İbrahim Tokmak c. Turquie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 251
Mai 2021

İbrahim Tokmak c. Turquie54540/16

Arrêt 18.5.2021 [Section II]

Article 10

Sanctions disciplinaires, sportives et pécuniaires infligées par la Fédération turque de football pour des propos lors d’une émission TV et sur les réseaux sociaux, sans justification adéquate : violation

[Ce résumé concerne également les arrêts Naki et AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği c. Turquie, n° 48924/16 et Sedat Doğan c. Turquie, n° 48909/14, 18 mai 2021]

En fait – Le requérant Ibrahim Tokmak, arbitre de football à l’époque des faits, s’est vu infliger par les instances de la Fédération turque de football (TFF) à l’issue d’une procédure disciplinaire dirigée contre lui une sanction de privation des droits attachés à ses fonctions pendant trois mois, ayant pour conséquence automatique l’annulation de la licence d’arbitre, pour avoir commenté et partagé sur son compte Facebook une publication à propos de la mort d’un journaliste, survenue dans des circonstances qui avaient suscité de vifs débats dans la presse écrite et sur les réseaux sociaux.

Le requérant Naki, joueur professionnel engagé à l’époque des faits par la requérante AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği, un club sportif, s’est vu infliger par les instances de la TFF, des sanctions sportives et pécuniaires pour avoir publié un message sur les réseaux sociaux prônant la liberté et l’espoir, et dédiant la victoire du match à ceux qui ont perdu la vie ou qui ont été blessés pendant les persécutions ayant frappé la Turquie pendant plus de cinquante jours.

Le requérant Doğan, dirigeant d’un club de football à l’époque des faits, s’est vu infliger par les instances de la Fédération turque de football (TFF) s’est vu infliger une double privation de ses droits, l’une de trente jours et l’autre de quarante-cinq jours, et une double amende disciplinaire, par les instances de la TFF à l’issue de deux procédures disciplinaires dirigées contre lui en raison des propos qu’il avait tenus lors d’une émission télévisée et des messages qu’il avait diffusés sur son compte Twitter exprimant entre autres que ceux qui punissent un homme pour avoir exprimé son opposition au racisme commettent le crime de racisme.

En droit – Article 10 :

Dans les trois affaires, la sanction infligée aux requérants constitue une ingérence dans l’exercice par chaque intéressé de son droit à la liberté d’expression. Cette ingérence avait une base légale. Elle poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime dans les affaires Ibrahim Tokmak, et Naki et AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği, et ceux de la défense de l’ordre, de la prévention du crime et de la protection de la réputation ou des droits d’autrui dans l’affaire Doğan.

Dans l’affaire Ibrahim Tokmak, la commission de discipline et le comité d’arbitrage ont estimé que les arbitres, considérés comme l’unique autorité du football sur le terrain en tant que représentants de la TFF, devaient être très attentifs à leur vie sociale et à leur comportement, eu égard à la fragilité du climat de paix dans le domaine du football et à la nécessité de préserver l’image d’objectivité et d’impartialité des autorités du football. Selon ces instances, la publication litigieuse contenait des expressions irrespectueuses de la mémoire d’une personne décédée, qui ne pouvait plus se défendre ; la protection posthume d’un défunt contre toute atteinte devait être considérée comme un devoir humain, civil et social, et la publication en question était ainsi constitutive de l’infraction disciplinaire, prévue dans l’instruction du comité central des arbitres, consistant à publier, commenter et partager sur les réseaux sociaux un contenu contraire aux valeurs de la culture nationale, morale et sportive.

La motivation ainsi adoptée par les autorités nationales dans leurs décisions ne permet pas d’établir qu’elles ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents découlant de la jurisprudence de la Cour, entre, d’une part, le droit du requérant à la liberté d’expression, et, d’autre part, les intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la paix dans la communauté footballistique. Dans ces décisions les autorités se sont contentées d’énoncer des considérations générales concernant l’infraction prévue dans l’instruction du comité central des arbitres, sans fournir une appréciation circonstanciée des faits de la cause.

Tout en étant disposée à admettre que la publication litigieuse, qui était critique à l’égard d’un journaliste décédé, contenait des expressions susceptibles d’être considérées comme indécentes et injurieuses et contraires aux valeurs de la « culture nationale, morale ou sportive », ni la commission de discipline ni le comité d’arbitrage n’ont précisé si la sanction infligée au requérant pour cette publication était justifiée par les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime, ni si elle était proportionnée à ces buts. Ainsi, ces décisions ne permettent pas d’établir si la publication en cause, qui portait sur un sujet éloigné du domaine du sport et aurait été supprimée deux heures plus tard, était de nature à perturber le climat de paix dans la communauté du football, en ce qu’elles ne démontrent pas, par exemple, qu’elle a incité ou était de nature à inciter des supporters à commettre des actes de violence dans les faits. Les autorités ne semblent pas non plus avoir pris en compte ni la nature et la lourdeur de la sanction en question, qui a mis fin à la carrière d’arbitre du requérant par l’annulation automatique de sa licence d’arbitre, ni l’effet dissuasif que cette sanction pouvait avoir sur l’exercice par le requérant et d’autres professionnels du football de leur droit à la liberté d’expression. Par conséquent, les autorités nationales ne peuvent pas passer pour avoir procédé en l’espèce à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression.

Dans l’affaire Naki et AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği, la commission de discipline et le comité d’arbitrage ont estimé que les propos en cause étaient de nature à inciter à la violence et au désordre dans le sport et à provoquer des protestations de supporters, qu’ils n’avaient aucun lien avec le football ni avec le sport, dont ils dévalorisaient d’ailleurs l’image, qu’ils visaient à diffuser une propagande idéologique de nature à rompre la paix sportive et qu’ils constituaient ainsi des propos antisportifs et contenaient de la propagande idéologique.

La motivation ainsi adoptée par les autorités nationales dans leurs décisions ne permet pas d’établir qu’elles ont effectué une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents découlant de la jurisprudence de la Cour, entre le droit du requérant à la liberté d’expression, d’une part, et les intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la paix dans la communauté footballistique, d’autre part. Les autorités se sont contentées de citer, d’une manière générale, certains passages de l’instruction du comité central des arbitres, qui définissaient les infractions de propos antisportifs et de propagande idéologique reprochées au requérant, sans fournir une appréciation circonstanciée des faits de la cause.

Dans l’affaire Doğan, lors de la première procédure disciplinaire, qui avait pour objet les propos tenus par le requérant lors d’une l’émission télévisée, les instances ont estimé que les propos litigieux dépassaient les limites de la critique et portaient atteinte à la dignité du président et d’autres dirigeants de la TFF, livraient ces derniers à l’hostilité du public, constituaient des propos dénigrants et insultants pour la TFF, qui revêtaient un caractère antisportif, et, par conséquent, n’étaient pas protégés par la liberté d’expression. Lors de la seconde procédure disciplinaire, qui avait pour objet les tweets du requérant, les instances ont considéré que les messages en question, en visant le président de la TFF et en exposant la TFF, ses dirigeants et les membres de ses comités à l’hostilité de la société, portaient atteinte au climat de sérénité désiré dans le sport et constituaient des propos antisportifs, non protégés par la liberté d’expression.

La motivation ainsi adoptée par les autorités nationales dans leurs décisions ne permet pas d’établir qu’elles ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents découlant de la jurisprudence de la Cour, entre, d’une part, le droit du requérant à la liberté d’expression, et, d’autre part, le droit des dirigeants de la TFF au respect de leur vie privée ainsi que d’autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la paix dans la communauté footballistique. En effet, les autorités se sont contentées de citer, de manière générale, certaines parties des déclarations et des tweets litigieux ainsi que des passages de l’instruction du comité central des arbitres, qui définissait l’infraction de propos antisportifs reprochée au requérant, sans fournir une appréciation circonstanciée des faits de la cause.

Ainsi, dans les affaires Naki et AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği et Doğan, les autorités n’ont apporté dans leurs décisions aucun argument satisfaisant relativement aux propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance. Ainsi, ces décisions ne contiennent pas de réponse suffisante à la question de savoir si l’ingérence dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression était justifiée eu égard notamment au contenu et au contexte des messages litigieux. Ces décisions ne permettent pas non plus d’établir la capacité de nuire des messages en question, en ce qu’elles ne démontrent pas, par exemple, que dans les faits ils ont incité ou étaient de nature à inciter des supporters à commettre des actes de violence. Par conséquent, les autorités nationales n’ont pas procédé en l’espèce à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés par la Cour et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression.

Les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures incriminées dans les trois affaires n’étaient donc ni pertinents ni suffisants et ces mesures n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 7 800 EUR pour préjudice moral ; demande de dommage matériel rejetée pour le requérant dans l’affaire Ibrahim Tokmak. 6 058 EUR aux requérants conjointement pour dommage matériel ; 2 000 EUR au requérant et 6 000 EUR à la requérante pour préjudice moral dans l’affaire Naki et AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği. 7 800 EUR pour préjudice moral ; demande de dommage matériel rejetée pour le requérant dans l’affaire Doğan.

La Cour a aussi conclu, dans les trois affaires, à l’unanimité à la violation de l’article 6 § 1 en raison de l’absence d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage.

(Voir aussi Šimunić c. Croatie (déc), 20373/17, 22 janvier 2019, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le mai 18, 2021 par loisdumonde

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