DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KABOĞLU ET ORAN c. TURQUIE (No2)
(Requête no 36944/07)
ARRÊT
Art 8 • Respect de la vie privée • Obligations positives • Rejet de l’action en dédommagement des auteurs d’un rapport public contre un parlementaire pour un discours prétendument injurieux • Débat d’actualité sur un sujet d’intérêt général • Jugements de valeur, malgré l’apparence factuelle de certaines affirmations • Mise en balance adéquate par les tribunaux
Art 10 • Liberté d’expression • Poursuites pénales contre les auteurs d’un rapport public promouvant les droits des minorités • Ingérence constituée nonobstant le caractère infructueux des poursuites, eu égard à leur durée (plus de trois ans) et à leur effet dissuasif • Absence de besoin social impérieux : motifs des poursuites n’intégrant pas les critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour en la matière
STRASBOURG
20 octobre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaboğlu et Oran c. Turquie (No2),
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffierde section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36944/07) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. İbrahim Özden Kaboğlu et Baskın Oran (« les requérants »), ont saisi la Cour le 20 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me O. Aydın Göktaş, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants dénoncent des atteintes à leurs droits au respect de leur vie privée et à la liberté d’expression.
4. Le 18 juin 2018, les griefs concernant les atteintes aux droits des requérants au respect de leur vie privée et à la liberté d’expression ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Le 17 décembre 2019, de nouvelles questions ont été posées aux parties concernant l’atteinte qui aurait été portée au droit des requérants à la liberté d’expression à raison de la procédure pénale engagée contre eux.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1950 et en 1945. Ils résident à Istanbul. Ils sont professeurs d’université spécialistes, entre autres, de la protection des droits de l’homme.
A. La nomination des requérants au Conseil consultatif des droits de l’homme
6. Le 5 février 2002, les requérants furent nommés membres du Conseil consultatif des droits de l’homme (« le Conseil consultatif »), un organisme public sous tutelle du Premier ministre, créé conformément à la loi no 4643 du 12 avril 2001 (paragraphe 38 ci-dessous) et chargé de fournir au gouvernement des avis, des recommandations, des propositions et des rapports concernant toute question relative à la promotion et à la protection des droits de l’homme.
7. Lors de sa première réunion, qui eut lieu le 26 février 2003, le Conseil consultatif élut M. Kaboğlu président. Lors de sa deuxième réunion, qui se déroula le 9 mai 2003, le Conseil consultatif élut M. Oran président du groupe de travail chargé des questions relatives aux droits des minorités et aux droits culturels.
B. Le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels
8. Le 1er octobre 2004, l’assemblée générale du Conseil consultatif adopta après discussion un rapport sur les droits des minorités et les droits culturels (« le rapport »), présenté par le groupe de travail susmentionné. Le 22 octobre 2004, le rapport, modifié par M. Oran selon les observations formulées par certains membres du Conseil consultatif lors de la réunion du 1er octobre 2004, fut présenté au vice-Premier ministre chargé des questions des droits de l’homme. Ce rapport abordait en premier lieu la notion, la définition et l’aspect historique de la protection des minorités et des droits culturels dans le monde et en Turquie. Il faisait ensuite état des problèmes identifiés relativement à la protection des minorités en Turquie, se fondant à cet égard sur les dispositions pertinentes du traité de Lausanne, la législation et la pratique nationales ainsi que la jurisprudence des hautes juridictions. Selon le rapport, deux motifs principaux étaient à l’origine de la situation problématique des minorités en Turquie : un motif d’ordre théorique, qui tiendrait à la définition de la « supra-identité » en fonction de la « race » (ırk) et de la religion comme Turc(Türk) et non pas comme « celui/celle qui vient de Turquie » ou « citoyen de Turquie » (Türkiyeli), ce qui aurait pour conséquence l’aliénation des « infra-identités » des citoyens n’appartenant pas à la « race » turque ou à la religion musulmane ; et un motif d’ordre historique et politique, qui découlerait de la paranoïa (paranoya) héritée de la désintégration du pays dans un passé récent, syndrome appelé dans le rapport « le syndrome de Sèvres[1] ».
9. Après avoir exposé que les gouvernements des années 1920 et 1930 avaient cherché à créer une nation homogène et monoculturelle, le rapport indiquait que, eu égard à la présence dans le pays d’une mosaïque de différentes cultures et identités, et compte tenu des évolutions intervenues dans le monde en matière d’organisation de la société jusque dans les années 2000, il fallait à présent revoir la notion de citoyenneté et adopter, à l’instar des nations européennes, un modèle sociétal multi-identitaire, multiculturel, démocratique, libéral et pluraliste. Le rapport proposait par conséquent de réécrire la Constitution et les lois concernées dans une optique libérale, pluraliste et démocratique incluant la participation des franges organisées de la société, de garantir le droit des personnes se revendiquant d’identités et de cultures différentes de préserver et de développer leurs identités sur la base d’une citoyenneté égale, de rendre les administrations centrale et locales plus transparentes et démocratiques de manière à assurer la participation et le contrôle des citoyens, de signer et de ratifier sans réserve les traités internationaux contenant des normes universelles des droits de l’homme, notamment la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, et de ne plus faire, en ce qui concerne les traités internationaux, de réserves ou de déclarations interprétatives qui iraient dans le sens d’une négation des « infra-identités » en Turquie.
C. Les réactions et événements faisant suite à l’adoption du rapport
10. À la suite de la divulgation de ce rapport, plusieurs articles décriant celui-ci et critiquant les requérants furent publiés dans des journaux généralement de tendance ultranationaliste. Les requérants, alléguant que ces articles étaient diffamatoires et insultants à leur égard et que leurs auteurs cherchaient à les intimider et à les désigner comme cibles, intentèrent des actions en dommages et intérêts contre ces derniers (voir, à cet égard, Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos1759/08 et 2 autres, §§ 15-42, 30 octobre 2018). En outre, plusieurs responsables politiques et hauts fonctionnaires critiquèrent le rapport et ses auteurs. Ainsi, le vice-Premier ministre appela le rapport « le rapport marginal des marginaux » et déclara que celui-ci avait été élaboré sans que le gouvernement eût été informé de son contenu. Le ministre de la Justice, de son côté, qualifia le rapport de « zizanie intellectuelle ». Le chef adjoint de l’état-major des armées critiqua également le rapport en proclamant que la structure unitaire de l’État était indiscutable. Par ailleurs, le président de la direction des droits de l’homme, rattaché au bureau du Premier ministre, mit en cause la validité du rapport en alléguant que le quorum n’avait pas été atteint lors de son vote à l’assemblée du Conseil consultatif.
11. Le 1er novembre 2004, M. Kaboğlu organisa, en sa qualité de président du Conseil consultatif, une conférence de presse afin de répondre aux critiques émises sur le rapport en question. Au début de la conférence, qui était retransmise à la télévision, un syndicaliste de tendance ultranationaliste, F.Y., également membre du Conseil consultatif, interrompit le déroulement de la réunion en déchirant la copie du rapport placée devant M. Kaboğlu et en déclarant : « Ce rapport est faux et illégal, nous ne permettrons pas sa lecture. »
12. En février 2005, le cabinet du Premier ministre informa les requérants ainsi que douze autres membres du Conseil consultatif que leur mandat prenait fin le 5 février 2005. Depuis cette date, le Conseil consultatif n’a plus été convoqué par le gouvernement.
13. Dans ce contexte, les requérants reçurent, par voie postale ou électronique, des menaces de mort proférées par des groupes et individus ultranationalistes. Face à ces menaces, et à la demande de l’avocate de M. Kaboğlu, la préfecture de police d’Istanbul accorda à ce dernier à partir de l’année 2007 une mesure de protection sur appel, qui, depuis lors, a été reconduite chaque année jusqu’en mars 2018. En janvier 2007, la préfecture de police d’Ankara décida d’office d’affecter un agent de police à la protection de M. Oran. Cette mesure fut convertie en janvier 2013 en une mesure de protection sur appel, qui est toujours appliquée aujourd’hui.
D. La procédure pénale diligentée contre les requérants
14. À différentes dates suivant la divulgation du rapport, certains individus et associations portèrent plainte auprès du procureur de la République d’Ankara (« le procureur de la République ») contre les requérants en raison de la préparation du rapport par ceux-ci. Par ailleurs, le 14 décembre 2004, le président de la direction des droits de l’homme transmit au procureur de la République les lettres qu’il avait reçues de la part de certains membres du Conseil consultatif, d’associations, de syndicats et d’établissements publics, estimant que celles-ci contenaient des plaintes pénales.
15. Le 3 février 2005, le procureur de la République convoqua les requérants afin de recueillir leurs dépositions. M. Oran soutint devant le procureur de la République que le contenu du rapport n’avait pas de caractère infractionnel. M. Kaboğlu, quant à lui, se prévalut de son droit de garder le silence.
16. Le 14 novembre 2005, le procureur de la République inculpa les requérants des chefs d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires de l’État en raison du contenu du rapport. Il soutint à cet égard que le rapport avait été rendu public et présenté comme s’il agissait d’un document préparé par le bureau du Premier ministre, alors que, selon lui, il n’avait pas été adopté conformément aux règles procédurales du Conseil consultatif et il ne s’agissait pas de sa version finale. Il considéra en outre que le rapport litigieux allait au-delà d’une critique et d’une expression d’opinion, et visait les éléments fondamentaux de la République de Turquie, et que sa publication avait provoqué l’indignation et suscité des réactions dans l’opinion publique.
17. Le 10 mai 2006, le tribunal correctionnel d’Ankara (« le tribunal correctionnel ») décida de rayer l’affaire du rôle en ce qui concernait le chef de dénigrement des organes judiciaires de l’État au motif que le ministre de la Justice, dans sa lettre datée du 6 mars 2006 indiquant que la poursuite de cette infraction n’était plus subordonnée à une autorisation dans le nouveau code pénal (NCP), n’avait pas donné une autorisation claire pour ouvrir des poursuites, mais que cette autorisation était une condition légale préalable pour la poursuite de cette infraction selon l’article 160 § 2 de l’ancien code pénal (ACP) (paragraphe 40 ci-dessous), qui était en vigueur à la date de la commission de l’infraction et qui était jugé favorable aux intéressés. S’agissant du chef d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, le tribunal correctionnel acquitta les requérants au motif que, entre autres, le contenu du rapport, tel qu’il avait été divulgué, devait être considéré comme l’expression d’opinions personnelles couvertes par le droit à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention, et que les éléments constitutifs de l’infraction en question, tels que prévus à l’article 216 § 1 du NCP (paragraphe 41 ci-dessous), n’étaient pas réunis.
18. Le 12 juillet 2007, la 8ème chambre de la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé le procureur de la République et les requérants, infirma le jugement du tribunal correctionnel. D’une part, elle reprocha à ce dernier tribunal de ne pas avoir obtenu un avis clair de la part du ministre de la Justice quant à l’autorisation de poursuite de l’infraction de dénigrement des organes judiciaires de l’État et, d’autre part, considéra que les considérations contenues dans le rapport concernant la définition des minorités en Turquie et l’identité turque dépassaient les limites de la liberté de critiquer et de pensée, créaient un danger social pour l’ordre et la sécurité publics et réunissaient ainsi les éléments constitutifs de l’infraction d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité. Dans son opinion dissidente, un membre de la 8ème chambre estima que le jugement d’acquittement à l’égard de cette dernière infraction devait être confirmé au motif que même si le rapport des requérants contenait des critiques visant les opinions officielles, il n’incitait aucunement à la violence ni ne créait un danger clair et imminent pour l’ordre public.
19. Le 29 avril 2008, l’Assemblée des chambres pénales de la Cour de cassation, saisie d’un recours formé par le procureur général près la Cour de cassation contre l’arrêt de la 8ème chambre, annula ce dernier arrêt en ce qui concernait l’infraction d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et confirma le jugement du tribunal correctionnel à cet égard. Elle considéra que le rapport en question, compte tenu de la façon scientifique dont il traitait la question, du fait qu’il avait été préparé dans le cadre de l’exercice d’une fonction publique et du fait que son contenu ne contenait pas d’appel à la violence de nature à inciter à la haine et à l’hostilité et à créer un danger clair et imminent pour la sûreté publique, ne réunissait pas les éléments constitutifs de l’infraction reprochée, et que le jugement du tribunal correctionnel était conforme à la procédure et à la loi à cet égard.
20. Le 1er avril 2009, le tribunal correctionnel, reprenant l’examen de l’affaire après l’infirmation de son jugement précédent à l’égard de l’infraction de dénigrement des organes judiciaires de l’État, constata que, par une lettre du 5 février 2009, le ministre de la Justice n’avait pas accordé l’autorisation requise pour l’engagement des poursuites de ce chef et décida de radier l’affaire du rôle.
21. Le 18 décembre 2012, la Cour de cassation rejeta la demande de pourvoi introduite par les requérants contre le jugement du tribunal correctionnel en vertu de l’article 317 de l’ancien code de procédure pénale (ACPP) (paragraphe 44 ci-dessous) au motif que cette demande ne concernait pas la motivation du jugement et qu’elle n’avait pas d’intérêt juridique. Elle estima à cet égard que, dans le cas où l’enquête ou la poursuite pénale était subordonnée à une autorisation, le rejet de l’autorisation constituait un obstacle à l’enquête ou à la poursuite et une décision de radiation était alors une obligation légale.
E. Le discours du député S.S. concernant le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels
22. Le 26 octobre 2004, S.S., qui était député à l’époque des faits, prit la parole lors d’une séance à l’Assemblée nationale et tint le discours suivant concernant le rapport susmentionné établi par le Conseil consultatif :
« Chers députés,
L’équipe d’intellos enrôlés (entel devşirme) ayant préparé ce rapport scandaleux a malheureusement atteint son but. Quand bien même le bureau du Premier ministre ne s’approprie pas directement [le rapport], [ses auteurs] ont réussi à cracher leur venin contre l’opinion publique sur du papier à en-tête du bureau du Premier ministre. [Quel que soit leur employeur], ils ont parfaitement rempli leur mission. C’est sûr qu’ils ne travaillent pas pour cette nation. Je crois qu’ils ont trouvé aussi que les circonstances étaient opportunes. Ce qui m’attriste en vérité est le fait que ce rapport a été préparé non pas dans les montagnes du Kandil mais dans les salons luxueux du bureau du Premier ministre et que ceux qui [l’ont fait] sont payés par les impôts de cette nation. Comme A.B., du quotidien Yeni Şafak, dit [que ce rapport] ne peut pas être considéré comme un rapport ordinaire préparé par des personnes [choisies au hasard] mais qu’il est un document [présentant des propositions officielles], il s’agit de l’accomplissement d’une mission.
Celui qui a confié cette mission est l’Occident impérialiste qui n’a pas pu digérer l’échec [du traité] de Sèvres. (…) Son but principal est de dénigrer [le traité de] Lausanne et de ressusciter [le traité de] Sèvres, qui était l’opposé [du premier traité].
Ce rapport a trois caractéristiques. La rancœur envers les principes adoptés [dans le traité de] Lausanne, c’est à dire dans le document fondateur de l’État, la haine (…) du terme « nation turque » et la revanche [que ses auteurs] veulent avoir sur l’État national sont les attributs principaux de ce rapport. Si vous [en] demandez la raison, c’est l’existence des perfides que Mustafa Kemal avait mentionnés dans son discours à la jeunesse turque en disant « Il y aura dans le futur aussi des perfides internes qui voudront te priver de ce trésor, – c’est à dire de ton indépendance, de ton État national » ».
On comprend mieux maintenant combien était véridique la phrase de K.İ. [qui avait dit :] « Vous ne pouvez pas trouver un autre pays sur terre comme la Turquie qui élève des traitres en son sein ».
Si vous examinez la dernière période de l’histoire ottomane, vous verrez que les Occidentaux essayaient de faire accepter au sultan les droits des minorités et [l’administration] des dettes publiques et les devchirmés autour du palais [voulaient lui faire accepter] le mandat. Il est inutile que je vous demande combien cela ressemble à la situation actuelle. La personne qui a préparé le rapport, en disant que « ce rapport n’aura aucune conséquence, mais [l’eau] découpe un rocher à force de goutter [dessus] », indique clairement que c’est l’État de Turquie qu’on veut découper.
Il faut [que cette personne] sache qu’il y en a toujours eu qui ont essayé dans l’histoire, mais ils se sont noyés dans les eaux froides de [la mer] Égée. La phrase « la nation est indivisible » [écrite] à l’article 3 de la Constitution n’est pas une phrase écrite au hasard, il s’agit d’une phrase décidée aux congrès d’Erzurum et de Sivas et écrite par le sang des martyrs [lors des batailles de] Sakarya et de Dumlupınar. Ce sang est composé des sangs communs des Alévis, des Sunnites, des Kurdes et des Turcs ; pour supprimer [cette phrase], ils doivent accepter de payer le prix de ces sangs.
Quiconque a écrit ce rapport et quiconque a fait écrire ce rapport, je ne sais pas s’ils ont le courage de prendre ce risque, la nation les noie dans leurs salives.
Ceux qui s’opposent aux droits des minorités seraient soi-disant [atteints] du syndrome de Sèvres et paranoïaques. Eh bien, [qui sont ceux] qui ne s’y opposent pas : des (…) conseillers de Barzani, des évadés des camps de Palestine, d’anciens socialistes, des liboş[2] d’aujourd’hui, et [ceux] qui seront des finoş[3] si on entre l’Union européenne comme ça, des traîtres ennemis des Turcs qui n’ont pas pu digérer la turcité, des séparatistes tueurs de bébés et des impérialistes occidentaux qui ont entretenu [ces derniers] et leur ont fourni des financements et des armes pendant des années. Dis-moi [qui est] ton ami, je te dirais qui tu es.
Il est indiqué dans le rapport que l’Occident a résolu ce problème des minorités au début du 19ème siècle, [et qu’on devrait] adopter nous aussi la même méthode [pour parvenir à cette] solution. La (…) même méthode ne sied pas aux (…) Turcs. Les solutions que les Allemands ont trouvées pour la minorité juive et les Français pour la Guyane sont des exemples merveilleux, c’est ça ? Ne sont-ce pas les Occidentaux qui, [tout en ignorant] les droits des minorités, même pendant la deuxième guerre mondiale, ont prétendu être la race supérieure et n’ont même pas considéré les autres nations comme des humains ? N’ont-ils pas tué des millions de gens pour ça ? L’Amérique est-elle en Irak pour la mise en œuvre des droits de l’homme ? Les bombes explosent-elles à Telafer pour les droits de l’homme ? N’est-ce pas l’Occident qui a infligé à cette nation des bombes biologiques, chimiques et nucléaires et causé la mort de gens innocents ? Atatürk dit : « Messieurs, y a-t-il une nation [et] une indépendance ayant perduré avec les conseils et les soutiens des étrangers ? ». Il est aussi affiché devant l’Assemblée [une phrase de lui] : « L’indépendance est mon caractère ». L’État national et [l’aspiration à] la civilisation contemporaine sont les fruits de cette pensée. La soumission et le mandat sont des situations qu’il rejette et que la nation n’acceptera jamais.
À ceux qui disent « la supra-identité turque est trop petite pour cette nation », la turcité n’est jamais petite, mais être appelé Turc est une humiliation pour les devchirmés sans nationalité.
Chers députés, puisqu’autant d’ennemis externes et autant de traîtres internes n’ont pas pu détruire cette nation depuis mille ans, personne ne devrait craindre qu’on la divise ou qu’on la trompe. Il y a une phrase que tout le monde connaît, une phrase gravée il y a 1 400 ans aux monuments d’Orhun : « Ô le Turc, tant que le ciel (…) au-dessus ne s’écroule pas, tant que le sol (…) en dessous n’est pas percé, personne ne peut détruire ton pays et ton ordre ». Grâce à Dieu, personne n’a pu détruire le pays et l’ordre du Turc depuis 1 400 ans, et des voyous comme ça n’y arriveront pas. Cette nation a donné sa réponse dans le passé, elle est capable de donner la même réponse aujourd’hui. Dans ce pays, il y a une seule nation, sans minorité ni majorité, la grande nation turque, [composée de] citoyens libres d’un État indépendant soudés autour d’un idéal de vie commun, unis dans le bonheur et le malheur, solidaires dans le destin et la fierté. Que ceux qui cherchent des minorités demandent encore à leur mère qui était leur père.
Je conclus mon discours avec les adages de Bilge Kağan et d’Atatürk : « Ô le Turc, tremble et reviens à toi-même » et « Heureux celui qui se dit Turc ».
F. L’action pénale engagée par les requérants contre S.S.
23. Le 31 décembre 2004, les requérants engagèrent une action pénale contre S.S. Ils soutinrent que le discours susmentionné prononcé par ce dernier constituait un délit d’insulte à leur égard.
24. Le 15 février 2005, le tribunal d’instance pénal d’Ankara décida de suspendre la procédure et de clore le dossier au motif que la poursuite de S.S. était subordonnée à l’autorisation de l’Assemblée nationale en raison du statut de député de l’intéressé.
25. Le 22 février 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Ils soutinrent que le discours de S.S. ne pouvait pas être considéré comme ayant été tenu dans le cadre d’une activité législative.
26. Le même jour, le tribunal correctionnel d’Ankara rejeta cette opposition.
27. Le 29 août 2007, les requérants demandèrent au tribunal d’instance pénal d’Ankara de reprendre et de poursuivre la procédure contre S.S. au motif que le mandat de député de l’intéressé avait pris fin.
28. Le 23 novembre 2007, le tribunal d’instance pénal d’Ankara estima que la poursuite de la procédure n’était pas possible dans la mesure où le dossier avait été clos. Par conséquent, il considéra la demande des requérants comme une plainte et la renvoya au procureur de la République d’Ankara.
29. Le 19 décembre 2007, le tribunal correctionnel d’Ankara rejeta l’opposition formée par les requérants contre la décision du 23 novembre 2007. Il considéra que le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er juin 2005, ne prévoyait pas, contrairement à l’ancien code pénal, la possibilité de l’engagement d’une action pénale par des particuliers et que, compte tenu du principe selon lequel les dispositions de procédure pénale s’appliquent immédiatement, il n’était plus possible de poursuivre la procédure engagée par les requérants sous l’ancien code pénal à moins qu’un acte d’accusation ne soit préparé par le procureur de la République.
30. Selon les informations contenues dans le dossier de l’affaire, aucun acte d’accusation ne fut préparé par le procureur de la République par la suite.
G. L’action civile intentée par les requérants contre S.S.
31. Le 31 décembre 2004, les requérants intentèrent une action en dommages et intérêts contre S.S. Ils alléguèrent que le discours prononcé par ce dernier avait porté atteinte à leurs droits de la personnalité.
32. Le 27 septembre 2005, le tribunal de grande instance d’Ankara (« le tribunal de grande instance ») donna gain de cause aux requérants et condamna S.S. à leur payer une somme au titre des dommages et intérêts. Il considéra que S.S. avait porté atteinte aux droits de la personnalité des requérants, auteurs du rapport en cause, notamment par les expressions suivantes contenues dans son discours : « intellos enrôlés » (entel devşirme), « les personnes qui crachent leur venin », « les personnes à la solde de l’étranger », « ceux qui ont la haine du terme « nation turque » », « les traîtres », « ceux qui veulent découper la République de Turquie », « ennemis des Turcs », « les personnes ayant été des conseillers de Barzani », « les personnes évadées des camps de Palestine », « des liboş » et « des finoş ».
33. Le 16 janvier 2007, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formée par S.S., infirma le jugement du tribunal de grande instance au motif que le discours prononcé par S.S. relevait de l’exercice par celui-ci de sa liberté d’expression et ne dépassait pas les limites de la critique admissible compte tenu notamment du fait que le discours précité avait été tenu à l’Assemblée nationale dans le cadre du statut et de la fonction de député de l’intéressé, et de l’importance et de la sensibilité des questions faisant l’objet du rapport. La Cour de cassation considéra en outre que, eu égard à l’ensemble du discours en question, certaines des expressions prises en compte dans le jugement du tribunal de grande instance, telles que « des liboş » et « des finoş », ne visaient pas les requérants et que, dans tous les cas, les expressions visant ces derniers restaient dans les limites de la critique admissible. Elle ajouta que ceux qui ne partageaient pas les opinions et considérations exprimées dans le rapport avaient le droit d’exprimer leurs propres opinions et considérations ainsi que leurs critiques. Dans son opinion dissidente, un membre de la Cour de cassation estima que le discours de S.S. contenait des expressions insultantes visant les requérants et qu’il portait atteinte aux droits de personnalité de ces derniers.
34. Le 18 septembre 2007, le tribunal de grande instance se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation, retenant les mêmes motifs que ceux exposés dans cet arrêt.
35. Le 25 février 2008, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par les requérants, confirma le jugement du tribunal de grande instance susmentionné.
H. L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 avril 2018
36. Le 3 avril 2014, le requérant Baskın Oran introduisit un recours individuel (recours no 2014/4645) concernant la procédure pénale engagée à la suite de la plainte de ce requérant concernant les menaces de mort qu’il avait reçues après la divulgation du rapport sur les droits des minorités et les droits culturels. À l’issue de cette procédure pénale, qui avait duré environ cinq ans et neuf mois et avait pris fin le 5 mars 2014, les tribunaux pénaux avaient condamné l’auteur des menaces à la peine minimale prévue pour l’infraction concernée, à savoir un an et huit mois d’emprisonnement, avant de surseoir au prononcé de ce jugement. Dans son recours individuel, le requérant se plaignait d’une violation de ses droits à la vie et à la liberté d’expression en soutenant que la procédure pénale en question n’avait pas été effective en raison de sa durée et de l’absence d’une punition efficace infligée à l’auteur des menaces.
37. Le 18 avril 2018, la Cour constitutionnelle a rendu son arrêt. Elle a conclu à une violation des droits à la vie et à la liberté d’expression du requérant au motif que la réponse des autorités judiciaires aux menaces de mort dirigées à l’intéressé n’avait pas été dissuasive et lui a octroyé la somme de 27 000 livres turques (environ 5 320 euros à cette date) pour dommage moral. S’agissant de la liberté d’expression du requérant, faisant référence notamment aux arrêts de la Cour Özgür Gündem c. Turquie (no 23144/93, CEDH 2000‑III) et Dink c. Turquie (nos 2668/07 et 4 autres, 14 septembre 2010), la Cour constitutionnelle a rappelé que les obligations positives en matière de liberté d’expression impliquaient, entre autres, pour les États de créer, tout en établissant un système efficace de protection des auteurs ou journalistes, un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées. Elle a ensuite noté que le requérant avait travaillé sur les droits des minorités pendant une grande partie de sa carrière et qu’il continuait à travailler sur des questions similaires. Elle a relevé que, eu égard à l’ineffectivité des enquêtes et des poursuites menées par les autorités judiciaires concernant les menaces de mort que le requérant avait reçues en raison de ses travaux sur les droits des minorités, l’intéressé n’avait pas bénéficié d’un environnement favorable à la poursuite de ces travaux en sécurité. Considérant que l’ineffectivité des procédures judiciaires avait eu un effet dissuasif sur l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression, la Cour constitutionnelle a conclu qu’en l’espèce les autorités avaient manqué à leurs obligations positives en matière de liberté d’expression.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 5 additionnel de la loi no 4643
38. L’article 5 additionnel de la loi no 4643 du 12 avril 2001 se lit comme suit :
« Le Conseil consultatif des droits de l’homme, rattaché à un ministre d’État désigné par le Premier ministre, a été créé pour assurer le dialogue entre les instances étatiques et les organisations de la société civile concernées, et jouer le rôle d’organe consultatif sur des sujets nationaux et internationaux relatifs aux droits de l’homme. Le Conseil consultatif est composé de représentants des ministères, des établissements publics et d’ordres professionnels concernés par les droits de l’homme, de représentants des organisations de la société civile œuvrant dans le domaine des droits de l’homme et de personnalités ayant publié et mené des travaux dans ce domaine. Le président du Conseil consultatif est élu parmi ses membres. Les services de secrétariat du Conseil consultatif sont assurés par la direction des droits de l’homme. Le Conseil consultatif est financé par le budget du cabinet du Premier ministre. »
B. Les dispositions de l’ancien et du nouveau code pénal
39. L’article 159 de l’ACP (loi no 765 du 1er mars 1926), en vigueur jusqu’au 1er juin 2005, disposait ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement toute personne qui, publiquement, dénigre ou présente comme dénigrés (tahkir ve tezyif edenler) la turcité, la République, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou les forces de la sûreté de l’État (Devletin askerî veya emniyet muhafaza kuvvetleri).
(…)
L’expression d’opinions critiques, en l’absence d’intention de dénigrer, de présenter comme dénigré ou d’insulter, ne constitue pas un délit. »
40. La partie pertinente en l’espèce de l’article 160 § 2 de l’ACP était libellée comme suit :
« (…) La poursuite du délit prévu au premier alinéa de l’article 159 est subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice. »
41. L’article 216 § 1 du NCP (loi no 5237 du 26 septembre 2004 entrée en vigueur le 1er juin 2005), est libellé comme suit :
« Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite publiquement une partie du peuple à la haine et à l’hostilité à l’encontre d’une autre partie, si par pareille incitation survient un danger clair et proche (açık ve yakın bir tehlikenin ortaya çıkması) compromettant la sécurité publique.
(…) »
42. L’article 301 du NCP (loi no 5237 du 26 septembre 2004 entrée en vigueur le 1er juin 2005) se lisait comme suit avant la modification de 2008 :
« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement la turcité, la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie.
Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou les forces de l’ordre de l’État (Devletin askeri ve emniyet teşkilatı).
La peine sera augmentée d’un tiers lorsque la turcité a été offensée à l’étranger par un citoyen turc.
L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit. »
43. L’article 301 du NCP, modifié par la loi no 5759 du 30 avril 2008, se lit comme suit :
« Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement la nation turque, l’État de la République de Turquie, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie et les organes judiciaires de l’État.
Est sanctionné selon les dispositions du premier paragraphe quiconque dénigre publiquement les forces armées ou les forces de l’ordre de l’État (Devletin askeri ve emniyet teşkilatı).
L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit.
L’engagement de poursuites pour ce délit est subordonné à l’autorisation du ministre de la Justice. »
C. L’article 317 de l’ancien code de procédure pénale
44. En vertu de l’article 8 de la loi no 5320 du 23 mars 2005 relative à l’entrée en vigueur et à l’application du nouveau code de procédure pénale (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), l’article 317 de l’ACPP (loi no 1412 du 4 avril 1929), restait applicable aux décisions de justice qui seraient rendues avant l’entrée en fonction des cours d’appel régionales, laquelle est intervenue le 20 juillet 2016, Cette disposition, intitulée « Le rejet par la Cour de cassation de la demande de pourvoi », se lisait comme suit :
« Si la Cour de cassation constate que la demande de pourvoi n’a pas été présentée dans le délai (…), que le jugement était non susceptible de pourvoi ou que le demandeur de pourvoi n’y avait pas droit, elle rejette la demande de pourvoi ; dans le cas contraire, elle procède à l’examen de celle-ci. »
D. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
45. À la suite de l’entrée en vigueur d’amendements constitutionnels le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique turc.
46. Le texte des dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 6216 instaurant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle ainsi que les parties pertinentes en l’espèce du règlement de la Cour constitutionnelle figurent dans l’affaire Hasan Uzun c. Turquie ((déc.), no10755/13, §§ 25‑27, 30 avril 2013).
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT concernant l’ENSEMBLE DE LA REQUÊTE
47. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire. Il soutient que l’arrêt Kaboğlu et Oran précité, rendu par la Cour le 30 octobre 2018, concernait les mêmes faits principaux que ceux se trouvant à l’origine de la présente requête, et que la Cour a pris en compte dans cet arrêt le contexte général entourant les débats et réactions concernant le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, y compris le discours du député S.S. Il considère par conséquent que l’objet de la présente affaire est essentiellement le même que celui des requêtes déjà examinées par la Cour dans l’arrêt Kaboğlu et Oran précité et invite la Cour à déclarer cette requête irrecevable en application de l’article 35 § 2 (b) de la Convention.
48. Les requérants ne se prononcent pas sur cette exception.
49. La Cour note que, bien que les requêtes faisant l’objet de son arrêt Kaboğlu et Oran précité concernaient d’une manière générale les réactions dirigées au rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, les griefs des requérants examinés dans cette affaire portaient précisément et particulièrement sur les actions civiles qu’ils avaient intentées concernant quatre articles de presse qu’ils considéraient comme portant atteinte à leurs droits au respect de la vie privée et à la liberté d’expression. Or elle relève que la présente requête porte essentiellement sur les allégations des requérants relatives aux atteintes à leur droit à la vie privée dont ils s’estiment victimes à raison du discours de S.S. ainsi que sur les événements et faits faisant suite à la divulgation de leur rapport qui auraient constitué une atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Donc, aux yeux de la Cour, même si le contexte général des deux affaires est commun, l’objet principal de la présente affaire se distingue nettement de celui de l’arrêt Kaboğlu et Oran précité. Dès lors, la Cour estime qu’il convient de rejeter cette exception du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
50. Les requérants se plaignent que les tribunaux nationaux n’ont pas protégé leur réputation contre les atteintes qu’ils allèguent avoir subies à raison du discours de S.S. Ils invoquent à cet égard l’article 8 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »
A. Sur la recevabilité
51. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient à cet égard que, dans leur formulaire de requête, les requérants se plaignent principalement de l’issue de la procédure pénale qu’ils avaient engagée, et que le grief des intéressés doit donc être examiné dans le cadre de cette procédure. Indiquant ensuite que les requérants n’avaient pas entrepris les démarches nécessaires afin d’assurer la poursuite de la procédure pénale après la fin du mandat de député de S.S. et qu’ils avaient, dans tous les cas, introduit leur requête avant la fin de la procédure civile qu’ils avaient intentée contre S.S., le Gouvernement considère que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.
52. Les requérants contestent cette exception. Ils soutiennent avoir utilisé toutes les voies de recours effectives afin de remédier à leur grief. Ils déclarent à cet égard avoir demandé la poursuite de la procédure pénale contre S.S. à la fin du mandat de député de ce dernier et avoir ensuite fait opposition contre la décision de rejet de cette demande. Ils indiquent en outre qu’ils n’ont pas attendu la fin de la procédure civile en dommages et intérêts pour introduire leur requête car, selon eux, la Cour de cassation ayant infirmé le jugement du tribunal de grande instance rendu en leur faveur, une issue favorable pour eux dans le cadre de cette procédure n’était plus envisageable.
53. La Cour note d’emblée que, par leur grief tiré de l’article 8 de la Convention, les requérants reprochent aux autorités de ne pas avoir protégé leur droit au respect de leur vie privée contre l’atteinte qui aurait été portée à ce droit par le discours de S.S. et ne se plaignent pas seulement de l’issue de de la procédure pénale engagée contre ce dernier. Elle note ensuite que, dans leur formulaire de requête, les requérants mentionnent non seulement l’action pénale mais aussi l’action civile qu’ils avaient introduites contre S.S. à raison du discours litigieux. Elle considère donc que le grief des requérants, tel qu’il a été soumis dans leur formulaire de requête, se prête à un examen dans le cadre de ces deux procédures.
54. Elle observe qu’en l’espèce la procédure pénale engagée par les requérants contre S.S. n’a pas été menée à son terme en raison de l’immunité parlementaire de ce dernier et de l’absence de poursuite de l’intéressé par le procureur de la République après l’entrée en vigueur du nouveau code pénal. En revanche, elle constate que les doléances des requérants ont bien été examinées dans le cadre de la procédure civile qu’ils avaient intentée et qui leur offrait une possibilité de redressement. Elle rappelle à cet égard que, selon le droit interne interprété et mis en œuvre par la Cour constitutionnelle à partir de 2013, la voie de recours effective et appropriée en droit interne concernant les griefs relatifs aux atteintes portées au droit à la protection de la réputation est l’action civile en dommages et intérêts devant les tribunaux civils (Yakup Saygılı c. Turquie (déc.), no 42914/16, § 39, 11 juillet 2017). Par conséquent, dès lors qu’en l’espèce les requérants ont dûment épuisé la voie civile, qui pouvait être considérée comme un recours effectif en matière de protection de la réputation à l’époque des faits, la Cour estime qu’il est inutile de répondre à la question de savoir si les intéressés ont employé tous les moyens possibles pour obtenir la poursuite pénale de S.S., car un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009).
55. S’agissant du fait que la procédure civile en question a pris fin après l’introduction de la requête devant elle, la Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi d’autres, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999-VI). Elle rappelle aussi qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits)). En l’espèce, elle note que la procédure civile intentée par les requérants s’est conclue par l’arrêt de la Cour de cassation du 25 février 2008 (paragraphe 28 ci-dessus). Dès lors, même si cette requête semblait prématurée à la date de son introduction devant elle, à savoir le 20 août 2007, elle ne l’est plus depuis l’arrêt susmentionné de la Cour de cassation rendu le 25 février 2008.
56. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
57. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
58. Les requérants soutiennent que, en tant qu’universitaires spécialistes des droits de l’homme, ils devaient bénéficier d’une protection spéciale. Ils arguent ensuite que leur rapport, axé sur des questions telles que le statut des minorités, la citoyenneté, l’identité, l’égalité et la prévention de la discrimination, n’était pas de nature à raviver le traumatisme lié à la désintégration géographique de la Turquie. Ils considèrent en outre que le discours du député S.S., qui, selon eux, contient des insultes et des injures à leur égard, ne peut être considéré comme couvert par l’immunité parlementaire de l’intéressé et comme s’inscrivant dans les limites de l’exercice de la liberté d’expression.
b) Le Gouvernement
59. Le Gouvernement soutient tout d’abord que, en l’espèce, il n’y a pas eu ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée aux motifs que la présente affaire relève d’un débat entre S.S., un député, et les requérants, membres du Conseil consultatif, que l’atteinte à la réputation des requérants n’atteint pas le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8 de la Convention et que le discours de S.S. était couvert par son immunité parlementaire.
60. Si l’existence d’une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée devait être reconnue par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par les articles 26 et 83 de la Constitution garantissant respectivement le droit à la liberté d’expression et l’immunité parlementaire et qu’elle poursuivait les buts légitimes de la protection des droits et libertés d’autrui et de la participation des élus du peuple aux activités parlementaires par l’expression libre de leurs opinions et de leur voix grâce à l’immunité parlementaire.
61. Quant à la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement soutient que, compte tenu des fonctions des requérants au sein du Conseil consultatif – un organisme public – et de la mission de celui-ci, qui consistait à guider ou influencer les politiques gouvernementales en matière de droits de l’homme, les requérants disposaient d’un statut atypique s’apparentant à ceux des hommes politiques et des fonctionnaires et qu’ils ne pouvaient donc pas être considérés comme des fonctionnaires ordinaires. Par ailleurs, selon le Gouvernement, les critiques suscitées par le rapport élaboré par les requérants dans le cadre de leurs activités au Conseil consultatif étaient dirigées non pas contre les intéressés, mais contre l’attitude et la position adoptées par eux au sujet du rapport sur les droits des minorités et sur les droits culturels au sein d’une entité gouvernementale.
62. Le Gouvernement argue ensuite que le contenu « révolutionnaire » du rapport sur des sujets controversés tels que la citoyenneté, l’identité, la langue maternelle et l’égalité, qui aurait été perçu comme la manifestation de la posture idéologique des requérants, associé à des allégations d’irrégularité dans l’adoption du texte, a suscité l’attention du public. Il considère donc que le discours de S.S. contribuait à un débat d’intérêt public. Il ajoute que ce dernier bénéficiait d’une large marge de liberté d’expression, en tant que politicien, pour prononcer un discours sur un sujet d’actualité au Parlement.
63. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que S.S. réagissait essentiellement au fait qu’un tel rapport avait été préparé sous les auspices du bureau du Premier ministre et note que l’intéressé n’a jamais mentionné les noms des requérants dans son discours. Il estime que les expressions « intellos enrôlés », « les personnes qui crachent leur venin », « les personnes à la solde de l’étranger », « ceux qui haïssent le terme « nation turque » », « les traîtres », contenues dans le discours en question, ne visaient pas les requérants. Quant aux autres expressions employées dans ce discours, selon le Gouvernement, elles peuvent être considérées comme visant les requérants en leur qualité de membres du Conseil consultatif.
64. Le Gouvernement considère que les remarques contenues dans le discours de S.S. constituaient des jugements de valeur et qu’ils n’étaient pas dépourvus de base factuelle. Il expose à cet égard que les propositions faites dans le rapport concernant le statut des minorités, la définition de la citoyenneté, les notions de supra/infra-identité et la question de la langue officielle de l’État constituaient la base factuelle du discours litigieux. En outre, s’agissant de la base factuelle des critiques sévères formulées par S.S. à l’encontre des requérants, il se réfère aux déclarations de certains responsables politiques selon lesquelles ils n’auraient pas sollicité un tel rapport et selon lesquelles des irrégularités auraient été commises lors de l’adoption du texte, ainsi qu’aux postures idéologiques des requérants qui auraient été connues du public.
65. Le Gouvernement considère enfin que les juridictions internes se sont livrées à une mise en balance conforme à la jurisprudence de la Cour en estimant que le discours de S.S. relevait de l’exercice de la liberté d’expression de l’intéressé et ne dépassait pas les limites de la critique compte tenu du fait que les remarques contenues dans ce discours ne visaient pas les requérants, que le discours litigieux avait été tenu au Parlement dans le cadre de la fonction de député de S.S. et de l’importance des questions abordées dans le rapport des requérants.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
66. La Cour rappelle d’abord que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI). Il est admis dans sa jurisprudence que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert par l’article 8 de la Convention en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, CEDH 2017). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et Petrie c. Italie, no 25322/12, § 39, 18 mai 2017). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, § 38, 4 octobre 2007, et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Cependant, pour que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS, précité, § 137, Bédat, précité, § 72, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 76).
67. La Cour rappelle ensuite que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou dans le domaine des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c.Turquie(no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 46, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).
68. La Cour rappelle en outre qu’elle distingue traditionnellement entre déclarations de fait et jugements de valeur. Si la matérialité des déclarations de fait peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude et dans ce cas l’obligation de preuve, impossible à remplir, porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997‑I, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier, précité, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 55, CEDH 2007-IV). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005).
69. La Cour rappelle encore que, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, elle doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de ces propos. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits) § 91). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Axel Springer AG, précité, § 87, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91).
70. La Cour rappelle de surcroît que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 (Petrie, précité, § 40). Elle a résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2) [GC], précité, §§ 108-113, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance de ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).
b) Application de ces principes en l’espèce
71. La Cour note que le grief des requérants porte sur un discours tenu par un député, S.S., à l’Assemblée nationale, dont le contenu avait selon les intéressés porté atteinte à leur réputation. À cet égard, elle rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (paragraphe 66 ci-dessus). Elle estime que, en l’espèce, eu égard aux critiques virulentes formulées à l’égard des requérants dans le discours litigieux, l’atteinte à la réputation des intéressés atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8 de la Convention.
72. La Cour note ensuite que les requérants se plaignent non pas d’une action de l’État mais du manquement de celui-ci à protéger leur vie privée contre les atteintes portées à celle-ci par le discours de S.S. Dans les circonstances de l’espèce, il lui appartient donc de rechercher si les juridictions nationales ont manqué à protéger les requérants contre les atteintes alléguées. À cet effet, elle procédera à une appréciation des circonstances litigieuses de l’affaire à la lumière des critères pertinents se dégageant de sa jurisprudence (paragraphe 70 ci-dessus).
73. La Cour observe d’emblée que les requérants sont des professeurs d’université spécialistes des droits de l’homme, et que, à l’époque des faits, ils étaient membres du Conseil consultatif, un organisme public chargé de conseiller le gouvernement sur des questions relatives aux droits de l’homme (paragraphes 5 et 6 ci-dessus). Elle estime que, eu égard au statut et à la fonction des intéressés au sein du Conseil consultatif, qui s’apparentaient à ceux des experts nommés par les autorités publiques sur des questions spécifiques, et à la mission consultative confiée au Conseil consultatif, les requérants ne sauraient être assimilés à des hommes politiques tenus de faire preuve d’un plus grand degré de tolérance (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 52, CEDH 1999‑VIII). Dès lors, dans la mesure où les critiques proférées par le député S.S. à l’encontre des requérants dans son discours se fondaient sur le travail effectué par les intéressés dans le cadre de leurs fonctions au sein du Conseil consultatif, l’on ne peut admettre que ceux-ci auraient dû faire montre d’un plus grand degré de tolérance face à ces critiques.
74. La Cour observe ensuite que le discours litigieux contenait les réactions du député S.S. au rapport sur les droits des minorités et les droits culturels qui venait d’être adopté par le Conseil consultatif. Ce rapport, dont le contenu a suscité dans l’opinion publique une vive polémique relayée par les médias, faisait des propositions censées remédier aux problèmes rencontrés en matière de droits des minorités et de droits culturels en Turquie, et il prônait d’une façon générale la transition de l’idée d’une nation homogène et monoculturelle, qui aurait été la politique poursuivie par les gouvernements antérieurs, à la conception d’une société multi-identitaire, multiculturelle, démocratique, libérale et pluraliste, qui serait le modèle adopté dans les démocraties européennes contemporaines (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Le discours en question, qui avait trait à ce rapport et qui avait été prononcé par un député à l’Assemblée nationale, portait ainsi sur des thèmes d’intérêt général et d’actualité.
75. Procédant ensuite à un examen scrupuleux du contenu des propos litigieux, la Cour observe que ceux-ci comportaient des critiques sévères visant non seulement le rapport en question, mais aussi ses auteurs, dont les requérants, ainsi que ses instigateurs inconnus. Elle observe ensuite que le discours litigieux, dans son ensemble, reflétait une certaine sensibilité nationaliste quant aux questions traitées dans le rapport, mettait en cause la bonne foi et l’intégrité de ses auteurs et traitait ces derniers d’intellectuels insensibles aux intérêts et aux valeurs essentielles de l’État et de la nation turque, qui auraient été guidés et soudoyés par les puissances étrangères. À cet égard, le député S.S. reprochait notamment aux auteurs du rapport, sans pour autant mentionner de nom, d’être des « intellos enrôlés », de « cracher leur venin », de « ne pas travailler pour la nation turque », d’avoir « accompli une mission confiée par l’Occident », d’être « pro-Sèvres – c’est-à-dire partisans de la désintégration de la Turquie », d’être des « perfides », des « traîtres » et des « voyous ». Il accusait aussi des personnes qui ne s’opposaient pas aux droits des minorités d’être des « conseillers de Barzani – leader politique kurde irakien », « des évadés des camps de Palestine », des « liboş », des « finoş » et des « ennemis des Turcs » (paragraphe 22 ci-dessus).
76. La Cour considère que ce discours, eu égard à son contenu tel que décrit ci-dessus, revêtait dans son ensemble le caractère de jugement de valeur. Certes, certaines expressions telles que « conseillers de Barzani » ou « évadés des camps de Palestine » peuvent aussi être considérés comme des allégations factuelles, cependant, selon la Cour, ces affirmations, dont les destinataires précis sont inconnus, s’inscrivaient également dans un registre de jugement de valeur dans la mesure où, au-delà de leur signification littérale, elles visaient essentiellement à accuser leurs destinataires d’aller à l’encontre des intérêts de la nation. La Cour relève en outre que les vives critiques dirigées, dans le discours litigieux, contre les auteurs du rapport sur les droits des minorités et les droits culturels faisaient écho au contenu du rapport en question, qui se démarquait de la législation et des pratiques existantes en matière de protection des droits des minorités en Turquie à l’époque des faits, en raison notamment des idées et des propositions qui y étaient développées et qui impliquaient un changement de mentalité fondamental en la matière.
77. La Cour constate donc que le discours en question faisait incontestablement partie d’un débat d’intérêt général, déclenché par le rapport susmentionné, relativement à la place et aux droits des minorités dans l’organisation sociétale. Elle rappelle à cet égard que, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Kuliś c. Pologne, no 15601/02, § 47, 18 mars 2008).
78. S’agissant en particulier de la phrase « Que ceux qui cherchent des minorités demandent encore à leur mère qui était leur père » (paragraphe 15 ci-dessus) utilisée par S.S., la Cour rappelle que des propos offensants peuvent sortir du champ de la protection de la liberté d’expression lorsqu’ils reviennent à dénigrer gratuitement, par exemple si l’insulte est leur seul but ; en revanche, l’utilisation de formules vulgaires n’est pas en elle-même déterminante dans l’appréciation d’un propos offensant, car elle peut fort bien avoir une visée strictement stylistique (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012). Elle estime que le but de la phrase en question n’était pas simplement d’insinuer que les pères de ses destinataires étaient inconnus, mais de leur reprocher de ne pas avoir un sentiment d’appartenance à la nation turque.
79. En l’espèce, la Cour considère que le discours litigieux contenait des termes acerbes servant à exprimer la réaction et l’indignation du député S.S. à l’égard du rapport du Conseil consultatif et à décrédibiliser aux yeux du public les rédacteurs, dont les requérants, ainsi que les instigateurs de ce texte. Elle estime que le style et le contenu des propos en question, qu’elle considère comme provocateurs, polémiques et quelque peu offensants, ne peuvent être considérés, dans l’ensemble, comme étant dépourvus d’une base factuelle suffisante et comme gratuitement insultants dans le contexte du vif débat public relatif au rapport qui portait sur des questions essentielles pour la société turque.
80. Quant aux procédures introduites par les requérants devant les juridictions internes concernant les articles litigieux, la Cour constate d’abord que la procédure pénale engagée par les intéressés concernant le discours litigieux a été suspendue et clôturée pour des motifs procéduraux, notamment en raison de l’immunité parlementaire du député S.S. (paragraphe 23-30 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard avoir déjà jugé qu’une immunité couvrant les déclarations faites par des députés au cours des débats parlementaires était compatible avec la Convention dans certaines conditions (A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, §§ 84-85, CEDH 2002‑X). Elle constate ensuite que les allégations d’atteinte à leur réputation formulées par les requérants ont bien été examinées dans le cadre de la procédure devant les tribunaux civils, qui ont rejeté la demande en dommages et intérêts des requérants.
81. Examinant les décisions rendues dans le cadre de cette dernière procédure, la Cour note que la Cour de cassation a infirmé le jugement rendu par le tribunal de grande instance ayant accueilli la demande de dommages et intérêts des requérants aux motifs que le discours de S.S. relevait de l’exercice par un député qui ne partageait pas les opinions exprimées dans le rapport des requérants de sa liberté d’expression, que ledit discours ne dépassait pas les limites de la critique admissible compte tenu notamment du fait qu’il avait été prononcé à l’Assemblée nationale, et que les questions faisant l’objet du rapport étaient importantes et sensibles. La haute juridiction a en outre considéré que, eu égard à l’ensemble du discours en question, certaines des expressions prises en compte dans le jugement du tribunal de grande instance, telles que « des liboş » et « des finoş » ne visaient pas les requérants et que, dans tous les cas, les expressions visant ces derniers restaient dans les limites de la critique (paragraphe 33 ci-dessus). Le tribunal de grande instance s’est par la suite conformé à cet arrêt en adoptant les mêmes motivations (paragraphe 34 ci-dessus).
82. Procédant à une analyse des critères mis en œuvre par les juridictions internes pour juger du discours litigieux, la Cour relève que ces dernières ont souligné à la fois l’importance de l’exercice de sa liberté d’expression par un député à l’Assemblée nationale sur une question importante pour la société turque et de l’existence d’un débat d’intérêt général sur le sujet dont l’échange d’idées entre les requérants et le député S.S. faisait partie, avant de conclure que les expressions visant les requérants dans le discours litigieux n’avaient pas outrepassé les limites de la critique admissible.
83. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales ont effectué une mise en balance acceptable entre le droit des requérants à la protection de leur réputation et la liberté d’expression du député S.S. Partant, elle juge qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
84. Exposant dans leur formulaire de requête les réactions et événements faisant suite à l’adoption du rapport en cause, à savoir notamment les critiques virulentes émises contre eux dans des déclarations de responsables politiques et de hauts fonctionnaires ainsi que dans des articles de presse, qui, selon eux, les désignaient comme cibles, la procédure pénale diligentée contre eux et les menaces de mort qu’ils ont reçues, les requérants allèguent que tous ces actes et faits ont constitué une violation de leur droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Ils reprochent notamment aux autorités nationales d’avoir manqué à leurs obligations positives, dès lors qu’elles n’ont pas, selon eux, adopté des mesures préventives, mais, au contraire, ont pris part à la campagne d’intimidation qui aurait été menée contre eux.
85. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
86. En l’espèce, elle relève que le grief présenté par les requérants sur le terrain de l’article 10 de la Convention, tel qu’exposé ci-dessus, comporte des éléments se rapportant non seulement aux obligations positives mais aussi aux obligations négatives découlant de cette disposition. En effet, la procédure pénale engagée contre les requérants constitue une ingérence directe des autorités étatiques dans le droit des requérants à la liberté d’expression et concerne donc le devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence dans le droit à la liberté d’expression. En revanche, les autres éléments du grief, à savoir les critiques virulentes dirigées contre les requérants et les menaces de mort qu’ils ont reçues, relèvent de l’obligation de l’État de créer un environnement favorable à la participation des requérants aux débats publics (Dink, précité, § 137) et concerne donc l’obligation positive de l’État de protéger le droit à la liberté d’expression y compris contre des atteintes provenant de personnes privées (Özgür Gündem,précité,§§ 42‑46).
87. Par conséquent, maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime opportun d’examiner séparément et successivement la partie du grief relative à la procédure pénale diligentée contre les requérants sous l’angle des obligations négatives de l’État d’une part, et le restant des éléments mentionnés dans ce grief sous l’angle des obligations positives de l’État d’autre part.
A. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement
88. Le Gouvernement soulève deux exceptions préliminaires. En ce qui concerne la première, il estime que, en l’espèce, il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 10 de la Convention en plus du grief tiré de l’article 8. Il argue à cet égard que les requérants ont pu présenter aux autorités leur rapport, dont le contenu aurait été porté à la connaissance du public. Il considère que l’objet principal de cette affaire est la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les droits des requérants au respect de leur vie privée et le droit du député S.S. à la liberté d’expression, et que cette question a d’ores et déjà fait l’objet d’un examen par la Cour.
89. Concernant la deuxième exception préliminaire, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas soulevé dans leur formulaire de requête de grief relatif à la procédure pénale engagée contre eux et qu’ils n’y ont pas allégué qu’ils avaient subi une atteinte à leur droit à la liberté d’expression en raison de cette procédure. Le Gouvernement ajoute que la Cour n’a pas mentionné cette procédure pénale dans l’objet de l’affaire tel que présenté dans sa lettre de communication datée du 21 juin 2018. Par conséquent, il considère qu’un grief relatif à la procédure pénale en question ne peut être examiné dans le cadre de cette requête.
90. Les requérants ne se prononcent pas sur ces exceptions.
91. S’agissant de la première exception, la Cour note que, dans leur grief soulevé sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les requérants allèguent que certains actes et faits accomplis par les autorités étatiques et les personnes tierces suite à la divulgation de leur rapport ont constitué une violation de leur droit à la liberté d’expression. Elle estime dès lors que ce grief soulève des questions nouvelles qui se distinguent de celles examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention ci-dessus. En conséquence, elle rejette cette exception.
92. Quant à la deuxième exception, la Cour note tout d’abord que les requérants mentionnent bien dans leur formulaire de requête la procédure pénale diligentée contre eux parmi tous les actes et faits ayant constitué, selon eux, une violation de leur droit à la liberté d’expression. Elle note ensuite que, par sa lettre du 21 juin 2018, elle a communiqué aux parties un grief tiré de l’article 10 de la Convention en mentionnant dans les questions posées à cet égard la procédure pénale engagée contre les requérants et que, par sa lettre du 18 décembre 2019, elle a posé aux parties des questions spécifiques portant exclusivement sur cette procédure pénale. Elle rappelle enfin avoir déjà estimé que la procédure pénale engagée contre les requérants, présentée par ces derniers comme un élément du grief tiré de l’article 10 de la Convention, se prêtait à un examen séparé sous l’angle des obligations négatives découlant du droit à la liberté d’expression (paragraphes 85-87 ci-dessus). Par conséquent, elle rejette cette exception également.
B. Sur le grief relatif à la procédure pénale engagée contre les requérants
93. Les requérants considèrent que la procédure pénale diligentée contre eux a constitué une violation de leur droit à la liberté d’expression. Ils invoquent à cet égard l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
94. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, tirées l’une du non-épuisement des voies de recours internes, et l’autre de l’absence de qualité de victime des requérants. En ce qui concerne la première, il soutient que la procédure pénale engagée contre les requérants pour le chef de dénigrement des organes judiciaires de l’État a pris fin avec la décision de la Cour de cassation du 8 décembre 2012, soit après l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, mais que les intéressés n’ont pas saisi la haute juridiction d’un tel recours. Il estime par conséquent que ce grief doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
95. Concernant la deuxième exception, le Gouvernement expose d’abord que les requérants ont été acquittés du chef d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, que la procédure pénale pour dénigrement des organes judiciaires de l’État a été radiée du rôle et que, par conséquent, les requérants n’ont subi aucune sanction pénale à l’issue de la procédure pénale diligentée contre eux. Faisant référence en outre à l’arrêt Kaboğlu et Oran précité, dans lequel la Cour avait noté un constat de la Cour constitutionnelle concernant l’absence d’une réponse judiciaire effective contre les menaces de mort que M. Oran avait reçues (Kaboğlu et Oran, précité, § 83) et à un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle concernant un recours individuel introduit par M. Kaboğlu (recours no 2015/18503, 30 mai 2019), où cette juridiction avait encore constaté l’absence d’une réponse judiciaire adéquate face aux atteintes portées par les contenus de certains livres et articles au droit de ce requérant à la protection de sa réputation, et souligné que ces atteintes pouvaient réprimer la personnalité intellectuelle de l’intéressé et créer un effet dissuasif sur l’exercice par lui de sa liberté d’expression, le Gouvernement considère qu’un examen détaillé de l’exercice par les requérants de leur liberté d’expression a déjà été effectué et que ces derniers n’ont pas la qualité de victime à cet égard.
96. Les requérants contestent les exceptions du Gouvernement. Ils indiquent que la procédure pénale a pris fin par l’arrêt de l’Assemblée des chambres pénales de la Cour de cassation du 29 avril 2008 en ce qui concerne l’infraction d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, et par le rejet du ministre de la Justice d’accorder une autorisation de poursuite concernant l’infraction de dénigrement des organes judiciaires de l’État. Ils soutiennent en outre que, même s’ils n’ont pas été condamnés à l’issue de la procédure pénale diligentée contre eux, cette procédure a porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression.
97. S’agissant de l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour note que la procédure pénale engagée contre les requérants pour l’infraction d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité s’est terminée par l’arrêt de l’Assemblée des chambres pénales de la Cour de cassation du 29 avril 2008, qui a confirmé la décision d’acquittement du tribunal correctionnel à cet égard (paragraphe 19 ci-dessus). Elle relève ensuite, quant à l’infraction de dénigrement des organes judiciaires de l’État, que la décision interne définitive était celle du tribunal correctionnel du 1er avril 2009, radiant l’affaire du rôle faute de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de cette dernière infraction (paragraphe 20 ci-dessus). En effet, la décision de la Cour de cassation du 18 décembre 2012 ne saurait être considérée comme la décision interne définitive dans cette procédure pénale, car, dans ladite décision, la haute juridiction n’a pas examiné le pourvoi des requérants au fond, mais a seulement constaté l’irrecevabilité de la demande de pourvoi présentée par ces derniers pour un motif procédural en application de l’article 317 de l’ACPP (paragraphe 21 ci-dessus). Par conséquent, cette procédure pénale doit être réputée terminée par la décision du tribunal correctionnel du 1er avril 2009, soit avant l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Dès lors, les requérants ne pouvaient pas introduire un recours individuel devant cette dernière juridiction concernant la procédure pénale engagée contre eux. Le Gouvernement n’apporte d’ailleurs aucun élément susceptible de démontrer que la Cour constitutionnelle était compétente ratione temporis pour examiner les griefs présentés concernant une procédure pénale lorsqu’une décision de rejet de la demande de pourvoi en cassation, telle que rendue en l’espèce, a été rendue après le 23 septembre 2012 à l’issue de la procédure. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours doit être rejetée.
98. Quant à l’exception tirée de l’absence de qualité de victime, la Cour note d’abord que l’observation qu’elle a faite dans son arrêt Kaboğlu et Oran ainsi que celle faite par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 30 mai 2019 auxquelles le Gouvernement renvoie ne portent aucunement sur la question d’un effet dissuasif qui aurait été créé par la procédure pénale engagée contre les requérants sur l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression. Estimant en outre que cette exception soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, donc à la substance du grief tiré de l’article 10 de la Convention (Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 38, 15 septembre 2015), elle décide de la joindre au fond.
99. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Arguments des parties
i. Les requérants
100. Les requérants soutiennent que, même s’ils ont été acquittés du chef d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et que la procédure pénale a été rayée du rôle pour ce qui concerne l’infraction de dénigrement des organes judiciaires de l’État, ils ont éprouvé une crainte d’être condamnés à une peine de prison tout au long de la procédure, ont ressenti une grande inquiétude et un grand stress quant aux conséquences de l’exercice par eux de leur liberté d’expression et se sont retenus d’exprimer leurs idées sur des questions sensibles telles que les minorités au risque de se soumettre à une autocensure. Ils considèrent donc que, eu égard notamment à leur fonction de professeurs d’université, la procédure pénale litigieuse a porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression.
101. Tout en reconnaissant que le fondement légal de la procédure pénale était les articles 216 et 301 du NCP, les requérants arguent que les poursuites pénales engagées contre eux ne poursuivaient aucun but légitime et n’étaient pas justifiés, dès lors que, selon eux, le contenu de leur rapport n’incitait aucunement à un recours à la violence ou à une vengeance sanglante ni ne portait atteinte aux droits et à la réputation d’autrui.
ii. Le Gouvernement
102. Le Gouvernement indique que le procureur de la République, dans le cadre de son devoir légal et des exigences de sa fonction, a ouvert une enquête pénale concernant les requérants à la suite des plaintes pénales déposées, qu’aucune mesure restrictive n’a été adoptée à l’égard des requérants durant la procédure, que les juridictions nationales ont acquitté les requérants du chef d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité conformément à la jurisprudence de la Cour, que la procédure pénale a été rayée du rôle pour le chef de dénigrement des organes judiciaires de l’État et qu’aucune sanction pénale n’a été infligée aux requérants à l’issue de cette procédure.
103. Il soutient en outre que ces poursuites pénales n’ont créé aucun effet dissuasif sur l’exercice par les requérants de leur liberté d’expression ou dans leur vie professionnelle. Il indique à cet égard que M. Oran a pu exprimer ses opinions sur le rapport à la presse peu après la divulgation de celui-ci, que certains journalistes ont écrit des articles critiquant les réactions quant à ce rapport, que certains membres du Conseil consultatif ont présenté une pétition au procureur de la République pour manifester leur soutien à l’égard des requérants, que ces derniers ont pu continuer à travailler comme professeurs d’université et diriger des thèses, dont certaines portaient même sur le rapport en question, qu’aucune sanction disciplinaire ne leur a été infligée et que le débat public sur les idées présentées dans le rapport n’a pas été entravé mais au contraire facilité, avec l’élaboration de nombreux articles, recherches et thèses sur le sujet. Le Gouvernement estime en outre que les intellectuels, comme les requérants, doivent faire preuve de courage et de tolérance lorsqu’ils présentent leurs idées. Il considère donc qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression.
104. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par les articles 216 et 301 du NCP et poursuivait les buts légitimes que constituent la préservation de la sûreté publique et la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale. Il estime en outre que, eu égard à la façon diligente selon lui dont la procédure pénale a été menée et les décisions, à ses yeux conformes à la jurisprudence de la Cour, rendues par les juridictions nationales dans le cadre de cette procédure, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
b) Appréciation de la Cour
i. Existence d’une ingérence
105. La Cour rappelle sa jurisprudence, notamment exposée aux paragraphes 44-47 de son arrêt Dilipak, précité, selon laquelle certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression peuvent procurer aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté.
106. Elle rappelle avoir ainsi estimé dans l’affaire Döner et autres c. Turquie (no 29994/02, §§ 85-88, 7 mars 2017) que les procédures pénales engagées contre les requérants, qui avaient duré environ un an et quatre mois et à l’issue desquelles les intéressés avaient été acquittés mais qui avaient été accompagnées de mesures telles que des perquisitions, des gardes à vue et des placements en détention, avaient constitué une ingérence dans le droit de ces derniers à la liberté d’expression.
107. Elle rappelle en outre avoir considéré dans l’affaire Ali Gürbüz c. Turquie (nos 52497/08 et 6 autres, §§ 59-69, 12 mars 2019) que sept procédures pénales diligentées contre le requérant en raison de la publication des articles contenant les déclarations des responsables des organisations illégales dans le quotidien dont il était le propriétaire, restées pendantes pendant des durées considérables (entre cinq ans, cinq mois et neuf jours et sept ans, quatre mois et dix jours), nonobstant l’absence de mesures restrictives adoptées à l’égard de l’intéressé dans le cadre de ces procédures et les décisions d’acquittement rendues à leur issue, avaient constitué, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elles avaient pu provoquer, une « ingérence » dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression.
108. Elle rappelle encore avoir conclu dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3) (no 8732/11, §§ 25 et 26, 9 juillet 2019) que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale engagée contre le requérant en raison des déclarations qu’il avait faites lors d’une émission de télévision, procédure qui avait duré environ cinq ans, et que les décisions de sursis au prononcé du jugement pendant cinq ans et de sursis aux poursuites pendant trois ans rendues à l’issue de cette procédure avaient pu provoquer, celles-ci s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression
109. La Cour rappelle de surcroît que l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression (Dilipak, précité, § 47). Elle a par exemple considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague – procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).
110. La Cour observe que, en l’espèce, une procédure pénale a été engagée contre les requérants des chefs d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires d’État en raison du contenu du rapport qu’ils avaient préparé et rendu public dans le cadre de leurs fonctions au sein du Conseil consultatif. Elle observe ensuite qu’ils ont été acquittés de la première infraction et que la procédure pénale a été rayée du rôle en ce qui concerne la seconde infraction en raison du rejet du ministre de la Justice d’accorder l’autorisation de poursuite requise à cet égard (paragraphes 16-20 ci-dessus).
111. La Cour note en outre qu’au stade de l’enquête pénale les requérants ont seulement été convoqués par le procureur de République pour faire leurs dépositions (paragraphe 15 ci-dessus), mais qu’ils n’ont jamais été placés en détention dans le cadre de la procédure mise en cause dans la présente affaire (voir, a contrario, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83‑85, 8 juillet 2014). Elle note ensuite que les intéressés ne semblent pas non plus avoir fait l’objet d’autres mesures restrictives en raison de cette procédure.
112. Elle relève donc qu’il se pose en l’espèce la question de savoir si la procédure pénale litigieuse, en l’absence de condamnation des requérants à l’issue de celle-ci et d’autres mesures répressives adoptées contre les intéressés dans son cadre, peut constituer en elle-même une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression.
113. Dans la présente affaire, la Cour constate d’abord que la procédure pénale incriminée a été ouverte sur le fondement des articles 216 et 301 du NCP (paragraphes 41-43 ci-dessus), qui répriment les infractions d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires d’État. Elle rappelle à cet égard avoir déjà estimé dans l’affaire Altuğ Taner Akçam précitée que le libellé de l’article 301 du NCP était excessivement large et vague et faisait peser sur l’exercice de la liberté d’expression une menace permanente, car il ne permettait pas aux individus de régler leur conduite et de prévoir les conséquences de leurs actes (ibidem, § 93). Elle a considéré en outre que la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de l’infraction prévue par cette disposition ne constituait pas une garantie fiable et permanente contre son utilisation abusive, étant donné qu’une évolution de la situation politique pourrait influer sur la position du ministre de la Justice à cet égard et permettre des poursuites arbitraires (ibidem, § 94). Elle a aussi considéré dans d’autres affaires que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 159 de l’ACP ou de l’article 301 du NCP en raison de la portée large des expressions employées dans ces dispositions (Dink, précité, § 116, 14 septembre 2010, Dilipak, précité, § 58, Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 38, 4 septembre 2018, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 29, 2 juillet 2019,Yurtsever c. Turquie ([comité], no 42320/10, § 30, 5 septembre 2017, et Özer c. Turquie ([comité], no 47257/11, §26, 5 septembre 2017). Par ailleurs, dans certains de ces arrêts, elle a réitéré ses considérations susmentionnées quant à la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice (Yurtsever, précité, § 30, et Özer, précité, § 26). Eu égard à ce qui précède, elle estime que, compte tenu des constats susmentionnés, qu’elle a déjà établis dans maintes affaires, quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 159 de l’ACP ou de l’article 301 du NCP, les poursuites pénales engagées sur le fondement de cette dernière disposition sont de nature à avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et le débat public (voir, mutatis mutandis, Ali Gürbüz, précité, § 65).
114. La Cour constate ensuite que la procédure pénale engagée contre les requérants a duré trois ans, quatre mois et seize jours. Elle note donc que, même si cette procédure pénale s’est finalement soldée par l’acquittement des intéressés pour l’une des infractions et par une radiation du rôle pour l’autre, elle est restée pendante pendant une période considérable. Eu égard à la longueur de cette période, à laquelle s’ajoute la période d’enquête pénale de neuf mois à compter de la convocation des requérants devant le procureur de la République, elle considère que la crainte d’être condamné durant cette procédure a inévitablement créé une pression sur les requérants et les a conduit, en tant que professeurs d’université traitant de questions sensibles dans le domaine des droits de l’homme, à une autocensure (voir, mutatis mutandis, Ali Gürbüz, précité, § 66).
115. La Cour estime dès lors que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer les poursuites pénales diligentées contre les requérants, restées pendantes pendant une durée considérable, celles-ci ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour les requérants. Elle considère qu’elles consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives. Les décisions d’acquittement et de radiation du rôle rendues à l’issue de cette procédure ont seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’ont rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur les intéressés pendant un certain temps et étaient de nature à les intimider et à les décourager de s’exprimer sur des questions d’intérêt général (voir Erdoğdu c.Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak, précité, § 50, Ergündoğan c.Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018, et Selahattin Demirtaş c.Turquie (no 3), précité, § 26, et, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011, Metis Yayıncılık Limited Şirketi et Sökmen c. Turquie (déc.), no 4751/07, § 35, 20juin 2017, et Nalan Erkem c. Turquie [comité] (déc.), no 38193/08, § 30, 2 octobre 2018).
116. Eu égard à ce qui précède et aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime des requérants et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par ceux-ci de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
ii. Justification de l’ingérence
117. Pareille ingérence enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 dudit article et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
118. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse, consistant en l’espèce en l’engagement de poursuites pénales contre les requérants pour les infractions d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires de l’État, avait une base légale, à savoir les articles 216 et 301 du NCP (paragraphes 41-43 ci-dessus).Elle rappelle à cet égard avoir déjà considéré que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 301 du NCP en raison de la portée large des expressions employées dans cette disposition (Dink, précité, § 116, Dilipak, précité, §§ 57 et 58 et Fatih Taş (no 5), précité, § 38). Tout en réitérant ses doutes sur la prévisibilité de cette disposition, elle juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur la nécessité de l’ingérence (paragraphe 123 ci-dessous). Elle peut accepter en outre que cette ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la préservation de la sûreté publique et la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale.
119. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Fatih Taş (no 5) (précité, §§ 29-35) et Erbakan c. Turquie (no 59405/00, §§ 55-57, 6 juillet 2006).
120. Elle observe que, en l’espèce, le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, rédigé et rendu public par les requérants, qui se trouve à l’origine des poursuites pénales déclenchées et menées contre les intéressés, traitait de la question sensible des droits des minorités et des droits culturels en Turquie, critiquait les politiques précédemment adoptées par les autorités en la matière et contenaient des suggestions afin d’améliorer la situation des minorités dans le pays (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).
121. Elle note que les autorités judiciaires ont engagé les poursuites litigieuses contre les requérants au motif que le rapport en question visait les éléments fondamentaux de la République de Turquie, et avait provoqué l’indignation et suscité des réactions dans l’opinion publique (paragraphe 16 ci-dessus). Elle relève à cet égard que ces autorités n’ont procédé à aucune analyse appropriée de la teneur du rapport ni du contexte dans lequel celui-ci s’inscrivait au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010). Elle constate en outre qu’il n’a pas été allégué par les autorités ayant déclenché les poursuites pénales que le rapport incriminé, dans son ensemble, contenait un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou qu’il constituait un discours de haine, ou qu’il avait un caractère « gratuitement offensant » ou injurieux, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no44227/04, § 25, 6 octobre 2015).
122. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites contre les requérants peut être vue comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale l’expression par les requérants de leurs opinions dans leur rapport, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au statut et à la place des minorités en Turquie (voir, mutatis mutandis, Dilipak, précité, § 69).
123. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée, à savoir l’ouverture et le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre les requérants sur le fondement d’accusations pénales graves, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
124. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.
C. Sur le restant des griefs tirés de l’article 10 de la Convention
125. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants allèguent que les autorités étatiques ont négligé l’obligation positive qui leur incomberait de garantir l’exercice par eux de leur droit à la liberté d’expression face à une série de réactions déclenchées par les opinions qu’ils avaient exprimées dans le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, réactions qui se seraient manifestées par le biais de critiques virulentes émises contre eux dans des déclarations des responsables politiques et des hauts fonctionnaires et dans des articles de presse et de menaces de mort reçues par eux, et qui auraient eu pour but de les intimider et d’étouffer le débat ouvert par le rapport en question.
126. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue ci-dessus pour l’article 10 de la Convention (paragraphe 124 ci-dessus), la Cour juge inutile d’examiner en outre le présent grief relatif au manquement allégué aux obligations positives de l’État découlant de l’article 10 de la Convention. Dès lors, compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond de ce grief (pour une approche similaire, voir Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, § 71, 14 novembre 2017 ; voir aussi Kaboğlu et Oran, précité, § 93 et Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
127. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
128. Les requérants réclament chacun 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
129. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et le montant demandé pour préjudice moral, qui, selon lui, est non étayé et excessif et ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence.
130. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 2 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
131. Les requérants demandent également 4 000 euros pour frais et dépens. Ils présentent à cet égard des factures relatives à la procédure en dommages et intérêts qu’ils ont intentée contre S.S.
132. Le Gouvernement indique que le requérant n’a pas soumis de justificatif de paiement ni de convention d’honoraires d’avocat à l’appui de sa demande au titre des frais et dépens.
133. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens au motif que les documents fournis par les requérants à l’appui de leur demande ne concernent pas la violation constatée et que les intéressés n’ont fourni aucun justificatif de paiement concernant leurs frais d’avocat.
C. Intérêts moratoires
134. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime des requérants au regard du grief tiré de l’article 10 de la Convention relativement à la procédure pénale engagée contre eux et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention ainsi qu’au grief tiré de l’article 10 de la Convention relativement à la procédure pénale engagée contre les requérants ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention relativement à la procédure pénale engagée contre les requérants ;
5. Dit qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention relativement au manquement allégué des autorités à leurs obligations positives découlant de l’article 10 ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux milles euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
_____________
[1] Cette expression fait référence au traité de Sèvres, conclu le 10 août 1920, entre les Alliés et le gouvernement de l’Empire ottoman après la première guerre mondiale Ce traité, qui ne fut jamais ratifié par l’ensemble de ses signataires ni reconnu par le gouvernement provisoire d’Ankara, prévoyait de réduire le territoire de l’Empire ottoman à une petite partie de l’Anatolie.
[2] Terme péjoratif utilisé en Turquie pour désigner des libéraux
[3] Terme péjoratif utilisé en Turquie pour désigner des personnes qui se comporteraient comme des petits chiens
Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde
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