La présente requête concerne plus particulièrement la détention provisoire du requérant, un journaliste, principalement en raison d’articles qu’il avait publiés.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BULAÇ c. TURQUIE
(Requête no 25939/17)
ARRÊT
Art 34 • Qualité de victime du requérant en raison de l’allocation par la Cour constitutionnelle de sommes manifestement insuffisantes pour préjudice moral
Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière d’un journaliste en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
STRASBOURG
8 juin 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bulaç c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête (no 25939/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ali Bulaç (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 mars 2017,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et l’article 10 de la Convention,
Vu les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
Vu les observations soumises par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, qui a exercé son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 3 de la Convention et 44 § 2 du Règlement de la Cour),
Vu les observations soumises par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations‑Unies ainsi que par les organisations non gouvernementales suivantes, lesquelles ont agi conjointement : ARTICLE 19, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, l’International Press Institute, Media Legal Defence Initiative, PEN International et Reporters Sans Frontières (« les organisations non gouvernementales intervenantes »), autorisées par le président de la section à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du Règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 mai 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne plus particulièrement la détention provisoire du requérant, un journaliste, principalement en raison d’articles qu’il avait publiés.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1951 et réside à Istanbul. Il est représenté par Me M. A. Devecioğlu, avocat à Istanbul.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
I. LA TENTATIVE DE COUP D’ÉTAT DU 15 JUILLET 2016
4. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus (pour les détails relatifs à la tentative de coup d’État, voir l’arrêt de la Cour Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 14‑17, 20 mars 2018).
5. Le 20 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
6. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.
7. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente‑sept décrets‑lois en application de l’article 121 de la Constitution. Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).
8. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.
II. LA DÉTENTION PROVISOIRE DU REQUÉRANT ET LA PROCÉDURE PÉNALE eNGAGÉE CONTRE LUI
9. Le requérant est un chroniqueur qui travaillait depuis 1998 pour le journal Zaman, un quotidien considéré comme étant l’organe principal de publication du réseau « fetullahiste » et fermé à la suite de la promulgation du décret-loi no 668 le 27 juillet 2016, dans le cadre de l’état d’urgence. Au cours des dernières années ayant précédé la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, il s’était fait connaître pour son point de vue critique concernant les politiques du gouvernement en place.
10. Le 26 juillet 2016, le requérant apprit par les médias qu’il était soupçonné d’appartenance à une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation FETÖ/PDY (« Organisation terroriste fetullahiste / Structure d’État parallèle »). Il se rendit alors au poste de police d’Istanbul, où il fut placé en garde à vue.
11. Le 30 juillet 2016, il fut interrogé à la direction de la sûreté d’Istanbul. Au cours de son audition, il nia appartenir à une organisation illégale.
12. Le même jour, plusieurs personnes responsables du quotidien Zaman, dont le requérant, furent traduites devant le 4e juge de paix d’Istanbul. Celui-ci interrogea l’intéressé sur les faits qui lui étaient reprochés et sur les accusations portées contre lui. Le requérant nia de nouveau appartenir à une quelconque organisation illégale. Il déclara qu’il était contre les putschs militaires et que, avant les évènements du 15 juillet 2016, il ne savait pas que le réseau de Fetullah Gülen était une organisation capable de fomenter un coup d’État. Il ajouta qu’il s’était rendu de son propre chef au poste de police et qu’il n’avait aucune intention de s’enfuir.
13. À l’issue de l’audience, le juge de paix, prenant principalement en considération le contenu des articles rédigés par le requérant – lesquels, selon lui, faisaient l’apologie de l’organisation terroriste en question –, ordonna la mise en détention provisoire de l’intéressé pour appartenance à une organisation terroriste. Pour ce faire, il tint compte des éléments suivants : l’existence de forts soupçons pesant sur le requérant ; la nature de l’infraction en cause et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) – à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée – ; le risque de fuite ; l’état et le risque de détérioration des éléments de preuve ; et le risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes pour assurer la participation de l’intéressé à la procédure pénale.
14. Le 10 avril 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre plusieurs personnes, dont le requérant, qui étaient soupçonnées de faire partie du réseau de médias du FETÖ/PDY et auxquelles il reprochait principalement d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel, la Grande Assemblée nationale de Turquie et le gouvernement par la force et la violence, et d’avoir commis des infractions au nom d’une organisation terroriste sans être membre de celle‑ci. Il requit la condamnation de ces personnes à trois fois la réclusion à perpétuité aggravée et à une peine d’emprisonnement allant jusqu’à quinze ans.
15. Dans son acte d’accusation, le procureur de la République d’Istanbul soutenait que les articles qui avaient été rédigés par le requérant et par les autres personnes qui étaient accusées dans le cadre de la procédure pénale engagée contre les responsables des médias du FETÖ/PDY ne pouvaient pas être considérés comme l’expression, de la part de leurs auteurs, d’une opposition ou de critiques envers le gouvernement. En ce qui concerne le requérant, il mentionnait huit articles rédigés par l’intéressé et parus dans Zaman entre le 21 décembre 2013 et le 6 février 2016. En résumé, il estimait que les expressions utilisées par le requérant avaient dépassé les limites de la liberté de la presse dans la mesure où elles avaient porté atteinte aux droits des autorités officielles et menaçaient la paix sociale et l’ordre public. Selon le procureur de la République, le requérant n’avait pas hésité dans ses articles à inciter à un éventuel coup d’État militaire et il avait par conséquent rempli des fonctions servant les intérêts de l’organisation terroriste en question.
16. Le 24 avril 2017, la cour d’assises d’Istanbul accueillit l’acte d’accusation du procureur de la République.
17. Le 11 mai 2018, elle ordonna la mise en liberté provisoire du requérant.
18. Par un jugement du 6 juillet 2018, la cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de huit ans et neuf mois. Les parties pertinentes en l’espèce de ce jugement se lisaient comme suit :
« Pendant de longues années, les accusés [dont le requérant] ont été chroniqueurs au quotidien Zaman, l’organe de publication du FETÖ/PDY. On ne peut pas imaginer qu’une organisation terroriste [embauche] dans un journal national des personnes qui n’ont pas de respect et de sympathie pour ses valeurs.
[Il a été tenu compte des éléments suivants :] l’accusé Ali Bulaç a travaillé pendant de longues années pour le quotidien Zaman ; son attachement à l’organisation [terroriste] a persisté [même] après les opérations de conspiration des 17 [et] 25 décembre [2013] ; dans ses articles, il a défendu de manière générale l’organisation [terroriste] ; bien qu’il ait également [rédigé] des articles [où il appelait] au calme, [il ressort du] contenu de son article, [publié] le 06/02/2016 [soit] environ quatre mois avant la tentative de coup d’État, intitulé « L’épée est-elle toujours un moyen politique illégitime ? Les tyrans utilisent l’épée, mais les opprimés n’ont-ils pas eux aussi le droit de l’utiliser ? », qu’il a conservé son attachement à l’organisation terroriste [et son opposition au] gouvernement légitime ; l’accusé a [fait partie] de la direction de la Fondation des journalistes et des écrivains [qui est] contrôlée par l’organisation terroriste [et qui], par sa décision no 2 du 20/11/2014, a élu le chef de [cette organisation terroriste], Fetullah Gülen, président d’honneur [de la fondation] ; il a été constaté que l’accusé était lié à de hauts dirigeants de l’organisation terroriste et qu’il avait [voyagé à l’étranger et était revenu au pays] avec eux ; lors d’une émission [diffusée] le 21/01/2015 sur Mehtap TV [une chaîne de télévision fermée], il a dit à l’autre accusé A.T.A. [ce qui suit :] « On te laisse la dernière parole, tu es dans ta mère patrie » ; depuis août 2014, [le solde du] compte bancaire détenu par l’accusé auprès de la Bankasya, [une banque] liée à l’organisation terroriste, a augmenté ; les matériels digitaux examinés ont fait ressortir que des conversations et les livres de Fetullah Gülen, le chef de l’organisation [terroriste], étaient stockés sur les ordinateurs portables [d’Ali Bulaç] ; [ces éléments] constituent l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, [réprimée] par l’article 314 § 2 [du code pénal]. »
19. Par un arrêt rendu le 25 juin 2019, la cour d’appel d’Istanbul confirma le jugement de première instance qui avait condamné le requérant.
20. Il ressort des derniers éléments fournis par les parties en 2019 que la procédure pénale est actuellement pendante devant la Cour de cassation.
III. LE RECOURS INDIVIDUEL DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
21. Le 9 mars 2017, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il s’y plaignait principalement d’une violation à son égard du droit à la liberté et à la sûreté et du droit à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.
22. Le 3 mai 2019, la Cour constitutionnelle rendit un arrêt (no 2017/16589), par lequel elle décida, par neuf voix contre six, qu’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté et du droit à la liberté d’expression et de la presse.
23. Pour ce qui est du grief relatif à la détention provisoire subie par le requérant, la Cour constitutionnelle, renvoyant aux principes découlant de son arrêt Şahin Alpay (no 2016/16092, §§ 77-91), constata tout d’abord que la détention provisoire de l’intéressé avait une base légale, à savoir l’article 100 du CPP. Elle vérifia ensuite si la détention provisoire du requérant poursuivait un but légitime et s’il existait de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé des infractions reprochées. Après avoir examiné le contenu des articles incriminés rédigés par le requérant ainsi que les autres éléments de preuve présentés par le parquet, la Cour constitutionnelle conclut que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée en l’espèce. Ensuite, elle examina s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté eu égard à l’article 15 de la Constitution, qui prévoyait la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence. À cet égard, renvoyant à ses arrêts Şahin Alpay (précité, §§ 77-91), Mehmet Hasan Altan (no 2016/23672, §§ 152‑157), Turhan Günay (no 2016/50972, §§ 83-89) et Mustafa Baldır (no 2016/29354, §§ 83-88), elle estima que, même en cas d’application de l’article 15 de la Constitution, il n’était pas possible d’accepter que des personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une forte indication qu’elles avaient commis une infraction. Elle décida donc que la détention provisoire subie par le requérant était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé. Eu égard à son constat de violation de cette disposition, elle estima qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur le grief tiré de la durée de la détention provisoire du requérant.
24. Par ailleurs, le requérant se plaignait que les tribunaux eussent procédé à l’examen de la question relative à sa détention provisoire sans tenir d’audience. Renvoyant à son arrêt Erdal Tercan (no 2016/15637, §§ 221‑251), la Cour constitutionnelle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
25. En ce qui concerne le grief relatif à la liberté d’expression et de la presse, la Cour constitutionnelle, renvoyant encore à son arrêt Şahin Alpay (précité, §§ 118-133), releva que la mesure de détention provisoire dont le requérant avait fait l’objet pour ses articles s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de ce droit. Elle considéra que cette mesure privative de liberté poursuivait un but légitime, à savoir la lutte contre une organisation terroriste qui était derrière la tentative de coup d’État militaire et qui présentait un danger pour la sécurité nationale. En revanche, tenant compte de ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, elle estima qu’une telle mesure, lourde de conséquences puisque consistant en une privation de liberté, ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. En ce qui concerne l’application de l’article 15 de la Constitution, elle se référa à ses constats dans les affaires Şahin Alpay (précité, §§ 143-146) et Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 238-241) et considéra qu’il y avait eu violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.
26. Eu égard à ses constats de violation, la Cour constitutionnelle estima qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 25 000 livres turques (TRY – soit environ 3 760 euros (EUR) à la date du prononcé de l’arrêt de la Cour constitutionnelle) pour dommage moral et 2 732,50 TRY (soit environ 410 EUR à la même date) pour frais et dépens.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. LES DISPOSITIONS PERTINENTES DE LA CONSTITUTION TURQUE
27. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution turque sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 57-60, 20 mars 2018).
II. LES DISPOSITIONS PERTINENTES DU CODE PÉNAL (CP)
28. L’article 314 § 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 2. Est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement quiconque adhère à une organisation visée au premier paragraphe du présent article. »
III. LES DISPOSITIONS PERTINENTES DU CODE DE PROCÉDURE PÉNALE (CPP)
29. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 150-157, 22 décembre 2020).
EN DROIT
I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE
30. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.
31. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.
32. La Cour observe que la détention provisoire du requérant a eu lieu pendant la période d’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre l’intéressé au cours de cette période se sont prolongées au-delà de celle-ci.
33. À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci‑dessous – est nécessaire (voir également, Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 78, 20 mars 2018).
II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
A. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation
34. Exposant que l’article 141 § 1 a) et d) du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, le Gouvernement soutient que, le requérant ayant été remis en liberté à l’issue de sa détention provisoire, il aurait pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition au titre de ses griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention. À cet égard, il indique que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour introduire en vertu de l’article 141 du CPP une demande d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.
35. Le requérant réplique qu’une action fondée sur l’article 141 du CPP ne peut pas constituer un remède effectif pour ses griefs présentés devant la Cour. Selon lui, il n’est donc pas tenu d’épuiser cette voie de recours avant d’introduire sa requête devant la Cour.
36. S’agissant d’abord des griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Cour a estimé récemment, dans son arrêt rendu dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, § 214, 22 décembre 2020), qu’une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne pouvait pas être considérée comme une voie de recours effective pour contester l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
37. Pour ce qui est ensuite de l’exception concernant le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention relatif à la durée de la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, la Cour observe que le libellé de cette disposition ne prévoit aucune possibilité d’indemnisation pour un tel grief. Par ailleurs, le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, le recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour un tel grief.
38. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
B. Sur l’exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle
39. Dans ses observations du 8 novembre 2017, le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir exercé de recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
40. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement.
41. La Cour rappelle que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).
42. En l’occurrence, la Cour observe que le 9 mars 2017, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, laquelle a rendu son arrêt joint sur le fond le 3 mai 2019 (paragraphes 21-26 ci-dessus). Par conséquent, elle estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes a perdu toute pertinence.
43. Il convient donc de rejeter également cette exception soulevée par le Gouvernement.
C. Sur la qualité de victime du requérant
44. Dans ses observations additionnelles, reçues le 2 août 2019, le Gouvernement expose que l’arrêt du 3 mai 2019 de la Cour constitutionnelle a reconnu que le requérant avait subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté et de son droit à la liberté d’expression et de la presse. Il ajoute que l’intéressé a obtenu une indemnisation appropriée et suffisante. En conséquence, il invite la Cour à rejeter la requête, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention.
45. Dans ses observations en réponse, le requérant conteste cet argument. Il considère que le fait qu’il ait été condamné en première instance, puis par la cour d’appel, démontre qu’il est toujours victime au sens de la Convention. De plus, il estime que les sommes allouées par la Cour constitutionnelle ne peuvent pas être considérées comme constituant une indemnisation appropriée et suffisante.
46. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que, pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).
47. La Cour rappelle ensuite qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179‑180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).
48. La Cour rappelle aussi qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Cependant, lorsque la privation de liberté a déjà pris fin, il convient de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère déraisonnable de celle-ci et, d’autre part, à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat.
49. En l’espèce, la Cour observe que, le 11 mai 2018, le requérant a été remis en liberté. En conséquence, elle doit tout d’abord vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement offert peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 37, 5 avril 2016).
50. En ce qui concerne la question de la « reconnaissance », la Cour estime que le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse pour les griefs formulés sur le terrain des articles 5 § 1 et 10 de la Convention puisque la Cour constitutionnelle a conclu que le requérant avait été placé en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. La haute juridiction a donc estimé qu’il y avait eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Par ailleurs, pour ce qui est du grief relatif à la liberté d’expression et de la presse, renvoyant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, la Cour constitutionnelle a relevé que la mesure de détention provisoire imposée au requérant pour ses propos avait également constitué une violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.
51. En ce qui concerne le grief du requérant formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour renvoie aux principes généraux concernant le caractère raisonnable d’une détention, notamment décrits dans les arrêts Buzadji c. République de Moldova (précité, §§ 84‑91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017). À cet égard, elle rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a estimé que le requérant avait été mis en détention provisoire sans qu’une forte indication qu’une infraction avait été commise eût été suffisamment démontrée. Autrement dit, elle a conclu qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction. Aux yeux de la Cour, bien que la Cour constitutionnelle ait estimé, eu égard à son constat de violation de l’article 19 § 3 de la Constitution, qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir s’il y avait des motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant, sa conclusion relative à la légalité de la privation de liberté subie par l’intéressé signifie également qu’il y a eu reconnaissance, au moins en substance, d’une violation dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 § 3 de la Convention.
52. Il incombe donc à la Cour de rechercher si l’arrêt de la Cour constitutionnelle a constitué pour le requérant un redressement approprié et suffisant. À cet égard, la Cour rappelle que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 44, 28 octobre 2014). Pour ce faire, elle tiendra compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle se demandera, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable – ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prendra en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le type de remède choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Vedat Doğru, précité, § 40). Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir, entre autres, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 63, 6 décembre 2011).
53. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a estimé, compte tenu de ses constats de violation, qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 25 000 TRY (soit environ 3 760 EUR à la date du prononcé de son arrêt) pour dommage moral et 2 732,50 TRY (soit environ 410 EUR à la même date) pour frais et dépens. Selon le Gouvernement, le requérant a donc obtenu une indemnisation appropriée et suffisante, tandis que le requérant estime que les sommes allouées par la Cour constitutionnelle ne peuvent pas être considérées comme constituant une indemnisation appropriée et suffisante. Eu égard au désaccord entre les parties et tenant compte de sa pratique dans les affaires similaires (à comparer avec les arrêts de la Cour dans les affaires Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 260, 10 novembre 2020 et Şık c. Turquie (no 2), no 36493/17, § 223, 24 novembre 2020), la Cour, prenant en compte notamment la durée de la détention provisoire subie par le requérant, estime que ces sommes sont manifestement insuffisantes eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen.
54. Dès lors, la Cour relève que, malgré le paiement d’une somme à titre de réparation pour les griefs du requérant tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10, le requérant peut toujours se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION
55. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, il dénonce la durée de sa détention provisoire, qu’il qualifie d’excessive. Il soutient que les décisions judiciaires ayant ordonné sa mise et son maintien en détention provisoire n’étaient pas suffisamment motivées.
L’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(…)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (…) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Sur la recevabilité
56. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
57. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis une infraction. Il ajoute que les faits à l’origine des soupçons pesant sur lui s’apparentaient pour partie à des actes relevant de sa liberté d’expression.
58. Le requérant conteste aussi les motifs retenus par les instances judiciaires pour le maintenir en détention provisoire. Selon lui, de tels motifs ne peuvent pas être considérés comme pertinents et suffisants pour priver une personne de sa liberté.
b) Le Gouvernement
59. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58‑68, série A no 28, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, Murray c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte menée contre des organisations terroristes.
60. Le Gouvernement tient à préciser que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique d’un genre assurément nouveau. Cette organisation aurait d’abord placé ses membres dans toutes les organisations et institutions publiques, à savoir l’appareil judiciaire, les forces de sécurité et les forces armées, et ce de façon apparemment légale. De plus, elle aurait créé une structure parallèle en mettant en place sa propre organisation dans tous les domaines, dont les médias de masse, les syndicats, le secteur financier et l’enseignement. Par ailleurs, le FETÖ/PDY, en plaçant insidieusement ses membres dans les organes de presse non rattachés à sa propre organisation, aurait essayé de guider les publications de ces organes dans le but de faire passer des messages « subliminaux » auprès de l’opinion publique et de manipuler ainsi cette dernière pour atteindre ses propres objectifs.
61. Le Gouvernement plaide ensuite que le parquet a déclenché une enquête pénale contre plusieurs personnes, dont le requérant, visé par des soupçons de liens avec le FETÖ/PDY, et que le 30 juillet 2016, l’intéressé a été placé en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste. Il argue qu’il existait suffisamment de faits et d’informations susceptibles de persuader un observateur objectif que le requérant avait commis l’infraction qui lui était reprochée. Il ajoute que, compte tenu de ces éléments, des procédures pénales ont été engagées contre l’intéressé, lesquelles sont toujours en cours devant les juridictions nationales.
62. Le Gouvernement est d’avis que les juridictions nationales ont rempli leur obligation de fournir des motifs pertinents et suffisants propres à justifier la détention provisoire du requérant. En outre, il considère que la détention provisoire subie par l’intéressé n’a pas excédé une durée raisonnable.
2. Position des tiers intervenants
a) La Commissaire aux droits de l’homme
63. La Commissaire aux droits de l’homme souligne que le recours excessif à la mesure de détention est un problème de longue date en Turquie. Elle indique à cet égard que deux cent dix journalistes ont été mis en détention provisoire durant l’état d’urgence, sans compter ceux qui ont été arrêtés et remis en liberté après avoir été interrogés. Elle affirme que le nombre élevé de journalistes détenus s’explique entre autres par la pratique des juges, ceux-ci tendant souvent à ignorer le caractère exceptionnel de la mesure de détention, et elle précise à ce sujet qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours qui ne devrait être appliquée que lorsque toutes les autres options sont jugées insuffisantes.
64. La Commissaire aux droits de l’homme ajoute que, dans la majorité des affaires relatives à la détention provisoire des journalistes, les intéressés sont accusés d’infractions liées au terrorisme sans qu’il n’y ait de preuves établissant leur participation à des activités terroristes. À cet égard, elle déclare être frappée par la faiblesse des accusations et le contenu politique des décisions relatives à la mise et au maintien en détention provisoire des intéressés.
b) Le Rapporteur spécial des Nations Unies
65. Le Rapporteur spécial signale que, depuis la déclaration d’état d’urgence, un grand nombre de journalistes ont été mis en détention provisoire sur le fondement d’accusations vagues et non étayées par des preuves suffisantes.
66. Le Rapporteur spécial dit que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales procèdent à des interprétations larges et imprévisibles de la loi pénale et des éléments des dossiers d’enquête et, ainsi, répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.
c) Les organisations non gouvernementales intervenantes
67. Insistant sur le rôle crucial joué par les médias dans une société démocratique, les organisations non gouvernementales intervenantes critiquent l’usage des mesures entraînant une privation de liberté des journalistes.
3. Appréciation de la Cour
68. La Cour se réfère aux principes généraux, concernant l’interprétation et l’application de l’article 5 § 1 de la Convention en matière de l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction, tels qu’établis dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 311‑321).
69. En l’occurrence, la Cour observe que, le 26 juillet 2016, le requérant a été placé en garde à vue. Le 30 juillet 2016, l’intéressé a été traduit devant le juge de paix d’Istanbul, qui a ordonné sa mise en détention provisoire eu égard : à l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste ; à la nature de l’infraction en cause et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ; au risque de fuite ; à l’état et au risque de détérioration des éléments de preuve ; et au risque que des mesures alternatives à la détention soient insuffisantes pour assurer la participation de l’intéressé à la procédure pénale.
70. La Cour note de plus que, à la suite de l’exercice par le requérant d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, par un arrêt rendu le 3 mai 2019, la haute juridiction a estimé, après avoir examiné le contenu des articles incriminés rédigés par le requérant ainsi que les autres éléments de preuve présentés par le parquet, que la forte indication qu’une infraction avait été commise n’était pas suffisamment démontrée en l’espèce. S’agissant de l’application de l’article 15 de la Constitution (prévoyant la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence), elle a conclu que, la privation de liberté litigieuse n’était pas proportionnée avec les strictes exigences de la situation.
71. En l’occurrence, la Cour observe qu’il a été établi par la Cour constitutionnelle que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en violation de l’article 19 § 3 de la Constitution. Elle estime que cette conclusion revient en substance à reconnaître que la privation de liberté subie par l’intéressé a enfreint l’article 5 § 1 de la Convention. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour souscrit aux conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle est parvenue à la suite d’un examen approfondi.
72. S’agissant de l’article 15 de la Convention et de la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, la détention provisoire dénoncée dans la présente affaire a été prise sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne saurait être considérée comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
73. À la lumière de ce qui précède, il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.
74. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention, concernant le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour une durée excessive et pour des motifs qui sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants » afin de justifier la mise et le maintien en détention provisoire de l’intéressé au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
75. Le requérant plaide que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, par laquelle il a cherché à contester la légalité de sa détention provisoire, n’a pas été conforme aux exigences de la Convention en ce que, à ses dires, cette haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4, qui est ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
76. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour, notamment les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité) et Şahin Alpay (précité) et à la notification de la dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il ne peut être conclu au non-respect par la haute juridiction constitutionnelle de l’exigence de « bref délai ».
77. La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précité, §§ 133‑139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
78. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle le 9 mars 2017 et qu’il a été mis en liberté provisoire le 11 mai 2018. Sa mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 à raison d’une absence d’examen à bref délai par la Cour constitutionnelle de son recours concernant la légalité de sa détention provisoire (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 85, 6 décembre 2011, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief du requérant tiré du respect de l’exigence du bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt du recours constitutionnel et celle de la remise en liberté de l’intéressé.
79. Dans ses arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-135), la Cour avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à des intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prît plus de temps. Cependant, dans les affaires susmentionnées, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours pour la première et seize mois et trois jours pour la deuxième. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours écoulés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, elle n’avait pas conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
80. La Cour relève que cette jurisprudence a par la suite été confirmée par la Grande Chambre dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 368‑370).
81. En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré quatorze mois et deux jours, cette période s’étant également déroulée pendant l’état d’urgence. À ses yeux, le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu son arrêt que le 3 mai 2019, soit environ deux ans et deux mois après le dépôt du recours, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul du délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque le requérant avait déjà été libéré avant cette date.
82. La Cour estime donc que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les arrêts Mehmet Hasan Altan, Şahin Alpay et Selahattin Demirtaş (no 2) (précités) valent aussi dans le cadre de la présente requête. Elle souligne à cet égard que le recours introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe puisqu’il s’agissait d’une affaire soulevant des questions délicates relatives à la mise en détention provisoire d’un journaliste pour appartenance au FETÖ/PDY. Dans ce contexte, elle estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137).
83. Cette conclusion ne signifie pas toutefois que la Cour constitutionnelle ait carte blanche au regard des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent qu’ils n’ont pas obtenu dans un bref délai, à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention (Mehmet Hasan Altan, précité, § 166).
84. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE D’UN RECOURS EFFECTIF POUR CONTESTER LA DéTENTION PROVISOIRE DEVANT UN TRIBUNAL INDéPENDANT ET IMPARTIAL
85. Invoquant les articles 5 § 4 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir eu la possibilité de contester effectivement la légalité de sa détention provisoire devant un tribunal indépendant et impartial.
86. Le Gouvernement conteste cette thèse.
87. En l’occurrence, la Cour observe que le requérant n’a pas soulevé un tel grief devant la Cour constitutionnelle. Or, la Cour ne dispose donc d’aucun élément qui lui permettrait de dire que le recours en question n’était pas susceptible d’apporter un redressement approprié au grief de l’intéressé et qu’il n’offrait pas des perspectives raisonnables de succès. Elle estime par conséquent que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes concernant ce grief (Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 68-70, 30 avril 2013, et Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, §§ 21‑30, 8 novembre 2016).
88. La Cour rejette donc le grief du requérant tiré de l’article 5 § 4 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
89. Le requérant soutient que la détention provisoire dont il a fait l’objet a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
90. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
91. Le Gouvernement argue tout d’abord que le grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre l’intéressé est toujours pendante devant les juridictions nationales.
92. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.
93. La Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pose des questions qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, et donc à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de la joindre au fond (Mehmet Hasan Altan, précité, § 194, et Şahin Alpay, précité, § 164).
94. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
95. Le requérant soutient qu’il a été détenu à raison de ses activités journalistiques. Il argue à cet égard qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis une infraction. Selon lui, il a été placé en détention provisoire pour avoir exercé sa liberté d’expression.
b) Le Gouvernement
96. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer que la détention provisoire du requérant ne constitue pas une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention puisque, selon lui, l’objet des poursuites engagées contre l’intéressé ne concerne pas les activités journalistiques de ce dernier. Il précise à cet égard que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en raison des soupçons pesant sur lui d’appartenance à une organisation terroriste. Il ajoute que la procédure pénale engagée contre le requérant est toujours pendante et qu’il n’y a aucune peine définitive prononcée à son encontre.
97. Le Gouvernement estime que, au cas où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer cette ingérence comme ayant été « prévue par la loi », inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre, et donc comme étant justifiée.
98. À ce sujet, il déclare que les poursuites pénales engagées contre le requérant étaient prévues par les dispositions pertinentes du CP, à savoir les articles 309, 311, 312 et 314 dudit code. Il dit également que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, et la prévention du désordre et de la criminalité.
99. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les organisations terroristes, en ayant recours aux opportunités offertes par les systèmes démocratiques, forment de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Pour le Gouvernement, l’on ne peut pas affirmer que les enquêtes pénales menées contre les individus actifs au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de ceux-ci. En ce sens, le Gouvernement indique que le FETÖ/PDY est une organisation terroriste complexe et sui generis et qu’il mène ses activités sous une apparence de légalité. Dans ce contexte, il soutient que la structure des médias du FETÖ/PDY a pour but principal de légitimer les actions de cette organisation en manipulant l’opinion publique. Or, il souligne que l’utilisation des médias comme outil pour éliminer les droits et les libertés d’autrui ne peut être autorisée. Selon le Gouvernement, le requérant a été mis en détention provisoire dans le cadre d’une telle enquête. En résumé, le Gouvernement est d’avis que l’ingérence litigieuse était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.
2. Position des tiers intervenants
a) La Commissaire aux droits de l’homme
100. S’appuyant principalement sur les constatations faites par son prédécesseur lors de ses visites en Turquie, en avril et septembre 2016, la Commissaire aux droits de l’homme déclare tout d’abord que, dans ce pays, des violations massives de la liberté d’expression et de la liberté des médias ont été soulignées à maintes reprises. À cet égard, elle est d’avis qu’en Turquie les procureurs de la République et les juges compétents interprètent la législation relative à la lutte contre le terrorisme d’une manière très large. Selon elle, de nombreux journalistes, qui expriment leurs désaccords ou critiques à l’égard des milieux gouvernementaux, ont été mis en détention provisoire à raison de leurs seules activités journalistiques, et ce en l’absence de tout élément de preuve concret. Ainsi, la Commissaire aux droits de l’homme réfute l’allégation du Gouvernement – peu crédible à ses yeux – selon laquelle les procédures pénales engagées contre les journalistes ne concernent pas leurs activités journalistiques, après avoir constaté que la seule preuve contenue dans les dossiers des enquêtes menées contre les intéressés repose souvent sur leurs activités journalistiques.
101. Par ailleurs, la Commissaire aux droits de l’homme considère que ni la tentative de coup d’État ni les dangers représentés par les organisations terroristes ne peuvent justifier des mesures portant gravement atteinte à la liberté des médias, telles que celles dénoncées par elle.
b) Le Rapporteur spécial des Nations Unies
102. Le Rapporteur spécial estime qu’en Turquie la législation antiterroriste est utilisée depuis longtemps contre les journalistes qui expriment des opinions critiques envers les politiques du gouvernement. Cela dit, il souligne que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, le droit à la liberté d’expression est encore plus affaibli. Il indique à cet égard que deux cent trente et un journalistes ont été arrêtés depuis le 15 juillet 2016 et que plus de cent cinquante journalistes demeurent toujours en prison.
103. Le Rapporteur spécial déclare qu’une ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi ». Il ajoute qu’il n’est pas suffisant qu’une mesure ait une base en droit interne et qu’il faut aussi avoir égard à la qualité de la loi. Ainsi, à ses yeux, les personnes concernées doivent notamment pouvoir prévoir les conséquences de la loi pour elles et le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.
104. Le Rapporteur spécial redit que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.
c) Les organisations non gouvernementales intervenantes
105. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que les restrictions à la liberté des médias sont devenues beaucoup plus prononcées et répandues depuis la tentative de coup d’État militaire. Soulignant le rôle important joué par les médias dans une société démocratique, elles indiquent que les journalistes font souvent l’objet de mesures de détention pour avoir traité des sujets d’intérêt général. Elles dénoncent à cet égard un recours arbitraire aux mesures de détention contre les journalistes. À leurs yeux, la mise en détention d’un journaliste due à l’expression par ce dernier d’opinions n’incitant pas à la violence s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice du droit de l’intéressé à sa liberté d’expression.
3. Appréciation de la Cour
106. La Cour observe tout d’abord que le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 10, de sa détention provisoire. Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de cette disposition, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.
107. La Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste, et ce, comme il en découle de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, principalement à raison de ses activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé a été privé de sa liberté du 26 juillet 2016, date de son placement en garde à vue, au 11 mai 2018.
108. La Cour estime que cette privation de liberté s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014).
109. Pour les mêmes motifs, elle rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés d’une violation de l’article 10 de la Convention.
110. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
111. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
112. En l’occurrence, la Cour souligne que la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 108 ci-dessus). Elle note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphes 68-73 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79, 15 septembre 2020).
113. En l’espèce, la Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle, se référant à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, a considéré qu’une telle mesure lourde ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Elle a donc conclu à la violation des articles 26 et 28 de la Constitution. À la lumière de ce raisonnement, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison pour arriver à une conclusion différente concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique de celle à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue.
114. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure résultant en une privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
115. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 72 de cet arrêt. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.
116. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
117. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
118. Le requérant demande 1 000 euros (EUR) par jour de détention au titre du dommage matériel et 500 EUR par jour de détention au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
119. Le Gouvernement considère que cette prétention est non fondée et que les montants réclamés sont excessifs.
120. La Cour constate qu’en l’espèce la demande au titre du dommage matériel n’est pas étayée, le requérant n’ayant fourni aucun élément concret à l’appui de son allégation relative à la perte de revenus. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, eu égard au caractère sérieux des violations constatées et à la pratique de la Cour dans les affaires similaires, et tenant compte du montant du dommage moral alloué par la Cour constitutionnelle qui s’élève à 3 760 EUR, elle octroie au requérant 12 240 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
121. Le requérant n’a soumis aucune demande au titre des frais et dépens. Dès lors, la Cour n’alloue aucune somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
122. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire, concernant le grief tiré de l’article 10 de la Convention, relative au non-épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre le requérant est en cours devant les juridictions nationales et la rejette ;
2. Déclare les griefs concernant l’article 5 §§ 1 et 3 et l’article 10 recevables et le surplus de la requête irrecevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 12 240 EUR (douze mille deux cent quarante euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
Dernière mise à jour le juin 14, 2021 par loisdumonde
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