Les présentes requêtes concernent plus particulièrement la détention provisoire des requérants, deux journalistes, prétendument en raison de leurs activités journalistiques.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÖĞRETEN ET KANAAT c. TURQUIE
(Requêtes nos 42201/17 et 42212/17)
ARRÊT
Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière et arbitraire de deux journalistes sur la base de soupçons non plausibles d’appartenir à des organisations terroristes à raison de leurs activités journalistiques
Art 5 § 4 • Contrôle de la légalité de la détention • Absence d’accès au dossier d’enquête
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
STRASBOURG
18 mai 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Öğreten et Kanaat c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu les requêtes (nos 42201/17 et 42212/17) dirigées contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM Tunca İlker Öğreten et Mahir Kanaat (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 mai 2017,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et les articles 10 et 18 de la Convention,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 avril 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les présentes requêtes concernent plus particulièrement la détention provisoire des requérants, deux journalistes, prétendument en raison de leurs activités journalistiques.
EN FAIT
2. Le requérant de la requête no 42201/17, M. Tunca İlker Öğreten (« le premier requérant »), est un ressortissant turc né en 1981 et résidant à Istanbul. Le requérant de la requête no 42212/17, M. Mahir Kanaat (« le deuxième requérant »), est un ressortissant turc né en 1978 et résidant à Istanbul. Ils sont représentés devant la Cour par Me S. Kalan Güvercin et Me A.D. Ceylan, avocats à Istanbul.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
A. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016
4. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus (pour les détails relatifs à la tentative de coup d’État, voir l’arrêt de la Cour Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 14-17, 20 mars 2018).
5. Le 20 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
6. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.
7. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente‑sept décrets‑lois en application de l’article 121 de la Constitution. Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).
8. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.
B. La détention provisoire des requérants et la procédure pénale engagée contre eux
9. Les requérants sont journalistes. Avant leur arrestation, le premier requérant travaillait pour www.diken.com.tr, un portail d’actualité sur Internet, et le deuxième requérant travaillait pour le quotidien national Birgün. Ils sont connus pour leurs points de vue critiques concernant les politiques du gouvernement en place.
10. À une date non précisée en 2016, un groupe dénommé « RedHack » annonça qu’il détenait les courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque, M. Berat Albayrak, qui est également le gendre du président de la République. En décembre 2016, le site Wikileaks publia plus de 50 000 courriels présentés comme ayant été envoyés depuis l’adresse du ministre en question, couvrant une période allant de 2000 à 2016. Les requérants publièrent une partie de ces courriels dans les organes des médias où ils travaillaient.
11. En septembre 2016, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale concernant ces faits.
12. Le 20 décembre 2016, un courrier anonyme fut envoyé à la police d’Istanbul dans lequel il était allégué que les courriels piratés avaient été envoyés à une autre adresse électronique. Selon la source anonyme, la personne chargée de ce transfert avait partagé les coordonnées de cette adresse électronique dans un groupe de chat sur Twitter avec dix-huit personnes, dont les requérants.
13. Le 24 décembre 2016, le parquet d’Istanbul ordonna le placement en garde à vue des requérants.
14. Toujours le 24 décembre 2016, sur le fondement de l’article 153 § 2 du code de procédure pénale, le 12e juge de paix d’Istanbul ordonna l’application de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête des soupçonnés et leurs avocats.
15. À une date inconnue, les requérants formèrent un recours contre cette décision, lequel fut rejeté par les autorités judiciaires. Les parties n’ont pas fourni de copie de cette décision.
16. Le 25 décembre 2016, les officiers de police d’Istanbul menèrent des perquisitions aux domiciles des requérants et saisirent leurs matériels informatiques. Les intéressés, soupçonnés d’appartenance à une organisation terroriste, furent placés en garde à vue.
17. Le 16 janvier 2017, les requérants, accompagnés de leurs avocats, furent interrogés par la police d’Istanbul essentiellement sur le piratage des courriels du ministre de l’Énergie. Les requérants déclarèrent qu’ils étaient journalistes et qu’ils n’avaient aucun lien avec des organisations terroristes.
18. Le 17 janvier 2017, les requérants furent interrogés par le procureur de la République d’Istanbul. Durant leurs interrogatoires les requérants nièrent avoir commis une quelconque infraction. La déposition du premier requérant se lit comme suit :
« Je comprends les accusations portées contre moi. J’ai été informé du fait que l’adresse électronique du ministre a été piratée et que les informations contenues dans les courriels électroniques ont été divulguées. Cependant, cela a été réalisé par RedHack et le contenu des courriels a été publié sur le site Wikileaks [un site] global. Le contenu des courriels a été rapporté sur de nombreux sites Internet et journaux, y compris des journaux pro-gouvernementaux. C’est ainsi que j’ai été informé des événements. À la suite de la publication de ces articles, mon compte Twitter « @tuncaögreten » a été inclus dans un groupe de chat privé sans mon autorisation. Le groupe de messagerie en question est un groupe de chat qui a été créé en ajoutant mon nom d’utilisateur sans aucune autorisation de ma part. Je suis la dernière personne à avoir été ajoutée à [ce] groupe. Je n’ai pas pu voir le contenu [des conversations au sein] du groupe car j’étais [la dernière personne qui y a été] ajoutée. Pendant que j’y étais un seul lien de Google Drive contenant les emails a été partagé. J’ai cliqué sur le lien, [j’ai] téléchargé les courriels sur mon ordinateur et [j’ai] quitté le groupe de chat. J’ai téléchargé les mails pour confirmer si le contenu était vrai ou non, avant de rapporter [les informations] sur www.diken.com.tr. Par la suite, un article concernant les courriels en question a été publié sur notre site. Il devrait y avoir deux ou trois articles [publiés] sur ce sujet sur le site. J’ai rédigé l’un d’entre eux. Nous avons publié l’article en question deux jours après que la nouvelle a été rapportée dans les journaux. Pour ces raisons, il n’est pas juste que je sois accusé d’avoir obtenu et publié illégalement des données à caractère personnel. Nous les avons publiées [tout simplement parce qu’elles étaient] dans le cadre de la liberté d’information ».
Quant à la déposition du deuxième requérant, elle se lit comme suit :
« Je possède le compte Twitter « @mkanaat ». J’utilise ce compte depuis longtemps. Je n’ai pas créé le groupe de chat en question. Cependant quand je me suis connecté sur mon Twitter, j’ai vu que j’étais inclus dans le groupe. J’ai vu que les mails du ministre Berat Albayrak étaient partagés dans le groupe. Je ne sais pas qui les a partagés car je n’ai pas fait attention. Je n’ai pas beaucoup suivi le groupe. Comme je ne m’intéressais pas au groupe, je l’ai quitté après une courte période. J’ai partagé un ou deux messages au sein du groupe. Il s’agit de courts messages qui ne contiennent pas d’informations. Je n’ai pas de lien avec une quelconque organisation terroriste. Je n’accepte pas les accusations contre moi ».
19. Le même jour, le procureur de la République d’Istanbul demanda au juge de paix compétent de placer les requérants en détention provisoire. Selon le procureur de la République, le premier requérant était soupçonné d’être en possession, d’une manière illégale, de données personnelles d’autrui et d’appartenance à DHKP/C (Parti révolutionnaire de libération du peuple/Front, une organisation illégale armée). Il précisait ainsi que le premier requérant avait auparavant travaillé au quotidien national Taraf. Aux yeux du procureur, ce journal était un organe de publication d’une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation FETÖ/PDY (« Organisation terroriste fetullahiste/Structure d’État parallèle »). Quant au deuxième requérant, le procureur de la République précisait qu’il était soupçonné d’appartenance au FETÖ/PDY. À l’appui de son allégation, le procureur présentait un rapport d’enquête (fezleke), relatif à une enquête pénale, connue sous le nom de « 17‑25 décembre »[1], que les policiers trouvèrent sur l’ordinateur de ce requérant. Selon le procureur, il n’était pas possible de trouver une copie de ce rapport sur l’Internet et qu’il s’agissait par conséquent de la copie originelle.
20. Toujours le même jour, les requérants comparurent devant le 8e juge de paix d’Istanbul, qui les interrogea sur les accusations portées à leur encontre. À la fin de l’audience, le juge ordonna la mise en détention provisoire des intéressés pour appartenance à une organisation terroriste. Les parties pertinentes de cette décision se lisent comme suit :
« Compte tenu [du fait que] l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée reprochée aux suspects Tunca İlker Öğreten, [Ö.Ç.] et Mahir Kanaat figure parmi les infractions cataloguées ; eu égard au contenu des défenses des suspects [et] les rapports inclus dans le dossier relatifs à l’examen des matériaux digitaux des suspects Tunca İlker Öğreten et Mahir Kanaat (…), il existe des éléments de preuve démontrant de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée ; eu égard à l’infraction en question, la [gravité] de la peine [prévue par la loi pour celle-ci] et au fait que l’infraction reprochée fait partie des infractions pour lesquelles il existe une présomption de risque de fuite et d’altération des preuves, il a été considéré que l’application d’une mesure de contrôle judiciaire sera insuffisante ; il est décidé de mettre les suspects en détention provisoire sur le fondement des articles 100 et suivants du CPP ».
21. Le 24 janvier 2017, les requérants formèrent opposition contre l’ordonnance de placement en détention provisoire prise à leur encontre. Par une décision du 27 janvier 2017, le 9e juge de paix d’Istanbul rejeta leur opposition et ordonna leur maintien en détention eu égard à l’existence des forts soupçons pesant sur les requérants ; à la proportionnalité de la détention provisoire ; au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes ; au fait que la décision du 8e juge de paix d’Istanbul était conforme à la loi.
22. Le 23 juin 2017, le procureur de la République d’Istanbul déposa devant la 29e cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre six personnes, dont les requérants. Il reprocha au premier requérant d’empêcher le fonctionnement d’un système d’information et de supprimer, modifier ou corrompre des données. En outre, il l’accusa de commettre des infractions au nom de deux organisations terroristes, à savoir DHKP-C et FETÖ/PDY, sans pour autant appartenir à ces organisations. Quant au deuxième requérant, il l’accusa d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY.
23. Le procureur de la République soutenait que les organisations terroristes PKK/KCK (Parti des travailleurs du Kurdistan/Union des communautés kurdes), DHKP-C, MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste), FETÖ/PDY et Daech (L’État islamique en Irak et au Levant) avaient formé une alliance contre l’ordre constitutionnel, la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Turquie. Dans ce but, elles essayaient, selon le parquet, de décrédibiliser les institutions constitutionnelles du pays et les personnes qui les représentent. Aux yeux du procureur de la République, la publication des courriels électroniques de M. Berat Albayrak avait pour but de faire échouer la politique nationale en matière d’énergie et d’établir la perception de lier le ministre de l’Énergie, et par conséquent le gouvernement, à l’organisation terroriste Daech. Comme éléments de preuve, le procureur de la République présentait notamment un courrier de dénonciation anonyme envoyé au compte électronique de la direction de la sûreté d’Istanbul et un procès-verbal relatif à un témoignage anonyme selon lesquels les courriels du ministre en question avaient été piratés par les terroristes marxistes pour manipuler l’opinion publique. En outre, en ce qui concerne le premier requérant, le procureur de la République rappela qu’il avait travaillé dans le passé au quotidien Taraf, que le procureur considérait comme un journal appartenant au FETÖ/PDY. Il nota qu’il avait téléchargé les courriels en question sur son ordinateur en cliquant sur un lien envoyé par les membres du RedHack ; qu’il avait échangé des courriels électroniques avec certaines personnes sur ce fait de piratage ; qu’il les avait publiés ; et qu’il était en contact avec İ.D.Y., un journaliste ayant la double nationalité turque et allemande et qui travaillait à l’époque des faits pour Die Welt, qui était également suspect dans le cadre de cette enquête.
24. S’agissant du deuxième requérant, le procureur souligna d’abord qu’il avait suivi les comptes Twitter appartenant au groupe RedHack, lesquels avaient ainsi suivi le compte de l’intéressé et qu’ils étaient par conséquent en contact. Ensuite, comme il l’avait fait devant le juge de paix, le procureur de la République soutenait que le rapport d’enquête relatif à l’enquête pénale de « 17‑25 décembre » obtenu sur l’ordinateur de l’intéressé était une preuve selon laquelle le requérant était un membre de l’organisation terroriste FETÖ/PDY. Enfin, le procureur de la République nota que le deuxième requérant, comme le premier, était en contact avec İ.D.Y.
25. Le 3 juillet 2017, la cour d’assises d’Istanbul admit l’acte d’accusation du procureur de la République et le 24 octobre 2017 elle tint sa première audience.
26. À l’issue de l’audience du 6 décembre 2017, la cour d’assises d’Istanbul considérant la durée de la détention provisoire subie par les requérants, ordonna la remise en liberté des intéressés.
27. Il ressort des derniers éléments fournis par les parties en 2020 qu’à cette époque la procédure pénale engagée contre les requérants était encore en cours devant la 29e cour d’assises d’Istanbul.
C. La saisine de la Cour constitutionnelle par les requérants
28. Le 6 mars 2017, les requérants introduisirent chacun un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Ils dénonçaient essentiellement une violation de leur droit à la liberté et à la sûreté et de leur droit à la liberté d’expression et de la presse. Ils dénonçaient en outre qu’il y avait une violation en raison de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête et ils se plaignaient aussi d’une violation de leur droit à un procès équitable.
29. Les requérants soutenaient d’abord qu’il n’y avait aucun élément de preuve attestant l’existence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, nécessitant leur placement en détention provisoire. Ils se plaignaient aussi d’une insuffisance des motifs présentés par les juridictions internes pour justifier la détention et pour rejeter les recours formés par les requérants en vue d’obtenir leur libération. Ils y voyaient une violation de leur droit à la liberté et à la sûreté, ainsi que leur droit à un procès équitable.
30. Le 30 octobre 2018 (pour le deuxième requérant) et le 20 novembre 2019 (pour le premier requérant), la Cour constitutionnelle estima qu’il n’y avait pas eu de violation en raison de la détention provisoire des requérants.
31. Elle nota qu’il convenait d’examiner les griefs uniquement au regard de la légalité de la détention provisoire des intéressés, telle que protégée par l’article 19 § 3 de la Constitution. Elle constata que les intéressés avaient été placés en détention parce qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir à une organisation terroriste et en vertu de l’article 100 du code de procédure pénale (CPP). Selon la Cour constitutionnelle, la détention des requérants avait donc une base légale.
32. Puis la Cour constitutionnelle se pencha sur la question de savoir s’il existait en l’espèce une forte présomption de commission d’une infraction par les requérants. Dans ce contexte, elle constata que dans la décision du 17 janvier 2017 relative au placement en détention provisoire, le juge de paix avait fait référence aux matériaux informatiques saisis des intéressés. S’agissant du deuxième requérant, elle observa que la détention de celui-ci était également fondée sur un rapport relatif à l’examen des comptes de réseaux sociaux de l’intéressé. Selon la haute juridiction, ces faits démontraient que la détention des requérants était fondée sur des éléments de preuve indiquant de forts soupçons de commission d’une infraction par les intéressés.
33. La Cour constitutionnelle examina ensuite les éléments de preuve présentés par le procureur de la République dans l’acte d’accusation. Dans ce contexte, tenant compte du fait que les intéressés étaient prétendument en lien avec le groupe RedHack, lequel avait piraté les courriels électroniques du ministre de l’Energie de l’époque, du fait que le premier requérant avait téléchargé une copie des courriels en question et que le deuxième requérant possédait les rapports d’enquêtes relatifs à l’opération du « 17‑25 décembre », elle estima qu’il n’était pas dénué de fondement ou arbitraire de conclure qu’il y avait suffisamment de données pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par les requérants.
34. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina si la détention provisoire des intéressés poursuivait un but légitime. À cet égard, elle releva qu’à la suite de la tentative de coup d’État, les mesures de contrôle judiciaire pourraient être insuffisantes en regard des enquêtes pénales menées contre les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec le FETÖ/PDY. Selon la Cour constitutionnelle, la risque de fuite et d’altération des preuves par ces personnes était beaucoup plus grande que pour les personnes qui commettent des infractions en temps normal. En outre, eu égard à la sévérité de la peine prévue pour les infractions reprochées aux requérants, elle releva qu’il y avait un risque de fuite des intéressés. Elle ajouta que l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale. Selon la Cour constitutionnelle, la décision du juge de paix d’Istanbul relative à la détention provisoire des requérants était donc fondée sur des éléments factuels.
35. La Cour constitutionnelle rechercha également si la détention provisoire des requérants était proportionnée ou non. Considérant les difficultés liées à des enquêtes pénales menées contre le terrorisme en général et contre le FETÖ/PDY en particulier, elle estima en outre qu’il n’était pas possible de parvenir à la conclusion que la détention provisoire des requérants était disproportionnée et arbitraire, eu égard notamment à la sévérité de la peine prévue pour l’infraction reprochée. Pour ces raisons, elle dit, par trois voix contre deux, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution concernant le premier requérant. S’agissant du deuxième requérant, elle déclara, à l’unanimité, cette partie de la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
36. Ensuite, la Cour constitutionnelle se pencha sur l’allégation des requérants selon laquelle ceux-ci avaient été privés de la possibilité de bénéficier d’un accès au dossier d’enquête, contrairement au principe de l’égalité des armes. Selon les requérants, l’accès au dossier d’enquête aurait pu leur permettre de contester leur mise en détention provisoire. À ce sujet, la haute juridiction constitutionnelle estima qu’il ressortait du contenu des défenses détaillées des intéressés lors de leurs interrogatoires par les autorités d’investigation, que ceux-ci avaient disposé de suffisamment de moyens pour préparer leur défense quant aux accusations portées contre eux et pour contester leur placement en détention provisoire. Selon la Cour constitutionnelle, la restriction d’accès au dossier pendant quelques mois durant la phase d’instruction n’avait donc pas violé le droit des requérants à un recours effectif pour contester leur détention provisoire. De plus, la Cour constitutionnelle indiqua que les intéressés n’avaient pas précisé quels étaient les éléments de preuve auxquels ils n’avaient pas eu la possibilité d’accéder pour contester efficacement leur privation de liberté. Dans ce contexte, elle nota que les autorités d’enquête avaient informé les intéressés de la teneur des accusations contre eux, et la décision relative à la mise en détention provisoire contenait ces éléments. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
37. Finalement, la Cour constitutionnelle porta son examen sur le grief des requérants relatif à leur droit à la liberté d’expression et de la presse. Tenant compte de sa conclusion quant au grief relatif à la légalité de la détention provisoire initiale des requérants, elle considéra, par trois voix contre deux pour le premier requérant et à l’unanimité pour le deuxième requérant, qu’il n’y avait pas eu violation des articles 26 et 28 de la Constitution.
D. L’action en indemnisation introduite par les requérants
38. Le 25 janvier 2018, les requérants saisirent la cour d’assises d’Istanbul Anadolu de deux actions en indemnisation fondées sur l’article 141 du CPP. Ils soutenaient qu’ils avaient été placés en garde à vue et en détention provisoire illégalement et que la durée de leur garde à vue et celle de leur détention provisoire était excessive et que les décisions relatives à leur privation de liberté manquaient de raisonnement. Ils réclamèrent chacun 300 000 livres turques (TRY) au titre de dommage moral. En outre, le deuxième requérant réclama 48 000 TRY au titre de préjudice matériel.
39. Par une décision du 26 mars 2018, la cour d’assises d’Istanbul Anadolu rejeta l’action introduite par le deuxième requérant. Elle constata à cet égard qu’il revenait à la cour d’assises devant laquelle le procès pénal était mené d’évaluer les preuves présentées contre le requérant. En conséquence, elle estima qu’une action en indemnisation ne pouvait être considérée qu’à l’issue de cette procédure pénale. Quant à l’allégation concernant la durée de la garde à vue du requérant, la cour d’assises releva qu’elle n’avait pas dépassé le délai légal prévu en temps d’état d’urgence.
40. Selon les informations fournies par les parties, cette procédure est actuellement pendante devant la cour d’appel d’Istanbul.
41. Quant à l’action en indemnisation introduite par le premier requérant, celle-ci est toujours pendante devant la cour d’assises d’Istanbul Anadolu.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les dispositions pertinentes de la Constitution turque
42. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution turque sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 57-60).
B. Les dispositions pertinentes du code pénal (CP)
43. L’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 1. Est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement quiconque constitue ou dirige une organisation armée en vue de commettre les infractions visées aux sections quatre et cinq du présent chapitre.
2. Est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement quiconque adhère à une organisation visée au premier paragraphe du présent article. »
C. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (CPP)
44. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 150-157, 22 décembre 2020).
45. Dans ses passages pertinents, l’article 153 du CPP dispose :
« (1) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier relatif à la phase d’enquête et peut prendre une copie des documents de son choix, et n’est pas tenu de payer des frais pour cela.
(2) Le pouvoir de l’avocat de la défense peut être limité, sur demande du procureur de la République, par décision du juge de paix, si un examen du contenu du dossier, ou des copies prises, entrave l’objectif de l’enquête en cours. (…)
(3) Les dispositions du deuxième alinéa ne sont pas applicables aux procès-verbaux d’interrogatoire de la personne arrêtée ou du suspect, aux rapports d’expertise et aux procès-verbaux d’autres actes judiciaires, au cours desquels les personnes susmentionnées ont le droit d’être présentes.
(4) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier et tous les éléments de preuve confidentiels, à partir de la date d’approbation de l’acte d’accusation par le tribunal ; il peut prendre copie de tous les dossiers et documents sans aucun frais (…) ».
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
46. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE
47. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs des requérants en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.
48. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement.
49. La Cour observe que la détention provisoire des requérants a eu lieu pendant la période d’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre les intéressés au cours de cette période se sont prolongées au-delà de celle-ci.
50. À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci‑dessous – est nécessaire (voir également Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 78, 20 mars 2018).
III. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVéES PAR LE gOUVERNEMENT
A. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation
51. Exposant que l’article 141 § 1 du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, le Gouvernement soutient que, les requérants ayant été remis en liberté à l’issue de leur détention provisoire, ils auraient pu introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition au titre de leurs griefs tirés de l’article 5 de la Convention. À cet égard, il indique que les intéressés ont chacun saisi la cour d’assises d’Istanbul Anadolu d’une telle action, lesquelles sont toujours pendantes devant les juridictions nationales. En conséquence, le Gouvernement invite la Cour de déclarer les griefs relatifs à l’article 5 irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes.
52. Les requérants, se référant notamment à l’arrêt de la Cour Lütfiye Zengin et autres c. Turquie (no 36443/06, 14 avril 2015) contestent l’argument du Gouvernement. Ils soutiennent que la voie de recours prévue par l’article 141 du CPP ne peut pas être considérée comme une voie de recours effective concernant leurs griefs soulevés devant la Cour. À ce titre, ils arguent que le raisonnement de la cour d’assises d’Istanbul Anadolu, pour rejeter l’action en indemnisation introduite par le deuxième requérant, démontre ce fait.
53. S’agissant d’abord des griefs relatifs à la détention provisoire des requérants tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Cour a estimé récemment, dans son arrêt rendu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) ([GC], no 14305/17, § 214, 22 décembre 2020), qu’une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne pouvait pas être considérée comme une voie de recours effective pour contester l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
54. Pour ce qui est ensuite de l’exception relative au grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur un grief similaire à celui du requérant et qu’elle a alors constaté que l’article 141 du CPP ne permettait pas de demander réparation d’un préjudice causé par des défaillances procédurales afférentes au recours en opposition (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 67, 29 novembre 2011, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 59, 17 juillet 2012). Par ailleurs, le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, le recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP avait pu aboutir pour un tel grief. La Cour ne voit donc pas de raisons de s’écarter de sa jurisprudence en l’espèce.
55. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
B. Sur l’exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle
56. Le Gouvernement reproche aux requérants de ne pas avoir épuisé la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Elle soutient en outre que les requérants n’ont pas soulevé leurs griefs tirés de la durée de leur garde à vue et ceux relatifs à l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 devant la haute juridiction constitutionnelle.
57. Selon les requérants, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne peut être considérée comme une voie de recours effectif à épuiser, notamment en ce qui concerne les affaires relevant des voix dissidentes. À cet égard, ils soutiennent qu’à la suite de la tentative de coup d’État, la composition de la Cour constitutionnelle a été changée et que les membres de la Cour nouvellement structurée ne suivent pas sa jurisprudence dans les affaires concernant les opposants politiques.
58. S’agissant ensuite de leur grief tiré de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention, les requérants indiquent qu’ils se sont plaints à plusieurs reprises dans leurs formulaires de recours soumis à la Cour constitutionnelle qu’il n’existait pas de preuve justifiant leur détention et que leur détention était illégitime. Par conséquent, ils soutiennent qu’ils ont soulevé leurs griefs relatifs à l’article 18 devant la haute juridiction constitutionnelle.
59. La Cour rappelle que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).
60. En l’occurrence, la Cour observe que, le 6 mars 2017, les requérants ont chacun saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuelle, laquelle a rendu ses arrêts le 30 octobre 2018 (pour le deuxième requérant) et le 20 novembre 2019 (pour le premier requérant). Par conséquent, elle estime que la première partie de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes a perdu sa pertinence. Dans ce contexte, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner in abstracto si le recours individuel devant la Cour constitutionnelle est une voie de recours à épuiser ou non avant d’introduire une requête individuelle dans la mesure où les requérants dans cette affaire l’ont déjà épuisé.
61. Cela étant, la Cour doit examiner si les requérants ont effectivement soulevé leurs griefs relatifs à l’article 18 de la Convention combiné avec son article 5, ainsi que celui concernant la durée de leur garde à vue.
62. S’agissant d’abord du grief concernant la durée de la garde à vue, la Cour observe, à la lumière des observations du Gouvernement non contestées par les requérants, que ceux-ci n’ont pas formulé un tel grief devant la haute juridiction constitutionnelle. La Cour accepte donc l’exception du Gouvernement sur ce point et déclare cette partie des requêtes irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
63. Quant au grief tiré de l’article 18 de la Convention combiné avec son article 5, les requérants soulignent qu’ils ont allégué l’absence de preuves suffisantes pour justifier leur détention provisoire et que celle-ci a été ordonnée et prolongée de manière illégale dans leurs formulaires de recours individuel soumis à la Cour constitutionnelle. À la lecture de leurs formulaires, la Cour observe que les requérants n’ont nulle part invoqué l’article 18 de la Convention, ou bien son équivalent dans la Constitution turque. Ils ont simplement dénoncé une violation des articles 5, 6 et 10 de la Convention pour les motifs invoqués ci-dessus. De même, ils n’ont pas tiré grief de ce qu’ils auraient été spécifiquement ciblés pour leur journalisme critique, ni soutenu que leur privation de liberté avait pour but de nuire à leurs activités journalistiques. La Cour considère donc que les requérants n’ont pas formulé, même en substance, leur grief relatif à l’article 18 de la Convention devant la Cour constitutionnelle. Il convient donc de déclarer également cette partie de la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
C. Conclusion
64. Constatant que les autres griefs, relatifs à l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et à l’article 10 de la Convention, ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION
65. Les requérants se plaignent que la détention provisoire qu’ils ont subie a été arbitraire. Ils allèguent que les décisions judiciaires concernant leur détention provisoire n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret indiquant l’existence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Ils soutiennent que les faits cités comme étant à l’origine des soupçons pesant sur eux ne s’apparentaient qu’à des actes relevant de leur liberté d’expression. Ils avancent également que les autorités nationales n’ont pas suffisamment motivé les décisions relatives à la détention provisoire.
66. Les requérants se plaignent à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(…)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (…) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Arguments des parties
1. Les requérants
67. Les requérants soutiennent qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’ils avaient commis une infraction pénale. Ils ajoutent que les faits à l’origine des soupçons pesant sur eux s’apparentaient à des actes relevant de leur liberté d’expression.
68. Les requérants soutiennent qu’ils ont été placés en détention provisoire principalement parce que leurs comptes Twitter avaient été ajoutés à un groupe de messagerie directe à leur insu et sans leur consentement. En outre, le premier requérant a été détenu car il avait téléchargé des courriels piratés de M. Berat Albayrak. Quant au deuxième requérant, il allègue avoir été détenu en raison du fait que la police a trouvé des rapports d’enquête relatif à l’enquête du « 17-25 décembre 2013 ». Selon eux, les autorités chargées de l’enquête ont créé de fausses hypothèses afin d’établir un lien entre les requérants et différentes organisations terroristes. À ce titre, ils avancent qu’ils n’ont pas rejoint directement le groupe de messagerie et qu’ils ont quitté le groupe en question dans un court laps de temps. Ils ajoutent qu’ils ne connaissaient pas les personnes responsables de la piraterie litigieuse. En outre, ils affirment que le téléchargement de données obtenues de manière illégale ne constitue pas un crime et qu’il est protégé dans le cadre de la liberté de la presse.
69. Les requérants rappellent que la communication d’informations est un élément indispensable du journalisme et relève de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. Se référant à l’arrêt de la Cour Radio Twist a.s. c. Slovaquie (no 62202/00, CEDH 2006‑XV), ils soutiennent que la diffusion des informations qu’un tiers avait obtenues illégalement ne suffit pas à les priver de la protection de la liberté de la presse. Selon eux, il faut faire une distinction entre la première divulgation des informations obtenues illégalement et la diffusion du contenu des informations précédemment divulguées. À ce titre, ils répètent qu’ils ne sont pas impliqués dans la piraterie des courriels électroniques de M. Berat Albayrak et qu’ils ne sont pas les premières personnes à avoir divulgué ceux-ci. Ils ajoutent également qu’ils ne se sont pas comportés en contradiction avec le journalisme responsable et qu’ils n’ont pas violé les principes de l’éthique journalistique.
70. S’agissant de l’allégation selon laquelle le deuxième requérant possédait la copie originelle d’un rapport d’enquête relatif à l’enquête pénale du « 17‑25 décembre », l’intéressé affirme, comme il l’aurait fait devant les juridictions nationales, qu’il a téléchargé ce document sur Internet à partir d’une source publique. Il s’agit donc, selon lui, d’un acte protégé par la liberté de la presse. Néanmoins, les autorités judiciaires ont ordonné son placement en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste sur la base de fausses hypothèses sans tenir compte de ses allégations et en agissant de mauvaise foi.
71. Les requérants affirment qu’il ressort clairement de l’acte d’accusation que le procureur de la République n’était en possession d’aucun élément de preuve ou d’information qui aurait pu donner lieu à un soupçon raisonnable qu’ils avaient commis une infraction pénale. En particulier, il n’y avait aucune preuve dans le dossier démontrant qu’ils étaient inclus dans la hiérarchie d’une organisation terroriste et qu’ils recevaient notamment des ordres des membres de celle-ci. Le fait d’être en possession des copies numériques des documents relatifs à une enquête pénale de corruption, deux ans et demi après l’opération judiciaire concernée, a été jugé comme suffisant pour priver les journalistes de leur liberté pour appartenance à une organisation terroriste.
72. Les requérants contestent aussi les motifs retenus par les instances judiciaires pour les maintenir en détention provisoire. Selon eux, de tels motifs ne peuvent pas être considérés comme pertinents et suffisants pour priver une personne de sa liberté.
2. Le Gouvernement
73. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58-68, série A no 28, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, Murray c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que les requérants ont été arrêtés et placés en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte menée contre des organisations terroristes.
74. Le Gouvernement argue que l’une des raisons de l’ouverture d’une enquête pénale contre les requérants portait sur le fait que le compte de courrier électronique personnel du ministre turc de l’Énergie avait été piraté. À l’issue de l’enquête, il avait été établi que les courriels concernés avaient été transférés à un autre compte et qu’un groupe d’utilisateur de Twitter avait partagé le mot de passe de celui-ci entre eux pour divulguer les courriels personnels du ministre en question, afin de pouvoir causer un scandale. Le Gouvernement ajoute qu’il a également été établi que les comptes Twitter des requérants faisaient partie de ce groupe. En conséquence, le 24 décembre 2016, le parquet d’Istanbul a ordonné le placement en garde à vue des requérants et le 17 janvier 2017, les intéressés ont été mis en détention provisoire.
75. Le Gouvernement indique qu’à la suite de l’examen des preuves recueillies, les autorités chargées de l’enquête sont parvenues à des soupçons raisonnables quant aux liens du deuxième requérant avec FETÖ/PDY et aux liens du premier requérant avec DHKP/C. Dans ce contexte, le Gouvernement souligne que les documents relatifs à l’enquête pénale connue sous le nom de « 17‑25 décembre » ont été trouvés dans l’ordinateur du deuxième requérant. En outre, il indique que le premier requérant a partagé les courriels personnels du ministre de l’Énergie avec le public, en se livrant à des activités illégales avec les personnes liées à l’organisation terroriste DHKP/C.
76. Le Gouvernement estime donc que, eu égard aux éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale menée en l’espèce, il était objectivement possible de parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis l’infraction qui leur était reprochée. Il ajoute que, compte tenu de ces éléments, des procédures pénales ont été engagées contre les intéressés et que ces instances sont actuellement en cours devant les juridictions nationales.
77. Le Gouvernement est d’avis que les juridictions nationales ont rempli leur obligation de fournir des motifs pertinents et suffisants, propres à justifier la détention provisoire des requérants. En outre, il considère que la détention provisoire subie par les intéressés n’a pas excédé une durée raisonnable.
78. Le Gouvernement indique enfin que la Turquie mène une lutte contre de nombreuses organisations terroristes, en particulier contre le PKK, FETÖ/PDY, DHKP/C, et Daech et qu’elle a dû faire face à des activités terroristes graves. À ce titre, le Gouvernement souligne que les mesures prises par la Turquie ne doivent pas être comparées à celles prises par d’autres États membres du Conseil de l’Europe, dans la mesure où elle a connu toutes sortes d’activités des organisations terroristes allant des attentats à la bombe à une tentative de coup d’État militaire.
B. Appréciation de la Cour
79. La Cour rappelle que le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention dans le cadre d’une procédure pénale qu’en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction. La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 314, avec d’autres références).
80. Cela étant, l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 315, avec d’autres références).
81. En règle générale, les problèmes liés à la « plausibilité des soupçons » se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits. Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits évoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections de la législation traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (ibidem, § 317, avec d’autres références)
82. En outre, les faits reprochés eux‑mêmes ne doivent pas apparaître avoir été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (ibidem, § 318).
83. La Cour rappelle que, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, elle doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (ibidem, § 319).
84. Si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (ibidem, § 320).
85. En l’espèce, la tâche de la Cour consiste à vérifier s’il existait au moment de la mise en détention des requérants des éléments suffisants pour convaincre un observateur objectif que les intéressés pouvaient avoir commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste qui leur était reprochée. Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure.
86. En l’occurrence, la Cour observe que, le 25 décembre 2016, les requérants ont été placés en garde à vue dans le cadre d’une enquête pénale menée dans le contexte du piratage des courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque. Le 17 janvier 2017, le juge de paix d’Istanbul a ordonné la mise en détention provisoire des intéressés, eu égard : à l’existence de forts soupçons pesant sur les requérants ; à la nature de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions « cataloguées » ; aux rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des intéressés, dont le contenu n’est pas cité dans la décision ; au risque de fuite ; à l’état et le risque de détérioration des éléments de preuve ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes (voir le paragraphe 20 ci-dessus).
87. La Cour relève que, appelée à examiner la légalité de la détention provisoire des requérants, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait des éléments suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par les intéressés. Pour ce faire, la haute juridiction constitutionnelle a d’abord indiqué que dans l’ordonnance du 17 janvier 2017 relative au placement en détention provisoire des requérants, le juge de paix avait fait référence aux matériaux informatiques saisis des intéressés. S’agissant du deuxième requérant, elle a constaté que la détention de celui-ci était également fondée sur un rapport relatif à l’examen des comptes de réseaux sociaux de l’intéressé. Selon la haute juridiction, ces faits démontraient que la détention des requérants était fondée sur des éléments de preuve indiquant de forts soupçons de commission d’une infraction par les intéressés. Ensuite, elle a examiné les éléments de preuve présentés par le procureur de la République dans l’acte d’accusation. Eu égard au fait que les intéressés étaient prétendument en lien avec le groupe RedHack, lequel avait piraté les courriels électroniques du ministre de l’Energie de l’époque, au fait que le premier requérant avait téléchargé une copie des courriels en question et que le deuxième requérant possédait les rapports d’enquêtes relatifs à l’opération du « 17‑25 décembre », elle estima qu’il n’était pas dénué de fondement ou arbitraire de conclure qu’il y avait suffisamment de données pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par les requérants.
88. La Cour relève qu’en l’occurrence le juge de paix d’Istanbul s’est appuyé uniquement sur certains rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des requérants, mais il n’a pas cité le contenu de ceux-ci. Il a simplement fait référence à l’existence de ces rapports. Pour la Cour, une telle référence vague et générale aux pièces du dossier ne saurait être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire des requérants, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur les intéressés ou d’autres types d’éléments et de faits vérifiables (Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 142, 16 avril 2019).
89. Ceci dit, à supposer même que les rapports en question démontraient, comme l’a indiqué la Cour constitutionnelle, que les requérants avaient téléchargé les courriels électroniques du ministre concerné et que le deuxième requérant possédait les rapports d’enquêtes relatifs à l’enquête pénale dite « 17‑25 décembre », aux yeux de la Cour, ceux-ci ne sauraient convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre une infraction aussi grave que l’appartenance à une organisation terroriste pour laquelle ils ont été placés en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant leur privation de liberté ne soient présentés.
90. S’agissant d’abord de la première allégation, les requérants ont été placés en détention provisoire parce qu’ils avaient téléchargés les courriels piratés du ministre turc de l’Énergie de l’époque, afin de publier un article sur ceux-ci. Pour la Cour, il n’y a aucun doute que le téléchargement en question et le fait de publier un article sur ces courriels sont protégés par la liberté de la presse des requérants et ils sont impropres à convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.
91. Quant à la deuxième allégation, qui ne concerne que le deuxième requérant, celui-ci est placé en détention provisoire parce qu’il possédait les originaux des rapports d’enquête relatifs à une enquête pénale portant sur les allégations de corruption des milieux gouvernementaux, que le Gouvernement qualifie de complot et de tentative de coup d’État judiciaire. Or, ce requérant argue qu’il a téléchargé ce document sur Internet à partir d’une source publique et qu’il ne s’agissait pas de la copie originelle. Il conteste donc l’authenticité des rapports d’enquête en question. Selon lui, les autorités judiciaires ont ordonné son placement en détention provisoire sans tenir compte de ses allégations et en agissant de mauvaise foi. La Cour rappelle que, lorsqu’un accusé met en cause l’authenticité d’un élément de preuve sur la base duquel il est placé en détention provisoire, les autorités judiciaires ont l’obligation de démontrer leur crédibilité (Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 43, CEDH 2002‑IX). Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de prolonger la détention provisoire d’une personne sur le fondement de tels éléments de preuve. Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ne semblent pas avoir cherché à vérifier l’authenticité des rapports d’enquête. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pu fournir aucun élément de preuve propre à réfuter l’argument présenté par le requérant à ce sujet. Compte tenu des doutes relatifs à leur authenticité, la Cour estime que le document en question ne saurait fournir la base qui permettrait à un observateur objectif de conclure que des soupçons raisonnables étayaient les accusations portées contre le deuxième requérant (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 335-336).
92. Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que les faits reprochés aux requérants étaient donc liés à l’exercice par eux de leurs droits découlant de la Convention, notamment de son article 10. Dans ce contexte, la Cour rappelle que la notion de « soupçons raisonnables » ne saurait être interprétée de manière à porter atteinte au droit de la liberté d’expression des requérants tel que garanti par l’article 10 de la Convention (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 328). Elle relève qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention des requérants n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté à l’encontre des intéressés. En conséquence, elle estime que, au moment du placement en détention provisoire des requérants, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement propres à convaincre un observateur objectif que les intéressés auraient pu avoir commis les infractions reprochées. Dans ces conditions, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire.
93. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, en l’espèce, c’est en application de l’article 100 du CPP que les requérants ont été placés en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, les détentions provisoires dénoncées par les requérants ont été prises sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elles ne sauraient être considérées comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
94. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis une infraction pénale.
95. Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier la détention des requérants étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Şahin Alpay, précité, § 122).
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE
96. Les requérants soutiennent que l’impossibilité qui leur aurait été faite d’accéder au dossier d’enquête les a empêchés de contester effectivement la décision ayant ordonné leur placement en détention provisoire. Ils se plaignent à cet égard d’une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
97. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Arguments des parties
1. Les requérants
98. Les requérants dénoncent une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête.
2. Le Gouvernement
99. Le Gouvernement argue que les requérants pouvaient contester leur maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition. Sur ce point, il indique que, compte tenu des questions posées par le parquet et le juge de paix, les intéressés et leurs avocats ont eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de fondement au placement en détention en cause et qu’ils ont eu ainsi la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier la détention provisoire.
B. Appréciation de la Cour
100. La Cour rappelle que les principes généraux applicables concernant l’accès d’un détenu à son dossier d’enquête ont été élaborés par la Cour dans son arrêt A. et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 3455/05, §§ 202-211, CEDH 2009). La Cour a par la suite appliqué cette jurisprudence dans de nombreuses affaires, tels que Piechowicz c. Pologne (no 20071/07, §§ 203-204, 17 avril 2012), Ovsjannikov c. Estonie (no 1346/12, §§ 72-78, 20 février 2014) et plus récemment dans une affaire dirigée contre la Turquie, à savoir Ragıp Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, §§ 57-62, 15 septembre 2020).
101. Dans ce contexte, la Cour estime utile de rappeler qu’une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention doit être contradictoire et garantir dans tous les cas l’« égalité des armes » entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (voir, notamment, Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009 et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 204). L’égalité des armes n’est pas assurée si la personne détenue et/ou son avocat se voient refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de l’intéressé (voir, notamment, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 72). Cela étant, la Cour a considéré qu’il pouvait parfois se révéler nécessaire, au nom de l’intérêt public, de dissimuler certaines preuves à la défense. À ce titre, toute restriction au droit d’un détenu ou de son avocat d’accéder à son dossier d’instruction doit être strictement nécessaire à la lumière d’objectifs d’ordre public importants (Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 73). Si un intérêt public important est suffisamment démontré, la Cour va alors rechercher si toutes les difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits ont été suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 205).
102. La Cour observe que, dans un certain nombre d’affaires contre la Turquie, elle a trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la limitation de l’accès aux pièces des dossiers (voir, notamment, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 83-86, 8 juillet 2014 ; Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 72-75, 8 juillet 2014 ; Mustafa Avci c.Turquie, no 39322/12, § 92, 23 mai 2017 ; Ragıp Zarakolu, précité, §§ 57-62).
103. Par contre, elle n’a pas trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention dans d’autres affaires, bien qu’il y ait eu une restriction empêchant les requérants l’accès aux pièces du dossier (voir, notamment, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, §§ 41-44, 17 juillet 2012, Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, §§ 41-43, 10 décembre 2013, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, §§ 73-75, 17 juin 2014, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, §§ 65-67, 28 octobre 2014, Ayboğa et autres c. Turquie, no 35302/08, §§ 16-18, 21 juin 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 147-150). Dans ces affaires, la Cour est parvenue à cette conclusion sur la base d’une appréciation concrète des faits. Elle a en effet estimé que les requérants avaient une connaissance suffisante des éléments de preuve qui étaient essentiels pour contester la légalité de leur privation de liberté.
104. En l’occurrence, le 24 décembre 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès des requérants et de leurs avocats au dossier d’enquête. Le recours formé par les requérants contre cette décision a été également rejeté. En conséquence, les requérants et leurs avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve, notamment les rapports relatifs au contenu des matériels informatiques, ayant servi à fonder le placement en détention provisoire des intéressés jusqu’au 23 juin 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. À ce titre, les circonstances des présentes affaires se distinguent des affaires citées au paragraphe 103 ci-dessus dans la mesure où il existait des preuves essentielles, comme les rapports mentionnés, qui pouvaient permettre aux requérants de contester la légalité de leur détention provisoire. Toutefois, ni les requérants et ni leurs représentants n’ont pas pu avoir accès à ces éléments de preuve.
105. Par conséquent, la Cour estime que dans les circonstances de la présente affaire ni les requérants ni leurs avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire des intéressés.
106. En ce qui concerne l’article 15 de la Convention et la dérogation de la Turquie, la Cour rappelle que la décision relative à la restriction d’accéder au dossier d’enquête était fondée sur l’article 153 du CPP et elle a été ordonnée pendant l’état d’urgence. Elle a dès lors des doutes qu’il s’agissait d’une mesure prise pour déroger à la Convention. De plus, la restriction en question a été levée, le 23 juin 2017, avec l’acte d’accusation qui a été déposé alors que l’état d’urgence était toujours en vigueur. La Cour estime que, même dans le cadre de l’état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Elle considère donc que cette restriction ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence et qu’une telle interprétation réduirait à néant les garanties prévues par l’article 5 de la Convention (Baş c. Turquie, no 66448/17, § 160, 3 mars 2020).
107. En conclusion, l’impossibilité pour les requérants d’accéder au dossier d’enquête ne peut passer pour compatible avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
108. Les requérants plaident que les procédures menées devant la Cour constitutionnelle, par lesquelles ils ont cherché à contester la légalité de leurs détentions provisoires, n’ont pas été conformes aux exigences de la Convention en ce que, à leurs dires, cette haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4, qui est ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
109. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour, notamment les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité) et Şahin Alpay (précité) et à la notification de la dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il ne peut être conclu au non-respect par la haute juridiction constitutionnelle de l’exigence de « bref délai ».
110. La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précité, §§ 133‑139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
111. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont saisi la Cour constitutionnelle le 6 mars 2017 et qu’ils ont été mis en liberté provisoire le 6 décembre 2017. Leur mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 à raison d’une absence d’examen à bref délai par la Cour constitutionnelle de leurs recours concernant la légalité de leur détention provisoire (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 85, 6 décembre 2011, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief des requérants tiré du respect de l’exigence de bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt des recours constitutionnels et celle de la remise en liberté des intéressés.
112. Dans ses arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-35), la Cour avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à des intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prît plus de temps. Cependant, dans les affaires susmentionnées, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours pour la première et seize mois et trois jours pour la deuxième. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours écoulés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, elle n’avait pas conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
113. La Cour relève que cette jurisprudence a par la suite été confirmée par la Grande Chambre dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 368-370).
114. En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré neuf mois, cette période s’étant également déroulée pendant l’état d’urgence. À ses yeux, le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu ses arrêts que le 30 octobre 2018 (pour le deuxième requérant) et le 20 novembre 2019 (pour le premier requérant), soit environ un an et huit mois et deux ans et neuf mois après le dépôt des recours, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul du délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque les requérants avaient déjà été libérés avant ces dates.
115. La Cour estime donc que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les arrêts Mehmet Hasan Altan, Şahin Alpay et Selahattin Demirtaş (no 2) (précités) valent aussi dans le cadre des présentes requêtes. Elle souligne à cet égard que les recours introduits par les requérants devant la Cour constitutionnelle étaient complexes puisqu’il s’agissait de deux affaires soulevant des questions délicates relatives à la mise en détention provisoire de journalistes. Dans ce contexte, elle estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137).
116. Cette conclusion ne signifie toutefois pas que la Cour constitutionnelle ait carte blanche au regard des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent qu’ils n’ont pas obtenu dans un bref délai, à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention (Mehmet Hasan Altan, précité, § 166).
117. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
118. Les requérants soutiennent que la détention provisoire dont ils ont fait l’objet a porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Ils invoquent à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
119. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
120. Le Gouvernement argue tout d’abord que le grief des requérants tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre les intéressés est toujours pendante devant les juridictions nationales.
121. Se référant aux arrêts de la Cour, Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni (no 821/03, 15 décembre 2009), Nedim Şener (précité), Şık (précité) et, Dilipak c. Turquie (no 29680/05, 15 septembre 2015), les requérants répliquent que, lorsque la détention provisoire subie par un justiciable est jugée sans fondement juridique, la Cour doit examiner le grief relatif à l’article 10 de la Convention concernant cette détention. En l’occurrence, ils indiquent que leurs détentions provisoires étaient contraires à l’article 5 § 1 de la Convention eu égard à l’absence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, et ils invitent par conséquent la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement et à examiner le bien-fondé de leur grief tiré de l’article 10.
122. La Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pose des questions qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, et donc à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de la joindre au fond (Mehmet Hasan Altan, précité, § 194, et Şahin Alpay, précité, § 164).
123. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
124. Les requérants arguent qu’ils ont été détenus uniquement à raison de leurs activités journalistiques. À cet égard, ils soutiennent que les preuves à leur encontre se composaient simplement du fait que chacun d’entre eux avait téléchargé sur Internet des documents qui étaient utiles pour la contribution à un débat d’intérêt général. Ils considèrent qu’il s’agit là d’une diffusion d’informations, qui constitue une partie indispensable du journalisme tel que protégé par l’article 10 de la Convention.
125. Les requérants indiquent également que les dispositions de la loi pénale applicables en l’espèce n’étaient pas suffisamment prévisibles, dès lors que les autorités judiciaires n’auraient pas fait de distinction entre le journalisme critique et l’appartenance à une organisation terroriste.
b) Le Gouvernement
126. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a eu aucune ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des requérants. Cela étant, il estime que, au cas où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer cette ingérence comme ayant été « prévue par la loi », inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre, et donc comme étant justifiée.
127. À ce sujet, il déclare que les poursuites pénales engagées contre les requérants étaient prévues par les dispositions pertinentes du code pénal, à savoir l’article 314 § 2 dudit code. Il dit également que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, et la prévention du désordre et de la criminalité.
128. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les organisations terroristes, en ayant recours aux opportunités offertes par les systèmes démocratiques, forment de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Pour le Gouvernement, l’on ne peut pas affirmer que les enquêtes pénales menées contre les individus actifs au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de ceux-ci. Les requérants ont été mis en détention provisoire dans le cadre d’une telle enquête. En résumé, le Gouvernement est d’avis que l’ingérence litigieuse était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.
2. Appréciation de la Cour
129. La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa jurisprudence, des justiciables qui n’ont pas encore été condamnés par un arrêt définitif peuvent néanmoins avoir la qualité de victime d’une atteinte à la liberté d’expression lorsqu’ils ont été exposés à certaines circonstances ayant eu un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (voir, entre autres références, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 105, 14 septembre 2010, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011, et Nedim Şener, précité, § 94).
130. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont fait l’objet de poursuites pénales parce qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir aux organisations terroristes DHKP/C et FETÖ/PDY, et ce principalement à raison de leurs activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, les intéressés ont été privés de leur liberté du 25 décembre 2016, date de leur placement en garde à vue, au 6 décembre 2017.
131. La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et s’analyse par conséquent en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık, précité, § 85). Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par les requérants.
132. La Cour rejette donc l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant au grief tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention.
133. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
134. La Cour rappelle également que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
135. En l’occurrence, la Cour note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention des requérants n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphe 94 ci-dessus), et avoir estimé que « l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire » (paragraphe 92 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79).
136. De plus, s’agissant de la prévisibilité de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, réprimée par l’article 314 § 2 du code pénal, la Cour rappelle avoir récemment conclu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 274-280) que l’interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne pouvait être justifiée lorsqu’elle entraînait l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien. Aux yeux de la Cour, cette considération est également valable concernant la détention provisoire des requérants, qui ont été privés de leur liberté en raison de leurs activités journalistiques.
137. Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés des requérants au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79). Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
138. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure conduisant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
139. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 93 ci-dessus. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.
140. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
VIII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
141. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
142. Le premier requérant soutient qu’il a été injustement privé de revenus professionnels. Il demande à cet égard 50 000 livres turques (TRY – 5 750 euros (EUR) environ) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi. À l’appui de sa demande, il fournit une copie d’un document téléchargé sur le site Internet de l’Institution de la sécurité sociale démontrant son salaire mensuel net, qui s’élevait à l’époque des faits à 4 000 TRY.
143. Chacun des requérants réclament également 300 000 TRY (environ 34 500 EUR) au titre du dommage moral.
144. Le Gouvernement considère que cette prétention est non fondée et que les montants réclamés sont excessifs.
145. S’agissant d’abord de la demande relative au dommage matériel présentée par le premier requérant, la Cour considère qu’il incombe à la partie requérante de démontrer que les violations constatées ont entraîné pour elle un préjudice. À cette fin, elle doit produire des justificatifs à l’appui de sa demande. Dans ce contexte, un lien de causalité manifeste doit être établi entre le dommage matériel allégué et la violation constatée. La Cour précise qu’un lien hypothétique entre ces derniers ne suffit pas (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 447).
146. En l’espèce, les constats de violation de la Convention découlent principalement du placement et du maintien des requérants en détention provisoire. À cet égard, la Cour considère que la perte de revenus professionnels lui a causé un dommage matériel. Eu égard à l’élément de preuve fourni par le premier requérant, elle estime donc qu’il y a lieu d’octroyer à l’intéressé 5 750 EUR, somme correspondant à la valeur des salaires qu’il aurait pu percevoir s’il n’avait pas été placé en détention provisoire de manière contraire aux articles 5 et 10 de la Convention.
147. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour est d’avis que les violations sérieuses de la Convention qu’elle a constatées ont causé aux intéressés un dommage certain et considérable. Statuant en équité, elle décide qu’il y a lieu d’octroyer 14 000 EUR à chacun des requérants au titre du préjudice moral subi, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
148. Les requérants réclament chacun 32 550 TRY (environ 3 750 EUR) au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et au titre de ceux qu’ils ont engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de leurs demandes, ils fournissent une copie des contrats qu’ils ont signés avec leurs représentants, Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, lesquels contrats précisent que le tarif horaire de ces derniers s’élève à 225 livres turques (TRY). En outre, ils produisent une copie de deux contrats de conseil juridique signés entre ces deux avocats et deux hommes académiques, à savoir Me Y. Akdeniz et Me K. Altıparmak, dont les tarifs horaires s’élèvent à 600 TRY.
149. Les requérants fournissent également des relevés indiquant le temps consacré par ces professionnels du droit dans leurs affaires, soit 43 heures pour M. Ceylan, 43 heures pour Mme Kalan Güvercin, 11 heures pour M. Akdeniz et 11 heures pour M. Altıparmak.
150. Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et le caractère raisonnable de leur montant.
151. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais de conseil juridique de M. Akdeniz et M. Altıparmak (Atilla Taş c. Turquie, no 72/17, § 204, 19 janvier 2021, arrêt non-définitif). En revanche, elle juge raisonnable d’allouer à chacun des requérants les sommes réclamées au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et de celle menée devant elle, pour les services prestés par Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, soit 2 250 EUR au total, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les intéressés à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
152. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Joint au fond l’exception préliminaire relative au non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 10 de la Convention et la rejette ;
3. Déclare les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 (l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) et l’article 10 de la Convention recevables et le surplus de la requête irrecevable ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
8. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 750 EUR (cinq mille sept cent cinquante euros), au premier requérant, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 14 000 EUR (quatorze mille euros), à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 2 250 EUR (deux mille deux cent cinquante euros), à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
a) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
__________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Saadet Yüksel.
J.F.K.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DE LA JUGE YÜKSEL
(Traduction)
1. Le présent arrêt considère que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leurs droits et libertés découlant de l’article 10 de la Convention n’était pas « prévue par la loi », et cette conclusion s’appuie simplement sur le constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention, sans autre examen sous l’angle de l’article 10 de la Convention (paragraphes 135-140 de l’arrêt). J’ai déjà exprimé mon désaccord avec cette approche dans mes opinions séparées jointes aux arrêts Ragıp Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, 15 septembre 2020) ; Sabuncu et autres c. Turquie (no 23199/17, 10 novembre 2020), et Şık c. Turquie (no 2) (no 36493/17, 24 novembre 2020). Bien que je nourrisse toujours des hésitations à l’égard de cette approche, j’ai voté dans le sens de la majorité dans la présente affaire, considérant que cette méthode d’examen est celle qui est privilégiée par la chambre depuis l’arrêt Ragıp Zarakolu (précité), lequel est devenu définitif le 15 décembre 2020.
___________
[1] Les 17 et 25 décembre 2013, dans le cadre d’une enquête menée sur des faits de corruption, une importante vague d’arrestations toucha des cercles proches du Parti de la justice et du développement (« l’AKP »), au pouvoir depuis 2002. Ainsi, de hautes personnalités, parmi les premiers cercles du pouvoir politique, y compris les fils de trois ministres, le directeur d’une banque d’État, de hauts fonctionnaires et des hommes d’affaires travaillant en étroite collaboration avec les autorités publiques, furent interpellées. Le gouvernement, attribuant la responsabilité de cette initiative à des policiers et des magistrats appartenant au réseau fetullahiste, qualifia cette enquête de complot et de tentative de « coup d’Etat judiciaire » contre le gouvernement. Cet événement fut l’une des premières confrontations ouvertes du réseau fetullahiste avec l’AKP. À la suite de celui-ci, le gouvernement commença à désigner l’organisation de Fetullah Gülen sous le nom de « structure d’État parallèle » et la qualifia, par la suite, d’organisation terroriste.
Dernière mise à jour le mai 18, 2021 par loisdumonde
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