il se réfère à l’arrêt Mustafa Avci c. Turquie (no 39322/12, §§ 63-67, 23 mai 2017).

94. En second lieu, il soutient que l’intéressé pouvait former après sa condamnation prononcée 4 avril 2019 le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 du CPP pour les griefs suivants : a) la non-conformité de sa privation de liberté (garde à vue et détention provisoire) aux exigences de la loi no 6216 (art. 5 § 1 c)) ; b) le défaut de raison plausible susceptible de justifier sa privation de liberté (art. 5 § 1 c)) ; c) la durée de sa détention provisoire (art. 5 § 3) ; et d) l’insuffisance des motifs pour justifier cette privation de liberté (art. 5 §§ 1 c) et 3).

À l’appui de ses thèses, le Gouvernement a produit les arrêts rendus par la 12e chambre pénale de la Cour de cassation, dont il ressortirait que des plaignants ont été indemnisés pour leur privation de liberté qu’ils estimaient contraire à la loi.

95. Le requérant, qui s’en tient à ses thèses sur le fond de ses griefs, ne se prononce pas sur les exceptions présentées par le Gouvernement.

1. Sur le non-exercice du recours prévu à l’article 91 § 5 du CPP

96. La Cour rappelle d’emblée que, dans l’affaire Alparslan Altan précité (§ 80), elle a rejeté des griefs relatifs à la régularité de l’arrestation et de la garde à vue entre autres pour non-exercice de la voie de recours prévue à l’article 91 § 5 du CPP. Cependant, pour ce faire, elle a tenu compte du fait que la Cour constitutionnelle avait rejeté ces griefs au motif que l’intéressé n’avait pas emprunté les voies de recours qu’offrait le système interne.

97. Or, en l’espèce, elle observe que, devant la Cour constitutionnelle, le requérant a tiré grief d’une incompatibilité de son arrestation et de sa mise en détention provisoire avec la loi no 6216. La haute juridiction a estimé que ces mesures avaient une base légale en droit turc et étaient légales. Aux yeux de la Cour, ce raisonnement autorisait le requérant à considérer que, d’après la Cour constitutionnelle turque, la mesure privative de liberté prononcée contre lui le 16 juillet 2016 était compatible avec les exigences de la loi no 6216. Eu égard au rang et à l’autorité de la Cour constitutionnelle dans le système judiciaire turc, de tels motifs pouvaient passer pour vouer à l’échec tout autre recours que le requérant aurait pu engager (voir, en ce sens, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 27, série A no 332, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 58, CEDH 2010). En conséquence, la Cour estime que le requérant n’était pas tenu d’utiliser le recours fondé sur l’article 91 § 5 du CPP pour contester la base légale de son arrestation (voir, a contrario, Alparslan Altan, précité, § 80).

98. Partant, la Cour conclut que cette branche de l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

2. Sur l’exception de non-exercice du recours en indemnisation

a) Grief de non-conformité de la privation de liberté (garde à vue et détention provisoire) aux exigences de la loi no 6216 (art. 5 § 1c))

99. En l’espèce, la Cour observe que le requérant tire grief d’une incompatibilité de son arrestation et de sa mise en détention provisoire avec la loi no 6216 devant la Cour constitutionnelle. Cette dernière a estimé que cette mesure avait une base légale en droit turc et qu’elle était légale. Par conséquent, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 97), le requérant n’était pas tenu d’utiliser le recours indemnitaire fondé sur l’article 141 du CPP, s’agissant de son grief de non-conformité de la privation de liberté aux exigences de la loi no 6216.

Partant, cette branche de l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

b) Griefs d’absence de raisons plausibles et d’insuffisance des motifs, ainsi que de la durée de la détention provisoire du requérant (art. 5 §§ 1 c) et 3)

100. La Cour rappelle que, dans une situation où le requérant ne se plaint pas uniquement de la durée de sa détention provisoire mais conteste également l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Grande Chambre a déjà conclu qu’« une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne peut pas être considérée comme une voie de recours effective » (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2), [GC], no 14305/17, §§ 212-214, 22 décembre 2020). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion, dans la mesure où le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un recours tel que prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour un tel grief.

Il convient donc de rejeter cette exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

3. Conclusion

101. Constatant que les griefs tirés d’une illégalité de l’arrestation et de la mise en détention provisoire, d’une absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction (art. 5 § 1 c)), d’un défaut de motivation des décisions relatives à la détention provisoire (art. 5 §§ 1 c) et 3) et de la durée de la détention provisoire (art. 5 § 3) ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Sur la légalité de l’arrestation et de la mise en détention provisoire du requérant

a) Les arguments des parties

i. Le requérant

102. Le requérant expose que, de par sa qualité de juge à la CCT, il bénéficiait d’un statut spécial dans le cadre des instructions pénales le visant. Il ajoute que, d’après l’article 16 de la loi no 6216, l’ouverture d’une instruction pénale contre les membres de la CCT était en principe subordonnée à la décision de l’assemblée plénière de cette juridiction. Il admet que, en cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction pouvait être menée selon les règles de droit commun. Cela étant, il indique qu’il ne lui était pas reproché en l’espèce d’avoir participé à la tentative de coup d’État et qu’il ne pouvait donc être question d’un cas de flagrant délit. De plus, il dit que les cas de flagrant délit étaient énumérés à l’article 2 du CPP et que sa situation n’entrait manifestement pas dans ces catégories.

103. Le requérant soutient également que les faits mis à sa charge ne pouvaient être commis que lors de l’exercice de ses fonctions, puisque l’infraction reprochée était fondée sur des agissements auxquels il se serait livré sous les directives de l’organisation terroriste.

104. Il conteste par ailleurs la thèse, défendue par le Gouvernement, de la pertinence en l’espèce de l’article 161 § 8 du CPP.

ii. Le Gouvernement

105. Le Gouvernement déclare tout d’abord que les textes du Conseil de l’Europe ne font pas obstacle à ce qu’un juge accusé d’avoir commis une infraction fasse l’objet de poursuites pénales. Selon lui, en l’espèce, la mise en détention provisoire du requérant était conforme à la législation nationale, celle-ci étant elle-même conforme à la Convention.

106. Le Gouvernement indique que le requérant a été placé en détention provisoire sur le fondement de l’article 100 du CPP. Il précise que l’intéressé était soupçonné d’appartenir à l’organisation terroriste FETÖ/PDY. Il ajoute que si, en cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, les articles 16 et 17 de la loi no 6216 prévoyaient une procédure spéciale dans la conduite des procédures pénales dirigées contre les membres de la CCT, l’instruction était menée selon les règles de droit commun et des mesures préventives pouvaient être ordonnées.

107. Le Gouvernement expose que le parquet d’Ankara a demandé le placement en détention du requérant en se fondant sur l’existence de soupçons quant à la commission par celui-ci des infractions de « tentative de renversement ou de modification de l’ordre constitutionnel » et d’« appartenance à une organisation terroriste armée », en raison de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Il dit, en se référant à la position de la CCT (paragraphe 50 ci-dessus), qu’il s’agissait manifestement d’infractions de droit commun relevant de la compétence de la cour d’assises, et non d’infractions commises dans l’exercice des fonctions ou pendant l’exercice des fonctions.

108. Par ailleurs, le Gouvernement indique que l’argument sur la base duquel le requérant avait sollicité le bénéfice du statut accordé aux membres de la CCT par les articles 16 et 17 de la loi no 6216 n’a pas été retenu par le magistrat ayant ordonné la mise en détention de l’intéressé, en l’occurrence le juge de paix compétent. Il ajoute que ce juge a considéré que l’instruction pénale était régie par les règles de droit commun, aux motifs que l’infraction reprochée au suspect, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, constituait une « infraction continue » et qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit. Le Gouvernement retient et cite les constats du parquet d’Ankara dans son rapport de synthèse du 25 octobre 2017 pour dire que le risque de coup d’État n’était pas totalement écarté à l’époque des faits, qu’un cas de flagrant délit relevant de la compétence de la cour d’assises était en cause et que, par conséquent, le 16 juillet 2016, une enquête avait été diligentée contre le requérant sur le fondement des dispositions de droit commun.

109. Le Gouvernement soutient également qu’il était clairement établi par la jurisprudence constante de la Cour de cassation que l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée était une infraction continue, relevant de la compétence de la cour d’assises. En outre, concernant l’interprétation de la notion de flagrant délit, il se réfère aux arrêts de la Cour de cassation (paragraphe 73-75 ci-dessus).

110. Pour expliquer l’interprétation des tribunaux internes, le Gouvernement se réfère également à l’article 158 § 2 du code de procédure pénale italien, qui dispose « Nel reato permanente lo stato di flagranza dura fino a quando non è cessata la permanenza », et qu’il traduit ainsi : « in the event of a continuing offence, the case of discovery in flagrante delicto persists until the continuing nature ends ».

111. Le Gouvernement fait valoir que, compte tenu de la jurisprudence précitée et des circonstances de l’affaire, l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée est un cas de flagrance. À l’appui de sa thèse, il dit que l’arrestation et le placement du requérant en garde à vue ont eu lieu au lendemain de la tentative de coup d’État qui est survenue dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 et que les autorités ont mise en échec. Il indique également que le requérant a été placé en détention provisoire pour l’infraction d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, structure considérée comme étant l’instigatrice de la tentative de coup d’État et qualifiée par les juridictions d’organisation terroriste armée.

112. Par conséquent, selon le Gouvernement, le grief par lequel le requérant dénonce sa mise en détention provisoire, tiré de ce qu’il n’aurait pas bénéficié des garanties prévues par la Constitution et la loi no 6216, est dénué de fondement, et la détention litigieuse était conforme à la législation pertinente en l’espèce.

113. Le Gouvernement critique également les conclusions de la Cour dans l’arrêt Alparslan Altan précité. Pour ce faire, il se réfère notamment aux conclusions d’un arrêt du 2 juillet 2019 adopté par l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation (paragraphe 75 ci-dessus). Selon le Gouvernement, il ressort de cet arrêt que pour établir l’appartenance à une organisation illégale armée, il n’est pas nécessaire que l’acte repréhensible de l’auteur soit observé par le grand public et qu’il soit démontré que celui-ci a commis un autre fait délictueux. Le Gouvernement soutient que, à cet égard, lorsque les autorités compétentes ont obtenu des éléments de preuve justifiant le soupçon d’appartenance à une organisation criminelle, il s’agit d’une situation de flagrant délit au moment de l’arrestation des magistrats soupçonnés de l’infraction d’appartenance à une organisation armée. Il ajoute que, d’après la Cour de cassation, la question de savoir si l’auteur est réellement membre d’une organisation ou si les motifs de détention au sens de l’article 100 du CPP sont établis est un autre sujet. Il estime que, en fonction des preuves recueillies au stade de l’instruction, l’auteur peut ou non être l’objet d’une mesure de détention provisoire ou de contrôle judiciaire ou il peut même être acquitté lors du procès.

114. Le Gouvernement signale également que, dans son arrêt précité, la Cour de cassation a critiqué les conclusions que la Cour avait exposées dans l’arrêt Alparslan Altan, précité, et qu’elle a expliqué que l’interprétation de la notion de flagrant délit était également fondée sur les dispositions de l’article 46 de la loi no 2797. Il ajoute que la haute juridiction a souligné que, dans l’arrêt précité de la Cour, la question de savoir si ces dispositions adoptées par le législateur, l’organe représentant la souveraineté nationale, étaient compatible avec la Convention et les principes généraux du droit international n’avait pas été examinée.

115. Le Gouvernement explique que, dans de nombreuses dispositions législatives, les termes « en cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises » sont employés. Il estime cependant qu’il faut prendre en considération l’article 161 § 8 du CPP, qui prévoit une exception aux règles procédurales spéciales d’instruction. Il précise que, selon cette disposition, l’enquête relative à certaines infractions – dont celle reprochée au requérant – est conduite directement par le procureur de la République, même si l’infraction a été commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. Il en conclut que l’instruction visant le requérant était conforme aux dispositions internes, en particulier à l’article 161 § 8 du CPP, ainsi qu’aux articles 16 et 17 de la loi no 6216.

116. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que, dans son arrêt Alparslan Altan précité, la Cour n’a pas suffisamment tenu compte du libellé de l’article 16 § 1 de la loi no 6216 selon lequel « en cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, l’instruction est menée selon les règles de droit commun ». Il observe à cet égard que les juges ou procureurs qui ont commis une infraction de droit commun (personnelle) telle que l’appartenance à une organisation terroriste ne peuvent bénéficier de l’immunité judiciaire qui leur a été accordée par la Constitution et sont soumis aux mêmes procédures que celles prévues pour les citoyens ordinaires.

117. En conclusion, le Gouvernement considère que, eu égard aux circonstances de la présente affaire et à la jurisprudence établie de la Cour de cassation, ainsi qu’à la portée de l’article 161 § 8 du CPP, l’interprétation de la notion de flagrant délit par les juridictions nationales et l’application du droit interne par elles en l’espèce n’apparaissent ni manifestement déraisonnables ni arbitraires.

b) L’appréciation de la Cour

118. La présente affaire est similaire à l’affaire Alparslan Altan où il s’agissait également de la mise en détention d’un ancien membre de la Cour constitutionnelle. Dans cette affaire, la Cour a rappelé les principes pertinents applicables dans des circonstances similaires à la présente espèce (voir, arrêt précité, §§ 99-103).

119. La Cour relève que le requérant a été arrêté le 16 juillet 2016 et placé en garde à vue le même jour, puis mis en détention provisoire le 20 juillet 2016 au motif qu’il était soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste armée. Ultérieurement, le 4 avril 2019, il a été condamné pour ce chef.

120. L’objet de ce grief de la requête étant l’arrestation et la mise en détention du requérant, la première question à trancher est celle de savoir si ce dernier a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, à la suite de son arrestation le 16 juillet 2016. Pour établir si l’intéressé a été détenu « régulièrement » au sens de l’article 5 § 1 et s’il a été privé de sa liberté « selon les voies légales », la Cour recherchera d’abord si la détention dont il a fait l’objet était conforme au droit turc.

121. La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que le requérant a été arrêté et mis en détention provisoire sur le fondement des articles 100 et suivants du CPP, nonobstant les garanties accordées aux membres de la CCT par l’article 17 de la loi no 6216, plus précisément par les paragraphes 1 et 3 de cette disposition, qui prévoient une procédure spécifique pour les mesures préventives – telles que la mise en détention provisoire – adoptées contre les membres de la CCT. La question sur laquelle portent le débat et les thèses divergentes des parties en l’espèce est celle de savoir si la privation de liberté du requérant, décidée sur la base des règles de droit commun, peut être considérée comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ».

122. À ce titre, la Cour observe que la thèse du requérant a été présentée devant la CCT. Se référant à la jurisprudence de la Cour de cassation, celle-ci a estimé que la mesure litigieuse ordonnée en application des règles de droit commun était conforme à la législation pertinente. D’après la CCT, nonobstant les garanties procédurales accordées à ses membres par la Constitution et par la loi no 6216, « il n’[était] pas possible de conclure à l’absence de base factuelle et juridique du motif retenu par les autorités d’enquête selon laquelle l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste reprochée à [l’intéressé relevait] d’un cas de flagrant délit » (paragraphe 50 ci-dessus, considérant no 145 de l’arrêt de la CCT).

123. La Cour constate qu’il n’est pas allégué que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire alors qu’il était en train de commettre une infraction liée à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, même si le parquet d’Ankara, dans sa directive du 16 juillet 2016, a mentionné aussi la commission de l’infraction de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. En effet, ce chef n’a pas été retenu par le juge de paix qui a ultérieurement questionné le requérant et ordonné sa détention provisoire (paragraphes 21 ci-dessus). Le requérant a donc fait l’objet d’une mesure privative de liberté essentiellement parce qu’il était soupçonné d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY, une structure considérée par les autorités d’instruction et par les juridictions turques comme une organisation terroriste armée ayant prémédité la tentative de coup d’État. D’après la CCT, ces éléments constituaient la base factuelle et juridique de la thèse défendue par les autorités d’instruction, selon laquelle il s’agissait d’un cas de flagrant délit. Pour arriver à cette conclusion, la CCT s’est appuyée sur les récents arrêts de la Cour de cassation et sur le fait que le requérant avait été arrêté le 16 juillet 2016, au moment où les autorités prenaient des mesures pour faire échouer la tentative de coup d’État (paragraphe 50 ci-dessus).

124. Pour expliquer cette interprétation de la notion de flagrant délit, le Gouvernement se réfère, à titre préliminaire, aux dispositions régissant l’ouverture d’une enquête pénale, en particulier à l’article 161 § 8 du CPP, et à la jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, il ressort de cette disposition et de la récente jurisprudence de la haute juridiction que l’enquête relative à certaines infractions, telles que l’appartenance à une organisation armée – infraction reprochée au requérant –, est conduite directement par les procureurs de la République (paragraphes 67, 71 et 75 ci-dessus), quand bien même l’infraction aurait été commise dans ou à l’occasion de l’exercice des fonctions. Par conséquent, pour la Cour de cassation, les dispositions procédurales spéciales prévues par les différentes lois, telles que la loi no 6216, ne devraient pas s’appliquer dans les affaires relatives à l’infraction réprimée à l’article 314 du CP (paragraphe 75 ci-dessus).

125. La Cour doit dès lors examiner au préalable la question de savoir si l’article 161 § 8 du CPP pouvait constituer la base légale de la privation de liberté du requérant.

126. À ce sujet, la Cour observe d’emblée que, si l’article 161 § 8 du CPP constituait la base légale de la privation de liberté du requérant, il n’était pas nécessaire que, tout au long de la détention provisoire du requérant, les juridictions nationales appelées à examiner la légalité de cette mesure invoquent le flagrant délit. En effet, selon l’article 161 § 8 du CPP, le cas de flagrant délit ne constitue pas une condition préalable à l’ouverture d’une enquête relative à certaines infractions, telles que l’appartenance à une organisation armée, par les procureurs de la République (paragraphe 67 ci-dessus).

127. De même, il ressort de l’arrêt de la CCT que cet argument du Gouvernement avait lui aussi été soulevé devant elle. Après avoir expliqué la portée des articles 16 et 17 de la loi no 6216 et se fondant sur l’interprétation par la Cour de cassation de la notion de flagrant délit dans les infractions relatives à l’appartenance à une organisation armée, la CCT a conclu à l’existence d’une base légale pour la mesure litigieuse (paragraphe 55 ci-dessus, voir considérants nos 131-134 et 145 de l’arrêt de la CCT) sans se référer à l’article 161 § 8 du CPP. En outre, il ne faut pas perdre de vue que, dans son arrêt du 24 avril 2017, la 16e chambre de la Cour de cassation avait indiqué que le paragraphe 8 de l’article 161 du CPP ne renfermait pas de dispositions spéciales quant aux actes d’enquête pouvant être adoptés par un juge au stade de l’enquête (paragraphe 67 ci-dessus). En effet, à première vue, cette disposition désignait l’autorité compétente chargée de mener une instruction pénale, à savoir le procureur de la République, et ne contenait aucune disposition sur le pouvoir des juges ni sur les mesures préventives que pouvaient prendre ces derniers pendant l’enquête pénale.

128. À cet égard, la Cour observe que, dans le cadre de la présente affaire, elle est appelée à examiner la question de savoir si le requérant a été privé de sa liberté « selon les voies légales » et non la question de savoir si l’ouverture d’une instruction pénale par le procureur de la République contre le requérant était conforme à la législation interne. Par conséquent, elle juge inutile de se pencher sur la question – ne relevant manifestement pas de la présente affaire – de l’autorité compétente chargée de mener une instruction pénale. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue de l’argument du Gouvernement qu’il tire de la portée de l’article 161 § 8 du CPP.

129. S’agissant de la base légale de privation de liberté en question, la Cour observe que, tel qu’il ressort de l’article 17 de la loi no 6216 et de l’arrêt de la CCT rendu dans la présente affaire, à l’exception du cas de flagrant délit, l’application de mesures préventives, y compris la détention provisoire, contre les membres de la CCT pour toutes sortes d’infractions, est soumise à une décision de l’assemblée plénière de la CCT (art. 17 §§ 1 et 3 de la loi no 6216, voir aussi les considérants nos 131-134 de l’arrêt de la CCT). Par conséquent, comme dans l’affaire Alparslan Altan (arrêt précité, § 109), l’interprétation de la notion de flagrant délit par les juridictions nationales se trouve au cœur de la présente affaire et constituait pour les autorités nationales la base de la mise en détention provisoire du requérant, en vertu de l’article 100 du CPP.

130. Certes, comme le souligne la CCT dans son arrêt Yildirim Turan précité (paragraphe 50 ci-dessus, considérant no 117), la Cour est consciente du rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention, selon lequel c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles. Elle note également que le principe de subsidiarité implique toutefois une responsabilité partagée entre les États parties et la Cour, et que les autorités et juridictions nationales doivent interpréter et appliquer le droit interne d’une manière qui donne plein effet à la Convention. Il s’ensuit donc que, si c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, qu’il revient d’interpréter et d’appliquer le droit interne, c’est en dernier ressort à la Cour de dire si la manière dont ce droit est interprété et appliqué entraîne des conséquences conformes aux principes de la Convention (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 250, 1er décembre 2020, avec les références qui y ont été citées). En effet, le principe de subsidiarité ne signifie pas qu’il faille renoncer à tout contrôle sur le résultat obtenu du fait de l’utilisation de la voie de recours interne, sous peine de vider les droits garantis par l’article 5 § 1 de toute substance. Il y a lieu aussi de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 91, CEDH 2005‑V). La remarque vaut en particulier pour le droit fondamental à la liberté et à la sûreté, qui revêt une très grande importance dans une société démocratique. Il convient donc de vérifier la conformité avec l’esprit de l’article 5 de la Convention – à savoir protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée – de l’interprétation adoptée par les juridictions nationales lorsqu’elles ont appliqué la notion de flagrant délit dans le cas du requérant (voir, mutatis mutandis, Storck, précité, § 99).

131. À cet égard, la Cour estime également utile de préciser qu’il ne lui appartient pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité avec la Convention de l’arsenal législatif national régissant la protection judiciaire accordée aux magistrats tel qu’il existait en Turquie au moment des faits. Dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, la tâche de la Cour ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention. Par ailleurs, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, §§ 96-97, 20 janvier 2020). La Cour doit en revanche d’apprécier in concreto l’incidence de l’application de cette législation et de la jurisprudence y afférente sur le droit du requérant à la liberté, tel que garanti à l’article 5 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 60, CEDH 1999‑II). Il lui incombe donc de vérifier si la façon dont le droit interne a été interprété et appliqué dans les cas soumis à son examen se concilie avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 171, CEDH 2004 II).

132. La Cour observe d’emblée que la protection judiciaire prévue aux articles 16 et 17 de la loi no 6216 était accordée aux membres de la CCT non pour leur bénéfice personnel mais pour permettre à ceux-ci d’assurer en toute indépendance l’exercice de leurs fonctions. Comme le Gouvernement le souligne à juste titre, cette protection n’est pas synonyme d’impunité. Son but est de faire en sorte que le système judiciaire en général et ses membres en particulier ne fassent pas l’objet, dans l’exercice des fonctions judiciaires, de restrictions illégitimes de la part d’organes extérieurs à la magistrature, ni même de la part de magistrats exerçant des fonctions de juge du fond ou de contrôle. À cet égard, il est important de constater que la législation turque n’interdisait pas la mise en détention d’un membre de la CCT, sous la condition du respect des garanties découlant de la Constitution et de la loi no 6216. En effet, l’immunité judiciaire pouvait être levée par la CCT elle-même et des poursuites pénales pouvaient être engagées et des mesures préventives, telle la mise en détention provisoire, être ordonnées en suivant la procédure décrite aux articles 16 et 17 de ladite loi (Alparslan Altan, précité, § 113).

133. La Cour observe cependant que la présente affaire et l’arrêt Alparslan Altan, précité, ont révélé un manque systémique de clarté et de prévisibilité juridiques concernant les questions de l’arrestation et de la détention provisoire des juges membres des hautes juridictions en Turquie à l’époque des faits (s’agissant des autres juges et procureurs, voir Baş, précité, § 158), manque qui s’expliquait par l’effet combiné de cette interprétation de la notion de flagrant délit et des éléments exposés ci-après.

134. Premièrement, la Cour relève que, dans ses arrêts adoptés en 2017 et 2019, la Cour de cassation a considéré qu’au moment de l’arrestation des magistrats soupçonnés de l’infraction d’appartenance à une organisation armée était en cause une situation de flagrant délit (paragraphe 75 ci-dessus). Il ressort de cette jurisprudence que, en cas d’infraction d’appartenance à une organisation armée, il suffit que les conditions prévues à l’article 100 du CPP soient réunies pour que la détention provisoire d’un suspect, membre de la magistrature, puisse être ordonnée, à supposer qu’il s’agisse d’un cas de flagrant délit. Cette lecture jurisprudentielle récente de la notion de flagrant délit est fondée sur la jurisprudence de la Cour de cassation relative aux infractions continues. Les arrêts de la Cour de cassation produits par le Gouvernement démontrent que la corrélation entre la notion de fragrant délit et l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle ou armée – considérée comme une infraction continue – avait été établie par les hautes juridictions nationales bien après la tentative de coup d’État et la mise en détention du requérant.

135. Pour la Cour, même si la postériorité de l’interprétation en question par rapport aux faits de la cause ne pose pas de problème en soi, le principe de sécurité juridique commande que cette interprétation, sur la base de laquelle les autorités ont privé le requérant de la protection judiciaire offerte par le droit turc aux membres de la CCT, soit cohérente avec la substance de la définition classique de la notion de flagrant délit en droit turc et raisonnablement prévisible aux yeux de l’intéressé au moment des faits (voir, mutatis mutandis, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 101, CEDH 2007‑III). Sur ce point, elle souligne que, d’une manière générale, le principe de sécurité juridique peut se trouver compromis si les juridictions internes introduisent dans leur jurisprudence des exceptions allant à l’encontre du libellé des dispositions légales applicables (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 93, 9 juillet 2009).

136. En ce qui concerne la compatibilité de l’interprétation des juridictions turques avec la substance de la notion de flagrant délit, la Cour observe que les juges nationaux n’ont pas fait une interprétation étroite de cette notion. Elle observe notamment que, comme il a été souligné dans l’arrêt Alparslan Altan (arrêt précité, § 111), l’article 2 du CPP donne une définition classique de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’actualité de l’infraction ou à l’antériorité immédiate de l’infraction sans faire aucune distinction entre les types d’infractions. Or, il importe de constater que, selon la jurisprudence précitée de la Cour de cassation, un soupçon – au sens de l’article 100 du CPP – d’appartenance à une organisation criminelle ou armée peut suffire à caractériser la flagrance sans qu’il soit besoin de relever un élément de fait actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un tel élément. Il s’agit là manifestement d’une interprétation extensive de la notion de flagrant délit.

137. En outre, s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle ou armée, il ressort de l’arrêt adopté le 2 juillet 2019 par l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation qu’il n’est pas nécessaire qu’un quelconque acte repréhensible actuel de l’auteur présumé d’une infraction prévue à l’article 314 du CP soit observé par le grand public et qu’il soit démontré que le suspect ait commis un autre fait délictueux actuel. Selon la haute juridiction, lorsque les autorités compétentes ont obtenu des éléments de preuve justifiant le soupçon d’appartenance à une organisation criminelle ou armée – c’est-à-dire lorsque les autorités disposent d’éléments donnant à penser que le suspect adhère à la hiérarchie de cette structure et se soumet à la volonté de cette organisation en étant prêt à s’acquitter des missions qui lui sont confiées – il y avait, au moment de l’arrestation du suspect, une situation de flagrance de l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle ou armée.

138. Pour la Cour, cette interprétation n’est pas raisonnable car elle revient à admettre que les autorités peuvent priver les magistrats, tels que le requérant, juge siégeant au sein de la CCT et bénéficiant de ce fait de cette protection en vertu de la loi no 6216, de la protection judiciaire offerte par le droit turc aux membres du corps judiciaire sur la seule base des éléments dont elles disposent sans qu’il soit besoin de relever un élément de fait actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un tel élément. Par conséquent, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, elle réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature pour mettre le pouvoir judiciaire à l’abri des atteintes du pouvoir exécutif et le protéger contre des privations de liberté arbitraires ou injustifiées.

139. De surcroît, cette interprétation pose problème au regard du principe de sécurité juridique parce que non seulement elle réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature, mais aussi qu’elle a des conséquences juridiques qui outrepassent largement le cadre légal de l’état d’urgence (Alparslan Altan, précité, § 118). En effet, même si la CCT semble avoir tenté de limiter cette interprétation aux circonstances particulières de la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016 (paragraphe 146 ci-dessous), à la lecture des arrêts de la Cour de cassation, l’extension de la portée de la notion de flagrant délit en ce qui concerne l’infraction d’appartenance à une organisation armée n’était pas simplement justifiée par ces circonstances : elle était essentiellement fondée sur l’établissement d’une corrélation entre la notion de flagrant délit et les infractions continues, en particulier l’infraction prévue à l’article 314 du CP.

140. Plus important encore, l’interprétation large de la notion de flagrant délit, qui n’était fondée sur aucune disposition législative, ne touche pas uniquement le régime de l’immunité judicaire accordée aux membres des hautes juridictions et aux membres élus du Conseil des juges et des procureurs ou même aux autres juges et procureurs (Baş, précité, § 153) : elle pourrait également concerner toute personne bénéficiant d’une immunité judiciaire, par exemple les membres du parlement (art. 83 de la Constitution). Dès lors, s’agissant de l’infraction d’appartenance à une organisation armée, au sens de l’article 314 du CP, les autorités d’enquête pourraient priver ces justiciables de leur immunité judiciaire, en supposant qu’il y a un cas de flagrant délit lorsqu’elles disposent ou, comme en l’espèce lorsqu’elles croient à tort, avoir disposé (paragraphe 165 ci-dessous) d’éléments de preuves justifiant le soupçon en question sans qu’il soit besoin de relever un élément de fait actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un tel élément.

141. Ce constat présente une importance capitale pour le système judiciaire en général, dans la mesure où les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens si l’on acceptait que, nonobstant la protection offerte par le droit national, les membres du corps judiciaire et notamment de la CCT puissent être mis en détention provisoire sans qu’il y ait de fait délictueux actuel et d’indication sérieuse donnant à penser qu’ils ont commis ou sont en train de commettre l’infraction d’appartenance à une organisation armée, au sens de l’article 314 du CP. Pour la Cour, il serait illusoire de croire que les magistrats puissent faire respecter l’État de droit et donner effet au principe de prééminence du droit s’ils sont privés de la protection de la Convention découlant de leur droit à la liberté et à la sûreté.

142. Il s’ensuit que la mise en détention du requérant, qui a été ordonnée sur le fondement de l’article 100 du CPP, dans des conditions qui l’ont privé du bénéfice des garanties procédurales accordées aux membres de la CCT, ne s’est pas déroulée selon les voies légales, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention (Alparslan Altan, précité, § 115). En outre, pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour estime que la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte proportion requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence.

143. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’illégalité de l’arrestation et de la mise en détention provisoire du requérant.

2. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction

a) Les arguments des parties

i. Le requérant

144. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucun élément d’information à même de persuader un observateur objectif qu’il avait commis l’infraction qui lui était reprochée. En particulier, il argue que, au moment où sa mise en détention a été ordonnée par le juge de paix, les autorités d’enquête et les autorités judiciaires ne disposaient d’aucun élément de preuve permettant de justifier cette mesure. Selon lui, sa situation à la date du 16 juillet 2016 n’était guère différente de celle à la date du 14 juillet 2016, veille de la tentative de coup d’État. Le requérant ajoute que les éléments de preuve cités dans le rapport de synthèse et dans l’arrêt de la CCT ont été obtenus ultérieurement à sa mise en détention provisoire et qu’ils n’étaient de toute manière pas susceptibles de démontrer qu’il avait été appréhendé alors qu’il perpétrait des faits délictueux ni qu’il avait été arrêté et placé en détention sur la base de raisons plausibles de soupçonner qu’il avait commis une infraction.

ii. Le Gouvernement

145. Le Gouvernement expose que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique, qui aurait profondément infiltré les institutions influentes de l’État et la justice sous une couverture légale. Selon lui, cette organisation a créé sa structure en établissant son propre réseau dans tous les secteurs, à savoir, entre autres, les médias, les syndicats, la finance et l’éducation. Toujours selon lui, cette organisation a tenté de mettre la main sur les organes de presse afin de s’assurer que ceux-ci mènent des activités conformes à ses objectifs et, pour ce faire, elle a sournoisement placé ses membres au sein des organes de presse, des institutions et des organismes ne dépendant pas d’elle. De cette manière, elle aurait manipulé l’opinion publique dans un sens conforme à ses objectifs, en faisant passer de temps en temps des messages « subliminaux ».

146. En ce qui concerne la présente espèce, le Gouvernement indique tout d’abord qu’il ressort de la décision de placement en détention provisoire du requérant qu’il existait des preuves concrètes de l’existence de forts soupçons pesant sur l’intéressé. Par ailleurs, il explique que l’analyse du matériel informatique saisi lors de la perquisition nécessitait un certain délai. Il expose ensuite que, dans l’acte d’accusation du 16 janvier 2018, il était fait référence aux déclarations de témoins anonymes et de suspects, au contenu d’échanges de messages entre d’autres personnes via ByLock et aux informations sur les signaux provenant de téléphonie mobile en tant qu’éléments prouvant que le requérant avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée.

147. Après avoir récapitulé le contenu des preuves versées au dossier et résumé l’arrêt par lequel la CCT a déclaré irrecevable le recours individuel du requérant, le Gouvernement expose que, compte tenu du contexte très spécifique lié à la tentative de coup d’État, de l’ampleur de l’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY au sein de la justice, ainsi que du fait que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée », le placement du requérant en détention provisoire pouvait être considéré comme une mesure fondée sur des motifs justifiés et proportionnée. D’après lui, les personnes impliquées dans la tentative de coup d’État et celles non directement impliquées mais liées à l’organisation FETÖ/PDY – désignée comme étant l’instigatrice de la tentative de coup d’État – risquaient de prendre la fuite ou d’altérer des preuves, ou bien de tirer profit du désordre s’étant produit au cours de la tentative ou après celle-ci. Aux yeux du Gouvernement – qui se réfère à la position de la CCT pour étayer sa thèse –, ce contexte avait fait naître un risque plus élevé que celui pouvant survenir dans des circonstances dites « ordinaires », et il était évident que le requérant, en tant que membre de la CCT, pouvait plus facilement que d’autres personnes altérer des éléments de preuve. De même, le Gouvernement explique que l’appartenance à une organisation armée figure parmi les infractions cataloguées.

148. Le Gouvernement estime donc que, compte tenu du contexte général dans lequel a été adoptée la décision de placement en détention litigieuse, des circonstances particulières susmentionnées de la présente affaire et du contenu de ladite décision, l’on ne peut pas dire que les motifs de la mesure en cause étaient dénués de fondement factuel puisque celle-ci était, en l’occurrence, axé sur le risque de fuite et d’altération des preuves.

b) L’appréciation de la Cour

149. La Cour se réfère aux principes généraux, concernant l’interprétation et l’application de l’article 5 § 1 de la Convention en matière de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction, tels qu’établis dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 311-321).

150. La Cour observe que, en l’espèce, dans son formulaire de requête, le requérant allègue qu’il n’existait aucune preuve concrète de l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaires son arrestation le 16 juillet 2016 et son placement en détention provisoire le 20 juillet 2016.

151. Par conséquent, l’objet de ce grief est limité à la question de savoir s’il existait des raisons plausibles au moment de l’arrestation et du placement en détention provisoire du requérant, les 16 et 20 juillet 2016, respectivement (voir, mutatis mutandis, Alparslan Altan, précité, § 88 ; comparer avec Baş, précité, § 176).

152. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste, a été placé en garde à vue le 16 juillet 2016, c’est-à-dire le lendemain de la tentative de coup d’État, et qu’il a été mis en détention provisoire le 20 juillet 2016. Elle note ensuite que, par un acte d’accusation du 16 janvier 2018, le parquet près la Cour de cassation a requis la condamnation de l’intéressé pour le chef d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY, sur le fondement de l’article 314 du CP. Le 4 avril 2019, le requérant a été condamné par la 9ème chambre criminelle de la Cour de cassation, saisie en tant que tribunal de première instance.

153. Examinant la présente affaire à la lumière de sa jurisprudence, la Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives montrant que les soupçons contre le requérant étaient « plausibles » au moment de l’arrestation et de la mise en détention provisoire de ce dernier. Elle relève ainsi que, d’après le Gouvernement, compte tenu du contexte très spécifique lié à la tentative de coup d’État, de l’ampleur de l’infiltration de l’organisation FETÖ/PDY au sein de l’administration et de la justice, et du fait que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée », l’arrestation et le placement du requérant en détention provisoire pouvaient être considérés comme des mesures fondées sur des motifs justifiés et proportionnés.

154. La Cour est d’avis que le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, elle est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 210 ; Atilla Taş c. Turquie, no 72/17, § 128, 19 janvier 2021). Cependant, la nécessité de combattre la criminalité organisée ne saurait justifier que l’on élargisse la notion de « plausibilité » au point de porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention. Par conséquent, la tâche de la Cour consiste à vérifier si, en l’espèce, il existait au moment de l’arrestation et de la mise en détention du requérant des éléments objectifs suffisants pour persuader un observateur objectif que celui‑ci pouvait avoir commis l’infraction qui lui était reprochée par le parquet (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 314 ; Atilla Taş, précité, § 123). Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des éléments d’information qui étaient disponibles à l’époque pertinente et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure. Il ne faut pas perdre de vue que ces considérations présentent une importance particulière pour les membres du corps judiciaire et, en l’occurrence, pour le requérant, qui était membre de la CCT au moment de son arrestation et de son placement en détention provisoire (Alparslan Altan, précite, § 136).

155. Par ailleurs, la Cour note que la CCT a déterminé s’il existait de forts soupçons que le requérant avait commis une infraction en s’appuyant sur plusieurs éléments de preuve qui n’étaient pas mentionnés dans l’ordonnance du 20 juillet 2016 relative au placement en détention provisoire de l’intéressé. En effet, après avoir brièvement décrit les éléments de preuve cités dans l’ordonnance de détention provisoire (considérant no 148 de son arrêt), la haute juridiction a retenu les éléments de preuve suivants, qui ne figuraient pas parmi les éléments cités dans ladite ordonnance : les déclarations de deux témoins anonymes, les dépositions d’un ancien rapporteur de la CCT accusé d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY, les échanges de messages effectués via ByLock ainsi que d’autres faits (en lien avec des informations tirées de la téléphonie) (considérants nos 149-156 de l’arrêt de la CCT).

156. Il convient cependant d’observer que ces éléments de preuve ont été recueillis bien après la mise en détention du requérant. En effet, selon les éléments du dossier, la première preuve à avoir été obtenue, à savoir la déclaration d’un témoin anonyme qui accusait le requérant d’être membre de l’organisation FETÖ/PDY, a été enregistrée le 4 août 2016, soit plus de deux semaines après le placement en détention provisoire litigieux (paragraphe 48 ci-dessus). Les autres déclarations et éléments de preuve ont été obtenus bien après. Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que ces éléments de preuve n’avaient pas été portés à la connaissance du requérant avant le dépôt de l’acte d’accusation le 16 janvier 2018. Le dossier ne permet cependant pas de répondre à la question de savoir si ces éléments avaient été présentés avant cette dernière date aux juges de paix ayant été appelés à examiner la mise en détention et le maintien en détention du requérant.

157. Par conséquent, à la différence de la CCT, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à un examen de ces éléments de preuve obtenus bien après la mise en détention du requérant pour établir la « plausibilité » des soupçons ayant motivé l’arrestation et l’ordonnance de placement en détention en cause.

158. La Cour relève que, de toute évidence, le requérant n’était pas soupçonné d’être impliqué dans les événements du 15 juillet 2016. Certes, le 16 juillet 2016, c’est-à-dire le lendemain de la tentative de coup d’État, le parquet d’Ankara a émis une directive qualifiant le requérant de membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY et demandant son placement en détention provisoire (paragraphe 17 ci-dessus). Cependant, le Gouvernement n’a évoqué aucun « fait » ou « renseignement » susceptible de servir de fondement factuel à cette directive provenant du parquet.

159. Le fait que le requérant a été interrogé par la police le 20 juillet 2016, avant sa mise en détention provisoire, sur le chef d’appartenance à une organisation illégale ne saurait, à lui seule, persuader un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis ladite infraction.

160. En particulier, la Cour note que, bien qu’elle fasse référence à des « preuves concrètes contenues dans le dossier », la décision de placement en détention du requérant rendue par le juge de paix le 20 juillet 2016 (paragraphe 21 ci-dessus) ne contient aucun élément de nature à convaincre un observateur objectif qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction reprochée. Certes, le juge de paix a tenté de justifier sa décision en se référant à l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier. Cependant, il s’est contenté de citer les termes de la disposition en question et d’énumérer les éléments à charge (à savoir l’état des preuves, les procès‑verbaux versés au dossier, les décisions du 17 juillet 2016 adoptées par les présidences de la Cour de cassation et du Conseil d’État, les procès-verbaux de perquisition et de saisie, et l’intégralité du contenu du dossier), sans se soucier de les préciser et de les individualiser, alors que ces éléments concernaient non seulement le requérant mais aussi treize autres suspects, notamment d’anciens membres de la Cour de cassation ou du Conseil d’État. Pour la Cour, les références vagues et générales aux pièces du dossier ne sauraient être considérées comme suffisantes pour justifier la « plausibilité » des soupçons censés avoir fondé la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète de ces éléments et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur le requérant ou d’autres types d’éléments ou de faits vérifiables (Alparslan Altan, précité, § 142, et Baş, précité, § 190).

161. Par ailleurs, dans son opposition formée le 31 juillet 2016, le requérant a contesté l’absence d’élément pouvant justifier les soupçons en question. Cependant, le contrôle ultérieur effectué par un autre juge de paix n’a pas permis de remédier à la situation décrite ci-dessus. En effet, dans sa décision du 9 août 2016, le 6ème juge de paix a rejeté l’opposition formée par le requérant contre l’ordonnance de mise en détention provisoire sans se pencher sur les arguments présentés par ce dernier.

162. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère qu’aucun élément de fait ou d’information spécifique de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’a été mentionné ou présenté durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure contre l’intéressé.

163. Compte tenu de l’analyse à laquelle elle a procédé ci-avant, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Le Gouvernement n’ayant pas évoqué d’autres indices ni aucun « fait » ou « renseignement » propres à la convaincre qu’il existait, au moment du placement en détention du requérant, des « motifs plausibles » de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée, elle estime que ses explications ne satisfont pas aux exigences posées par l’article 5 § 1 c) en matière de « plausibilité » des soupçons motivant la mise en détention d’un individu.

164. Quant à la notion de « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation ou la détention pendant l’état d’urgence, la Cour rappelle que la Cour constitutionnelle s’est déjà prononcée sur l’applicabilité de l’article 15 de la Constitution turque à une mesure de privation de liberté dont la régularité était remise en cause. La CCT a notamment considéré que les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens si l’on acceptait que les personnes puissent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût d’indication sérieuse donnant à penser qu’elles avaient commis une infraction. Pareille conclusion vaut également pour l’examen de la Cour (Alparslan Altan, précité, § 146). Aux yeux de cette dernière, cette circonstance revêt une importance capitale en l’espèce dans la mesure où l’affaire porte sur la mise en détention d’un membre d’une haute juridiction, en l’occurrence la Cour constitutionnelle, qui joue un rôle primordial au plan national aux fins de la protection du droit à la liberté et à la sûreté.

165. Il résulte de ce qui précède que les soupçons qui pesaient sur l’intéressé au moment de son arrestation et de son placement en détention provisoire n’atteignaient pas le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposée sous le contrôle du système judiciaire, cette mesure de détention reposait sur un simple soupçon d’appartenance à une organisation armée. Pareil degré de suspicion ne saurait suffire à justifier un ordre de placement en détention d’une personne. Dans de telles circonstances, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons motivant des mesures privatives de liberté et irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention.

166. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de l’arrestation et de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction.

3. Sur l’absence alléguée de motivation des décisions relatives à la détention provisoire et sur la durée de cette mesure

a) Les arguments des parties

i. Le requérant

167. Invoquant l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, le requérant allègue que la durée de sa détention provisoire a été excessive et que les tribunaux internes ont négligé les arguments militant en faveur de sa libération. Il se plaint également d’un défaut de motivation des décisions judiciaires concernant sa mise et son maintien en détention. Selon lui, ces décisions ne contenaient qu’une simple citation des motifs de détention provisoire prévus par la loi et elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés sans aucune référence à des faits concrets pouvant justifier sa privation de liberté.

ii. Le Gouvernement

168. Le Gouvernement conteste les thèses du requérant. Il explique que, dans sa demande du 19 juillet 2016, le parquet a demandé le placement du requérant en détention provisoire après l’avoir interrogé. Il ajoute que, dans l’ordonnance du 20 juillet 2016, le juge de paix s’est référé aux éléments du dossier, à la nature de l’infraction reprochée en tant qu’infraction cataloguée et qu’il a également rejeté la thèse, défendue par le requérant, de l’illégalité de sa mise en détention provisoire, en précisant qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit. De même, il observe que la mise en détention provisoire était une mesure proportionnée à la gravité de la peine prévue par la loi et que des mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes, étant donné les risques de fuite et d’altération des éléments de preuve.

169. Par ailleurs, le Gouvernement explique que, dans leurs décisions de maintien en détention provisoire, les tribunaux nationaux se sont appuyés sur les motifs suivants :

– le risque de fuite, eu égard à la nature de l’infraction reprochée et à la peine encourue ;

– les déclarations des témoins indiquant l’existence de forts soupçons pesant sur le requérant ;

– le fait que les preuves étaient en train d’être collectées ;

– les rapports d’analyse des conversations via ByLock ;

– le raisonnement suivi dans l’arrêt de la CCT et les conclusions de celle-ci sur la structure de l’organisation criminelle en question ;

– le fait que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions cataloguées, au sens de l’article 100 § 3 du CPP ;

– le caractère inadéquat des dispositions relatives à la libération conditionnelle.

170. Enfin, le Gouvernement soutient également que la durée de la détention provisoire, qui était de deux ans, huit mois et dix-huit jours, n’était pas excessive, compte tenu du nombre de suspects (195 suspects) dans le cadre de l’enquête en question et des difficultés liées à la collecte des preuves. En outre, il soutient que les autorités nationales ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure.

b) L’appréciation de la Cour

171. La Cour relève d’emblée que le requérant se plaint, sur le terrain de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, d’une insuffisance des motifs de l’ordonnance de mise en détention du 20 juillet 2016 et de la décision rejetant son opposition ; d’une insuffisance des motifs des décisions relatives à son maintien en détention provisoire tout au long de celle-ci ; et de la durée de cette mesure.

172. La Cour observe que, en droit turc, comme le requiert la Convention, les autorités judiciaires compétentes sont tenues d’avancer des motifs « pertinents et suffisants » lorsqu’elles examinent la nécessité de placer et de maintenir le suspect en détention provisoire. Il s’agit d’une obligation procédurale prévue à l’article 101 du CPP, en vertu duquel les décisions de placement et de maintien en détention provisoire doivent être motivées en fait et en droit (paragraphe 62 ci-dessus). Par conséquent, en droit turc, cette exigence est intimement liée à l’observation des « voies légales », au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, dans la mesure où la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure (Mooren, précité, § 72). Cependant, en l’espèce, la Cour juge plus approprié d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 3 (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 61, CEDH 2016 (extraits)), dans la mesure où le requérant se plaint pour l’essentiel d’une insuffisance des motifs invoqués à l’appui de sa détention provisoire et de la durée de cette mesure.

173. En effet, la Cour observe qu’à la suite du dépôt de l’acte d’accusation le 16 janvier 2018, la 9ème chambre de la Cour de cassation a ordonné le maintien en détention du requérant, en se référant à certains éléments (les déclarations de témoins, le contenu du dossier et l’état des preuves) pour justifier les soupçons pesant sur le requérant (paragraphe 33 ci-dessus). Par ailleurs, dans l’acte d’accusation, les éléments de preuve suivants ont été cités : outre les déclarations d’un témoin, celles de deux témoins anonymes, des échanges de messages de tiers via ByLock et des éléments tirés de la téléphonie (paragraphes 31 ci-dessus). Ni dans son formulaire de requête ni dans ses observations ultérieures le requérant ne remet en cause ces éléments (voir, en comparaison, Kavala c. Turquie, no 28749/18, §§ 147 et 151, 10 décembre 2019 ; dans cette affaire, les éléments importants sur lesquels la mise en détention provisoire était fondée avaient déjà été versés au dossier et portés à la connaissance du requérant pendant sa mise en détention). Plus précisément, il ne se plaint pas de l’absence de raisons plausibles en ce qui concerne la période après sa mise en détention provisoire le 20 juillet 2016. Selon lui, les décisions relatives à sa détention ne contenaient qu’une simple citation des motifs de détention provisoire prévus par la loi et elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés sans aucune référence à des faits concrets pouvant justifier sa privation de liberté.

174. La Cour observe en outre que l’arrêt Buzadji précité semble opérer une distinction entre un grief tiré spécifiquement de la durée d’une détention provisoire stricto sensu et un grief tiré d’une absence de motif pertinent et suffisant – qui était auparavant un simple volet de l’examen de la durée de la détention provisoire – pour justifier dès le début une détention provisoire, quand bien même, au regard de la jurisprudence établie de la Cour, l’examen de ces deux griefs se fonderait sur les critères similaires. Cependant, en pratique, l’examen d’un grief tiré de la durée d’une détention provisoire chevauche souvent dans une certaine mesure celui d’un grief tiré d’une absence de motif pertinent et suffisant.

175. La Cour renvoie aux principes généraux découlant de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention tels qu’ils sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87-91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017).

176. La Cour recherchera donc si les autorités nationales ont pu justifier par des motifs pertinents et suffisants le maintien en détention. À cet égard, il ne faut pas perdre de vue que le maintien en détention ne se justifie dans un cas d’espèce donné que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle posée par l’article 5 de la Convention (Buzadji, précité, § 90). Elle observe également que l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (ibidem, § 102). De même, l’article 5 § 3 de la Convention impose aux juridictions nationales, lorsqu’elles sont saisies de la question de la nécessité de prolonger une mesure de détention provisoire, de prendre en considération les mesures alternatives prévues par la législation nationale (Gaspar c. Portugal, no 3155/15, § 60, 28 novembre 2017).

177. La Cour observe avoir conclu ci-dessus que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisaient pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard du requérant au moment de son arrestation et de son placement en détention. Par ailleurs, le contrôle ultérieur effectué par un autre juge de paix sur la mesure litigieuse n’a pas permis de remédier à la situation décrite ci-dessus (paragraphe 166 ci-dessus).

178. Eu égard à l’absence de raison plausible de justifier les soupçons qui pesaient sur le requérant au moment de son placement en détention, il est superflu d’examiner la question de savoir si les autorités ont satisfait à leur obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants le 20 juillet 2016, date à laquelle le juge de paix a rendu son ordonnance (voir, dans le même sens, Alparslan Altan, précité, § 150, Baş, précité, § 202 : dans ces deux affaires la Cour a examiné uniquement la mise en détention des requérants).

179. Pour ce qui est des décisions ultérieures de maintien en détention provisoire, la Cour observe que, jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation le 16 janvier 2018, les éléments de preuves indiqués par le Gouvernement ou examinés par la CCT n’ont jamais été cités dans les décisions relatives au maintien en détention provisoire ou n’ont pas été portés à la connaissance de l’intéressé qui, à maintes reprises, a dénoncé l’absence de preuves concrètes pouvant justifier la mesure en question (paragraphes 22 et 26 ci-dessus). Il convient à cet égard de souligner que, pendant cette phase initiale de la détention, le dossier est resté inaccessible au requérant jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation. En outre, il ne faut pas perdre de vue que, dans les cas de détention provisoire, le suspect privé de liberté doit se voir offrir une véritable occasion de contester les éléments à l’origine des accusations portées contre lui car la persistance de soupçons raisonnables qu’il a commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité de son maintien en détention (voir, mutatis mutandis, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 204, CEDH 2009). Cependant, comme il a été indiqué ci-dessus (paragraphe 173), la Cour estime qu’il ne s’impose pas d’examiner plus avant la persistance de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction.

180. Pour ce qui est des « motifs » du maintien en détention pendant cette phase initiale de la détention du requérant, la Cour observe que les motivations des décisions pertinentes étaient tout à fait générales et abstraites ; la grande majorité des décisions concernaient plus d’une centaine de suspects (paragraphe 25 ci-dessus) et se bornaient à mentionner abstraitement « l’état des preuves », la gravité de l’infraction reprochée et l’existence du risque que le suspect se livrera à des activités susceptibles de porter préjudice au bon déroulement de la justice. Il convient de rappeler à cet égard que, si la gravité d’une inculpation peut conduire les autorités judiciaires à placer et laisser le suspect en détention provisoire pour empêcher des tentatives de commission de nouvelles infractions, encore faut-il que les circonstances de la cause, et notamment les antécédents et la personnalité de l’intéressé, rendent plausible le danger et adéquate la mesure (Maksim Savov c. Bulgarie, no 28143/10, § 47, 13 octobre 2020). Tel n’est pas le cas en l’espèce, dans la mesure où aucun examen individuel n’a été effectué par les juridictions nationales.

181. S’agissant du risque d’altération des preuves ou du danger que le suspect fasse obstacle au bon déroulement de la justice, ces motifs ne peuvent non plus être invoqués dans l’abstrait : ils doivent être étayés par des éléments de preuves factuels (Becciev c. Moldova, no 9190/03, § 59, 4 octobre 2005). Certes, ces motifs peuvent avoir justifié le maintien en détention de l’intéressé jusqu’à un certain moment, compte tenu notamment de l’importance de la fonction exercée par celui-ci avant son arrestation et de la nature de certains éléments de preuve à charge, tels que par exemple des déclarations des témoins à charge, et des liens entre le requérant et ces témoins. Toutefois, la Cour observe que ces décisions ne révélaient aucune considération susceptible d’étayer le fondement des risques évoqués et n’en établissaient pas la réalité par rapport au requérant (paragraphes 25-28 ci-dessus). En outre, elle réitère (voir paragraphe 179), qu’aucun élément de preuve n’a pas été porté à la connaissance de l’intéressé jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation.

182. Par conséquent, pour que cette phase initiale de la détention du requérant – qui a duré plus de dix-huit mois jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation – se trouve justifiée au regard de l’article 5 § 3, les juridictions nationales, en tenant dûment compte du principe de présomption d’innocence (voir Buzadji, précité, § 91), auraient dû avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté, ce qu’elles n’ont manifestement pas fait.

183. Pour ce qui est de la période ultérieure au dépôt de l’acte d’accusation, la Cour observe que les motifs invoqués par la Cour de cassation pour ordonner le maintien en détention provisoire du requérant, comme ceux indiqués par les juridictions nationales dans leurs décisions rendues antérieurement (paragraphes 25-30 ci-dessus), étaient également stéréotypés et abstraits, à savoir « la nature de l’infraction », « la peine encourue », « l’état des preuves », « l’absence de fait nouveau en faveur du suspect », « le risque de fuite et d’altération des preuves », « le fait que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions cataloguées ». La haute juridiction a également considéré que la détention était une mesure proportionnée.

184. En effet, il n’a pas été expliqué comment un ancien membre de la CCT, qui se trouvait en détention provisoire depuis plus de dix-mois avant le dépôt de l’acte d’accusation, aurait pu altérer des preuves qui, semble-t-il, avaient déjà été collectées au cours de l’instruction pénale. De même, la Cour de cassation n’a pas exposé d’arguments suffisamment convaincants pour établir l’existence d’un danger de soustraction à la justice. La Cour rappelle à cet égard qu’il incombe aux autorités nationales d’établir l’existence de faits spécifiques pertinents pour motiver le maintien en détention et de s’appuyer sur des faits précis ainsi que sur les circonstances personnelles du requérant justifiant sa détention. Les motifs en faveur et en défaveur de l’élargissement doivent non pas être « généraux et abstraits », mais se baser sur des faits précis ainsi que sur les circonstances personnelles du requérant justifiant sa détention (Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 179, 22 décembre 2008). La Cour souligne à ce propos qu’il ne faut pas en la matière renverser la charge de la preuve pour faire peser sur la personne détenue l’obligation de démontrer l’existence de raisons de la libérer (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 64, 10 mars 2009).

185. En ce qui concerne la recherche de solutions alternatives à la détention provisoire, la Cour observe que, dans leurs décisions, les juridictions nationales ont simplement considéré que « le contrôle judiciaire serait insuffisant » et qu’aucune considération n’a été accordée à la possible application de mesures alternatives à la détention provisoire. Or, elle constate que, en application de l’article 109 du CPP, les juridictions nationales avaient la possibilité d’ordonner le placement du requérant sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner son maintien en détention. Elle note aussi que l’article 100 § 1 du CPP imposait au juge d’envisager d’abord l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté. Or, ces mesures n’ont pas été envisagées en l’espèce, contrairement à ce que prévoyait le droit interne.

186. La Cour en déduit que les autorités judiciaires internes ont omis de prendre en compte la possibilité de mettre en place des mesures alternatives à la détention provisoire et d’expliquer en quoi pareilles mesures n’auraient pas pu être mises en œuvre dans la présente espèce et n’auraient pas pu prévenir le risque d’entrave à la justice – ce qui aurait permis d’établir que la détention provisoire avait été décidée en dernier recours. La Cour conclut dès lors que les motivations avancées par les juridictions nationales dans leurs décisions relatives à la détention provisoire du requérant ne permettent pas de penser que cette mesure a été utilisée – au regard de la situation de l’intéressé – en dernier recours, contrairement à ce qu’exigeait le droit interne (voir, dans le même sens, Lütfiye Zengin et autres c. Turquie, no 36443/06, § 88, 14 avril 2015).

187. Certes, la Cour constitutionnelle a examiné la proportionnalité de la mesure en question dans son arrêt du 12 avril 2018, c’est-à-dire environ trois mois après le dépôt de l’acte d’accusation (voir les considérants nos 158-166 de l’arrêt de la CCT). Or, elle s’est contentée de se référer aux circonstances particulières liées à la tentative du coup d’État. Si de tels arguments peuvent valablement fonder, à son début, la détention de l’intéressé, ils perdent nécessairement de leur pertinence au fil du temps, particulièrement eu égard à la longueur de la durée de la détention provisoire. Par ailleurs, la CCT ne s’est pas prononcée sur le caractère stéréotypé et abstrait des motifs exposés par les juridictions nationales, qui se sont contentées de justifier leur refus de recourir à des mesures alternatives en évoquant simplement la gravité de la peine encourue et le fait qu’il s’agissait d’une infraction cataloguée.

188. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y avait pas de motifs pertinents et suffisants pour maintenir le requérant en détention provisoire pendant plus de deux ans et huit mois dans l’attente de son jugement. Compte tenu de cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire d’examiner d’autres aspects du grief tiré de l’article 5 § 3. En outre, il n’est pas établi que le manquement aux exigences décrites ci-dessus pouvait être justifié par la dérogation communiquée par la Turquie. Il y a donc eu en l’espèce une violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

189. Le requérant se plaint d’une l’irrégularité de la perquisition effectuée à son domicile, le mandat de perquisition ayant été délivré sans l’autorisation préalable de la Cour constitutionnelle, contrairement aux dispositions spécifiques concernant les juges de la haute juridiction. Il dénonce par ailleurs une absence de contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse.

Il invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et (…) de son domicile (…).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

190. Le Gouvernement excipe à titre préliminaire d’un non-épuisement des recours internes, faisant valoir que le requérant n’a pas formé le recours en réparation prévu par l’article 141 § 1 i) du CPP. À cet égard, il se réfère à l’arrêt de la CCT Alaaddin Akkaşoğlu et Akis Yayıncılık ve Tic. A.Ş., dans lequel la haute juridiction a jugé que le recours prévu à l’article 141 § 1 i) du CPP constituait une voie de recours à épuiser s’agissant des griefs d’illégalité d’une perquisition au domicile (paragraphe 76 ci-dessus).

191. Le requérant ne se prononce pas sur cet argument du Gouvernement.

192. La Cour observe que l’article 141 § 1 i) du CPP permet de présenter une demande d’indemnisation lorsque la perquisition a été effectuée de manière disproportionnée (ölçüsüz bir şekilde). À la lecture de cette disposition, il est difficile de conclure que celle-ci prévoit un recours indemnitaire permettant de contester la légalité de la perquisition d’un domicile, à moins que les tribunaux internes n’interprètent ce recours d’une manière qui comprendrait également les griefs d’illégalité de telles mesures.

193. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné une question similaire dans l’affaire Aksoy c. Turquie ((déc.) [Comité], no 47585/16, 5 mars 2019) et qu’elle a estimé, conformément à l’arrêt que la CCT avait rendu dans cette affaire, que le requérant (un avocat) aurait dû former le recours en réparation prévu par l’article 141 § 1 i) du CPP relativement à ses griefs tirés, entre autres, d’une saisie inappropriée de documents appartenant à ses clients lors de la perquisition de son bureau. Elle fait observer en l’espèce que, contrairement à l’affaire Aksoy précitée, le requérant n’a présenté aucun grief qui puisse être interprétée comme relatif au caractère disproportionné ou excessif de la perquisition de son domicile. Au contraire, le requérant se plaint de l’irrégularité de la perquisition effectuée à son domicile, le mandat de perquisition ayant été délivré sans l’autorisation préalable de la CCT, contrairement aux dispositions spécifiques relatives aux juges de la haute juridiction (article 17 de la loi no 6216). Par conséquent, pour le requérant, cette mesure était dénuée de base légale. Or, le Gouvernement n’a évoqué aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un recours tel que celui prévu à l’article 141 § 1 i) du CPP aurait pu aboutir pour un tel grief. Par ailleurs, dans son récent arrêt du 27 mars 2019, la CCT a considéré que le recours indemnitaire prévu à l’article 141 § 1 i) du CPP concernait uniquement les perquisitions conduites de manière excessive et n’offrait aucune voie de droit contre les plaintes relatives à l’illégalité de telles mesures (paragraphe 77 ci-dessus).

194. Pour ces motifs, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas étayé sa thèse selon laquelle le recours prévu à l’article 141 § 1 i) du CPP constituait une voie de recours en droit interne permettant de remédier aux violations alléguées du droit au respect du domicile en cas de perquisition illégale. Il convient dès lors de rejeter l’exception préliminaire que le Gouvernement en tire.

195. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

196. La Cour estime qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice du droit du requérant au respect de son domicile : son domicile familial a été perquisitionné et les responsables de l’enquête pénale ont saisi plusieurs objets et documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8, c’est‑à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 217, CEDH 2013 (extraits)).

197. Le requérant se plaint de l’irrégularité de la perquisition effectuée à son domicile, le mandat de perquisition ayant été délivré sans l’autorisation préalable de la Cour constitutionnelle, au mépris des dispositions spécifiques relatives aux membres de la haute juridiction.

198. Le Gouvernement fait valoir que, parce qu’il s’agissait d’un cas de flagrant délit, l’instruction pénale a été menée conformément aux dispositions générales du CPP, en application des articles 16 § 1 et 17 § 2 de la loi no 6216. Étant donné que tout retard aurait été préjudiciable et qu’il y avait un cas de flagrant délit, le domicile du requérant a été perquisitionné sur la base d’une instruction écrite donnée par le procureur en vertu des dispositions du CPP.

199. La Cour observe que le requérant ne conteste pas la prévisibilité des articles 116-119 du CPP, qui constituent le fondement de la mesure litigieuse. En effet, l’essence du grief du requérant concerne le non-respect de la procédure prévue à l’article 17 § 3 de la loi no 6216. En vertu de cette disposition, l’assemblée plénière de la CCT doit se prononcer sur l’adoption, au cours de l’instruction, de toute mesure préventive prévue par le CPP, telle que la perquisition.

200. Dans la présente affaire, la perquisition du domicile du requérant a été effectuée sans que l’assemblée plénière de la CCT ne se fût prononcée sur cette mesure. Or, l’article 17 § 3 de la loi no 6216 ne permettait d’ordonner la perquisition du domicile d’un membre de la CCT qu’en cas de flagrant délit. La Cour se réfère à sa conclusion sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention en ce qui concerne la base légale de l’arrestation et de la mise en détention provisoire du requérant (paragraphe 142 ci-dessus). En effet, cette conclusion, qui est que l’élargissement de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne par les juridictions nationales en l’espèce posaient problème au regard du principe de sécurité juridique, est parfaitement transposable au grief d’illégalité de la perquisition (voir, mutatis mutandis, Blyudik c. Russie, no 46401/08, § 75, 25 juin 2019).

201. Eu égard aux circonstances de la présente espèce, la Cour conclut que, bien que l’esprit et la lettre de la disposition interne, à savoir l’article 17 § 3 de la loi no 6216, fussent suffisamment précis, les autorités nationales ont fait, dans les circonstances de la cause, une application qui était manifestement déraisonnable et n’était donc pas prévisible aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention.

202. Dans ces circonstances, l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8, et n’a pas permis au requérant de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences découlant de cette disposition. En outre, il n’est pas établi que le manquement aux exigences décrites ci-dessus pouvait être justifié par la dérogation communiquée par la Turquie.

Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

V. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

203. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte au principe de l’égalité des armes à raison d’une restriction d’accès au dossier d’enquête. Il se plaint aussi d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix qui se sont prononcés sur sa détention provisoire.

A. Sur les griefs de manque d’impartialité et d’indépendance des juges de paix

204. Le requérant se plaint d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix qui se sont prononcés sur sa détention, et dénonce le fait que les oppositions aient été aussi examinées par des juges de paix, et non par une juridiction supérieure. Il invoque à cet égard l’article 6 de la Convention.

205. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour examinera ce grief sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 81, 28 novembre 2002). À cet égard, elle rappelle avoir déjà examiné un grief similaire dans l’affaire Baş (arrêt précité, §§ 269-281), et l’avoir déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement. En l’espèce, elle ne voit aucune raison de se départir de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire susmentionnée.

La Cour estime donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur l’atteinte alléguée au principe de l’égalité des armes

206. La Cour observe que, devant elle, le requérant soutient que, parce qu’il n’avait pas pu accéder aux pièces du dossier relatif à sa détention provisoire, il a été empêché de contester effectivement son placement en détention provisoire.

207. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. À cet égard, il plaide que, dans son recours individuel devant la Cour constitutionnelle, l’intéressé n’a pas valablement soulevé ce grief. Il soutient que ce grief était en tout état de cause manifestement mal fondée.

208. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce grief.

209. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour examinera ce grief sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Cependant, elle relève que le requérant s’est contenté de fournir à la Cour le formulaire de son recours individuel du 7 septembre 2016, dans lequel il s’est contenté de dire que la mesure de détention provisoire avait été adoptée le 19 juillet 2016 sans qu’il puisse bénéficier des droits de la défense et de la possibilité d’examiner les éléments de preuve (paragraphe 45 ci-dessus). Ce seul élément ne permet pas de déterminer si un grief relatif à l’impossibilité d’accéder aux éléments du dossier pendant l’instruction pénale a été valablement soulevé devant la haute juridiction. De toute manière, elle observe que dans son analyse sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, elle a suffisamment tenu compte des circonstances dénoncées par le requérant (paragraphe 179 ci-dessus). À la lumière ce qui précède, elle estime qu’il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé ce grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

210. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages, et frais et dépens

211. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel correspondant aux sommes qu’il aurait perçues au titre de son traitement de juge s’il n’avait pas été révoqué de ses fonctions et au manque à gagner qui aurait découlé de restrictions apportées à ses droits civiques. Il réclame à cet égard 1 000 000 euros (EUR). Il sollicite en outre 250 000 EUR pour préjudice moral. Il demande également, sans fournir aucun justificatif, 10 000 EUR pour ses frais et dépens engagés devant la Cour.

212. Le Gouvernement conteste ces demandes.

213. La Cour observe que le présent arrêt concerne la détention provisoire du requérant et la perquisition effectuée à son domicile et non sa révocation ordonnée le 4 août 2016. Par conséquent, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente.

214. Quant au dommage moral, la Cour rappelle avoir conclu ci-dessus que le requérant, juge siégeant au sein de la CCT à l’époque des faits, a été placé en détention provisoire sans avoir pu bénéficier de la protection offerte aux magistrats par la législation turque et en l’absence de raisons plausibles, au moment de sa mise en détention provisoire, de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Par ailleurs, elle a conclu qu’il n’y avait pas de motifs pertinents et suffisants pour maintenir le requérant en détention provisoire pendant plus de deux ans et huit mois dans l’attente de son jugement. À cet égard, elle considère qu’il a dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention par le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Par conséquent, elle lui accorde la somme de 20 000 EUR à ce titre.

215. Pour ce qui est de la demande formulée au titre des frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir un remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Elle rappelle en outre que, aux termes de l’article 60 §§ 2 et 3 de son règlement, l’intéressé doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi elle peut rejeter tout ou partie de celles-ci. Elle exige des preuves, par exemple des notes d’honoraires et des factures détaillées. Ces preuves doivent être suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions susmentionnées se trouvent remplies. En l’espèce, relevant que le requérant n’a pas fourni de justificatifs à l’appui de sa demande, la Cour décide de rejeter cette dernière dans son intégralité (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 122, CEDH 2011 (extraits)).

B. Intérêts moratoires

216. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés d’une illégalité de l’arrestation et de la mise en détention provisoire du requérant, de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction, d’un défaut de motivation des décisions relatives à cette détention et de la durée de celle-ci, ainsi que d’une irrégularité de la perquisition effectuée au domicile du requérant ;

2. Déclare, à la majorité, irrecevable le grief de manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’illégalité de l’arrestation et de la mise en détention provisoire du requérant ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief tiré par le requérant de l’article 5 § 4 de la Convention ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

8. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de vingt mille euros (20 000 EUR), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                                     Jon Fridrik Kjølbro
Greffier                                                          Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement dissidente commune aux juges Pejchal et Yüksel ;

– opinion partiellement dissidente de la juge Koskelo.

J.F.K.
S.H.N.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES PEJCHAL ET YÜKSEL
(Traduction)

Nous avons très respectueusement voté contre le montant de la somme accordée au requérant. Nous estimons que la présente affaire est similaire à l’affaire Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, 16 avril 2019, qui ne concernait que la détention initiale du requérant. Il fallait donc de bonnes raisons pour accorder un montant supérieur à celui alloué dans cette affaire, à des fins de cohérence de notre pratique en la matière. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans l’affaire Alparslan Altan, la Cour avait décidé d’accorder la somme de 10 000 euros (EUR) pour dommage moral. En l’espèce, il est vrai qu’a été constatée non pas seulement une violation de l’article 5 § 1 mais aussi une violation des articles 5 § 3 et 8 de la Convention. C’est ce qui pourrait en partie expliquer l’octroi d’un montant supérieur en l’espèce, mais cela ne saurait justifier une indemnité de 20 000 EUR, ce qui correspond au double du montant accordé dans l’affaire Alparslan Altan. Pour cette raison, nous avons voté contre la partie de l’arrêt qui accorde au requérant une somme pour dommage moral.

 

OPINION PARTiellement DISSIDente de la JUGE KOSKELO
(traduction)

1. Tout en étant entièrement d’accord avec le présent arrêt à d’autres égards, j’ai voté contre le point 2 de son dispositif par lequel est rejeté pour défaut manifeste de fondement le grief tiré par le requérant d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges qui ont statué sur sa détention.

2. Pour parvenir à cette conclusion, la majorité s’appuie sur l’appréciation de la Cour dans son arrêt Baș c. Turquie (no 66448/17, 3 mars 2020), en disant qu’elle ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce (paragraphe 206 de l’arrêt). Pour ma part, j’estime important d’emblée de noter les points suivants.

3. Premièrement, dans l’arrêt Baș, la Cour a examiné la question en se référant essentiellement au régime juridique général applicable aux juges en Turquie. Elle a notamment relevé que les magistrats jouissaient de garanties constitutionnelles dans l’exercice de leurs fonctions, notamment l’inamovibilité (paragraphe 273 dudit arrêt). Toutefois, l’analyse de la Cour à l’époque n’a pas pris en compte l’incidence des mesures d’urgence prises au lendemain de la tentative de coup d’État des 15 et 16 juillet 2016, qui a donné lieu à l’état d’urgence décrété le 20 juillet 2016. Je me réfère ici en particulier au décret-loi no 667, qui est entré en vigueur le 23 juillet 2016 puis a été promulgué après approbation parlementaire (loi no 6479). Ces mesures ont bouleversé le statut juridique des membres de la fonction publique, y compris les juges. Deuxièmement, la Cour a récemment eu l’occasion d’examiner ces mesures en détail (voir, en particulier, Pișkin c. Turquie, no 33399/18, 15 décembre 2020). Si le requérant dans cette dernière affaire n’était pas un juge, le régime juridique visé dans cet arrêt s’appliquait aussi aux juges. Troisièmement, dans l’arrêt Baș, la Cour a expressément souligné que la conclusion à laquelle elle était parvenue ne préjugeait en rien tout examen ultérieur de la question de l’indépendance et de l’impartialité des juges de paix (paragraphe 281).

4. Le décret-loi no 667 permet de révoquer les fonctionnaires, y compris les juges, pour des motifs très vagues, sans aucune appréciation individualisée spécifique ni aucune garantie procédurale effective. Dans son arrêt Pișkin, la Cour a conclu à cet égard à des violations des articles 6 et 8 au motif qu’il n’y avait aucune garantie, ne serait-ce que minimale, contre l’arbitraire. Ces constats sont pertinents aussi sur le terrain de l’article 5 § 4. De plus, un grand nombre de juges ont bel et bien été révoqués sur la base dudit décret-loi.

5. Il est assez problématique à mes yeux que cette situation désormais notoire née de l’état d’urgence reste sans réponse dans le contexte actuel, alors qu’elle a conduit à un grave affaiblissement de l’inamovibilité des juges. Cette inamovibilité constitue indéniablement un élément nécessaire et essentiel des garanties requises pour la protection de l’indépendance de la justice, dont le maintien revêt une importance cruciale pour la prééminence du droit et la protection des droits de l’homme.

6. Il semble évident que le risque de révocation né du décret-loi susmentionné est particulièrement pertinent dans un contexte tel que le présent, où les juges sont appelés à rendre des décisions concernant des personnes contre lesquelles pèsent des soupçons en raison de leurs liens allégués avec le FETÖ/PDY. Après tout, ce texte a pour principal objectif la révocation de toute personne ayant de tels liens. En raison notamment du manque de précision des nouveaux motifs de révocation énoncés dans le décret, les juges pourraient avoir des raisons de craindre que la manière dont ils traiteraient les affaires impliquant des personnes soupçonnées d’avoir des liens avec le FETÖ/PDY puisse en elle-même être considérée comme un signe que des soupçons pèsent sur eux. Une telle situation pourrait faire naître des doutes justifiés en ce qui concerne surtout l’indépendance et l’impartialité des juges appelés à se prononcer sur ce type d’affaires.

7. Dans un tel contexte et compte tenu de l’importance vitale que revêt le maintien de normes solides en matière d’indépendance et d’impartialité judiciaires, je regrette de ne pas pouvoir souscrire à la conclusion par laquelle la majorité a rejeté le grief pour défaut manifeste de fondement.

_____________

[1] La traduction vers l’anglais des parties pertinentes de l’arrêt de la Cour constitutionnelle est publiée sur le site Internet de la haute juridiction :

https://kararlarbilgibankasi.anayasa.gov.tr/BB/2016/15637?Dil=en.

Dernière mise à jour le juillet 2, 2021 par loisdumonde

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