AFFAIRE MASTROIANNI ET TOSCANO c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 12205/16

La requête concerne l’inexécution d’une décision interne définitive reconnaissant aux requérants un droit à être indemnisé pour l’infection post-transfusionnelle contractée par le premier requérant.

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MASTROIANNI ET TOSCANO c. ITALIE
(Requête no 12205/16)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Art 1 P1 • Respect des biens • Absence d’exécution d’une décision interne définitive ayant fait droit à la demande d’indemnisation pour une infection post-transfusionnelle
Art 13 • Absence de recours effectif

STRASBOURG
24 juin 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mastroianni et Toscano c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Péter Paczolay, président,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 12205/16) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet État, M. Mario Mastroianni et Mme Fernanda Damiana Toscano (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 février 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 6 § 1 de la Convention, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’article 13 de la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne l’inexécution d’une décision interne définitive reconnaissant aux requérants un droit à être indemnisé pour l’infection post-transfusionnelle contractée par le premier requérant.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1965 et en 1969 et résident à Alvignano (Caserte). Ils ont été représentés par Me F. Mancini, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son ancien co-agent, Mme M.G. Civinini.

4. Le 25 juillet 2008, les requérants, conjoints, entamèrent une procédure civile devant le tribunal de Naples contre le ministère de la Santé en réparation du dommage qu’ils estimaient avoir subi à la suite de l’infection post-transfusionnelle contractée par le premier requérant en 1986.

5. Par un jugement exécutoire par provision du 11 mars 2013, le tribunal fit droit à cette demande et condamna le ministère de la Santé à verser 101 151,88 euros (EUR) au premier requérant et 12 508,44 EUR à la deuxième requérante. Le 10 octobre 2013, le jugement fut revêtu de la formule exécutoire et, le 18 novembre 2014, il fut signifié au ministère de la Santé.

6. Le 16 mai 2015, ledit jugement n’ayant pas été exécuté, les requérants signifièrent au ministère de la Santé un commandement de payer (atto di precetto) et, cette procédure ayant échoué, ils introduisirent une demande d’expropriation immobilière, mais en vain.

7. Le ministère de la Santé ayant entre-temps interjeté appel, la cour d’appel de Naples, par un arrêt du 20 novembre 2018, confirma le jugement de première instance.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

8. Le Chapitre IV du code de procédure civile (Caractère exécutoire et signification des jugements) contient l’article suivant :

Article 282

« Le jugement de première instance est exécutoire par provision entre les parties. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 de la Convention, de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et de l’article 13 de la Convention

9. Les requérants se plaignent de l’inexécution du jugement leur reconnaissant un droit à être indemnisés à la suite de l’infection post-transfusionnelle du premier requérant. À cet égard, ils plaident d’abord la violation de leur droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Sous l’angle du même article, les requérants se plaignent aussi de la longueur, excessive selon eux, de la procédure.

10. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants dénoncent également une violation de leur droit de propriété résultant de l’inexécution de la créance née dudit jugement.

11. Enfin, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, ils se plaignent de ne pas avoir pu disposer d’un recours effectif au niveau interne pour soulever leurs griefs. Ces articles sont ainsi libellés :

Article 6 § 1 de la Convention

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

Article 1 du Protocole no 1 à la Convention

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Article 13 de la Convention

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

12. Le Gouvernement soutient que le jugement du tribunal de Naples n’était pas exécutoire par provision et que, à la date de l’introduction de la requête, l’affaire était pendante devant la cour d’appel de Naples. Il observe aussi qu’il était loisible aux requérants de se prévaloir du recours prévu par l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014. D’après lui, la requête devrait donc être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

13. Les requérants font valoir que, si le jugement du tribunal de Naples était en effet exécutoire par provision, ils n’auraient pas pu introduire valablement une demande visant à conclure un règlement amiable interne basée sur l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 car, pour ce faire, il aurait fallu la présenter au plus tard le 19 janvier 2010, date à laquelle le lien de causalité entre la pathologie du premier requérant et ses transfusions sanguines n’avait pas encore été établi.

14. La Cour relève d’emblée que le grief de durée excessive de la procédure n’a pas été communiqué au gouvernement défendeur. Elle note en tout état de cause que les requérants ont omis d’épuiser le recours prévu par la « loi Pinto » et décide, partant, de déclarer cette partie de la requête – notamment concernant la procédure sur le fond – irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

15. Quant au reste des griefs, la Cour considère d’abord que le jugement rendu par le tribunal de Naples le 11 mars 2013 était exécutoire par provision, au sens de l’article 282 du code de procédure civile. De plus, un arrêt de la cour d’appel de Naples a été prononcé dans l’intervalle, le 20 novembre 2018. Il ne ressort pas du dossier que cet arrêt ait été attaqué, de sorte qu’il est devenu définitif.

16. Pour ce qui est de l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014, la Cour rappelle avoir conclu que ce dispositif est une voie de recours à épuiser lorsqu’il est question de l’impossibilité pour les requérants de transiger dans leurs litiges internes (D.A. et autres c. Italie, nos 68060/12 et 18 autres, §§ 102-197, 14 janvier 2016). Or, dans la présente affaire, les requérants ne se plaignent pas tant de l’impossibilité d’accéder à un règlement amiable que de la non-exécution du jugement prononcé en leur faveur. Il s’ensuit que l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 ne constitue pas en l’espèce un recours que les requérants se devaient d’épuiser.

17. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

18. Les requérants s’en tiennent à leurs griefs.

19. Le Gouvernement estime qu’il n’y a eu aucune violation des articles invoqués par les requérants.

20. La Cour rappelle les principes développés dans son arrêt D.A. et autres c. Italie (précité, §§ 60-79).

21. Pour ce qui est de la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour constate que, par son jugement du 11 mars 2013, le tribunal de Naples a fait droit à la demande d’indemnisation des requérants pour l’infection post-transfusionnelle du premier requérant. Ce jugement, exécutoire par provision, a été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Naples du 20 novembre 2018.

22. La Cour estime que les requérants n’auraient pas dû se trouver dans l’impossibilité de faire exécuter une décision rendue en leur faveur, d’autant plus qu’il s’agissait, en l’espèce, d’une matière délicate touchant au domaine de la santé.

23. Partant, s’agissant du grief portant sur le manque d’accès à un tribunal (voir D.A. et autres c. Italie, précité, §§ 60-69), il y a eu de conclure à violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

24. Quant à la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour estime que les requérants étaient titulaires de créances exigibles en vertu d’un jugement, devenu depuis lors définitif, quantifiant la somme à laquelle ils avaient droit. Il s’ensuit que l’impossibilité pour eux d’obtenir l’exécution de ce jugement a constitué une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, tel qu’énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.

25. En méconnaissant les décisions mentionnées ci-dessus, les autorités nationales ont empêché les requérants de recevoir les montants qu’ils pouvaient raisonnablement s’attendre à obtenir à la suite de la décision leur reconnaissant un droit à indemnisation. Le Gouvernement n’a fourni aucun argument de nature à justifier cette ingérence (voir Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 39-42, CEDH 2002‑III et, mutatis mutandis, Ambruosi c. Italie, no 31227/96, §§ 28-34, 19 octobre 2000).

26. En conclusion, il y a également eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

27. Enfin, en ce qui concerne le grief tiré de l’article 13 de la Convention, la Cour considère que les requérants ne disposaient pas, pour se plaindre de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, du recours effectif qu’exigeait l’article 13 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, §§ 96-100, CEDH 2009, et Romachov c. Ukraine, no 67534/01, § 47, 27 juillet 2004).

28. Il y a donc lieu de conclure que cette disposition a été méconnue en l’espèce.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

29. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

30. Au titre du dommage matériel, les requérants demandent 101 151,88 EUR pour le premier requérant et 12 508,44 EUR pour la deuxième requérante. Ils demandent également 10 000 EUR, conjointement, au titre du dommage moral.

31. Le Gouvernement ne présente pas d’observations sur ce point.

32. La Cour octroie :

– 101 151,88 EUR au premier requérant, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, au titre du dommage matériel ;

– 12 508,44 EUR à la deuxième requérante, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, au titre du dommage matériel ;

– 10 000 EUR aux requérants, conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

33. Les requérants demandent aussi 11 536,09 EUR et 13 635 EUR pour leurs frais et dépens encourus respectivement devant les juridictions de première et deuxième instance. Ils demandent enfin 3 500 EUR pour leurs frais et dépens encourus devant la Cour. Ils ont présenté à l’appui des justificatifs uniquement pour les frais encourus devant la juridiction d’appel.

34. Le Gouvernement ne présente pas d’observations sur ce point.

35. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne de première instance ainsi que celle présentée pour les frais et dépens encourus devant la Cour et juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 13 635 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne en appel, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

36. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs relatifs à l’article 6 § 1 de la Convention (droit d’accès à un tribunal), à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et à l’article 13 de la Convention recevables et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, au taux applicable à la date du règlement :

i. 101 151,88 EUR (cent un mille cent cinquante et un euros et quatre-vingt-huit centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, au premier requérant, pour dommage matériel ;

ii. 12 508,44 EUR (douze mille cinq cent huit euros et quarante-quatre centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à la deuxième requérante, pour dommage matériel ;

iii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, aux deux requérants conjointement, pour dommage moral ;

iv. 13 635 EUR (treize mille six cent trente-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour les frais et dépens encourus dans la procédure interne ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                                      Péter Paczolay
Greffière adjointe                                   Président

Dernière mise à jour le juin 24, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *