Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 251
Mai 2021
Halet c. Luxembourg – 21884/18
Arrêt 11.5.2021 [Section III]
Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression
1000 EUR d’amende pénale pour avoir divulgué aux médias de documents confidentiels de son employeur privé (« Luxleaks »), sans intérêt public suffisant pour pondérer le dommage causé : non-violation
En fait – Le requérant était employé par la société PricewaterhouseCoopers (« PwC »), qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise.
Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par PwC furent publiés dans différents médias (affaire dite « Luxleaks ») suite aux divulgations à des journalistes de ces données par le requérant et A.D. Ces publications mettaient en lumière une pratique, sur une période s’étendant de 2002 à 2012, d’accords fiscaux très avantageux passés entre PwC pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise.
Le requérant a été condamné pénalement, les juridictions ne lui ayant pas accordé la justification du lanceur d’alerte. A l’inverse, A.D. a été acquitté en tant que lanceur d’alerte.
En droit – Article 10 :
La condamnation du requérant pour avoir transmis des documents confidentiels à un journaliste qui les avait ensuite publiés constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression, prévue par la loi et poursuivant le but légitime d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et de protéger la réputation de l’employeur.
1. Sur la qualification de « lanceur d’alerte » :
L’admission du fait justificatif du lanceur d’alerte, déduit de l’article 10, avait en droit luxembourgeois pour effet de neutraliser l’illicéité de la violation de la loi. Dans un tel cas, c’était l’élément légal de l’infraction, nécessairement commise en divulguant, de bonne foi, d’une manière mesurée et adéquatement, une information d’intérêt général, qui se trouvait ainsi neutralisé et emportait l’acquittement d’un prévenu. La Cour d’appel a conclu que le requérant ne pouvait pas bénéficier du fait justificatif du lanceur d’alerte au sens du droit national.
Il n’appartient pas à la Cour de donner son avis sur la question de savoir si l’élément légal de l’infraction reprochée au requérant était à neutraliser ou non, pareil examen relevant du seul droit national. En revanche, il lui appartient d’évaluer s’il s’agit d’une affaire relative à un lanceur d’alerte dans laquelle s’appliquent ses principes établis en la matière. En premier lieu, le requérant avait avec son employeur PwC un lien de subordination qui l’avait tenu à l’égard de celui-ci à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion. Or ce devoir constitue une caractéristique particulière de la notion de lancement d’alerte. Ensuite, le requérant avait contacté un journaliste pour lui révéler des informations confidentielles procurées dans le contexte de sa relation de travail. Estimant que des parallèles peuvent être tirés entre cette démarche de l’intéressé et celles adoptées par les requérants dans les affaires Guja c. Moldova [GC] et Heinisch c. Allemagne, le requérant est a priori à considérer comme un lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour.
2. Sur le respect des critères posés par la jurisprudence Guja :
Les quatre premiers critères posés par la jurisprudence Guja ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties : 1) les révélations présentaient un intérêt public ; 2) les révélations étaient authentiques ; 3) l’information du public par un média était « la seule alternative réaliste pour lancer l’alerte » ; 4) le requérant était de bonne foi. Seul est en cause le respect des cinquième et sixième critères : la mise en balance de l’intérêt du public d’obtenir l’information avec le dommage causé à l’employeur par la divulgation et le caractère proportionné de la sanction.
a) Quant au cinquième critère :
Le droit du requérant à la protection de sa liberté d’expression se trouve confronté à celui de son employeur, PwC, à la protection de sa réputation.
Les juridictions internes ont jugé que le cinquième critère n’était pas rempli, au motif que la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel causait à PwC un préjudice, résultant notamment de l’atteinte à sa réputation et de la perte de confiance de ses clients quant au dispositif de sécurité au sein de l’entreprise, supérieur à l’intérêt général. Lors de la mise en balance des intérêts en cause, les juridictions ont donc accordé plus de poids au dommage subi par PwC qu’à l’intérêt de la révélation faite par le requérant.
La Cour d’appel s’est bel et bien livrée à une appréciation du préjudice moral subi par PwC avant de procéder à une mise en balance des intérêts respectifs. Seulement, selon le droit national, la Cour d’appel ne pouvait pas accorder à titre d’indemnisation du préjudice un montant au-delà de celui qui était sollicité par la partie civile. De fait, selon un usage répandu au Luxembourg, une personne, physique ou morale, qui a subi un préjudice moral, même important, renonce souvent à monnayer son préjudice, se contente d’en demander la reconnaissance en tant que tel, et l’allocation d’un euro symbolique. Le dommage causé à PwC ne saurait donc être considéré comme étant inexistant du seul fait qu’il était évalué par la société à un euro, et que la Cour d’appel ayant constaté le dommage, a fixé le montant de l’indemnité à cette somme.
Si PwC a subi un préjudice par le fait même de la polémique largement médiatisée déclenchée par l’affaire Luxleaks, la société a en revanche connu a posteriori une croissance de son chiffre d’affaires, allant de pair avec une hausse importante de ses effectifs. Ainsi, il importe de savoir si le dommage causé par l’atteinte à la réputation avait eu en fin de compte une existence effective et concrète. Or, la santé économique de PwC ne semble pas avoir été durablement affectée et tout porte à croire que sa réputation n’a en définitive pas été ébranlée, du moins à l’égard des entreprises constituant sa clientèle. Ainsi, si PwC a assurément subi un préjudice dans un premier temps, l’ampleur d’un préjudice concernant l’atteinte à sa réputation n’est pas avérée sur le long terme.
La Cour d’appel a explicité son raisonnement quant au cinquième critère de la jurisprudence Guja dans une motivation circonstanciée. Il faut dès lors des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes. Or tel ne saurait être le cas pour les raisons ci-dessous.
La Cour d’appel a pris soin d’apprécier l’intérêt des divulgations du requérant en se livrant à une analyse approfondie de leur contenu et des répercussions qu’elles avaient eues quant à la thématique des pratiques fiscales des multinationales. Dans ce contexte, elle n’a pas nié que les révélations présentaient un intérêt général. Elle a même tenu compte de l’effet que produisaient les informations, admettant qu’elles pouvaient « interpeller et scandaliser ».
La Cour d’appel a en revanche conclu que les divulgations du requérant présentaient un intérêt inférieur au dommage subi par PwC, après avoir estimé qu’elles avaient une faible pertinence. Pour cela, elle a relevé que les documents n’avaient pas apporté d’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors. La Cour d’appel n’avait pas, de cette manière, ajouté de nouveaux critères à ceux de la jurisprudence de la Cour en la matière. Les trois qualificatifs, « information essentielle, nouvelle et inconnue » sont au contraire englobés dans le raisonnement exhaustif de la Cour d’appel quant à la mise en balance des intérêts privés et publics respectifs. Ils sont des précisions qui, dans d’autres circonstances, pourraient se révéler trop étroites, mais qui, en l’espèce, sont utilisées pour conclure, avec les autres données prises en compte par la Cour d’appel, que les divulgations du requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage de PwC.
La Cour d’appel s’est limitée à examiner minutieusement les éléments au regard des critères posés par la jurisprudence de la Cour, pour en tirer la conclusion que les documents divulgués par le requérant n’avaient pas un intérêt suffisant pour qu’il puisse être acquitté. Le fait qu’A.D. ait en revanche été acquitté, par application de ces mêmes critères de jurisprudence de la Cour, confirme au demeurant que les autorités nationales se sont livrées à une analyse circonstanciée dans l’exercice de la mise en balance des intérêts respectifs.
b) Quant au sixième critère :
Les juridictions internes ont tenu compte, à titre de circonstance atténuante, du « caractère désintéressé du geste » du requérant, pour lui infliger uniquement une amende d’un montant plutôt faible (1 000 euros). Il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une telle sanction est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant ni d’autres salariés, mais incite à réfléchir sur le caractère légitime de la démarche envisagée.
En conclusion, eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, les juridictions internes ont ménagé en l’espèce un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de préserver les droits de l’employeur du requérant, et, d’autre part, la nécessité de préserver la liberté d’expression de ce dernier.
Conclusion : non-violation (cinq voix contre deux).
(Voir aussi Guja c. Moldova [GC], 14277/04, 12 février 2008, Résumé juridique ; Uj c. Hongrie, 23954/10, 19 juillet 2011, Résumé juridique ; Heinisch c. Allemagne, 28274/08, 21 juillet 2011, Résumé juridique ; Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], 17224/11, 27 juin 2017, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le mai 17, 2021 par loisdumonde
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