La requête concerne la décision des instances de la Fédération turque de football (TFF) d’infliger au requérant, joueur professionnel engagé à l’époque des faits par la requérante, un club sportif, des sanctions sportives et pécuniaires pour avoir publié un message sur les réseaux sociaux.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE NAKİ ET AMED SPORTİF FAALİYETLER KULÜBÜ DERNEĞİ c. TURQUIE
(Requête no 48924/16)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire, sportive et pécuniaire, par les instances de la Fédération turque de football, à un joueur professionnel, pour avoir publié un message sur son compte Facebook • Message jugé par les instances nationales de nature à inciter à la violence et au désordre dans le sport et à provoquer des protestations de supporters • Absence de mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Motifs ni pertinents ni suffisants
Art 6 § 1 (civil) • Absence d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage
STRASBOURG
18 mai 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Naki et AMED Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête (no 48924/16) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Deniz Naki (« le requérant »), et une association de droit turc, Amed Sportif Faaliyetler Kulübü Derneği (« la requérante »), ont saisi la Cour le 5 août 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain des articles 6 § 1, 10, 13 et 14 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 avril 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la décision des instances de la Fédération turque de football (TFF) d’infliger au requérant, joueur professionnel engagé à l’époque des faits par la requérante, un club sportif, des sanctions sportives et pécuniaires pour avoir publié un message sur les réseaux sociaux.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1989 et résidait à Diyarbakır à la date d’introduction de la requête. La requérante est une association de droit turc agissant en qualité de club sportif. Ils ont été représentés par Me M.N. Girasun et Me S.H. Mızrak, avocats à Diyarbakır.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
4. Footballeur professionnel, le requérant jouait à l’époque des faits dans une équipe constituée par la requérante, qui était classée en première ligue du championnat professionnel turc (Süper Lig).
5. Le 31 janvier 2016, après un match de football officiel du championnat turc que son équipe avait remporté, le requérant publia le message suivant sur son compte Facebook :
« Victoire très importante pour nous aujourd’hui. Sale jeu de l’équipe d’en face, mais nous nous en sommes sortis [de manière irréprochable] ! Heureux et fiers de pouvoir être une lueur d’espoir pour notre peuple dans cette période si difficile. [Amed Sportif] ne s’est pas incliné et ne le fera jamais. Nous sommes entrés sur le terrain avec notre foi en la liberté et nous avons gagné. Nous avons [semé les graines] de la Liberté et de l’Espoir ! Merci à tous nos politiques, artistes, intellectuels, et à notre peuple. Ils ne nous ont pas abandonnés. Nous dédions et offrons cette victoire à ceux qui ont perdu la vie ou qui ont été blessés pendant les persécutions qui ont [frappé] notre terre pendant plus de cinquante jours ! Vive la liberté ! »
6. Le 4 février 2016, la commission de discipline du football professionnel (« la commission de discipline ») de la TFF, jugeant que les propos du requérant enfreignaient l’interdiction de faire de la propagande idéologique prévue à l’article 42 § 4 de l’instruction disciplinaire du football (« l’instruction ») et constituaient, au sens de l’article 38 de cette instruction, des propos antisportifs de nature à dévaloriser l’image du football, à inciter à la violence et au désordre dans le sport et à provoquer des protestations de supporters, infligea à l’intéressé une sanction disciplinaire de suspension de douze matchs officiels et assortit cette sanction d’une amende disciplinaire de 19 500 livres turques (TRY) (soit 6 058 euros (EUR) à l’époque des faits).
La commission de discipline considéra que les expressions employées par le requérant dans son message étaient démesurées et disproportionnées et que leur utilisation n’était pas nécessaire. Elle estima en outre que les propos en question contenaient de la propagande idéologique et étaient de nature à rompre la paix sportive, à attiser les tensions et à dévaloriser l’image du football.
7. Le 6 février 2016, la requérante forma opposition contre la décision de la commission de discipline. Elle soutint que les propos litigieux de son joueur, le requérant, avaient une visée pacifique et n’incitaient aucunement à la violence, et qu’ils étaient ainsi protégés par les articles 9 et 10 de la Convention. Elle argua que la commission de discipline n’avait pas suffisamment motivé sa décision, en ce qu’elle n’avait pas indiqué quel acte précisément était reproché au requérant, et que le fait qu’elle avait puni l’intéressé pour deux infractions différentes à raison d’un seul message était contraire à l’article 7 de la Convention.
8. Le 8 février 2016, le comité d’arbitrage de la TFF (« le comité d’arbitrage ») rejeta cette opposition et confirma la décision de la commission de discipline. Il considéra que la décision était conforme à la procédure, à la loi et aux textes réglementaires en ce qui concerne tant l’appréciation des faits et des éléments de preuve que la qualification juridique. Il estima à cet égard que les propos du requérant dépassaient les limites de la critique admissible, qu’ils n’avaient aucun lien avec le football ni avec le sport, dont ils dévalorisaient l’image, qu’ils visaient à diffuser une propagande idéologique de nature à rompre la paix sportive dans le football national et qu’ils risquaient de causer des protestations de supporters susceptibles de provoquer le désordre.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
9. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, l’article 38 de l’instruction, intitulé « Propos antisportifs », se lisait comme suit :
« 1. Quiconque tient dans les [médias audiovisuels et écrits] des propos contraires à l’esprit sportif, à l’éthique sportive et au principe du fair-play sportif, porte atteinte à la dignité de la TFF, dévalorise l’image du football ou incite à la violence ou au désordre dans le sport par ses propos, ou tient des propos de nature à provoquer des protestations de supporters, à léser les parties aux compétitions sportives, le [personnel organisateur] des compétitions, les dirigeants des clubs sportifs ou de la TFF ou à susciter l’hostilité envers ces personnes
a) sera sanctionné, s’il s’agit d’un joueur, d’une suspension pouvant aller de deux à six matchs
(…) »
10. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, l’article 42 de l’instruction, intitulé « Discrimination », se lisait comme suit :
« 1. Quiconque porte atteinte à la dignité d’une personne en en lui faisant subir une discrimination fondée sur la race, la langue, la religion ou l’origine ethnique
a) sera sanctionné, s’il s’agit d’un joueur, d’une suspension pouvant aller de quatre à huit matchs
(…)
4. Toute propagande idéologique avant, pendant et après un match est interdite. Quiconque ne respecte pas cette interdiction est passible des sanctions prévues par cette disposition. »
11. Pour un résumé détaillé du droit interne et international pertinent en l’espèce, voir Ali Rıza et autres c. Turquie (nos 30226/10 et 4 autres, §§ 45‑141, 28 janvier 2020).
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
12. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité concernant l’ensemble de la requête. D’une part, il conteste au requérant la qualité de victime et, d’autre part, il plaide le non-épuisement des voies de recours internes. En ce qui concerne la première exception, il expose que l’amende infligée au requérant par les instances de la TFF a été payée par la requérante, c’est-à-dire le club de l’intéressé, et estime donc que le requérant ne peut plus se prétendre victime dans cette affaire. Pour ce qui est de la seconde exception, il reproche au requérant de ne pas avoir saisi le comité d’arbitrage d’une demande de réouverture de la procédure.
13. Le requérant conteste les exceptions du Gouvernement. En ce qui concerne la première, il soutient qu’il n’importe guère de savoir qui a payé l’amende, exposant que la réglementation de la TFF autorisait un club de football à agir pour le compte de son joueur et que, en plus de l’amende, il s’est vu infliger à l’issue de la procédure disciplinaire dirigée contre lui une sanction de suspension de douze matchs officiels. Il estime par conséquent qu’il peut toujours se prétendre victime. Pour ce qui est de la seconde exception, le requérant indique que la réouverture de la procédure est un recours extraordinaire qui, d’après lui, n’aurait offert aucun redressement approprié pour ses griefs.
14. S’agissant de l’exception relative à la qualité de victime du requérant, la Cour note qu’en l’espèce, outre l’amende pécuniaire, le requérant s’est vu infliger une sanction de suspension de douze matchs officiels et que même si son club a payé l’amende, cela ne change rien au fait qu’il a été reconnu coupable des infractions qui lui avaient été reprochées dans le cadre de la procédure disciplinaire litigieuse. En conséquence, elle rejette cette exception.
15. Quant à la seconde exception, la Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle la demande de réouverture d’une procédure est un recours extraordinaire (Merter et autres c. Turquie, no 2249/03, § 33, 23 mars 2010) et qu’un requérant n’est pas tenu de se prévaloir d’un recours extraordinaire aux fins de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 (Kiiskinen c. Finlande (déc.), no 26323/95, CEDH 1999‑V, et Korzeniak c. Pologne, no 56134/08, § 39, 10 janvier 2017). Le Gouvernement n’ayant avancé aucun argument particulier qui lui permettrait de se départir de cette règle en l’espèce, la Cour rejette également cette exception (Ali Rıza et autres, précité, §§ 164‑167).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION CONCERNANT L’INDEPENDANCE ET L’IMPARTIALITÉ DU COMITÉ D’ARBITRAGE
16. Les requérants mettent en doute l’indépendance et l’impartialité du comité d’arbitrage. Ils arguent à cet égard que les membres de cette instance sont nommés par le président de la TFF et que la durée de son mandat est limitée à celle du mandat du président. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…), par un tribunal indépendant et impartial (…), qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
17. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité, plaidant que le grief formulé par les requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Il soutient que la procédure faisant l’objet de la présente affaire porte sur l’organisation et le fonctionnement du football ainsi que sur le maintien de la discipline dans ce domaine et constitue un litige sui generis ayant trait exclusivement à la communauté sportive et footballistique. Il argue que cette affaire ne porte ni sur une contestation relative aux droits ou obligations de caractère civil des requérants, notamment leurs droits pécuniaires ou non pécuniaires, ni sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale dirigée contre eux. Il estime qu’à la différence de l’affaire Ali Rıza et autres, précitée, où il était question des droits pécuniaires découlant des relations contractuelles entre un club de football et une personne privée, la présente affaire concerne la procédure disciplinaire suivie devant les organes du football professionnel relevant du droit du sport et ne met en jeu aucun droit de caractère civil. Il considère par conséquent que l’article 6 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce.
18. Les requérants combattent la thèse du Gouvernement. Ils estiment que la nature punitive des sanctions infligées à l’issue de la procédure disciplinaire est indiscutable. Ils ajoutent que la requérante s’est vu priver des performances de son joueur sur le terrain, le requérant ayant été sanctionné d’une suspension de douze matchs.
19. En ce qui concerne le requérant, la Cour note que celui-ci n’était pas partie à la procédure d’opposition menée devant le comité d’arbitrage, ce recours ayant été introduit par la requérante. Par conséquent, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’exception soulevée par le Gouvernement relativement à l’incompatibilité ratione materiae du grief concernant le requérant, étant donné que ce dernier ne saurait être considéré comme victime dans le cadre de ce grief qui doit donc être déclaré irrecevable à son égard pour ce motif.
20. Quant à la requérante, qui était le club sportif qui employait le requérant à l’époque des faits, la Cour note qu’elle n’a pas pu bénéficier pendant douze matchs officiels des performances de son joueur dont elle était contractuellement tenue de payer le salaire, parce que ce dernier était empêché de jouer pour elle en raison de la sanction disciplinaire infligée. La requérante était également privée des revenus éventuels qu’elle aurait pu percevoir par la présence et la performance du requérant à ces matchs. La sanction litigieuse a donc inévitablement eu un impact sur les revenus que la requérante escomptait tirer des matchs concernés grâce à son joueur contractuel et a occasionné la perte des droits pécuniaires pour l’intéressée. Dès lors, la Cour considère que les droits en question sont ici clairement de nature patrimoniale et constituent des droits « civils » pour la requérante au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
21. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable pour autant qu’il concerne la requérante.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La requérante
22. La requérante expose que les membres du comité d’arbitrage sont nommés par le conseil d’administration de la TFF une fois que les membres de ce dernier ont pris leurs fonctions et indique que la durée du mandat du comité est identique à celle du mandat des membres du conseil d’administration. Elle soutient aussi que le comité d’arbitrage ne bénéficie d’aucune protection contre les pressions externes. Elle argue enfin que l’approche adoptée par la Cour dans sa décision Kolgu c. Turquie ((déc.), no 2935/07, 27 août 2013) n’est pas applicable à la présente affaire, exposant que l’affaire Kolgu concernait un litige financier et qu’à l’époque des faits M. Kolgu avait la possibilité de porter son litige devant les tribunaux ordinaires.
b) Le Gouvernement
23. Le Gouvernement soutient d’abord que la composition du comité d’arbitrage et l’élection de ses membres sont conformes au statut de l’UEFA (Union des associations européennes de football) et de la FIFA (Fédération internationale de football association). Il argue ensuite que, dans sa décision Kolgu, décision précitée, la Cour a déclaré n’avoir décelé aucune apparence de violation concernant l’allégation formulée par le requérant dans cette affaire relativement à un manque d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage. Il indique que, conformément à la législation pertinente, les membres du comité d’arbitrage se doivent d’être indépendants et impartiaux dans l’exercice de leurs fonctions, qu’ils ne peuvent siéger dans aucun autre organe de la TFF ni occuper un quelconque poste dans un club sportif membre de la TFF ou dans une autre entité privée et qu’ils ne peuvent être révoqués avant la fin de leur mandat, sauf s’ils démissionnent ou se retirent d’eux-mêmes.
24. Faisant référence en outre aux considérations formulées par la Cour dans l’arrêt Ali Rıza et autres précité à l’appui de sa conclusion quant au manque d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage, notamment concernant l’absence de dispositions spéciales applicables au retrait de ses membres, l’absence d’immunité contre toute action susceptible d’être intentée contre eux dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, l’absence de règles régissant leur conduite professionnelle et l’absence de prestation de serment avant leur prise de fonction, le Gouvernement argue que la présente affaire se distingue de l’affaire Ali Rıza et autres, le requérant n’ayant soulevé en l’espèce aucun grief relatif à ces questions ni devant les autorités nationales ni devant la Cour. Il indique en outre qu’en l’espèce le requérant n’allègue pas que les membres du comité d’arbitrage ont suivi les instructions du conseil d’administration de la TFF ou qu’ils ont subi l’influence de celui-ci de quelque autre manière.
25. En somme, le Gouvernement estime qu’en l’espèce le comité d’arbitrage doit être considéré comme un organe indépendant et impartial.
2. Appréciation de la Cour
26. La Cour rappelle que dans l’arrêt Ali Rıza et autres, précité, elle a déjà eu l’occasion de constater que, eu égard aux déficiences structurelles du comité d’arbitrage découlant des vastes pouvoirs conférés au conseil d’administration de la TFF en ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement de ce comité et en l’absence de garanties adéquates protégeant les membres du comité contre les pressions externes, notamment du conseil d’administration, il y avait des raisons légitimes de douter de l’indépendance et de l’impartialité de ses membres. En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette approche.
27. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
28. Le requérant allègue que les sanctions que les instances de la TFF lui ont infligées pour avoir publié un message sur son compte Facebook ont porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
29. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
30. Le requérant considère que les sanctions disciplinaires que les organes de la TFF lui ont infligées pour avoir exprimé ses opinions sur son compte Facebook constituent une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Il soutient que l’article 42 § 4 de l’instruction, sur le fondement duquel il a été sanctionné, ne répondait pas aux exigences de clarté, de certitude et de prévisibilité et que l’infliction de deux sanctions différentes pour le même acte était arbitraire et imprévisible. Il ajoute que l’ingérence litigieuse, qui consistait selon lui à interdire totalement et catégoriquement aux sportifs de tenir un discours politique, ne poursuivait aucun but légitime. Il estime enfin que le message litigieux qu’il a publié sur son compte Facebook n’appelait aucunement à la violence, que les instances de la TFF n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions sur la base d’une mise en balance adéquate de son droit à la liberté d’expression et d’autres intérêts en jeu et que les sanctions infligées étaient disproportionnées et excessives, en ce qu’elles auraient mis en péril sa carrière de joueur professionnel.
b) Le Gouvernement
31. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Pour le cas où la Cour conclurait à l’existence d’une telle ingérence, il soutient qu’elle était prévue par les articles 38 § 1 a) et 42 § 4 de l’instruction et que ces dispositions répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, eu égard notamment à la jurisprudence du comité d’arbitrage pertinente en la matière. Il argue ensuite que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes que constituent la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il estime en outre que cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Il soutient à cet égard que les joueurs professionnels, qui d’après lui ont une certaine influence sur le grand public, doivent veiller à prévenir la violence et le désordre dans le contexte sensible du football, et qu’en l’espèce les instances de la TFF ont considéré que la publication litigieuse dévalorisait l’image du football, incitait à la violence et au désordre dans le sport et diffusait de la propagande idéologique. Enfin, il indique qu’en l’occurrence l’amende infligée au requérant n’a pas été payée par ce dernier, mais que son montant a été déduit par la TFF des créances de son club.
2. Appréciation de la Cour
32. La Cour note d’abord qu’en l’espèce le requérant, joueur professionnel à l’époque des faits, s’est vu infliger par les instances de la TFF à l’issue d’une procédure disciplinaire engagée contre lui une sanction de suspension de douze matchs officiels assortie d’une amende disciplinaire de 19 500 TRY pour avoir publié un message sur son compte Facebook. Elle considère que ces sanctions constituent une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression.
33. La Cour note ensuite que cette ingérence avait une base légale, à savoir les articles 38 § 1 a) et 42 § 4 de l’instruction (paragraphes 9‑10 ci‑dessus). Pour autant que le requérant soutient que ces dispositions ne répondaient pas à l’exigence relative à la qualité de la loi requise dans la jurisprudence de la Cour, elle juge inutile de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 38 ci-dessous). Par ailleurs, tout en ayant des doutes au sujet de la légitimité des buts poursuivis par les mesures prises à l’égard du requérant, la Cour partira de l’hypothèse que l’ingérence en question visait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.
34. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45‑46, 19 juin 2018). Elle estime que pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les autorités nationales à l’appui des sanctions litigieuses (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
35. À cet égard, après avoir analysé les décisions rendues les 4 et 8 février 2016 par la commission de discipline et le comité d’arbitrage dans le cadre de la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant, la Cour note que ces instances ont estimé que les propos en cause étaient de nature à inciter à la violence et au désordre dans le sport et à provoquer des protestations de supporters, qu’ils n’avaient aucun lien avec le football ni avec le sport, dont ils dévalorisaient d’ailleurs l’image, qu’ils visaient à diffuser une propagande idéologique de nature à rompre la paix sportive et qu’ils constituaient ainsi des propos antisportifs et contenaient de la propagande idéologique (paragraphes 6 et 8 ci-dessus).
36. La Cour relève que la motivation ainsi adoptée par les autorités nationales dans leurs décisions ne lui permet pas d’établir qu’elles ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents découlant de sa jurisprudence, entre le droit du requérant à la liberté d’expression, d’une part, et les intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la paix dans la communauté footballistique, d’autre part. Elle observe en effet que dans ces décisions les autorités se sont contentées de citer, d’une manière générale, certains passages des articles 38 et 42 de l’instruction, qui définissaient les infractions de propos antisportifs et de propagande idéologique reprochées au requérant, sans fournir une appréciation circonstanciée des faits de la cause.
37. La Cour considère que dans leurs décisions les autorités n’ont apporté aucun argument satisfaisant tenant compte des principes énoncés dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention relativement aux propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 204‑208, CEDH 2015 (extraits)). Ainsi, ces décisions ne contiennent pas de réponse suffisante à la question de savoir si l’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression était justifiée en l’espèce, eu égard notamment au contenu et au contexte du message litigieux. En effet, ni la commission de discipline ni le comité d’arbitrage n’ont précisé quels passages du message étaient problématiques à leurs yeux et ils n’ont pas examiné les circonstances ayant entouré cette publication, à savoir la victoire remportée par l’équipe du requérant dans un match de football après des événements violents survenus dans la région au cours des mois précédents. Ces décisions ne permettent pas d’établir non plus la capacité de nuire de cette publication, en ce qu’elles ne démontrent pas, par exemple, qu’elle a incité ou qu’elle était de nature à inciter des supporters à commettre des actes de violence dans les faits (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019 ; voir aussi, a contrario, Šimunić c. Croatie (déc), no 20373/17, §§ 44-48, 22 janvier 2019). La Cour estime par conséquent que les autorités nationales ne peuvent passer pour avoir procédé en l’espèce à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
38. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et que cette mesure était nécessaire dans une société démocratique.
39. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
40. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de n’avoir pas eu la possibilité de soumettre la décision du comité d’arbitrage au contrôle judiciaire.
41. Sous l’angle de la même disposition, ils plaident aussi le manque d’indépendance et d’impartialité de la commission de discipline de la TFF.
42. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, ils soutiennent que le recours en opposition devant le comité d’arbitrage ne constitue pas une voie de recours effective.
43. Invoquant l’article 14 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir subi une discrimination fondée sur ses origines ethniques et sur ses opinions politiques à raison des sanctions qui lui ont été infligées.
44. Eu égard aux constats de violation auxquels elle est parvenue
ci-dessus (paragraphes 27 et 39), la Cour juge inutile d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs susmentionnés (pour une approche similaire, voir Ali Rıza et autres, précité, § 226, Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, § 71, 14 novembre 2017, et Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
46. Les requérants demandent 75 000 euros (EUR) pour préjudice matériel, soutenant qu’ils ont subi des pertes en raison des violations alléguées. Ils n’ont fourni aucun justificatif à l’appui de cette demande. Ils réclament également 100 000 EUR pour préjudice moral.
47. Le Gouvernement estime que la demande pour préjudice matériel est non étayée et excessive. Il soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice moral allégué et les violations constatées. Il considère que la demande présentée à cet égard est également non étayée et excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour.
48. La Cour estime qu’il y a lieu d’accorder conjointement aux requérants 6 058 EUR pour dommage matériel, cette somme correspondant au montant de l’amende disciplinaire infligée au requérant et payée par la requérante, et rejette le surplus de la demande pour préjudice matériel en l’absence de justificatif présenté à l’appui. En outre, elle octroie 2 000 EUR au requérant et 6 000 EUR à la requérante pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
49. Les requérants réclament 5 000 EUR au titre des frais et dépens qu’ils auraient engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils n’ont présenté aucun justificatif à cet égard.
50. Le Gouvernement considère que les sommes demandées pour la procédure devant les juridictions nationales sont excessivement élevées et qu’elles ne concernent pas exclusivement le redressement des violations alléguées. Partant, il invite la Cour à rejeter la demande des requérants à ce titre.
51. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens en l’absence de justificatif présenté par les requérants à cet égard.
C. Intérêts moratoires
52. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au manque allégué d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage pour autant qu’il concerne la requérante et au grief fondé sur l’article 10 de la Convention pour autant qu’il concerne le requérant ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à l’impossibilité alléguée de soumettre les décisions du comité d’arbitrage au contrôle judiciaire et au manque allégué d’indépendance et d’impartialité de la commission de discipline ainsi que des griefs fondés sur les articles 13 et 14 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 6 058 EUR (six mille cinquante-huit euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros) au requérant et 6 000 EUR (six mille euros) à la requérante, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
Dernière mise à jour le mai 18, 2021 par loisdumonde
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